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NoĂ© Petit vit Ă la campagne avec ses parents. Il est souvent seul et s'ennuie un peu. Un soir, un coup de tĂ©lĂ©phone du commissariat lui annonce la... Lire la suite 7,50 ⏠Neuf Poche En stock 7,50 ⏠Ebook TĂ©lĂ©chargement immĂ©diat 5,49 ⏠En stock en ligne LivrĂ© chez vous Ă partir du 23 aoĂ»t NoĂ© Petit vit Ă la campagne avec ses parents. Il est souvent seul et s'ennuie un peu. Un soir, un coup de tĂ©lĂ©phone du commissariat lui annonce la mort d'un certain Armand Petit. NoĂ© apprend alors que son pĂšre avait un frĂšre aĂźnĂ© qui vivait depuis quinze ans comme un clochard. Epris de libertĂ© et de voyages, Armand Ă©tait passionnĂ© de poĂ©sie. En se laissant porter Ă son tour par les poĂštes que son oncle aimait, NoĂ© cherche Ă comprendre qui Ă©tait cet homme Ă la dĂ©rive. Date de parution 15/04/2013 Editeur Collection ISBN 978-2-7485-1294-6 EAN 9782748512946 Format Poche PrĂ©sentation BrochĂ© Nb. de pages 88 pages Poids Kg Dimensions 12,0 cm Ă 18,0 cm Ă 0,8 cm Biographie de Yves Grevet Yves Grevet est nĂ© en 1961 Ă Paris. Il est mariĂ© et pĂšre de trois enfants. II habite dans la banlieue est de Paris, oĂč il enseigne en classe de CM2. Il est l'auteur de romans ancrĂ©s dans la rĂ©alitĂ© sociale. Les thĂšmes qui traversent ses ouvrages sont les liens familiaux, la solidaritĂ©, la rĂ©sistance, l'apprentissage de la libertĂ© et de l'autonomie. Tout en restant fidĂšle Ă ses sujets de prĂ©dilection, il s'essaie Ă tous les genres. MĂ©to est une trilogie de science-fiction, Seuls dans la ville entre 9 h et 10h30, un roman d'enquĂȘte et L'Ă©cole est finie, un court rĂ©cit d'anticipation et de politique-fiction. C'Ă©tait mon oncle ! est le roman qui l'a fait connaĂźtre.
Ilnarra imprudemment cette histoire au Vidame de Chartres, qui nâeut pas de peine Ă comprendre que le duc Ă©tait lâun des protagonistes du rĂ©cit, bien que ce dernier dĂ©cida deï»żaller-plus-loin Sur ce blog Ă vocation pĂ©dagogique, les messages sont modĂ©rĂ©s a priori les Ă©ventuels commentaires incorrects ou exprimĂ©s en langage sms seront systĂ©matiquement rejetĂ©s de mĂȘme que les messages dont l'auteur n'est pas identifiĂ©. L'orthographe et les erreurs de langue seront si nĂ©cessaire rectifiĂ©es mais Ă chacun de veiller Ă ce que le message soit assez correct pour qu'il puisse sans gĂȘne signer le commentaire et le publier. Ce travail de modĂ©ration constitue un travail supplĂ©mentaire qui s'ajoute Ă la gestion des blogs mais aussi aux prĂ©parations de cours, aux corrections, aux rĂ©unions, aux cours... Je vous prie donc de ne pas vous impatienter si votre commentaire ou votre texte n'est pas publiĂ© assez vite ou si je n'y rĂ©ponds pas tout de suite. Informations lĂ©gales loi du 21 juin 2004 Directrice de publication et responsable de la rĂ©daction Mme Josiane Bicrel, professeur, Adresse professionnelle LycĂ©e-CollĂšge Jean XXIII -St Nicolas, 22800 Quintin. Tel. 332 96 79 62 40 HĂ©bergeur SAS JFG Networks 1 Avenue Jean Rieux 31500 TOULOUSE SIRET 480 170 240 00034
RĂ©sumĂ©: Vanity est une ancienne chanteuse. Elle est la niĂšce de Nicola Sirkis. Elle est plutĂŽt facile Ă embĂȘter alors on ne s'en prive pas, n'est-ce pas ? Enfin, jusqu'Ă ce que l'amour s'en mĂȘle et que la jalousie ronge. Bonne lecture !-Nicola ! Comme Ă chaque fois que je voyais mon oncle, je courus et lui sautai au cou, telle une gamine. Ce que je n'Ă©tais plus, ayant des triplĂ©sChateaubriand 1. - 2. Naissance de mes frĂšres et soeurs. - Je viens au monde. - 3 PlancouĂ«t. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon pĂšre pour mon Ă©ducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais Ă©colier que je suis. - 4. Vie de ma grand-mĂšre maternelle et de sa soeur, Ă PlancouĂ«t. - Mon oncle le comte de BedĂ©e, Ă Monchoix. - RelĂšvement du voeu de ma nourrice. - 5. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. - 6. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon Ă©ducation. - Printemps en Bretagne. - ForĂȘt historique. - Campagnes pĂ©lagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. - 7. DĂ©part pour Combourg. - Description du chĂąteau. La VallĂ©e-aux-Loups, prĂšs d'Aulnay, ce 4 octobre 1811. Il y a quatre ans qu'Ă mon retour de la Terre-Sainte j'achetai prĂšs du hameau d'Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Chatenay une maison de jardinier cachĂ©e parmi des collines couvertes de bois. Le terrain inĂ©gal et sablonneux dĂ©pendant de cette maison, n'Ă©tait qu'un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de chĂątaigniers. Cet Ă©troit espace me parut propre Ă renfermer mes longues espĂ©rances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j'y ai plantĂ©s prospĂšrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l'ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protĂ©geront mes vieux ans comme j'ai protĂ©gĂ© leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l'ai pu des divers climats oĂč j'ai errĂ©, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon coeur d'autres illusions. Si jamais les Bourbons remontent sur le trĂŽne, je ne leur demanderai, en rĂ©compense de ma fidĂ©litĂ©, que de me rendre assez riche pour joindre Ă mon hĂ©ritage la lisiĂšre des bois qui l'environnent l'ambition m'est venue ; je voudrais accroĂźtre ma promenade de quelques arpents tout chevalier errant que je suis, j'ai les goĂ»ts sĂ©dentaires d'un moine depuis que j'habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mĂ©lĂšzes, mes cĂšdres tenant jamais ce qu'ils promettent, la VallĂ©e-aux-Loups deviendra une vĂ©ritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit Ă Chatenay, le 20 fĂ©vrier 1694 quel Ă©tait l'aspect du coteau oĂč se devait retirer, en 1807 l'auteur du GĂ©nie du Christianisme ? Ce lieu me plaĂźt ; il a remplacĂ© pour moi les champs paternels ; je l'ai payĂ© du produit de mes rĂȘves et de mes veilles ; c'est au grand dĂ©sert d' Atala que je dois le petit dĂ©sert d'Aulnay ; et pour me crĂ©er ce refuge, je n'ai pas, comme le colon amĂ©ricain, dĂ©pouillĂ© l'Indien des Florides. Je suis attachĂ© Ă mes arbres ; je leur ai adressĂ© des Ă©lĂ©gies, des sonnets, des odes. Il n'y a pas un seul d'entre eux que je n'aie soignĂ© de mes propres mains, que je n'aie dĂ©livrĂ© du ver attachĂ© Ă sa racine, de la chenille collĂ©e Ă sa feuille ; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants c'est ma famille, je n'en ai pas d'autre, j'espĂšre mourir au milieu d'elle. Ici, j'ai Ă©crit les Martyrs, les Abencerages, l' ItinĂ©raire et MoĂŻse ; que ferai-je maintenant dans les soirĂ©es de cet automne ? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fĂȘte et de mon entrĂ©e Ă JĂ©rusalem, me tente Ă commencer l'histoire de ma vie. L'homme qui ne donne aujourd'hui l'empire du monde Ă la France que pour la fouler Ă ses pieds, cet homme, dont j'admire le gĂ©nie et dont j'abhorre le despotisme, cet homme m'enveloppe de sa tyrannie comme d'une autre solitude ; mais s'il Ă©crase le prĂ©sent, le passĂ© le brave, et je reste libre dans tout ce qui a prĂ©cĂ©dĂ© sa gloire. La plupart de mes sentiments sont demeurĂ©s au fond de mon Ăąme, ou ne se sont montrĂ©s dans mes ouvrages que comme appliquĂ©s Ă des ĂȘtres imaginaires. Aujourd'hui que je regrette encore mes chimĂšres sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles annĂ©es ces MĂ©moires seront un temple de la mort Ă©levĂ© Ă la clartĂ© de mes souvenirs. De la naissance de mon pĂšre et des Ă©preuves de sa premiĂšre position, se forma en lui un des caractĂšres les plus sombres qui aient Ă©tĂ©. Or ce caractĂšre a influĂ© sur mes idĂ©es en effrayant mon enfance, contristant ma jeunesse et dĂ©cidant du genre de mon Ă©ducation. Je suis nĂ© gentilhomme. Selon moi, j'ai profitĂ© du hasard de mon berceau, j'ai gardĂ© cet amour plus ferme de la libertĂ© qui appartient principalement Ă l'aristocratie dont la derniĂšre heure est sonnĂ©e. L'aristocratie a trois Ăąges successifs l'Ăąge des supĂ©rioritĂ©s, l'Ăąge des privilĂšges, l'Ăąge des vanitĂ©s sortie du premier, elle dĂ©gĂ©nĂšre dans le second et s'Ă©teint dans le dernier. On peut s'enquĂ©rir de ma famille, si l'envie en prend jamais, dans le dictionnaire de MorĂ©ri, dans les diverses histoires de Bretagne de d'ArgentrĂ©, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l' Histoire gĂ©nĂ©alogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Dupaz, dans Toussaint Saint-Luc, Le Borgne et enfin dans l' Histoire des grands officiers de la Couronne du P. Anselme [Cette gĂ©nĂ©alogie est rĂ©sumĂ©e dans l' Histoire gĂ©nĂ©alogique et hĂ©raldique des Pairs de France, des grands dignitaires de la Couronne , par M. le chevalier le Courcelles.] . Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de ChĂ©rin, pour l'admission de ma soeur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l'ArgentiĂšre, d'oĂč elle devait passer Ă celui de Remiremont ; elles furent reproduites pour ma prĂ©sentation Ă Louis XVI, reproduites pour mon affiliation Ă l'ordre de Malte, et reproduites, une derniĂšre fois, quand mon frĂšre fut prĂ©sentĂ© au mĂȘme infortunĂ© Louis XVI. Mon nom s'est d'abord Ă©crit Brien, ensuite Briant et Briand, par l'invasion de l'orthographe française. Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n'y a pas un nom en France qui ne prĂ©sente ces variations de lettres. Quelle est l'orthographe de du Guesclin ? Les Brien vers le commencement du onziĂšme siĂšcle communiquĂšrent leur nom Ă un chĂąteau considĂ©rable de Bretagne, et ce chĂąteau devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes des Chateaubriand Ă©taient d'abord des pommes de pin avec la devise Je sĂšme l ' or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier Ă la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sybille mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour rĂ©compenser ses services, lui concĂ©da Ă lui et Ă ses hĂ©ritiers, en Ă©change de ses anciennes armoiries, un Ă©cu de gueules, semĂ© de fleurs de lys d'or Cui et ejus haeredibus, atteste un cartulaire du prieurĂ© de BĂ©rĂ©e, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit. Les Chateaubriand se partagĂšrent dĂšs leur origine en trois branches la premiĂšre, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l'an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d'Alain III, comte ou chef de Bretagne ; la seconde, surnommĂ©e seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d ' Angers ; la troisiĂšme paraissant sous le titre de sires de Beaufort. Lorsque la lignĂ©e des sires de Beaufort vint Ă s'Ă©teindre dans la personne de dame RenĂ©e, un Christophe II, branche collatĂ©rale de cette lignĂ©e, eut en partage la terre de la GuĂ©rande en Morbihan. A cette Ă©poque, vers le milieu du dix-septiĂšme siĂšcle, une grande confusion s'Ă©tait rĂ©pandue dans l'ordre de la noblesse ; des titres et des noms avaient Ă©tĂ© usurpĂ©s. Louis XIV prescrivit une enquĂȘte, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d'ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrĂȘt de la Chambre Ă©tablie Ă Rennes pour la rĂ©formation de la noblesse de Bretagne. Cet arrĂȘt fut rendu le 16 septembre 1669 ; en voici le texte " ArrĂȘt de la Chambre Ă©tablie par le Roi Louis XIV pour la rĂ©formation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669 Entre le procureur gĂ©nĂ©ral du Roi et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de la GuĂ©rande ; lequel dĂ©clare ledit Christophe issu d'ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualitĂ© de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semĂ© de fleurs de lys d'or sans nombre, et ce aprĂšs production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit ArrĂȘt signĂ© Malescot. " Cet arrĂȘt constate que Christophe de Chateaubriand de la GuĂ©rande descendait directement des Chateaubriand sires de Beaufort ; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg Ă©taient cadets des Chateaubriand de la GuĂ©rande, comme il est prouvĂ© par la descendance d'Amaury, frĂšre de Michel, lequel Michel Ă©tait fils de ce Christophe de la GuĂ©rande maintenu dans son extraction par l'arrĂȘt ci-dessus rapportĂ© de la rĂ©formation de la noblesse, du 16 septembre 1669. AprĂšs ma prĂ©sentation Ă Louis XVI, mon frĂšre songea Ă augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bĂ©nĂ©fices appelĂ©s bĂ©nĂ©fices simples. Il n'y avait qu'un seul moyen praticable Ă cet effet, puisque j'Ă©tais laĂŻque et militaire, c'Ă©tait de m'agrĂ©ger Ă l'ordre de Malte. Mon frĂšre envoya mes preuves Ă Malte, et bientĂŽt aprĂšs il prĂ©senta requĂȘte en mon nom, au chapitre du grand-prieurĂ© d'Aquitaine, tenu Ă Poitiers, aux fins qu'il fĂ»t nommĂ© des commissaires pour prononcer d'urgence. M. Pontois Ă©tait alors archiviste, vice-chancelier et gĂ©nĂ©alogiste de l'ordre de Malte, au PrieurĂ©. Le prĂ©sident du chapitre Ă©tait Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d'Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du BouĂ«tiez. La requĂȘte fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d'admission du MĂ©morial, que je mĂ©ritais Ă plus d ' un titre la grĂące que je sollicitais et que des considĂ©rations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je rĂ©clamais. Et tout cela avait lieu aprĂšs la prise de la Bastille Ă la veille des scĂšnes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale Ă Paris ! Et, dans la sĂ©ance du 7 aoĂ»t de cette annĂ©e 1789, l'AssemblĂ©e nationale avait aboli les titres de noblesse ! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je mĂ©ritais Ă plus d ' un titre la grĂące que je sollicitais, etc., moi qui n'Ă©tais qu'un chĂ©tif sous-lieutenant d'infanterie inconnu, sans crĂ©dit, sans faveur et sans fortune ? Le fils aĂźnĂ© de mon frĂšre j'ajoute ceci en 1831 Ă mon texte primitif Ă©crit en 1811, le comte Louis de Chateaubriand, a Ă©pousĂ© mademoiselle d'Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommĂ© Geoffroy. Christian, frĂšre cadet de Louis, arriĂšre-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d'une maniĂšre frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s'est fait jĂ©suite Ă Rome. Les jĂ©suites supplĂ©ent Ă la solitude Ă mesure que celle-ci s'efface de la terre. Christian vient de mourir Ă Chieri, prĂšs Turin vieux et malade, je le devais devancer ; mais ses vertus l'appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes Ă pleurer. Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian ne regardant pas le partage Ă©gal comme lĂ©gitime, voulut, en quittant le monde, se dĂ©pouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre Ă son frĂšre aĂźnĂ©. A la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu'Ă moi, si j'hĂ©ritais de l'infatuation de mon pĂšre et de mon frĂšre, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d'Alain III. Ces dits Chateaubriand auraient mĂȘlĂ© deux fois leur sang au sang des souverains d'Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant Ă©pousĂ© en secondes noces AgnĂšs de Laval, petite-fille du comte d'Anjou et de Mathilde, fille de Henri Ier ; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d'Angleterre et petite-fille de Louis-le-Gros, s'Ă©tant mariĂ©e Ă Geoffroy V, douziĂšme baron de Chateaubriand. Sur la race royale d'Espagne, on trouverait Brien, frĂšre puĂźnĂ© du neuviĂšme baron de Chateaubriand, qui se serait uni Ă Jeanne, fille d'Alphonse, roi d'Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu'Edouard de Rohan prit Ă femme Marguerite de Chateaubriand ; il faudrait croire encore qu'un CroĂŻ Ă©pousa Charlotte de Chateaubriand. TintĂ©niac, vainqueur au combat des Trente, du Guesclin le connĂ©table, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine du Guesclin, petite-fille du frĂšre de Bertrand, cĂ©da Ă Brien de Chateaubriand, son cousin et son hĂ©ritier, la propriĂ©tĂ© du Plessis-Bertrand. Dans les traitĂ©s, des Chateaubriand sont donnĂ©s pour caution de la paix aux rois de France, Ă Clisson, au baron de VitrĂ©. Les ducs de Bretagne envoient Ă des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes. Ils reçoivent des commissions pour veiller Ă la sĂ»retĂ© de leur province contre les Anglais. Brien Ier se trouve Ă la bataille d'Hastings il Ă©tait fils d'Eudon, comte de PenthiĂšvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu'Arthur de Bretagne donna Ă son fils pour l'accompagner dans son ambassade de Rome, en 1309. Je ne finirais pas si j'achevais ce dont je n'ai voulu faire qu'un court rĂ©sumĂ© la note [Voyez cette {noteC M 1 N001} Ă la fin de ces MĂ©moires .] Ă laquelle je me suis enfin rĂ©solu, en considĂ©ration de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marchĂ© que moi de ces vieilles misĂšres, remplacera ce que j'omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd'hui un peu la borne ; il devient d'usage de dĂ©clarer que l'on est de race corvĂ©able, qu'on a l'honneur d'ĂȘtre fils d'un homme attachĂ© Ă la glĂšbe. Ces dĂ©clarations sont-elles aussi fiĂšres que philosophiques ? N'est-ce pas se ranger du parti du plus fort ? Les marquis, les comtes, les barons de maintenant, n'ayant ni privilĂšges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dĂ©nigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaĂźtre, se contestant mutuellement leur naissance ; ces nobles, Ă qui l'on nie leur propre nom, ou Ă qui on ne l'accorde que sous bĂ©nĂ©fice d'inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte ? Au reste, qu'on me pardonne d'avoir Ă©tĂ© contraint de m'abaisser Ă ces puĂ©riles rĂ©citations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon pĂšre, passion qui fit le noeud du drame de ma jeunesse. Quant Ă moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l'ancienne ou de la nouvelle sociĂ©tĂ©. Si, dans la premiĂšre, j'Ă©tais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ; je prĂ©fĂšre mon nom Ă mon titre. Monsieur mon pĂšre aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen-Ăąge, appelĂ© Dieu le Gentilhomme de lĂ -haut, et surnommĂ© NicodĂšme le NicodĂšme de l'Evangile un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon gĂ©niteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la GuĂ©rande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu'Ă moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la VallĂ©e-aux-Loups. En remontant la lignĂ©e des Chateaubriand, composĂ©e de trois branches, les deux premiĂšres Ă©tant faillies, la troisiĂšme, celle des sires de Beaufort, prolongĂ©e par un rameau les Chateaubriand de la GuĂ©rande, s'appauvrit, effet inĂ©vitable de la loi du pays les aĂźnĂ©s nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'hĂ©ritage paternel. La dĂ©composition du chĂ©tif estoc de ceux-ci s'opĂ©rait avec d'autant plus de rapiditĂ©, qu'ils se mariaient ; et comme la mĂȘme distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardiĂšre et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudiĂšre et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantitĂ© de cadets ; on les suit pendant deux ou trois gĂ©nĂ©rations, puis ils disparaissent, redescendus peu Ă peu Ă la charrue ou absorbĂ©s par les classes ouvriĂšres, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. Le chef de nom et d'armes de ma famille Ă©tait, vers le commencement du dix-huitiĂšme siĂšcle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la GuĂ©rande, fils de Michel, lequel Michel avait un frĂšre, Amaury. Michel Ă©tait fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l'arrĂȘt ci-dessus rappelĂ©. Alexis de la GuĂ©rande Ă©tait veuf ; ivrogne dĂ©cidĂ©, il passait ses jours Ă boire, vivait dans le dĂ©sordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison Ă couvrir des pots de beurre. En mĂȘme temps que ce chef de nom et d'armes existait son cousin François, fils d'Amaury, puĂźnĂ© de Michel. François, nĂ© le 19 fĂ©vrier 1683, possĂ©dait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait Ă©pousĂ©, le 27 aoĂ»t 1713, PĂ©tronille-Claude Lamour, dame de Lanjegu, dont il eut quatre fils François-Henri, RenĂ© mon pĂšre, Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-pĂšre, François, mourut le 28 mars 1722 ; ma grand-mĂšre, je l'ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l'ombre de ses belles annĂ©es. Elle habitait, au dĂ©cĂšs de son mari, le manoir de la Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aĂŻeule ne dĂ©passait pas livres de rente, dont l'aĂźnĂ© de ses fils emportait les deux tiers, livres ; restaient livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l'aĂźnĂ© prĂ©levait encore le prĂ©ciput. Pour comble de malheur, ma grand-mĂšre fut contrariĂ©e dans ses desseins par le caractĂšre de ses fils l'aĂźnĂ© François-Henri, Ă qui le magnifique hĂ©ritage de la seigneurie de la Villeneuve Ă©tait dĂ©volu, refusa de se marier et se fit prĂȘtre ; mais au lieu de quĂȘter les bĂ©nĂ©fices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frĂšres, il ne sollicita rien par fiertĂ© et par insouciance. Il s'ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, dans le diocĂšse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poĂ©sie ; j'ai vu bon nombre de ses vers. Le caractĂšre joyeux de cette espĂšce de noble Rabelais, le culte que ce prĂȘtre chrĂ©tien avait vouĂ© aux Muses dans un presbytĂšre, excitaient la curiositĂ©. Il donnait tout ce qu'il avait et mourut insolvable. Le quatriĂšme frĂšre de mon pĂšre, Joseph, se rendit Ă Paris et s'enferma dans une bibliothĂšque. On lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres ; il s'occupait de recherches historiques. Pendant sa vie qui fut courte, il Ă©crivait chaque premier de janvier Ă sa mĂšre, seul signe d'existence qu'il ait jamais donnĂ©. SinguliĂšre destinĂ©e ! VoilĂ mes deux oncles, l'un Ă©rudit et l'autre poĂšte ; mon frĂšre aĂźnĂ© faisait agrĂ©ablement des vers ; une de mes soeurs madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poĂ©sie ; une autre de mes soeurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait ĂȘtre connue par quelques pages admirables ; moi j'ai barbouillĂ© force papier. Mon frĂšre a pĂ©ri sur l'Ă©chafaud, mes deux soeurs ont quittĂ© une vie de douleur aprĂšs avoir langui dans les prisons ; mes deux oncles ne laissĂšrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil ; les lettres ont causĂ© mes joies et mes peines, et je ne dĂ©sespĂšre pas, Dieu aidant, de mourir Ă l'hĂŽpital. Ma grand-mĂšre s'Ă©tant Ă©puisĂ©e pour faire quelque chose de son fils aĂźnĂ© et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, RenĂ©, mon pĂšre, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semĂ© l'or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommiĂšre les riches abbayes qu'elle avait fondĂ©es et qui entombaient ses aĂŻeux. Elle avait prĂ©sidĂ© les Ă©tats de Bretagne, comme possĂ©dant une des neuf baronnies ; elle avait signĂ© au traitĂ© des souverains, servi de caution Ă Clisson, et elle n'aurait pas eu le crĂ©dit d'obtenir une sous-lieutenance pour l'hĂ©ritier de son nom. Il restait Ă la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale on essaya d'en profiter pour mon pĂšre ; mais il fallait d'abord se rendre Ă Brest, y vivre, payer les maĂźtres, acheter l'uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathĂ©matiques comment subvenir Ă tous ces frais ? Le brevet demandĂ© au ministre de la marine n'arriva point, faute de protecteur pour en solliciter l'expĂ©dition la chĂątelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin. Alors mon pĂšre donna la premiĂšre marque du caractĂšre dĂ©cidĂ© que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans s'Ă©tant aperçu des inquiĂ©tudes de sa mĂšre, il approcha du lit oĂč elle Ă©tait couchĂ©e et lui dit " Je ne veux plus ĂȘtre un fardeau pour vous. " Sur ce, ma grand-mĂšre se prit Ă pleurer j'ai vingt fois entendu mon pĂšre raconter cette scĂšne. " RenĂ©, " rĂ©pondit-elle, " que veux-tu faire ? Laboure ton champ. - Il ne peut pas nous nourrir ; laissez-moi partir. - Eh bien, " dit la mĂšre, " va donc oĂč Dieu veut que tu ailles. " Elle embrassa l'enfant en sanglotant. Le soir mĂȘme mon pĂšre quitta la ferme maternelle, arriva Ă Dinan, oĂč une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L'aventurier orphelin fut embarquĂ©, comme volontaire, sur une goĂ©lette armĂ©e, qui mit Ă la voile quelques jours aprĂšs. La petite rĂ©publique malouine soutenait seule alors sur la mer l'honneur du pavillon français. La goĂ©lette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiĂ©gĂ© dans Dantzick par les Russes. Mon pĂšre mit pied Ă terre et se trouva au mĂ©morable combat que quinze cents Français, commandĂ©s par le brave Breton, de BrĂ©han comte de PlĂ©lo, livrĂšrent le 29 mai 1734, Ă quarante mille Moscovites, commandĂ©s par Munich. De BrĂ©han, diplomate, guerrier et poĂšte, fut tuĂ© et mon pĂšre blessĂ© deux fois. Il revint en France et se rembarqua. NaufragĂ© sur les cĂŽtes de l'Espagne des voleurs l'attaquĂšrent et le dĂ©pouillĂšrent dans les Galices ; il prit passage Ă Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d'ordre l'avaient fait connaĂźtre. Il passa aux Iles ; il s'enrichit dans la colonie et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille. Ma grand-mĂšre confia Ă son fils RenĂ©, son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis, dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillĂ©, par ordre de Bonaparte, le Vendredi-Saint de l'annĂ©e 1810. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie [Ceci Ă©tait Ă©crit en 1811 . Mon pĂšre se chargea du sort de son frĂšre, quoiqu'il eĂ»t contractĂ© par l'habitude de souffrir, une rigueur de caractĂšre qu'il conserva toute sa vie ; le Non ignara mali n'est pas toujours vrai le malheur a ses duretĂ©s comme ses tendresses. M. de Chateaubriand Ă©tait grand et sec ; il avait le nez aquilin, les lĂšvres minces et pĂąles, les yeux enfoncĂ©s, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard quand la colĂšre y montait, la prunelle Ă©tincelante semblait se dĂ©tacher et venir vous frapper comme une balle. Une seule passion dominait mon pĂšre, celle de son nom. Son Ă©tat habituel Ă©tait une tristesse profonde que l'Ăąge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre Ă sa famille son premier Ă©clat, hautain aux Ă©tats de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux Ă Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intĂ©rieur, ce qu'on sentait en le voyant Ă©tait la crainte. S'il eĂ»t vĂ©cu jusqu'Ă la RĂ©volution et s'il eĂ»t Ă©tĂ© plus jeune, il aurait jouĂ© un rĂŽle important, ou se serait fait massacrer dans son chĂąteau. Il avait certainement du gĂ©nie je ne doute pas qu'Ă la tĂȘte des administrations ou des armĂ©es, il n'eĂ»t Ă©tĂ© un homme extraordinaire. Ce fut en revenant d'AmĂ©rique qu'il songea Ă se marier. NĂ© le 23 septembre 1718, il Ă©pousa Ă trente-cinq ans, le 3 juillet 1753, Apolline-Jeanne-Suzanne de BedĂ©e, nĂ©e le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de BedĂ©e, chevalier, seigneur de La BouĂ«tardais. Il s'Ă©tablit avec elle Ă Saint-Malo, dont l'un et l'autre Ă©taient nĂ©s Ă sept ou huit lieues, de sorte qu'ils apercevaient de leur demeure l'horizon sous lequel ils Ă©taient venus au monde. Mon aĂŻeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de BedĂ©e, nĂ©e Ă Rennes, le 16 octobre 1698, avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e Ă Saint-Cyr dans les derniĂšres annĂ©es de madame de Maintenon son Ă©ducation s'Ă©tait rĂ©pandue sur ses filles. Ma mĂšre, douĂ©e de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait Ă©tĂ© formĂ©e Ă la lecture de FĂ©nelon, de Racine, de madame de SĂ©vignĂ©, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; elle savait tout Cyrus par coeur. Apolline de BedĂ©e, avec de grands traits, Ă©tait noire, petite et laide ; l'Ă©lĂ©gance de ses maniĂšres, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigiditĂ© et le calme de mon pĂšre. Aimant la sociĂ©tĂ© autant qu'il aimait la solitude, aussi pĂ©tulante et animĂ©e qu'il Ă©tait immobile et froid, elle n'avait pas un goĂ»t qui ne fĂ»t opposĂ© Ă ceux de son mari. La contrariĂ©tĂ© qu'elle Ă©prouva la rendit mĂ©lancolique, de lĂ©gĂšre et gaie qu'elle Ă©tait, obligĂ©e de se taire quand elle eĂ»t voulu parler, elle s'en dĂ©dommageait par une espĂšce de tristesse bruyante entrecoupĂ©e de soupirs, qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon pĂšre. Pour la piĂ©tĂ©, ma mĂšre Ă©tait un ange. La VallĂ©e-aux-Loups, le 31 dĂ©cembre 1811. Naissance de mes frĂšres et soeurs. - Je viens au monde. Ma mĂšre accoucha Ă Saint-Malo d'un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommĂ© Geoffroy, comme presque tous les aĂźnĂ©s de ma famille. Ce fils fut suivi d'un autre et de deux filles qui ne vĂ©curent que quelques mois. Ces quatre enfants pĂ©rirent d'un Ă©panchement de sang au cerveau. Enfin, ma mĂšre mit au monde un troisiĂšme garçon qu'on appela Jean-Baptiste c'est lui qui, dans la suite, devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. AprĂšs Jean-Baptiste naquirent quatre filles Marie-Anne, BĂ©nigne, Julie et Lucile, toutes quatre d'une rare beautĂ©, et dont les deux aĂźnĂ©es ont seules survĂ©cu aux orages de la RĂ©volution. La beautĂ©, frivolitĂ© sĂ©rieuse, reste quand toutes les autres sont passĂ©es. Je fus le dernier de ces dix enfants. Il est probable que mes quatre soeurs durent leur existence au dĂ©sir de mon pĂšre d'avoir son nom assurĂ© par l'arrivĂ©e d'un second garçon ; je rĂ©sistais, j'avais aversion pour la vie. Voici mon extrait de baptĂȘme " Extrait des registres de l'Ă©tat civil de la commune de Saint-Malo pour l'annĂ©e 1768. " François-RenĂ© de Chateaubriand, fils de RenĂ© de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de BedĂ©e, son Ă©pouse, nĂ© le 4 septembre 1768, baptisĂ© le jour suivant par nous, Pierre-Henry Nouail, grand-vicaire de l'Ă©vĂȘque de Saint-Malo. A Ă©tĂ© parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frĂšre, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le pĂšre. Ainsi signĂ© au registre Contades de PlouĂ«r, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire-gĂ©nĂ©ral. " On voit que je m'Ă©tais trompĂ© dans mes ouvrages je me fais naĂźtre le 4 octobre et non le 4 septembre ; mes prĂ©noms sont François-RenĂ©, et non pas François-Auguste [Vingt jours avant moi, le 15 aoĂ»t 1768, naissait dans une autre Ăźle, Ă l'autre extrĂ©mitĂ© de la France, l'homme qui a mis fin Ă l'ancienne sociĂ©tĂ©, Bonaparte.] . La maison qu'habitaient alors mes parents est situĂ©e dans une rue sombre et Ă©troite de Saint-Malo, appelĂ©e la rue des Juifs cette maison est aujourd'hui transformĂ©e en auberge. La chambre oĂč ma mĂšre accoucha domine une partie dĂ©serte des murs de la ville, et Ă travers les fenĂȘtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s'Ă©tend Ă perte de vue, en se brisant sur des Ă©cueils. J'eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptĂȘme, mon frĂšre, et pour marraine la comtesse de PlouĂ«r, fille du marĂ©chal de Contades. J'Ă©tais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevĂ©es par une bourrasque annonçant l'Ă©quinoxe d'automne, empĂȘchait d'entendre mes cris on m'a souvent contĂ© ces dĂ©tails ; leur tristesse ne s'est jamais effacĂ©e de ma mĂ©moire. Il n'y a pas de jour oĂč, rĂȘvant Ă ce que j'ai Ă©tĂ©, je ne revoie en pensĂ©e le rocher sur lequel je suis nĂ©, la chambre oĂč ma mĂšre m'infligea la vie, la tempĂȘte dont le bruit berça mon premier sommeil, le frĂšre infortunĂ© qui me donna un nom que j'ai presque toujours traĂźnĂ© dans le malheur. Le Ciel sembla rĂ©unir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinĂ©es. VallĂ©e-aux-Loups, janvier 1812. PlancouĂ«t. - Voeu. - Combourg. - Plan de mon pĂšre pour mon Ă©ducation. - La Villeneuve. - Lucile. - Mesdemoiselles Couppart. - Mauvais Ă©colier que je suis. En sortant du sein de ma mĂšre, je subis mon premier exil ; on me relĂ©gua Ă PlancouĂ«t, joli village situĂ© entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L'unique frĂšre de ma mĂšre, le comte de BedĂ©e, avait bĂąti prĂšs de ce village le chĂąteau de Monchoix. Les biens de mon aĂŻeule maternelle s'Ă©tendaient dans les environs jusqu'au bourg de Corseul, les Curiosolites des Commentaires de CĂ©sar. Ma grand-mĂšre veuve depuis longtemps, habitait avec sa soeur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau sĂ©parĂ© de PlancouĂ«t par un pont, et qu'on appelait l'Abbaye Ă cause d'une abbaye de BĂ©nĂ©dictins, consacrĂ©e Ă Notre-Dame de Nazareth. Ma nourrice se trouva stĂ©rile ; une autre pauvre chrĂ©tienne me prit Ă son sein. Elle me voua Ă la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur, le bleu et le blanc jusqu'Ă l'Ăąge de sept ans. Je n'avais vĂ©cu que quelques heures, et la pesanteur du temps Ă©tait dĂ©jĂ marquĂ©e sur mon front. Que ne me laissait-on mourir ? Il entrait dans les conseils de Dieu d'accorder au voeu de l'obscuritĂ© et de l'innocence la conservation des jours qu'une vaine renommĂ©e menaçait d'atteindre. Ce voeu de la paysanne bretonne n'est plus de ce siĂšcle c'Ă©tait toutefois une chose touchante que l'intervention d'une MĂšre divine placĂ©e entre l'enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mĂšre terrestre. Au bout de trois ans on me ramena Ă Saint-Malo ; il y en avait dĂ©jĂ sept que mon pĂšre avait recouvrĂ© la terre de Combourg. Il dĂ©sirait rentrer dans les biens oĂč ses ancĂȘtres avaient passĂ© ; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, Ă©chue Ă la famille de Goyon ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombĂ©e dans la maison de CondĂ©, il tourna les yeux sur Combourg que Froissart Ă©crit Combour plusieurs branches de ma famille l'avaient possĂ©dĂ© par des mariages avec les CoĂ«tquen. Combourg dĂ©fendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise Junken, Ă©vĂȘque de Dol, le bĂątit en 1016 ; la grande tour date de 1100. Le marĂ©chal de Duras, qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de CoĂ«tquen, nĂ©e d'une Chateaubriand, s'arrangea avec mon pĂšre. Le marquis du Hallay, officier aux grenadiers Ă cheval de la garde royale, peut-ĂȘtre trop connu par sa bravoure, est le dernier des CoĂ«tquen-Chateaubriand M. du Hallay a un frĂšre. Le mĂȘme marĂ©chal en qualitĂ© de notre alliĂ©, nous prĂ©senta dans la suite Ă Louis XVI mon frĂšre et moi. Je fus destinĂ© Ă la marine royale l'Ă©loignement pour la cour Ă©tait naturel Ă tout Breton, et particuliĂšrement Ă mon pĂšre. L'aristocratie de nos Etats fortifiait en lui ce sentiment. Quand je fus rapportĂ© Ă Saint-Malo, mon pĂšre Ă©tait Ă Combourg, mon frĂšre au collĂšge de Saint-Brieuc, mes quatre soeurs vivaient auprĂšs de ma mĂšre. Toutes les affections de celle-ci s'Ă©taient concentrĂ©es dans son fils aĂźnĂ© ; non qu'elle ne chĂ©rit ses autres enfants, mais elle tĂ©moignait une prĂ©fĂ©rence aveugle au jeune comte de Combourg. J'avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier ainsi m'appelait-on, quelques privilĂšges sur mes soeurs ; mais en dĂ©finitive, j'Ă©tais abandonnĂ© aux mains des gens. Ma mĂšre d'ailleurs, pleine d'esprit et de vertu, Ă©tait prĂ©occupĂ©e par les soins de la sociĂ©tĂ© et les devoirs de la religion. La comtesse de PlouĂ«r, ma marraine, Ă©tait son intime amie ; elle voyait aussi les parents de Maupertuis et de l'abbĂ© Trublet. Elle aimait la politique, le bruit, le monde car on faisait de la politique Ă Saint-Malo, comme les moines de Saba dans la ravine de CĂ©dron ; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empĂȘchĂšrent d'abord de reconnaĂźtre ses admirables qualitĂ©s. Avec de l'ordre, ses enfants Ă©taient tenus sans ordre ; avec de la gĂ©nĂ©rositĂ©, elle avait l'apparence de l'avarice ; avec de la douceur d'Ăąme, elle grondait toujours mon pĂšre Ă©tait la terreur des domestiques, ma mĂšre le flĂ©au. De ce caractĂšre de mes parents sont nĂ©s les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachais Ă la femme qui prit soin de moi, excellente crĂ©ature appelĂ©e la Villeneuve, dont j'Ă©cris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve Ă©tait une espĂšce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, Ă la dĂ©robĂ©e, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours " C'est celui-lĂ , qui ne sera pas fier ! qui a bon coeur ! qui ne rebute point les pauvres gens ! Tiens, petit garçon. " et elle me bourrait de vin et de sucre. Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientĂŽt dominĂ©es par une amitiĂ© plus digne. Lucile, la quatriĂšme de mes soeurs, avait deux ans plus que moi. Cadette dĂ©laissĂ©e, sa parure ne se composait que de la dĂ©pouille de ses soeurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son Ăąge, bras dĂ©gingandĂ©s, air timide, parlant avec difficultĂ© et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntĂ©e Ă une autre taille que la sienne ; renfermez sa poitrine dans un corps piquĂ© dont les pointes lui faisaient des plaies aux cĂŽtĂ©s ; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tĂȘte, rattachez-les avec une toque d'Ă©toffe noire ; et vous verrez la misĂ©rable crĂ©ature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonnĂ© dans la chĂ©tive Lucile, les talents et la beautĂ© qui devaient un jour briller en elle. Elle me fut livrĂ©e comme un jouet, je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre Ă mes volontĂ©s je devins son dĂ©fenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les soeurs Couppart, deux vieilles bossues habillĂ©es de noir, qui montraient Ă lire aux enfants. Lucile lisait fort mal ; je lisais encore plus mal. On la grondait ; je griffais les soeurs grandes plaintes portĂ©es Ă ma mĂšre. Je commençais Ă passer pour un vaurien, un rĂ©voltĂ©, un paresseux, un Ăąne enfin. Ces idĂ©es entraient dans la tĂȘte de mes parents mon pĂšre disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient Ă©tĂ© des fouetteurs de liĂšvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mĂšre soupirait et grognait en voyant le dĂ©sordre de ma jaquette. Tout enfant que j'Ă©tais, le propos de mon pĂšre me rĂ©voltait ; quand ma mĂšre couronnait ses remontrances par l'Ă©loge de mon frĂšre qu'elle appelait un Caton, un hĂ©ros, je me sentais disposĂ© Ă faire tout le mal qu'on semblait attendre de moi. Mon maĂźtre d'Ă©criture, M. DesprĂ©s, Ă perruque de matelot, n'Ă©tait pas plus content de moi que mes parents ; il me faisait copier Ă©ternellement, d'aprĂšs un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non Ă cause de la faute de langue qui s'y trouve C'est Ă vous, mon esprit, Ă qui je veux parler Vous avez des dĂ©fauts que je ne puis celer. Il accompagnait ses rĂ©primandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant tĂȘte d ' achĂŽcre ; voulait-il dire achore [Acwr, gourme. ] ? Je ne sais pas ce que c'est qu'une tĂȘte d' achĂŽcre, mais je la tiens pour effroyable. Saint-Malo n'est qu'un rocher. S'Ă©levant autrefois au milieu d'un marais salant, il devint une Ăźle par l'irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd'hui, le rocher de Saint-Malo ne tient Ă la terre ferme que par une chaussĂ©e appelĂ©e poĂ©tiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d'un cĂŽtĂ© par la pleine mer, de l'autre est lavĂ© par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempĂȘte le dĂ©truisit presque entiĂšrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste Ă sec, et Ă la bordure est et nord de la mer, se dĂ©couvre une grĂšve du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. AuprĂšs et au loin, sont semĂ©s des rochers, des forts, des Ăźlots inhabitĂ©s ; le Fort-Royal, la ConchĂ©e, CĂ©zembre et le Grand-BĂ©, oĂč sera mon tombeau ; j'avais bien choisi sans le savoir be, en breton, signifie tombe. Au bout du Sillon, plantĂ© d'un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s'appelle la Hoguette ; elle est surmontĂ©e-d'un vieux gibet les piliers nous servaient Ă jouer aux quatre coins ; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n'Ă©tait cependant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrĂȘtions dans ce lieu. LĂ , se rencontrent aussi les Miels, dunes oĂč pĂąturaient les moutons ; Ă droite sont des prairies au bas de ParamĂ©, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetiĂšre neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s'Ă©lĂšvent sur le tombeau d'Achille Ă l'entrĂ©e de l'Hellespont. Vie de ma grand-mĂšre maternelle et de sa soeur, Ă PlancouĂ«t. - Mon oncle le comte de BedĂ©e, Ă Monchoix. - RelĂšvement du voeu de ma nourrice. Je touchais Ă ma septiĂšme annĂ©e ; ma mĂšre me conduisit Ă PlancouĂ«t, afin d'ĂȘtre relevĂ© du voeu de ma nourrice, nous descendĂźmes chez ma grand-mĂšre. Si j'ai vu le bonheur, c'Ă©tait certainement dans cette maison. Ma grand-mĂšre occupait, dans la rue du Hameau de l'Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourĂ©e de saules. Madame de BedĂ©e ne marchait plus, mais Ă cela prĂšs, elle n'avait aucun des inconvĂ©nients de son Ăąge c'Ă©tait une agrĂ©able vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les maniĂšres belles et nobles, portant des robes Ă plis Ă l'antique et une coiffe noire de dentelle, nouĂ©e sous le menton. Elle avait l'esprit ornĂ©, la conversation grave, l'humeur sĂ©rieuse. Elle Ă©tait soignĂ©e par sa soeur mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bontĂ©. Celle-ci Ă©tait une petite personne maigre, enjouĂ©e, causeuse, railleuse. Elle avait aimĂ© un comte de TrĂ©migon, lequel comte ayant dĂ» l'Ă©pouser, avait ensuite violĂ© sa promesse. Ma tante s'Ă©tait consolĂ©e en cĂ©lĂ©brant ses amours, car elle Ă©tait poĂšte. Je me souviens de lui avoir souvent entendu chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu'elle brodait pour sa soeur des manchettes Ă deux rangs, un apologue qui commençait ainsi Un Ă©pervier aimait une fauvette Et, ce dit-on, il en Ă©tait aimĂ©. ce qui m'a paru toujours singulier pour un Ă©pervier. La chanson finissait par ce refrain Ah ! TrĂ©migon, la fable est-elle obscure ? Ture lure. Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma tante, ture lure ! Ma grand-mĂšre se reposait sur sa soeur des soins de la maison. Elle dĂźnait Ă onze heures du matin, faisait la sieste ; Ă une heure elle se rĂ©veillait ; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, oĂč elle tricotait, entourĂ©e de sa soeur, de ses enfants et petits-enfants. En ce temps-lĂ , la vieillesse Ă©tait une dignitĂ© ; aujourd'hui elle est une charge. A quatre heures, on reportait ma grand-mĂšre dans son salon ; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu ; mademoiselle de Boisteilleul frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminĂ©e, et quelques instants aprĂšs, on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine Ă l'appel de ma tante. Ces trois soeurs se nommaient les demoiselles VildĂ©neux ; filles d'un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince hĂ©ritage, elles en avaient joui en commun, ne s'Ă©taient jamais quittĂ©es, n'Ă©taient jamais sorties de leur village paternel. LiĂ©es depuis leur enfance avec ma grand-mĂšre, elles logeaient Ă sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminĂ©e, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait ; les bonnes dames se querellaient c'Ă©tait le seul Ă©vĂ©nement de leur vie, le seul moment oĂč l'Ă©galitĂ© de leur humeur fĂ»t altĂ©rĂ©e. A huit heures le souper ramenait la sĂ©rĂ©nitĂ©. Souvent mon oncle de BedĂ©e avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l'aĂŻeule. Celle-ci faisait mille rĂ©cits du vieux temps ; mon oncle Ă son tour, racontait la bataille de Fontenoy, oĂč il s'Ă©tait trouvĂ©, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches qui faisaient pĂąmer de rire les honnĂȘtes demoiselles. A neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient ; on se mettait Ă genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait Ă haute voix la priĂšre. A dix heures, tout dormait dans la maison, exceptĂ© ma grand-mĂšre, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu'Ă une heure du matin. Cette sociĂ©tĂ©, que j'ai remarquĂ©e la premiĂšre dans ma vie, est aussi la premiĂšre qui ait disparu Ă mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bĂ©nĂ©diction, le rendre peu Ă peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand-mĂšre forcĂ©e de renoncer Ă sa quadrille, faute des partners accoutumĂ©s ; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour oĂč mon aĂŻeule tomba la derniĂšre. Elle et sa soeur s'Ă©taient promis de s'entre-appeler aussitĂŽt que l'une aurait devancĂ© l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de BedĂ©e ne survĂ©cut que peu de mois Ă mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-ĂȘtre le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existĂ©. Vingt fois, depuis cette Ă©poque, j'ai fait la mĂȘme observation ; vingt fois des sociĂ©tĂ©s se sont formĂ©es et dissoutes autour de moi. Cette impossibilitĂ© de durĂ©e et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'Ă©tend de lĂ sur notre maison, me ramĂšnent sans cesse Ă la nĂ©cessitĂ© de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fiĂšvre de la mort. Ah ! qu'elle ne nous soit pas trop chĂšre ! car comment abandonner sans dĂ©sespoir la main que l'on a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir Ă©ternellement sur son coeur ? Le chĂąteau du comte de BedĂ©e Ă©tait situĂ© Ă une lieue de PlancouĂ«t, dans une position Ă©levĂ©e et riante. Tout y respirait la joie ; l'hilaritĂ© de mon oncle Ă©tait inĂ©puisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La BouĂ«tardais, conseiller au Parlement, qui partageaient son Ă©panouissement de coeur. Monchoix Ă©tait rempli des cousins du voisinage ; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on Ă©tait en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de BedĂ©e, qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fĂąchait assez justement ; mais on ne l'Ă©coutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille ; d'autant que ma tante Ă©tait elle-mĂȘme sujette Ă bien des manies elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couchĂ© dans son giron, et Ă sa suite un sanglier privĂ© qui remplissait le chĂąteau de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, Ă cette maison de fĂȘtes et de bruit, je me trouvais dans un vĂ©ritable paradis. Ce contraste devint plus frappant, lorsque ma famille fut fixĂ©e Ă la campagne passer de Combourg Ă Monchoix, c'Ă©tait passer du dĂ©sert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen Ăąge Ă la villa d'un prince romain. Le jour de l'Ascension de l'annĂ©e 1775, je partis de chez ma grand-mĂšre, avec ma mĂšre, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de BedĂ©e et ses enfants, ma nourrice et mon frĂšre de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une lĂ©vite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blanc, et une ceinture de soie bleue. Nous montĂąmes Ă l'Abbaye Ă dix heures du matin. Le couvent, placĂ© au bord du chemin, s'envieillissait d'un quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce on entrait dans le cimetiĂšre le chrĂ©tien ne parvenait Ă l'Ă©glise qu'Ă travers la rĂ©gion des sĂ©pulcres c'est par la mort qu'on arrive Ă la prĂ©sence de Dieu. DĂ©jĂ les religieux occupaient les stalles ; l'autel Ă©tait illuminĂ© d'une multitude de cierges ; des lampes descendaient des diffĂ©rentes voĂ»tes il y a dans les Ă©difices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers [Officier qui porte une masse dans certaines cĂ©rĂ©monies. Les massiers de l'universitĂ©.] me vinrent prendre Ă la porte, en cĂ©rĂ©monie, et me conduisirent dans le choeur. On y avait prĂ©parĂ© trois siĂšges je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit Ă ma gauche ; mon frĂšre de lait Ă ma droite. La messe commença Ă l'offertoire, le cĂ©lĂ©brant se tourna vers moi et lut des priĂšres ; aprĂšs quoi on m'ĂŽta mes habits blancs, qui furent attachĂ©s en ex-voto au dessous d'une image de la Vierge. On me revĂȘtit d'un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacitĂ© des voeux ; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, passĂ© dans l'orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-ĂȘtre aussi, dans la Palestine cette Vierge de Nazareth, Ă qui je devais la vie par l'intercession des priĂšres du pauvre, toujours puissantes auprĂšs de Dieu. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-pĂšre de Dante lui faisait l'histoire de ses aĂŻeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida y joindre la prĂ©diction de mon exil. Tu proverai si come sa de sale Il pane altrui, e com' Ăš duro calle Lo scendere e'l salir per l'altrui scale. E quel che piu ti gravera le spalle, SarĂ la compagnie malvagia e scempia, Con la qual tu cadrai in questa valle ; Che tutta ingrata, tutta matta ed empia Si farĂ contra te. .............................................. Di sua bestialitate il suo processo SarĂ la pruova si ch'a te sia bello Averti fatta parte, per te stesso. " Tu sauras combien le pain d'autrui a le goĂ»t du sel, combien est dur le degrĂ© du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui pĂšsera encore davantage sur tes Ă©paules, sera la compagnie mauvaise et hĂ©rĂ©tique avec laquelle tu tomberas et qui toute ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi. " ... De sa stupiditĂ© sa conduite fera preuve ; tant qu'Ă toi il sera beau de t'ĂȘtre fait un parti de toi-mĂȘme. " Depuis l'exhortation du BĂ©nĂ©dictin, j'ai toujours rĂȘvĂ© le pĂšlerinage de JĂ©rusalem, et j'ai fini par l'accomplir. J'ai Ă©tĂ© consacrĂ© Ă la religion, la dĂ©pouille de mon innocence a reposĂ© sur ses autels ce ne sont pas mes vĂȘtements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui Ă ses temples, ce sont mes misĂšres. On me ramena Ă Saint-Malo. Saint-Malo [Voir le texte sur Saint-Malo dans les {piĂšces retranchĂ©esC M 1 569}] n'est point l'Aleth de la Notitia imperii Aleth Ă©tait mieux placĂ©e par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelĂ© Solidor, Ă l'embouchure de la Rance. En face d'Aleth, Ă©tait un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 507, Ă©tablit dans cette Ăźle sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric ; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, Ă©difices Ă©galement tombĂ©s. Malo en latin Malclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 Ă©vĂȘque d'Aleth, attirĂ© qu'il fut par la renommĂ©e d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire de cet ermite, aprĂšs la mort du saint, il Ă©leva une Ă©glise cĂ©nobiale, in praedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua Ă l'Ăźle, et ensuite Ă la ville, Malclovium, Maclopolis. De saint Malo, premier Ă©vĂȘque d'Aleth, au bienheureux Jean surnommĂ© de la Grille, sacrĂ© en 1140 et qui fit Ă©lever la cathĂ©drale, on compte quarante-cinq Ă©vĂȘques. Aleth ayant Ă©tĂ© presque entiĂšrement dĂ©truit en 1172, Jean de la Grille transfĂ©ra le siĂšge Ă©piscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron. Saint-Malo eut beaucoup Ă souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre. Le comte de Richement, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se terminĂšrent les dĂ©mĂȘlĂ©s de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit Ă Saint-Malo. LivrĂ© par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient Ă Londres pour le faire mourir. EchappĂ© Ă ses gardes, il se rĂ©fugia dans la cathĂ©drale, Asylum quod in ea urbe est inviolatissimum ce droit d'asile Minihi remontait aux Druides, premiers prĂȘtres de l'Ăźle d'Aaron. Un Ă©vĂȘque de Saint-Malo fut l'un des trois favoris les deux autres Ă©taient Arthur de Montauban et Jean Hingaut qui perdirent l'infortunĂ© Gilles de Bretagne c'est ce qu'on voit dans l' Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de ChantocĂ©, prince du sang de France et de Bretagne, Ă©tranglĂ© en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450. Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo la ville traite de puissance Ă puissance, protĂšge ceux qui se sont rĂ©fugiĂ©s dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand-maĂźtre de l'artillerie de France, de faire fondre cent piĂšces de canon. Rien ne ressemblait davantage Ă Venise au soleil et aux arts prĂšs que cette petite rĂ©publique malouine par sa religion, ses richesses et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expĂ©dition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, PondichĂ©ry, et une compagnie formĂ©e dans son sein explorait la mer du Sud. A compter du rĂšgne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dĂ©vouement et sa fidĂ©litĂ© Ă la France. Les Anglais la bombardĂšrent en 1693 ; ils y lancĂšrent, le 29 novembre de cette annĂ©e, une machine infernale, dans les dĂ©bris de laquelle j'ai souvent jouĂ© avec mes camarades. Ils la bombardĂšrent de nouveau en 1758. Les Malouins prĂȘtĂšrent des sommes considĂ©rables Ă Louis XIV pendant la guerre de 1701 en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilĂšge de se garder eux-mĂȘmes ; il voulut que l'Ă©quipage du premier vaisseau de la marine royale fĂ»t exclusivement composĂ© de matelots de Saint-Malo et de son territoire. En 1771, les Malouins renouvelĂšrent leur sacrifice et prĂȘtĂšrent trente millions Ă Louis XV. Le fameux amiral Anson descendit Ă Cancale, en 1758, et brĂ»la Saint-Servan. Dans le chĂąteau de Saint-Malo, La Chalotais Ă©crivit sur du linge, avec un cure-dents, de l'eau et de la suie, les mĂ©moires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient. Les Ă©vĂ©nements effacent les Ă©vĂ©nements ; inscriptions gravĂ©es sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes [Parchemin, maroquin que l'on fait gratter pour y Ă©crire de nouveau] . Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine ; on peut en voir le rĂŽle gĂ©nĂ©ral dans le volume in-fol. publiĂ© en 1682, sous ce titre RĂŽle gĂ©nĂ©ral des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimĂ©e dans le recueil du Coutumier gĂ©nĂ©ral. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles Ă l'histoire et au droit maritime. Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier, le Christophe Colomb de la France, qui dĂ©couvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalĂ© Ă l'autre extrĂ©mitĂ© de l'AmĂ©rique les Ăźles qui portent leur nom les Iles Malouines. Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru ; et de nos jours elle a donnĂ© Ă la France Surcouf. Le cĂ©lĂšbre MahĂ© de La Bourdonnais, gouverneur de l'Ile-de-France, naquit Ă Saint-Malo, de mĂȘme que Lamettrie, Maupertuis, l'abbĂ© Trublet, dont Voltaire a ri tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'Ă©gale pas celle du jardin des Tuileries. L'abbĂ© de Lamennais a laissĂ© loin derriĂšre lui ces petites illustrations littĂ©raires de ma patrie. Broussais est Ă©galement nĂ© Ă Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays. Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de rĂ©giment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maĂźtres des batailles rangĂ©es aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de saint Dominique, auteur aussi grave que le gĂ©ographe grec, dĂ©clare qu'Ă Saint-Malo " la garde d'une place si importante Ă©tait commise toutes les nuits Ă la fidĂ©litĂ© de certains dogues qui faisaient bonne et sĂ»re patrouille ". Ils furent condamnĂ©s Ă la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidĂ©rĂ©ment les jambes d'un gentilhomme ; ce qui a donnĂ© lieu de nos jours Ă la chanson Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels ; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait ; le noble animal se laissa mourir de faim les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidĂ©litĂ©. Au surplus, le Capitole Ă©tait, de mĂȘme que ma DĂ©los, gardĂ© par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait Ă l'aube faire sa priĂšre. Enclos de murs de diverses Ă©poques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promĂšne, Saint-Malo est encore dĂ©fendu par le chĂąteau dont j'ai parlĂ©, et qu'augmenta de tours, de bastions et de fossĂ©s, la duchesse Anne. Vue du dehors, la citĂ© insulaire ressemble Ă une citadelle de granit. C'est sur la grĂšve de la pleine mer, entre le chĂąteau et le Fort Royal, que se rassemblent les enfants ; c'est lĂ que j'ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goĂ»tĂ©s Ă©tait de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi ou couraient aprĂšs moi sur la rive. Un autre divertissement Ă©tait de construire, avec l'arĂšne de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette Ă©poque, j'ai souvent cru bĂątir pour l'Ă©ternitĂ© des chĂąteaux plus vite Ă©croulĂ©s que mes palais de sable. Mon sort Ă©tant irrĂ©vocablement fixĂ©, on me livra Ă une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathĂ©matiques, parurent plus que suffisantes Ă l'Ă©ducation d'un garçonnet destinĂ© d'avance Ă la rude vie d'un marin. Je croissais sans Ă©tude dans ma famille ; nous n'habitions plus la maison oĂč j'Ă©tais nĂ© ma mĂšre occupait un hĂŽtel, place Saint-Vincent, presque en face de la porte de la ville qui communique au Sillon. Les polissons de la ville Ă©taient devenus mes plus chers amis j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout ; je parlais leur langage ; j'avais leur façon et leur allure ; j'Ă©tais vĂȘtu comme eux, dĂ©boutonnĂ© et dĂ©braillĂ© comme eux ; mes chemises tombaient en loques ; je n'avais jamais une paire de bas qui ne fĂ»t largement trouĂ©e ; je traĂźnais de mĂ©chants soutiers Ă©culĂ©s, qui sortaient Ă chaque pas de mes pieds ; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouillĂ©, Ă©gratignĂ©, meurtri, les mains noires. Ma figure Ă©tait si Ă©trange, que ma mĂšre, au milieu de sa colĂšre, ne se pouvait empĂȘcher de rire et de s'Ă©crier " Qu'il est laid ! " J'aimais pourtant et j'ai toujours aimĂ© la propretĂ©, mĂȘme l'Ă©lĂ©gance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient Ă rĂ©parer ma toilette, afin de m'Ă©pargner des pĂ©nitences et des gronderies ; mais leur rapiĂ©cetage ne servait qu'Ă rendre mon accoutrement plus bizarre. J'Ă©tais surtout dĂ©solĂ©, quand je paraissais dĂ©guenillĂ© au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie. Mes compatriotes avaient quelque chose d'Ă©tranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines Ă©taient Ă©tablies Ă Cadix ; des familles de Cadix rĂ©sidaient Ă Saint-Malo. La position insulaire, la chaussĂ©e, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix quand j'ai vu la derniĂšre ville, je me suis souvenu de la premiĂšre. EnfermĂ©s le soir sous la mĂȘme clef dans leur citĂ©, les Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs Ă©taient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchĂ©es se sĂ©paraient. Une faiblesse Ă©tait une chose inouĂŻe une comtesse d'Abbeville ayant Ă©tĂ© soupçonnĂ©e, il en rĂ©sulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le poĂšte, fidĂšle, malgrĂ© lui, aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare. Certains jours de l'annĂ©e, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient Ă des foires appelĂ©es assemblĂ©es, qui se tenaient dans les Ăźles et sur des forts autour de Saint-Malo ; ils s'y rendaient Ă pied quand la mer Ă©tait basse, en bateau lorsqu'elle Ă©tait haute. La multitude de matelots et de paysans ; les charrettes entoilĂ©es ; les caravanes de chevaux, d'Ăąnes et de mulets ; le concours des marchands ; les tentes plantĂ©es sur le rivage ; les processions de moines et de confrĂ©ries qui serpentaient avec leurs banniĂšres et leurs croix au milieu de la foule ; les chaloupes allant et venant Ă la rame ou Ă la voile ; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade ; les salves d'artillerie le branle des cloches, tout contribuait Ă rĂ©pandre dans ces rĂ©unions le bruit, le mouvement et la variĂ©tĂ©. J'Ă©tais le seul tĂ©moin de ces fĂȘtes qui n'en partageĂąt pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gĂąteaux. Evitant le mĂ©pris qui s'attache Ă la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, auprĂšs de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavitĂ©s des rochers. LĂ , je m'amusais Ă voir voler les pingouins et les mouettes, Ă bĂ©er aux lointains bleuĂątres, Ă ramasser des coquillages, Ă Ă©couter le refrain des vagues parmi les Ă©cueils. Le soir au logis, je n'Ă©tais guĂšre plus heureux ; j'avais une rĂ©pugnance pour certains mets on me forçait d'en manger. J'implorais les yeux de La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon pĂšre tournait la tĂȘte. Pour le feu mĂȘme rigueur il ne m'Ă©tait pas permis d'approcher de la cheminĂ©e. Il y a loin de ces parents sĂ©vĂšres aux gĂąte-enfants d'aujourd'hui. Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisirs qu'elle ignore. On ne sait plus ce que c'est que ces solennitĂ©s de religion et de famille oĂč la patrie entiĂšre et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se rĂ©jouir ; NoĂ«l, le premier de l'an, les Rois, PĂąques, la PentecĂŽte, la Saint-Jean Ă©taient pour moi-mĂȘme des jours de prospĂ©ritĂ©. Peut-ĂȘtre l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes Ă©tudes. DĂšs l'annĂ©e 1015, les Malouins firent voeu d'aller aider Ă bĂątir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathĂ©drale de Chartres n'ai-je pas aussi travaillĂ© de mes mains Ă relever la flĂšche abattue de la vieille basilique chrĂ©tienne ? " Le soleil, " dit le pĂšre Maunoir, " n'a jamais Ă©clairĂ© canton oĂč ait paru une plus constante et invariable fidĂ©litĂ© dans la vraie foi, que la Bretagne. Il y a treize siĂšcles, qu'aucune infidĂ©litĂ© n'a souillĂ© la langue qui a servi d'organe pour prĂȘcher JĂ©sus-Christ, et il est Ă naĂźtre qui ait vu Breton bretonnant prĂȘcher autre religion que la catholique. " Durant les jours de fĂȘte que je viens de rappeler, j'Ă©tais conduit en station avec mes soeurs aux divers sanctuaires de la ville, Ă la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire ; mon oreille Ă©tait frappĂ©e de la douce voix de quelques femmes invisibles l'harmonie de leurs cantiques se mĂȘlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, Ă l'heure du salut, la cathĂ©drale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots Ă genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies dans leurs Heures ; que la multitude, au moment de la bĂ©nĂ©diction, rĂ©pĂ©tait en choeur le Tantum ergo ; que dans l'intervalle de ces chants, les rafales de NoĂ«l frĂŽlaient les vitraux de la basilique, Ă©branlaient les voĂ»tes de cette nef que fit rĂ©sonner la mĂąle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'Ă©prouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me dĂźt de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mĂšre m'avait appris ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos voeux, je courbais mon front il n'Ă©tait point encore chargĂ© de ces ennuis qui pĂšsent si horriblement sur nous, qu'on est tentĂ© de ne plus relever la tĂȘte lorsqu'on l'a inclinĂ©e au pied des autels. Tel marin, au sortir de ces pompes, s'embarquait tout fortifiĂ© contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dĂŽme Ă©clairĂ© de l'Ă©glise ainsi la religion et les pĂ©rils Ă©taient continuellement en prĂ©sence, et leurs images se prĂ©sentaient insĂ©parables Ă ma pensĂ©e. A peine Ă©tais-je nĂ©, que j'ouĂŻs parler de mourir le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrĂ©tiens de prier pour un de leurs frĂšres dĂ©cĂ©dĂ©. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m'Ă©battais le long des grĂšves, la mer roulait Ă mes pieds les cadavres d'hommes Ă©trangers, expirĂ©s loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait comme sainte Monique disait Ă son fils Nihil longe est a Deo " Rien n'est loin de Dieu. " On avait confiĂ© mon Ă©ducation Ă la Providence elle ne m'Ă©pargnait pas les leçons. VouĂ© Ă la Vierge, je connaissais et j'aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien son image, qui avait coĂ»tĂ© un demi-sou Ă la bonne Villeneuve, Ă©tait attachĂ©e, avec quatre Ă©pingles, Ă la tĂȘte de mon lit. J'aurais dĂ» vivre dans ces temps oĂč l'on disait Ă Marie " Doulce Dame du ciel et de la terre, mĂšre de pitiĂ©, fontaine de tous biens, qui portastes JĂ©sus-Christ en vos prĂ©tieulx flancz, belle trĂšs-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. " La premiĂšre chose que j'ai sue par coeur est un cantique de matelot commençant ainsi Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours ; Servez-moi de dĂ©fense Prenez soin de mes jours ; Et quand ma derniĂšre heure Viendra finir mon sort, Obtenez que je meure De la plus sainte mort. J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je rĂ©pĂšte encore aujourd'hui ces mĂ©chantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'HomĂšre ; une madone coiffĂ©e d'une couronne gothique vĂȘtue d'une robe de soie bleue, garnie d'une frange d'argent m'inspire plus de dĂ©votion qu'une Vierge de RaphaĂ«l. Du moins, si cette pacifique Etoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais ĂȘtre agitĂ©, mĂȘme dans mon enfance ; comme le dattier de l'Arabe, Ă peine ma tige Ă©tait sortie du rocher qu'elle fut battue du vent. La VallĂ©e-aux-Loups, juin 1812. Gesril. - Hervine Magon. - Combat contre les deux mousses. J'ai dit que ma rĂ©volte prĂ©maturĂ©e contre les maĂźtresses de Lucile commença ma mauvaise renommĂ©e ; un camarade l'acheva. Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, Ă©tabli Ă Saint-Malo comme son frĂšre, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons. De mes deux cousins Pierre et Armand, qui formaient d'abord ma sociĂ©tĂ©, Pierre devint page de la Reine, Armand fut envoyĂ© au collĂšge comme destinĂ© Ă l'Ă©tat ecclĂ©siastique. Pierre au sortir des pages, entra dans la marine et se noya Ă la cĂŽte d'Afrique. Armand, longtemps enfermĂ© au collĂšge, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'Ă©migration, fit intrĂ©pidement dans une chaloupe vingt voyages Ă la cĂŽte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le Roi Ă la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l'annĂ©e 1810, ainsi que je l'ai dĂ©jĂ dit, et que je le rĂ©pĂ©terai encore en racontant sa catastrophe [Il a laissĂ© un fils, FrĂ©dĂ©ric, que je plaçai d'abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un rĂ©giment de cuirassiers. Il a Ă©pousĂ©, Ă Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a deux fils, et s'est retirĂ© du service. La soeur aĂźnĂ©e d'Armand, ma cousine, est, depuis longues annĂ©es, supĂ©rieure des religieuses Trappistes. Note de 1831, GenĂšve.] . PrivĂ© de la sociĂ©tĂ© de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle. Au second Ă©tage de l'hĂŽtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommĂ© Gesril il avait un fils et deux filles. Ce fils Ă©tait Ă©levĂ© autrement que moi ; enfant gĂątĂ©, ce qu'il faisait Ă©tait trouvĂ© charmant il ne se plaisait qu'Ă se battre, et surtout qu'Ă exciter des querelles dont il s'Ă©tablissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants il n'Ă©tait bruit que de ses espiĂšgleries que l'on transformait en crimes noirs. Le pĂšre riait de tout, et Joson n'en Ă©tait que plus chĂ©ri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable je profitai sous un tel maĂźtre quoique mon caractĂšre fĂ»t entiĂšrement l'opposĂ© du sien. J'aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle Ă personne Gesril Ă©tait fou des plaisirs de cohue et jubilait au milieu des bagarres d'enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait " Tu le souffres ? " A ce mot je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du tĂ©mĂ©raire ; la taille et l'Ăąge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait Ă mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armĂ©e de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage Ă coups de pierres. Un autre jeu, inventĂ© par Gesril, paraissait encore plus dangereux lorsque la mer Ă©tait haute et qu'il y avait tempĂȘte, la vague, fouettĂ©e au pied du chĂąteau, du cĂŽtĂ© de la grande grĂšve, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'Ă©lĂ©vation au-dessus de la base d'une de ces tours, rĂ©gnait un parapet en granit, Ă©troit, glissant, inclinĂ©, par lequel on communiquait au ravelin qui dĂ©fendait le fossĂ© il s'agissait de saisir l'instant entre deux vagues, de franchir l'endroit pĂ©rilleux avant que le flot se brisĂąt et couvrĂźt la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avançait en mugissant et qui, si vous tardiez d'une minute, pouvait, ou vous entraĂźner, ou vous Ă©craser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait Ă l'aventure, mais j'ai vu des enfants pĂąlir avant de la tenter. Ce penchant Ă pousser les autres Ă des rencontres dont il restait spectateur, induirait Ă penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractĂšre fort gĂ©nĂ©reux c'est lui nĂ©anmoins qui, sur un plus petit théùtre, a peut-ĂȘtre effacĂ© l'hĂ©roĂŻsme de RĂ©gulus ; il n'a manquĂ© Ă sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine il fut pris Ă l'affaire de Quiberon ; l'action finie et les Anglais continuant de canonner l'armĂ©e rĂ©publicaine, Gesril se jette Ă la nage, s'approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des Ă©migrĂ©s. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter Ă bord " Je suis prisonnier sur parole ", s'Ă©crie-t-il du milieu des flots et il retourne Ă terre Ă la nage il fut fusillĂ© avec Sombreuil et ses compagnons. Gesril a Ă©tĂ© mon premier ami ; tous deux mal jugĂ©s dans notre enfance, nous nous liĂąmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour. Deux aventures mirent fin Ă cette premiĂšre partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le systĂšme de mon Ă©ducation. Nous Ă©tions un dimanche sur la grĂšve, Ă l' Ă©ventail de la porte Saint-Thomas Ă l'heure de la marĂ©e. Au pied du chĂąteau et le long du Sillon, de gros pieux enfoncĂ©s dans le sable protĂšgent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premiĂšres ondulations du flux. Les places Ă©taient prises comme de coutume ; plusieurs petites filles se mĂȘlaient aux petits garçons. J'Ă©tais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait Ă l'autre bout du cĂŽtĂ© de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent ; dĂ©jĂ les bonnes et les domestiques criaient " Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! " Gesril attend une grosse lame lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprĂšs de lui ; celui-lĂ se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrĂ©mitĂ© de la ligne sur laquelle je chavirai qui, n'Ă©tant appuyĂ©e par personne, tomba. Le jusant l'entraĂźne ; aussitĂŽt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son magot et lui donnant une tape. Hervine fut repĂȘchĂ©e ; mais elle dĂ©clara que François l'avait jetĂ©e bas. Les bonnes fondent sur moi ; je leur Ă©chappe ; je cours me barricader dans la cave de la maison l'armĂ©e femelle me pourchasse. Ma mĂšre et mon pĂšre Ă©taient heureusement sortis. La Villeneuve dĂ©fend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le vĂ©ritable auteur du mal, Gesril, me prĂȘte secours il monte chez lui, et avec ses deux soeurs jette par les fenĂȘtres des potĂ©es d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levĂšrent le siĂšge Ă l'entrĂ©e de la nuit ; mais cette nouvelle se rĂ©pandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, ĂągĂ© de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgĂ© son rocher. Voici l'autre aventure J'allais avec Gesril Ă Saint-Servan, faubourg sĂ©parĂ© de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver Ă basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts Ă©troits de pierres plates, que recouvre la marĂ©e montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, Ă©taient restĂ©s assez loin derriĂšre nous. Nous apercevons Ă l'extrĂ©mitĂ© d'un de ces ponts deux mousses qui venaient Ă notre rencontre ; Gesril me dit " Laisserons-nous passer ces gueux-lĂ ? " et aussitĂŽt il leur crie " A l'eau, canards ! " Ceux-ci, en qualitĂ© de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons Ă la tĂȘte des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent Ă lĂącher pied, s'arment eux-mĂȘmes de cailloux, et nous mĂšnent battant jusqu'Ă notre corps de rĂ©serve, c'est-Ă -dire jusqu'Ă nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappĂ© Ă l'oeil, mais Ă l'oreille une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, Ă moitiĂ© dĂ©tachĂ©e, tombait sur mon Ă©paule. Je ne pensai point Ă mon mal, mais Ă mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil pochĂ© un habit dĂ©chirĂ©, il Ă©tait plaint, caressĂ©, choyĂ©, rhabillĂ© ; en pareil cas, j'Ă©tais mis en pĂ©nitence. Le coup que j'avais reçu Ă©tait dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'Ă©tais effrayĂ©. Je m'allai cacher au second Ă©tage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la tĂȘte d'une serviette. Cette serviette le mit en train elle lui reprĂ©senta une mitre ; il me transforma en Ă©vĂȘque, et me fit chanter la grand-messe avec lui et ses soeurs jusqu'Ă l'heure du souper. Le pontife fut alors obligĂ© de descendre le coeur me battait. Surpris de ma figure dĂ©biffĂ©e et barbouillĂ©e de sang, mon pĂšre ne dit pas un mot ; ma mĂšre poussa un cri ; La France conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabrouĂ©. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand rĂ©solurent de me sĂ©parer de Gesril le plus tĂŽt possible [J'avais dĂ©jĂ parlĂ© de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses soeurs, AngĂ©lique Gesril de La Trochardais, m'Ă©crivit en 1818 pour me prier d'obtenir que le nom de Gesril fĂ»t joint Ă ceux de son mari et du mari de sa soeur j'Ă©chouai dans ma nĂ©gociation. 1831.] . Je ne sais si ce ne fut point cette annĂ©e que le comte d'Artois vint Ă Saint-Malo on lui donna le spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudriĂšre je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer ; dans son Ă©clat et dans mon obscuritĂ©, que de destinĂ©es inconnues ! Ainsi, sauf erreur de mĂ©moire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X. VoilĂ le tableau de ma premiĂšre enfance. J'ignore si la dure Ă©ducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptĂ©e de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de sĂ»r c'est qu'elle a rendu mes idĂ©es moins semblables Ă celles des autres hommes ; ce qu'il y a de plus sĂ»r encore, c'est qu'elle a imprimĂ© Ă mes sentiments un caractĂšre de mĂ©lancolie nĂ©e chez moi de l'habitude de souffrir Ă l'Ăąge de la faiblesse, de l'imprĂ©voyance et de la joie. Dira-t-on que cette maniĂšre de m'Ă©lever m'aurait pu conduire Ă dĂ©tester les auteurs de mes jours ? Nullement. le souvenir de leur rigueur m'est presque agrĂ©able ; j'estime et honore leurs grandes qualitĂ©s. Quand mon pĂšre mourut, mes camarades au rĂ©giment de Navarre furent tĂ©moins de mes regrets. C'est de ma mĂšre que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vĂ©ritĂ©s chrĂ©tiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres Ă©tudiait la nuit dans une Ă©glise, Ă la lueur de la lampe qui brĂ»lait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux dĂ©veloppĂ© mon intelligence en me jetant plus tĂŽt dans l'Ă©tude ? J'en doute ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maĂźtres, convenaient peut-ĂȘtre mieux Ă mes dispositions natives ; peut-ĂȘtre dois-je Ă ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'aurais ignorĂ©es. La vĂ©ritĂ© est qu'aucun systĂšme d'Ă©ducation n'est en soi prĂ©fĂ©rable Ă un autre systĂšme les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus ? Gesril Ă©tait gĂątĂ© dans la maison oĂč j'Ă©tais gourmandĂ© nous avons Ă©tĂ© tous deux d'honnĂȘtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, Ă©toufferait ces mĂȘmes talents. Dieu fait bien ce qu'il fait c'est la Providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous destine Ă jouer un rĂŽle sur la scĂšne du monde. Dieppe, septembre 1812. Billet de M. Pasquier. - Dieppe. - Changement de mon Ă©ducation. - Printemps en Bretagne. - ForĂȘt historique. - Campagnes pĂ©lagiennes. - Coucher de la lune sur la mer. Le 4 septembre 1812, j'ai reçu ce billet de M. Pasquier, prĂ©fet de police " Cabinet du prĂ©fet. " M. le prĂ©fet de police invite M. de Chateaubriand Ă prendre la peine de passer Ă son cabinet, soit aujourd'hui sur les quatre heures de l'aprĂšs-midi, soit demain Ă neuf heures du matin. " C'Ă©tait un ordre de m'Ă©loigner de Paris que M. le prĂ©fet de police voulait me signifier. Je me suis retirĂ© Ă Dieppe, qui porta d'abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelĂ© Dieppe, il y a dĂ©jĂ plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond mouillage. En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon rĂ©giment habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoire dans ses boutiques, cette ville Ă rues propres et Ă belle lumiĂšre, c'Ă©tait me rĂ©fugier auprĂšs de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du chĂąteau d'Arques, que mille dĂ©bris accompagnent. On n'a point oubliĂ© que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j'avais pour spectacle la mer ; de la table oĂč j'Ă©tais assis, je contemplais cette mer qui m'a vu naĂźtre, et qui baigne les cĂŽtes de la Grande-Bretagne, oĂč j'ai subi un si long exil mes regards parcouraient les vagues qui me portĂšrent en AmĂ©rique, me rejetĂšrent en Europe et me reportĂšrent aux rivages de l'Afrique et de l'Asie. Salut, ĂŽ mer, mon berceau et mon image ! Je te veux raconter la suite de mon histoire si je mens, tes flots, mĂȘlĂ©s Ă tous mes jours, m'accuseront d'imposture chez les hommes Ă venir. Ma mĂšre n'avait cessĂ© de dĂ©sirer qu'on me donnĂąt une Ă©ducation classique. L'Ă©tat de marin auquel on me destinait " ne serait peut-ĂȘtre pas de mon goĂ»t ", disait-elle ; il lui semblait bon Ă tout Ă©vĂ©nement de me rendre capable de suivre une autre carriĂšre. Sa piĂ©tĂ© la portait Ă souhaiter que je me dĂ©cidasse pour l'Eglise. Elle proposa donc de me mettre dans un collĂšge oĂč j'apprendrais les mathĂ©matiques, le dessin, les armes et la langue anglaise ; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucher mon pĂšre ; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abord en secret, ensuite Ă dĂ©couvert lorsque j'aurais fait des progrĂšs. Mon pĂšre agrĂ©a la proposition il fut convenu que j'entrerais ad collĂšge de Dol. Cette ville eut la prĂ©fĂ©rence parce qu'elle se trouvait sur la route de Saint-Malo Ă Combourg. Pendant l'hiver trĂšs froid qui prĂ©cĂ©da ma rĂ©clusion scolaire, le feu prit Ă l'hĂŽtel oĂč nous demeurions je fus sauvĂ© par ma soeur aĂźnĂ©e, qui m'emporta Ă travers les flammes. M. de Chateaubriand, retirĂ© dans son chĂąteau, appela sa femme auprĂšs de lui il le fallut rejoindre au printemps. Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tĂŽt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hĂ©bergent dans les golfes de la pĂ©ninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensĂ©es, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'anĂ©mones, comme les espaces abandonnĂ©s qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-JĂ©rusalem, Ă Rome. Des clairiĂšres se panachent d'Ă©lĂ©gantes et hautes fougĂšres ; des champs de genĂȘts et d'ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont dĂ©corĂ©es d'aubĂ©pines, de chĂšvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbĂ©s portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux. les essaims et les nids arrĂȘtent les enfants Ă chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en GrĂšce ; la figue mĂ»rit comme en Provence ; chaque pommier, avec ses fleurs carminĂ©es ressemble Ă un gros bouquet de fiancĂ©e de village. Au douziĂšme siĂšcle, les cantons de FougĂšres, Rennes, BĂ©cherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, Ă©taient occupĂ©s par la forĂȘt de BrĂ©cheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la DommonĂ©e. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or. Un document historique du quinziĂšme siĂšcle, les Usemens et coutumes de la forĂȘt de BrĂ©cilien, confirme le roman de Rou elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse Ă©tendue. " Il y a quatre chĂąteaux, fort grand nombre de beaux Ă©tangs, belles chasses oĂč n'habitent aucunes bĂȘtes vĂ©nĂ©neuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommĂ©ment la fontaine de Belenton , auprĂšs de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes ". Aujourd'hui, le pays conserve des traits de son origine entrecoupĂ© de fossĂ©s boisĂ©s, il a de loin l'air d'une forĂȘt et rappelle l'Angleterre c'Ă©tait le sĂ©jour des fĂ©es, et vous allez voir qu'en effet j'y ai rencontrĂ© ma sylphide. Des vallons Ă©troits sont arrosĂ©s par de petites riviĂšres non navigables. Ces vallons sont sĂ©parĂ©s par des landes et par des futaies Ă cĂ©pĂ©es de houx. Sur les cĂŽtes, se succĂšdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de chĂąteaux du moyen-Ăąge, clochers de la renaissance la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne PĂ©ninsule spectatrice de l ' OcĂ©an. Entre la mer et la terre s'Ă©tendent des campagnes pĂ©lagiennes, frontiĂšres indĂ©cises des deux Ă©lĂ©ments l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine ; la charrue et la barque Ă un jet de pierre l'une de l'autre sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue le matelot dit les vagues moutonnent, le pĂątre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variĂ©s de coquillages, des varechs, des franges d'une Ă©cume argentĂ©e, dessinent la lisiĂšre blonde ou verte des blĂ©s. Je ne sais plus dans quelle Ăźle de la MĂ©diterranĂ©e, j'ai vu un bas-relief reprĂ©sentant les NĂ©rĂ©ides attachant des festons au bas de la robe de CĂ©rĂšs. Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer. Etablie par Dieu gouvernante de l'abĂźme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portĂ©es comme le soleil ; mais comme lui, elle ne se retire pas solitaire ; un cortĂšge d'Ă©toiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroĂźt son silence qu'elle communique Ă la mer ; bientĂŽt elle tombe Ă l'horizon, l'intersecte, ne montre plus que la moitiĂ© de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaĂźt dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger Ă sa suite, semblent s'arrĂȘter, suspendus Ă la cime des flots. La lune n'est pas plus tĂŽt couchĂ©e, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on Ă©teint les flambeaux aprĂšs une solennitĂ©. DĂ©part pour Combourg. - Description du chĂąteau. Je devais suivre mes soeurs jusqu'Ă Combourg nous nous mĂźmes en route dans la premiĂšre quinzaine de mai. Nous sortĂźmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mĂšre, mes quatre soeurs et moi, dans une Ă©norme berline Ă l'antique, panneaux surdorĂ©s, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'impĂ©riale. Huit chevaux parĂ©s comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traĂźnaient. Tandis que ma mĂšre soupirait, mes soeurs parlaient Ă perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'Ă©coutais de mes deux oreilles, je m'Ă©merveillais Ă chaque tour de roue premier pas d'un Juif errant qui ne se devait plus arrĂȘter. Encore si l'homme ne faisait que changer de lieux ! mais ses jours et son coeur changent. Nos chevaux reposĂšrent Ă un village de pĂȘcheurs sur la grĂšve de Cancale. Nous traversĂąmes ensuite les marais et la fiĂ©vreuse ville de Dol passant devant la porte du collĂšge oĂč j'allais bientĂŽt revenir, nous nous enfonçùmes dans l'intĂ©rieur du pays. Durant quatre mortelles lieues, nous n'aperçûmes que des bruyĂšres guirlandĂ©es de bois, des friches Ă peine Ă©crĂȘtĂ©es, des semailles de blĂ© noir, court et pauvre, et d'indigentes avĂ©niĂšres. Des charbonniers conduisaient des files de petits chevaux Ă criniĂšre pendante et mĂȘlĂ©e ; des paysans Ă sayons de peau de bique, Ă cheveux longs, pressaient des boeufs maigres avec des cris aigus et marchaient Ă la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous dĂ©couvrĂźmes une vallĂ©e au fond de laquelle s'Ă©levait, non loin d'un Ă©tang, la flĂšche de l'Ă©glise d'une bourgade. A l'extrĂ©mitĂ© occidentale de cette bourgade, les tours d'un chĂąteau fĂ©odal montaient dans les arbres d'une futaie Ă©clairĂ©e par le soleil couchant. J'ai Ă©tĂ© obligĂ© de m'arrĂȘter mon coeur battait au point de repousser la table sur laquelle j'Ă©cris. Les souvenirs qui se rĂ©veillent dans ma mĂ©moire m'accablent de leur force et de leur multitude et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ? Descendus de la colline, nous guéùmes un ruisseau ; aprĂšs avoir cheminĂ© une demi-heure, nous quittĂąmes la grande route, et la voiture roula au bord d'un quinconce, dans une allĂ©e de charmilles dont les cimes s'entrelaçaient au-dessus de nos tĂȘtes je me souviens encore du moment oĂč j'entrai sous cet ombrage et de la joie effrayĂ©e que j'Ă©prouvai. En sortant de l'obscuritĂ© du bois, nous franchĂźmes une avant-cour plantĂ©e de noyers, attenante au jardin et Ă la maison du rĂ©gisseur ; de lĂ nous dĂ©bouchĂąmes par une porte bĂątie dans une cour de gazon, appelĂ©e la Cour Verte. A droite Ă©taient de longues Ă©curies et un bouquet de marronniers ; Ă gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s'Ă©levait insensiblement, le chĂąteau se montrait entre deux groupes d'arbres. Sa triste et sĂ©vĂšre façade prĂ©sentait une courtine portant une galerie Ă mĂąchicoulis, denticulĂ©e et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inĂ©gales en Ăąge, en matĂ©riaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des crĂ©neaux surmontĂ©s d'un toit pointu, comme un bonnet posĂ© sur une couronne gothique. Quelques fenĂȘtres grillĂ©es apparaissaient çà et lĂ sur la nuditĂ© des murs. Un large perron, raide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossĂ©s comblĂ©s l'ancien pont-levis ; il atteignait la porte du chĂąteau, percĂ©e au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades Ă travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaĂźnes du pont-levis. La voiture s'arrĂȘta au pied du perron ; mon pĂšre vint au-devant de nous. La rĂ©union de la famille adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montĂąmes le perron ; nous pĂ©nĂ©trĂąmes dans un vestibule sonore, Ă voĂ»te ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intĂ©rieure. De cette cour, nous entrĂąmes dans le bĂątiment regardant au midi sur l'Ă©tang, et jointif des deux petites tours. Le chĂąteau entier avait la figure d'un char Ă quatre roues. Nous nous trouvĂąmes de plain-pied dans une salle jadis appelĂ©e la salle des Gardes. Une fenĂȘtre s'ouvrait Ă chacune de ses extrĂ©mitĂ©s, deux autres coupaient la ligne latĂ©rale. Pour agrandir ces quatre fenĂȘtres, il avait fallu excaver des murs de huit Ă dix pieds d'Ă©paisseur. Deux corridors Ă plan inclinĂ©, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extĂ©rieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'une de ces tours, Ă©tablissait des relations entre la salle des Gardes et l'Ă©tage supĂ©rieur tel Ă©tait ce corps de logis. Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du cĂŽtĂ© de la Cour Verte, se composait d'une espĂšce de dortoir carrĂ© et sombre, qui servait de cuisine ; il s'accroissait du vestibule, du perron et d'une chapelle. Au-dessus de ces piĂšces Ă©tait le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommĂ© d'un plafond semĂ© d'Ă©cussons coloriĂ©s et d'oiseaux peints. Les embrasures des fenĂȘtres Ă©troites et trĂšflĂ©es Ă©taient si profondes, qu'elles formaient des cabinets autour desquels rĂ©gnait un banc de granit. MĂȘlez Ă cela, dans les diverses parties de l'Ă©difice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et dĂ©couvertes, des souterrains murĂ©s dont les ramifications Ă©taient inconnues ; partout silence, obscuritĂ© et visage de pierre voilĂ le chĂąteau de Combourg. Un souper servi dans la salle des Gardes, et oĂč je mangeai sans contrainte, termina pour moi la premiĂšre journĂ©e heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coĂ»te peu ; s'il est cher, il n'est pas d'une bonne espĂšce. A peine fus-je rĂ©veillĂ© le lendemain que j'allais visiter les dehors du chĂąteau, et cĂ©lĂ©brer mon avĂšnement Ă la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on Ă©tait assis sur le diazome de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et au delĂ de cette cour, un potager Ă©tendu entre deux futaies l'une, Ă droite le quinconce par lequel nous Ă©tions arrivĂ©s, s'appelait le petit Mail ; l'autre, Ă gauche, le grand Mail. Celle-ci Ă©tait un bois de chĂȘnes, de hĂȘtres, de sycomores, d'ormes et de chĂątaigniers. Madame de SĂ©vignĂ© vantait de son temps ces vieux ombrages ; depuis cette Ă©poque, cent quarante annĂ©es avaient Ă©tĂ© ajoutĂ©es Ă leur beautĂ©. Du cĂŽtĂ© opposĂ©, au midi et Ă l'est, le paysage offrait un tout autre tableau par les fenĂȘtres de la grand-salle on apercevait les maisons de Combourg, un Ă©tang, la chaussĂ©e de cet Ă©tang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin Ă eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et sĂ©parĂ©e de l'Ă©tang par la chaussĂ©e. Au bord de cette prairie s'allongeait un hameau dĂ©pendant d'un prieurĂ© fondĂ© en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et oĂč l'on voyait sa statue mortuaire couchĂ©e sur le dos en armure de chevalier. Depuis l'Ă©tang, le terrain s'Ă©levant par degrĂ©s, formait un amphithéùtre d'arbres, d'oĂč sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommiĂšres. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de BĂ©cherel. Une terrasse bordĂ©e de grands buis taillĂ©s circulait au pied du chĂąteau de ce cĂŽtĂ©, passait derriĂšre les Ă©curies et allait, Ă divers replis, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail. Si, d'aprĂšs cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au chĂąteau ? Je ne le crois pas ; et cependant ma mĂ©moire voit l'objet comme s'il Ă©tait sous mes yeux ; telle est dans les choses matĂ©rielles l'impuissance de la parole et la puissance du souvenir ! En commencant Ă parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi ; demandez au pĂątre du Tyrol pourquoi il se plaĂźt aux trois ou quatre notes qu'il rĂ©pĂšte Ă ses chĂšvres, notes de montagne, jetĂ©es d'Ă©cho en Ă©cho pour retentir du bord d'un torrent au bord opposĂ© ? Ma premiĂšre apparition Ă Combourg fut de courte durĂ©e. Quinze jours s'Ă©taient Ă peine Ă©coulĂ©s que je vis arriver l'abbĂ© Porcher, principal du collĂšge de Dol ; on me remit entre ses mains et je le suivis malgrĂ© mes pleurs. 1. CollĂšge de Dol. - MathĂ©matiques et langues. - Traits de ma mĂ©moire. - 2. Vacances Ă Combourg. - Vie de chĂąteau en province. - Moeurs fĂ©odales. - Habitants de Combourg. - 3. Secondes vacances Ă Combourg. - RĂ©giment de Conti. - Camp Ă Saint-Malo. - Une abbaye. - Théùtre. - Mariage de mes deux soeurs aĂźnĂ©es. - Retour au collĂšge. - RĂ©volution commencĂ©e dans mes idĂ©es. - 4. Aventure de la pie. - TroisiĂšmes vacances Ă Combourg. - Le charlatan. - RentrĂ©e au collĂšge. - 5. Invasion de la France. - Jeux. - L'abbĂ© de Chateaubriand. - 6. PremiĂšre communion. - Je quitte le collĂšge de Dol. - 7. Mission Ă Combourg. - CollĂšge de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, LimoĂ«lan. - Mariage de ma troisiĂšme soeur. - 8. Je suis envoyĂ© Ă Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La PĂ©rouse. - Je reviens Ă Combourg. Dieppe, septembre 1812. Revu en juin 1846. CollĂšge de Dol. - MathĂ©matiques et langues. - Traits de ma mĂ©moire. Je n'Ă©tais pas tout Ă fait Ă©tranger Ă Dol ; mon pĂšre en Ă©tait chanoine, comme descendant et reprĂ©sentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une premiĂšre stalle, dans le choeur de la cathĂ©drale. L'Ă©vĂȘque de Dol Ă©tait M. de HercĂ©, ami de ma famille, prĂ©lat d'une grande modĂ©ration politique, qui, Ă genoux, le crucifix Ă la main, fut fusillĂ© avec son frĂšre l'abbĂ© de HercĂ©, Ă Quiberon, dans le Champ du martyre. En arrivant au collĂšge, je fus confiĂ© aux soins particuliers de M. l'abbĂ© Leprince, qui professait la rhĂ©torique et possĂ©dait Ă fond la gĂ©omĂ©trie c'Ă©tait un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abbĂ© Egault rĂ©gent de troisiĂšme, devint mon maĂźtre de latin ; j'Ă©tudiais les mathĂ©matiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune. Il fallut quelque temps Ă un hibou de mon espĂšce pour s'accoutumer Ă la cage d'un collĂšge et rĂ©gler sa volĂ©e au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien Ă gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas mĂȘme d'argent de semaine ; je ne m'enrĂŽlai point non plus dans une clientĂšle car je hais les protecteurs. Dans les jeux je ne prĂ©tendais mener personne, mais je ne voulais pas ĂȘtre menĂ© je n'Ă©tais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeurĂ©. Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de rĂ©union ; j'exerçai dans la suite, Ă mon rĂ©giment, la mĂȘme puissance simple sous-lieutenant que j'Ă©tais, les vieux officiers passaient leurs soirĂ©es chez moi et prĂ©fĂ©raient mon appartement au cafĂ©. Je ne sais d'oĂč cela venait, n'Ă©tait peut-ĂȘtre de ma facilitĂ© Ă entrer dans l'esprit et Ă prendre les moeurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et Ă©crire. Il m'est encore indiffĂ©rent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevĂ©s. TrĂšs-peu sensible Ă l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bĂȘte. Aucun dĂ©faut ne me choque, exceptĂ© la moquerie et la suffisance que j'ai grand-peine Ă ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supĂ©rioritĂ© quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrassĂ©. Des qualitĂ©s que ma premiĂšre Ă©ducation avait laissĂ©es dormir s'Ă©veillĂšrent au collĂšge. Mon aptitude au travail Ă©tait remarquable, ma mĂ©moire extraordinaire. Je fis des progrĂšs rapides en mathĂ©matiques oĂč j'apportai une clartĂ© de conception qui Ă©tonnait l'abbĂ© Leprince. Je montrai en mĂȘme temps un goĂ»t dĂ©cidĂ© pour les langues. Le rudiment, supplice des Ă©coliers, ne me coĂ»ta rien Ă apprendre ; j'attendais l'heure des leçons de latin avec une sorte d'impatience, comme un dĂ©lassement de mes chiffres et de mes figures de gĂ©omĂ©trie. En moins d'un an, je devins fort cinquiĂšme. Par une singularitĂ©, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamĂštre que l'abbĂ© Egault m'appelait l' ElĂ©giaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades. Quant Ă ma mĂ©moire en voici deux traits. J'appris par coeur mes tables de logarithmes c'est-Ă -dire qu'un nombre Ă©tant donnĂ© dans la proportion gĂ©omĂ©trique, je trouvais de mĂ©moire son exposant dans la proportion arithmĂ©tique, et vice versa. AprĂšs la priĂšre du soir que l'on disait en commun Ă la chapelle du collĂšge, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, Ă©tait obligĂ© d'en rendre compte. Nous arrivions fatiguĂ©s de jouer et mourant de sommeil Ă la priĂšre ; nous nous jetions sur les bancs, tĂąchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'ĂȘtre pas aperçus et consĂ©quemment interrogĂ©s. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurĂ©e. Un soir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'y croyais en sĂ»retĂ© contre le principal ; malheureusement, il signala ma manoeuvre et rĂ©solut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'un sermon ; chacun s'endormit. Je ne sais par quel hasard je restai Ă©veillĂ© dans mon confessionnal. Le principal qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout Ă coup m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avait lu. Le second point du sermon contenait une Ă©numĂ©ration des diverses maniĂšres dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et rĂ©pĂ©tai presque mot Ă mot plusieurs pages d'une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissement s'Ă©leva dans la chapelle le principal m'appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en rĂ©compense, de ne me lever le lendemain qu'Ă l'heure du dĂ©jeuner. Je me dĂ©robai modestement Ă l'admiration de mes camarades et je profitai bien de la grĂące accordĂ©e. Cette mĂ©moire des mots, qui ne m'est pas entiĂšrement restĂ©e, a fait place chez moi Ă une autre sorte de mĂ©moire plus singuliĂšre, dont j'aurai peut-ĂȘtre occasion de parler. Une chose m'humilie la mĂ©moire est souvent la qualitĂ© de la sottise ; elle appartient gĂ©nĂ©ralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et nĂ©anmoins, sans la mĂ©moire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiĂ©s, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le gĂ©nie ne pourrait rassembler ses idĂ©es ; le coeur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s'il ne s'en souvenait plus ; notre existence se rĂ©duirait aux moments successifs d'un prĂ©sent qui s'Ă©coule sans cesse ; il n'y aurait plus de passĂ©. O misĂšre de nous ! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mĂ©moire. Dieppe, octobre 1812. Vacances Ă Combourg. - Vie de chĂąteau en province. - Habitants de Combourg. J'allai passer le temps des vacances Ă Combourg. La vie de chĂąteau aux environs de Paris ne peut donner une idĂ©e de la vie de chĂąteau dans une province reculĂ©e. La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forĂȘts, BourgouĂ«t et TanoĂ«rn, dans un pays oĂč le bois est presque sans valeur. Mais Combourg Ă©tait riche en droits fĂ©odaux ; ces droits Ă©taient de diverses sortes les uns dĂ©terminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nĂ©s de l'ancien ordre politique ; les autres ne semblaient avoir Ă©tĂ© dans l'origine que des divertissements. Mon pĂšre avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prĂ©venir la prescription. Lorsque toute la famille Ă©tait rĂ©unie, nous prenions part Ă ces amusements gothiques les trois principaux Ă©taient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelĂ©e l' Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'Ă©tait plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu. La Quintaine conservait la tradition des tournois elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est trĂšs-bien dĂ©crite dans du Cange Voce Quintana. On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'Ă la valeur de deux moutons d ' or Ă la couronne de 25 sols parisis chacun. La foire appelĂ©e l' Angevine se tenait dans la prairie de l'Ă©tang, le 4 septembre de chaque annĂ©e, le jour de ma naissance. Les vassaux Ă©taient obligĂ©s de prendre les armes, ils venaient au chĂąteau lever la banniĂšre du seigneur ; de lĂ ils se rendaient Ă la foire pour Ă©tablir l'ordre, et prĂȘter force Ă la perception d'un pĂ©age dĂ» aux comtes de Combourg par chaque tĂȘte de bĂ©tail, espĂšce de droit rĂ©galien. A cette Ă©poque, mon pĂšre tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours les maĂźtres, dans la grand-salle, au raclement d'un violon ; les vassaux, dans la Cour Verte, au nasillement d'une musette. On chantait, on poussait des huzzas on tirait des arquebusades. Ces bruits se mĂȘlaient aux mugissements des troupeaux de la foire ; la foule vaguait dans les jardins et les bois et du moins une fois l'an, on voyait Ă Combourg quelque chose qui ressemblait Ă de la joie. Ainsi, j'ai Ă©tĂ© placĂ© assez singuliĂšrement dans la vie pour avoir assistĂ© aux courses de la Quintaine et Ă la proclamation des Droits de l ' Homme ; pour avoir vu la milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la banniĂšre des seigneurs de Combourg et le drapeau de la RĂ©volution. Je suis comme le dernier tĂ©moin des moeurs fĂ©odales. Les visiteurs que l'on recevait au chĂąteau se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue ces honnĂȘtes gens furent mes premiers amis. Notre vanitĂ© met trop d'importance au rĂŽle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville ; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu dĂ©daigne l'homme ignorĂ©, sans songer que le temps fait Ă©galement justice de leurs prĂ©tentions et qu'ils sont tous Ă©galement ridicules ou indiffĂ©rents aux yeux des gĂ©nĂ©rations qui se succĂšdent. Le premier habitant du lieu Ă©tait un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui redisait de grandes histoires de PondichĂ©ry. Comme il les racontait les coudes appuyĂ©s sur la table, mon pĂšre avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entreposeur des tabacs, M. Launay de La BillardiĂšte, pĂšre de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, Ă©tait mon camarade de jeux [J'ai retrouvĂ© mon ami David je dirai quand et comment. Note de GenĂšve, 1832.] . Le bonhomme s'avisa de vouloir ĂȘtre noble en 1789 il prenait bien son temps ! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sĂ©nĂ©chal GĂ©bert, le procureur fiscal Petit, le receveur Corvaisier, le chapelain l'abbĂ© Charmel, formaient la sociĂ©tĂ© de Combourg. Je n'ai pas rencontrĂ© Ă AthĂšnes des personnages plus cĂ©lĂšbres. MM. du Petit-Bois, de ChĂąteau-d'Assie, de TintĂ©niac un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe Ă la paroisse, et dĂźner ensuite chez le chĂątelain. Nous Ă©tions plus particuliĂšrement liĂ©s avec la famille TrĂ©maudan, composĂ©e du mari, de la femme extrĂȘmement belle, d'une soeur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une mĂ©tairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les TrĂ©maudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du chĂąteau que j'ai quittĂ© depuis trente ans ; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis Ă leur table ; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-ĂȘtre parlent-ils de moi au moment mĂȘme oĂč j'Ă©cris cette page je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscuritĂ©. Ils ont doutĂ© longtemps que l'homme dont ils entendaient parler fĂ»t le petit chevalier. Le recteur ou curĂ© de Combourg l'abbĂ© SĂ©vin, celui-lĂ mĂȘme dont j'Ă©coutais le prĂŽne, a montrĂ© la mĂȘme incrĂ©dulitĂ© ; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fĂ»t le dĂ©fenseur de la religion ; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, aprĂšs m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mĂȘlent Ă mon image aucune idĂ©e Ă©trangĂšre, qui me voient tel que j'Ă©tais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaĂźtraient-ils aujourd'hui sous les travestissements du temps ? Je serais obligĂ© de leur dire mon nom, avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras. Je porte malheur Ă mes amis. Un garde-chasse, appelĂ© Raulx, qui s'Ă©tait attachĂ© Ă moi, fut tuĂ© par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel Ă©trange mystĂšre dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme ? Mon imagination me reprĂ©sentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traĂźnant Ă la chaumiĂšre oĂč il expira. Je conçus l'idĂ©e de la vengeance ; je m'aurais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singuliĂšrement nĂ© dans le premier moment d'une offense je la sens Ă peine ; mais elle se grave dans ma mĂ©moire. son souvenir, au lieu de dĂ©croĂźtre, s'augmente avec le temps ; il dort dans mon coeur des mois, des annĂ©es entiĂšres, puis il se rĂ©veille Ă la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point Ă mes ennemis, je ne leur fais aucun mal ; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'envie ; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire cĂ©der en m'opprimant se sont trompĂ©s ; l'adversitĂ© est pour moi ce qu'Ă©tait la terre pour AntĂ©e ; je reprends des forces dans le sein de ma mĂšre. Si jamais le bonheur m'avait enlevĂ© dans ses bras, il m'eĂ»t Ă©touffĂ©. Dieppe, octobre 1812. Secondes vacances Ă Combourg. - RĂ©giment de Conti. - Camp Ă Saint-Malo. - Une abbaye. - Théùtre. - Mariage de mes deux soeurs aĂźnĂ©es. - Retour au collĂšge. - RĂ©volution commencĂ©e dans mes idĂ©es. Je retournai Ă Dol, Ă mon grand regret. L'annĂ©e suivante, il y eut un projet de descente Ă Jersey, et un camp s'Ă©tablit auprĂšs de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnĂ©es Ă Combourg. M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des rĂ©giments de Touraine et de Conti l'un Ă©tait le duc de Saint-Simon, et l'autre le marquis de Causans [J'ai Ă©prouvĂ© un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distinguĂ© par sa fidĂ©litĂ© et ses vertus chrĂ©tiennes. Note de GenĂšve, 1831.] . Vingt officiers Ă©taient tous les jours invitĂ©s Ă la table de mon pĂšre. Les plaisanteries de ces Ă©trangers me dĂ©plaisaient ; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du rĂ©giment de Conti, le marquis de Wignacourt, galoper sous des arbres, que des idĂ©es de voyage me passĂšrent pour la premiĂšre fois par la tĂȘte. Quand j'entendais nos hĂŽtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste ; je cherchais Ă deviner ce que c'Ă©tait que la sociĂ©tĂ© je dĂ©couvrais quelque chose de confus et de lointain ; mais bientĂŽt je me troublais. Des tranquilles rĂ©gions de l'innocence, en jetant les yeux sur le monde, j'avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel. Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante dĂ©filait, tambour et musique en tĂȘte, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la cĂŽte mon pĂšre y consentit. Je fus conduit Ă Saint-Malo par M. de La Morandais, trĂšs-bon gentilhomme, mais que la pauvretĂ© avait rĂ©duit Ă ĂȘtre rĂ©gisseur de la terre de Combourg. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argent au collet, une tĂȘtiĂšre ou morion de feutre gris Ă oreilles, Ă une seule corne en avant. Il me mit Ă califourchon derriĂšre lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attachĂ© par-dessus son habit j'Ă©tais enchantĂ©. Lorsque Claude de Bullion et le pĂšre du prĂ©sident de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, " on les portait tous les deux sur un mĂȘme Ăąne, dans des paniers, l'un d'un cĂŽtĂ©, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du cĂŽtĂ© de Lamoignon, parce qu'il Ă©tait plus lĂ©ger que son camarade, pour faire le contre-poids ". MĂ©moires du prĂ©sident de Lamoignon. M. de La Morandais prit des chemins de traverse Moult volontiers, de grand'maniĂšre, Alloit en bois et en riviĂšre ; Car nulles gens ne vont en bois Moult volontiers comme François. Nous nous arrĂȘtĂąmes pour dĂźner Ă une abbaye de BĂ©nĂ©dictins, qui, faute d'un nombre suffisant de moines, venait d'ĂȘtre rĂ©unie Ă un chef-lieu de l'ordre. Nous n'y trouvĂąmes que le pĂšre procureur, chargĂ© de la disposition des biens-meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dĂźner maigre, Ă l'ancienne bibliothĂšque du prieur nous mangeĂąmes quantitĂ© d'oeufs frais, avec des carpes et des brochets Ă©normes. A travers l'arcade d'un cloĂźtre, je voyais de grands sycomores, qui bordaient un Ă©tang. La cognĂ©e les frappaient au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient Ă terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou Ă©quarrissaient des troncs abattus. Mon coeur saignait Ă la vue de ces forĂȘts Ă©brĂ©chĂ©es et de ce monastĂšre dĂ©shabitĂ©. Le sac gĂ©nĂ©ral des maisons religieuses m'a rappelĂ© depuis le dĂ©pouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic. ArrivĂ© Ă Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Causans ; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scĂšne avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, Ă©pousa la fille de M. de Boisgarin, un peu boiteuse, mais charmante cela fit grand bruit, et donna matiĂšre Ă un procĂšs que plaide encore aujourd'hui M. Lacretelle l'aĂźnĂ©. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie ? " A mesure que la mĂ©moire de mes privĂ©s amis ", dit Montaigne, " leur fournit la chose entiĂšre, ils reculent si arriĂšre leur narration, que si le conte est bon, ils en Ă©touffent la bontĂ© ; s'il ne l'est pas, vous ĂȘtes Ă maudire ou l'heur de leur mĂ©moire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des rĂ©cits bien plaisants devenir trĂšs-ennuyeux en la bouche d'un seigneur. " J'ai peur d'ĂȘtre ce seigneur. Mon frĂšre Ă©tait Ă Saint-Malo, lorsque M. de La Morandais m'y dĂ©posa. Il me dit un soir " Je te mĂšne au spectacle prends ton chapeau. " Je perds la tĂȘte ; je descends droit Ă la cave pour chercher mon chapeau qui Ă©tait au grenier. Une troupe de comĂ©diens ambulants venait de dĂ©barquer. J'avais rencontrĂ© des marionnettes ; je supposais qu'on voyait au théùtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue. J'arrive, le coeur palpitant, Ă une salle bĂątie en bois dans une rue dĂ©serte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilĂ avec mon frĂšre dans une loge Ă moitiĂ© pleine. Le rideau Ă©tait levĂ©, la piĂšce commencĂ©e on jouait le PĂšre de famille. J'aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théùtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivĂ©e du public j'Ă©tais seulement Ă©tonnĂ© qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les Ă©coutĂąt en silence. Mon Ă©bahissement redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scĂšne, se mirent Ă faire de grands bras, Ă larmoyer, et lorsque chacun se prit Ă pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris Ă tout cela. Mon frĂšre descendit au foyer entre les deux piĂšces. DemeurĂ© dans la loge au milieu des Ă©trangers dont ma timiditĂ© me faisait un supplice, j'aurais voulu ĂȘtre au fond de mon collĂšge. Telle fut la premiĂšre impression que je reçus de l'art de Sophocle et de MoliĂšre. La troisiĂšme annĂ©e de mon sĂ©jour Ă Dol fut marquĂ©e par le mariage de mes deux soeurs aĂźnĂ©es Marianne Ă©pousa le comte de Marigny, et BĂ©nigne le comte de QuĂ©briac. Elles suivirent leurs maris Ă FougĂšres signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bientĂŽt se sĂ©parer. Mes soeurs reçurent la bĂ©nĂ©diction nuptiale Ă Combourg le mĂȘme jour, Ă la mĂȘme heure, au mĂȘme autel, dans la chapelle du chĂąteau. Elles pleuraient, ma mĂšre pleurait ; je fus Ă©tonnĂ© de cette douleur je la comprends aujourd'hui. Je n'assiste pas Ă un baptĂȘme ou Ă un mariage sans sourire amĂšrement ou sans Ă©prouver un serrement de coeur. AprĂšs le malheur de naĂźtre, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour Ă un homme. Cette mĂȘme annĂ©e commença une rĂ©volution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non chĂątiĂ© et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'idĂ©es que ces deux livres me causĂšrent est incroyable un monde Ă©trange s'Ă©leva autour de moi. D'un cĂŽtĂ©, je soupçonnai des secrets incomprĂ©hensibles Ă mon Ăąge, une existence diffĂ©rente de la mienne, des plaisirs au delĂ de mes jeux, des charmes d'une nature ignorĂ©e dans un sexe oĂč je n'avais vu qu'une mĂšre et des soeurs ; d'un autre cĂŽtĂ©, des spectres traĂźnant des chaĂźnes et vomissant des flammes m'annonçaient les supplices Ă©ternels pour un seul pĂ©chĂ© dissimulĂ©. Je perdis le sommeil, la nuit, je croyais voir tour Ă tour des mains noires et des mains blanches passer Ă travers mes rideaux je vins Ă me figurer que ces derniĂšres mains Ă©taient maudites par la religion, et cette idĂ©e accrut mon Ă©pouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystĂšre. FrappĂ© Ă la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prĂ©maturĂ©e et les terreurs de la superstition. DĂšs lors je sentis s'Ă©chapper quelques Ă©tincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais le quatriĂšme livre de 1' EnĂ©ide et lisais le TĂ©lĂ©maque tout Ă coup je dĂ©couvris dans Didon et dans Eucharis des beautĂ©s qui me ravirent ; je devins sensible Ă l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour Ă livre ouvert l' Aeneadum genitrix, hominum divumque voluptas de LucrĂšce avec tant de vivacitĂ©, que M. Egault m'arracha le poĂšme et me jeta dans les racines grecques. Je dĂ©robai un Tibulle quand j'arrivai au Quam iuvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de voluptĂ© et de mĂ©lancolie semblĂšrent me rĂ©vĂ©ler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la PĂ©cheresse et de l' Enfant prodigue ne me quittaient plus ; on me les laissait feuilleter car on ne se doutait guĂšre de ce que j'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions sĂ©duisantes des dĂ©sordres de l'Ăąme. Je m'endormais en balbutiant des phrases incohĂ©rentes, oĂč je tĂąchais de mettre la douceur, le nombre et la grĂące de l'Ă©crivain qui a le mieux transportĂ© dans la prose l'euphonie racinienne. Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vĂ©ritĂ© les entraĂźnements du coeur mĂȘlĂ©s aux syndĂ©rĂšses chrĂ©tiennes, je suis persuadĂ© que j'ai dĂ» ce succĂšs au hasard qui me fit connaĂźtre au mĂȘme moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre, eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensĂ©es que m'avaient laissĂ©es des tableaux sans voile. Dieppe, fin d'octobre 1812. Aventure de la pie. - RentrĂ©e au collĂšge. Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait Ă me tourmenter, naquit en moi l'honneur ; exaltation de l'Ăąme, qui maintient le coeur incorruptible au milieu de la corruption, sorte de principe rĂ©parateur placĂ© auprĂšs d'un principe dĂ©vorant, comme la source inĂ©puisable des prodiges que l'amour demande Ă la jeunesse et des sacrifices qu'il impose. Lorsque le temps Ă©tait beau les pensionnaires du collĂšge sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines du haut de ce tertre isolĂ©, l'oeil plane sur la mer et sur des marais oĂč voltigent pendant la nuit des feux follets, lumiĂšre des sorciers qui brĂ»le aujourd'hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades Ă©tait les prĂ©s qui environnaient un sĂ©minaire d' Eudistes, d'Eudes, frĂšre de l'historien MĂ©zerai, fondateur de leur congrĂ©gation. Un jour du mois de mai, l'abbĂ© Egault, prĂ©fet de semaine, nous avait conduits Ă ce sĂ©minaire on nous laissait une grande libertĂ© de jeux, mais il Ă©tait expressĂ©ment dĂ©fendu de monter sur les arbres. Le rĂ©gent aprĂšs nous avoir Ă©tablis dans un chemin herbu, s'Ă©loigna pour dire son brĂ©viaire. Des ormes bordaient le chemin tout Ă la cime du plus grand, brillait un nid de pie nous voilĂ en admiration, nous montrant mutuellement la mĂšre assise sur ses oeufs, et pressĂ©s du plus vif dĂ©sir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure ? L'ordre Ă©tait si sĂ©vĂšre, le rĂ©gent si prĂšs, l'arbre si haut ! Toutes les espĂ©rances se tournent vers moi ; je grimpais comme un chat. J'hĂ©site, puis la gloire l'emporte je me dĂ©pouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence Ă monter. Le tronc Ă©tait sans branches, exceptĂ© aux deux tiers de sa crue, oĂč se formait une fourche dont une des pointes portait le nid. Mes camarades, assemblĂ©s sous l'arbre, applaudissent Ă mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'oĂč pouvait venir le prĂ©fet, trĂ©pignant de joie dans l'espoir des oeufs, mourant de peur dans l'attente du chĂątiment. J'aborde au nid ; la pie s'envole ; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste Ă califourchon. L'arbre Ă©tant Ă©laguĂ©, je ne pouvais appuyer mes pieds ni Ă droite ni Ă gauche pour me soulever et reprendre le limbe extĂ©rieur je demeure suspendu en l'air Ă cinquante pieds. Tout Ă coup un cri " Voici le prĂ©fet ! " et je me vois incontinent abandonnĂ© de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appelĂ© Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tĂŽt obligĂ© de renoncer Ă sa gĂ©nĂ©reuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma fĂącheuse position, c'Ă©tait de me suspendre en dehors par les mains Ă l'une des deux dents de la fourche, et de tĂącher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation. J'exĂ©cutai cette manoeuvre au pĂ©ril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas lĂąchĂ© mon trĂ©sor ; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en ai jetĂ© tant d'autres. En dĂ©valant le tronc, je m'Ă©corchai les mains, je m'Ă©raillai les jambes et la poitrine, et j'Ă©crasai les oeufs ce fut ce qui me perdit. Le prĂ©fet ne m'avait point vu sur l'orme ; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'y eut pas moyen de lui dĂ©rober l'Ă©clatante couleur d'or dont j'Ă©tais barbouillĂ©. " Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. " Si cet homme m'eĂ»t annoncĂ© qu'il commuait cette peine dans celle de mort, j'aurais Ă©prouvĂ© un mouvement de joie. L'idĂ©e de la honte n'avait point approchĂ© de mon Ă©ducation sauvage Ă tous les Ăąges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse prĂ©fĂ©rĂ© Ă l'horreur d'avoir Ă rougir devant une crĂ©ature vivante. L'indignation s'Ă©leva dans mon coeur, je rĂ©pondis Ă l'abbĂ© Egault, avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme que jamais ni lui ni personne ne lĂšverait la main sur moi. Cette rĂ©ponse l'anima ; il m'appela rebelle et promit de faire un exemple. " Nous verrons ", rĂ©pliquai-je, et je me mis Ă jouer Ă la balle avec un sang-froid qui le confondit. Nous retournĂąmes au collĂšge ; le rĂ©gent me fit entrer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltĂ©s firent place Ă des torrents de larmes. Je reprĂ©sentai Ă l'abbĂ© Egault qu'il m'avait appris le latin ; que j'Ă©tais son Ă©colier, son disciple, son enfant ; qu'il ne voudrait pas dĂ©shonorer son Ă©lĂšve, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable, qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et Ă l'eau, me priver de mes rĂ©crĂ©ations, me charger de pensums ; que je lui saurais grĂ© de cette clĂ©mence et l'en aimerais davantage. Je tombai Ă ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par JĂ©sus-Christ de m'Ă©pargner il demeura sourd Ă mes priĂšres. Je me levai plein de rage, et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant Ă la porte de sa chambre, la ferme Ă double tour et revient sur moi. Je me retranche derriĂšre son lit, il m'allonge Ă travers le lit des coups de fĂ©rule. Je m'entortille dans la couverture, et, m'animant au combat, je m'Ă©crie Macte animo, generose puer ! Cette Ă©rudition de grimaud fit rire malgrĂ© lui mon ennemi ; il parla d'armistice nous conclĂ»mes un traitĂ© ; je convins de m'en rapporter Ă l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire Ă la punition que j'avais repoussĂ©e. Quand l'excellent prĂȘtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu'il ne se put empĂȘcher de me donner sa bĂ©nĂ©diction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie et auquel j'ai tant de fois sacrifiĂ© repos, plaisir et fortune. Les vacances oĂč j'entrai dans ma douziĂšme annĂ©e furent tristes ; l'abbĂ© Leprince m'accompagna Ă Combourg. Je ne sortais qu'avec mon prĂ©cepteur ; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine, il Ă©tait mĂ©lancolique et silencieux ; je n'Ă©tais guĂšre plus gai. Nous marchions des heures entiĂšres Ă la suite l'un de l'autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous Ă©garĂąmes dans les bois ; M. Leprince se tourna vers moi et me dit " Quel chemin faut-il prendre ? " je rĂ©pondis sans hĂ©siter " Le soleil se couche ; il frappe Ă prĂ©sent la fenĂȘtre de la grosse tour marchons par lĂ . " M. Leprince raconta le soir la chose Ă mon pĂšre le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forĂȘts de l'AmĂ©rique, je me suis rappelĂ© les bois de Combourg mes souvenirs se font Ă©cho. L'abbĂ© Leprince dĂ©sirait que l'on me donnĂąt un cheval, mais dans les idĂ©es de mon pĂšre, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'Ă©tais rĂ©duit Ă monter Ă la dĂ©robĂ©e deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'Ă©tait pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommĂ©s par les Romains desultorios equos, et façonnĂ©s Ă secourir leur maĂźtre ; c'Ă©tait un PĂ©gase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais Ă sauter des fossĂ©s. Je ne me suis jamais beaucoup souciĂ© de chevaux, quoique j'aie menĂ© la vie d'un Tartare, et contre l'effet que ma premiĂšre Ă©ducation aurait dĂ» produire, je monte Ă cheval avec plus d'Ă©lĂ©gance que de soliditĂ©. La fiĂšvre tierce, dont j'avais apportĂ© le germe des marais de Dol, me dĂ©barrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviĂ©tan passa dans le village ; mon pĂšre, qui ne croyait point aux mĂ©decins, croyait aux charlatans il envoya chercher l'empirique, qui dĂ©clara me guĂ©rir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonnĂ© d'or, large tignasse poudrĂ©e, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usĂ©, bas de soie d'un blanc bleuĂątre, et souliers avec des boucles Ă©normes. Il ouvre mes rideaux, me tĂąte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nĂ©cessitĂ© de me purger, et me donne Ă manger un petit morceau de caramel. Mon pĂšre approuvait l'affaire, car il prĂ©tendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute espĂšce de maux, il fallait purger son homme jusqu'au sang. Une demi-heure aprĂšs avoir avalĂ© le caramel, je fus pris de vomissements effroyables ; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenĂȘtre de la tour. Celui-ci, Ă©pouvantĂ©, met habit bas retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens ; il rĂ©pĂ©tait mes cris et ajoutait aprĂšs Che ? monsou Lavandier ? Ce monsieur Lavandier Ă©tait le pharmacien du village, qu'on avait appelĂ© au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des Ă©clats de rire qu'il m'arrachait. On arrĂȘta les effets de cette trop forte dose d'Ă©mĂ©tique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe Ă errer autour de notre tombe ; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu, Ă©tait un chanoine de Saint-Malo ; il gisait expirĂ© sur son lit, le visage distors par les derniĂšres convulsions. La mort est belle, elle est notre amie nĂ©anmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se prĂ©sente Ă nous masquĂ©e et que son masque nous Ă©pouvante. On me renvoya au collĂšge Ă la fin de l'automne. VallĂ©e-aux-Loups, dĂ©cembre 1813. Invasion de la France. - Jeux. - L'abbĂ© de Chateaubriand. De Dieppe oĂč l'injonction de la police m'avait obligĂ© de me rĂ©fugier, on m'a permis de revenir Ă la VallĂ©e-aux-Loups, oĂč je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat Ă©tranger, qui dans ce moment mĂȘme envahit ma patrie ; j'Ă©cris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitĂ©es que les Ă©vĂ©nements de ce jour [ De Bonaparte et des Bourbons. Note de GenĂšve, 1831.] ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des annĂ©es qui dorment dans la tombe, Ă la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passĂ© d'un homme est Ă©troit et court, Ă cĂŽtĂ© du vaste prĂ©sent des peuples et de leur avenir immense ! Les mathĂ©matiques, le grec et le latin occupĂšrent tout mon hiver au collĂšge. Ce qui n'Ă©tait pas consacrĂ© Ă l'Ă©tude Ă©tait donnĂ© Ă ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit BĂ©douin roulent le cerceau et lancent la balle. FrĂšres d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la mĂȘme partout. Alors les passions modifiĂ©es par les climats, les gouvernements et les moeurs font les nations diverses ; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le mĂȘme langage c'est la sociĂ©tĂ© qui est la vĂ©ritable tour de Babel. Un matin, j'Ă©tais trĂšs animĂ© Ă une partie de barres dans la grande cour du collĂšge ; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique Ă la porte extĂ©rieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les maniĂšres brusques et impatientes, le ton farouche ; ayant un bĂąton Ă la main, portant une perruque noire mal frisĂ©e, une soutane dĂ©chirĂ©e retroussĂ©e dans ses poches, des souliers poudreux des bas percĂ©s au talon " Petit polisson, " me dit-il, " n'ĂȘtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg ? - Oui, monsieur ", rĂ©pondis-je tout Ă©tourdi de l'apostrophe. " - Et moi, " reprit-il presque Ă©cumant, " je suis le dernier aĂźnĂ© de votre famille, je suis l'abbĂ© de Chateaubriand de la GuĂ©rande regardez-moi bien. " Le fier abbĂ© met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un Ă©cu de six francs moisi, enveloppĂ© dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue Ă pied son voyage en marmottant ses matines d'un air furibond. J'ai su depuis que le prince de CondĂ© avait fait offrir Ă ce hobereau-vicaire le prĂ©ceptorat du duc de Bourbon. Le prĂȘtre outrecuidĂ© rĂ©pondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les hĂ©ritiers de cette baronnie pouvaient avoir des prĂ©cepteurs, mais n'Ă©taient les prĂ©cepteurs de personne. Cette hauteur Ă©tait le dĂ©faut de ma famille ; elle Ă©tait odieuse dans mon pĂšre ; mon frĂšre la poussait jusqu'au ridicule ; elle a un peu passĂ© Ă son fils aĂźnĂ©. - Je ne suis pas bien sĂ»r, malgrĂ© mes inclinations rĂ©publicaines de m'en ĂȘtre complĂštement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cachĂ©e. PremiĂšre communion. - Je quitte le collĂšge de Dol. L'Ă©poque de ma premiĂšre communion approchait, moment oĂč l'on dĂ©cidait dans la famille de l'Ă©tat futur de l'enfant. Cette cĂ©rĂ©monie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrĂ©tiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand Ă©tait venue assister Ă la premiĂšre communion d'un fils qui, aprĂšs s'ĂȘtre uni Ă son Dieu, allait se sĂ©parer de sa mĂšre. Ma piĂ©tĂ© paraissait sincĂšre ; j'Ă©difiais tout le collĂšge mes regards Ă©taient ardents ; mes abstinences rĂ©pĂ©tĂ©es allaient jusqu'Ă donner de l'inquiĂ©tude Ă mes maĂźtres ; on craignait l'excĂšs de ma dĂ©votion ; une religion Ă©clairĂ©e cherchait Ă tempĂ©rer ma ferveur. J'avais pour confesseur le supĂ©rieur du sĂ©minaire des Eudistes homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me prĂ©sentais au tribunal de la pĂ©nitence, il m'interrogeait avec anxiĂ©tĂ©. Surpris de la lĂ©gĂšretĂ© de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je dĂ©posais dans son sein. Plus le jour de PĂąques s'avoisinait, plus les questions du religieux Ă©taient pressantes. " Ne me cachez-vous rien ? " me disait-il. Je rĂ©pondais " Non, mon pĂšre. - N'avez-vous pas fait telle faute ? - Non, mon pĂšre. " Et toujours " Non, mon pĂšre. " Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'au fond de l'Ăąme, et moi, je sortais de sa prĂ©sence, pĂąle et dĂ©figurĂ© comme un criminel. Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en priĂšres, et Ă lire avec terreur, le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, Ă trois heures de l'aprĂšs-midi, nous partĂźmes pour le sĂ©minaire ; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attachĂ© Ă mon nom, n'aurait pas donnĂ© Ă madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueil qu'elle Ă©prouvait comme chrĂ©tienne et comme mĂšre, en voyant son fils prĂȘt Ă participer au grand mystĂšre de la religion. En arrivant Ă l'Ă©glise, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anĂ©anti. Lorsque je me levai pour me rendre Ă la sacristie oĂč m'attendait le supĂ©rieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prĂȘtre ; ce ne fut que de la voix la plus altĂ©rĂ©e que je parvins Ă prononcer mon Confiteor. " Eh bien, n'avez-vous rien oubliĂ© ? " me dit l'homme de JĂ©sus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencĂšrent, et le fatal non, mon pĂšre, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils Ă Celui qui confĂ©ra aux apĂŽtres le pouvoir de lier et de dĂ©lier les Ăąmes. Alors, faisant un effort, il se prĂ©pare Ă me donner l'absolution. La foudre que le ciel eĂ»t lancĂ©e sur moi, m'aurait causĂ© moins d'Ă©pouvante je m'Ă©criai " Je n'ai pas tout dit ! " Ce redoutable juge, ce dĂ©lĂ©guĂ© du souverain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre ; il m'embrasse et fond en larmes " Allons, me dit-il mon cher fils, du courage ! " Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l'on m'avait dĂ©barrassĂ© du poids d'une montagne, on ne m'eĂ»t pas plus soulagĂ© je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai Ă©tĂ© créé honnĂȘte homme ; je sentis que je ne survivrais jamais Ă un remords quel doit donc ĂȘtre celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d'un enfant ! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultĂ©s ! Quels prĂ©ceptes de morale supplĂ©eront jamais Ă ces institutions chrĂ©tiennes ? Le premier aveu fait, rien ne me coĂ»ta plus mes puĂ©rilitĂ©s cachĂ©es, et qui auraient fait rire le monde, furent pesĂ©es au poids de la religion. Le supĂ©rieur se trouva fort embarrassĂ© ; il aurait voulu retarder ma communion, mais j'allais quitter le collĂšge de Dol et bientĂŽt entrer au service dans la marine. Il dĂ©couvrit avec une grande sagacitĂ©, dans le caractĂšre mĂȘme de mes juvĂ©niles, tout insignifiantes qu'elles Ă©taient, la nature de mes penchants ; c'est le premier homme qui ait pĂ©nĂ©trĂ© le secret de ce que je pouvais ĂȘtre. Il devina mes futures passions ; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prĂ©dit aussi mes maux Ă venir. " Enfin, " ajouta-t-il " le temps manque Ă votre pĂ©nitence ; mais vous ĂȘtes lavĂ© de vos pĂ©chĂ©s par un aveu courageux, quoique tardif. " Il prononça, en levant la main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tĂȘte que la rosĂ©e cĂ©leste ; j'inclinai mon front pour la recevoir ; ce que je sentais participait de la fĂ©licitĂ© des anges. Je m'allai prĂ©cipiter dans le sein de ma mĂšre qui m'attendait au pied de l'autel. Je ne parus plus le mĂȘme Ă mes maĂźtres et Ă mes camarades ; je marchais d'un pas lĂ©ger, la tĂȘte haute, l'air radieux, dans tout le triomphe du repentir. Le lendemain, Jeudi-Saint, je fus admis Ă cette cĂ©rĂ©monie touchante et sublime dont j'ai vainement essayĂ© de tracer le tableau dans le GĂ©nie du Christianisme . J'y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumĂ©es mon bouquet et mes habits Ă©taient moins beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-lĂ , tout fut Ă Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi la prĂ©sence rĂ©elle de la victime dans le saint sacrement de l'autel m'Ă©tait aussi sensible que la prĂ©sence de ma mĂšre Ă mes cĂŽtĂ©s. Quand l'hostie fut dĂ©posĂ©e sur mes lĂšvres je me sentis comme tout Ă©clairĂ© en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matĂ©rielle qui m'occupĂąt Ă©tait la crainte de profaner le pain sacrĂ©. Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment, Dieu lui-mĂȘme le compose De la fleur de son froment. Racine. Je conçus encore le courage des martyrs ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions. J'aime Ă rappeler ces fĂ©licitĂ©s qui prĂ©cĂ©dĂšrent de peu d'instants dans mon Ăąme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre ; en voyant le mĂȘme coeur Ă©prouver dans l'intervalle de trois ou quatre annĂ©es, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus sĂ©duisant et de plus funeste on choisira des deux joies ; on verra de quel cĂŽtĂ© il faut chercher le bonheur et surtout le repos. Trois semaines aprĂšs ma premiĂšre communion, je quittai le collĂšge de Dol. Il me reste de cette maison un agrĂ©able souvenir notre enfance laisse quelque chose d'elle-mĂȘme aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objets qu'elle a touchĂ©s. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant Ă la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maĂźtres. L'abbĂ© Leprince, nommĂ© Ă un bĂ©nĂ©fice auprĂšs de Rouen, vĂ©cut peu ; l'abbĂ© Egault obtint une cure dans le diocĂšse de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abbĂ© Porcher, au commencement de la RĂ©volution il Ă©tait instruit, doux et simple de coeur. La mĂ©moire de cet obscur Rollin me sera toujours chĂšre et vĂ©nĂ©rable. VallĂ©e-aux-Loups, fin de dĂ©cembre 1813. Mission Ă Combourg. - CollĂšge de Rennes. - Je retrouve Gesril. - Moreau, LimoĂ«lan. - Mariage de ma troisiĂšme soeur. Je trouvai Ă Combourg de quoi nourrir ma piĂ©tĂ©, une mission ; j'en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'Ă©vĂȘque de Saint-Malo. AprĂšs cela, on Ă©rigea une croix ; j'aidai Ă la soutenir, tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore elle s'Ă©lĂšve devant la tour oĂč est mort mon pĂšre. Depuis trente annĂ©es elle n'a vu paraĂźtre personne aux fenĂȘtres de cette tour ; elle n'est plus saluĂ©e des enfants du chĂąteau ; chaque printemps elle les attend en vain ; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidĂšles Ă leur nid que l'homme Ă sa maison. Heureux si ma vie s'Ă©tait Ă©coulĂ©e au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent Ă©tĂ© blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix ! Je ne tardai pas Ă partir pour Rennes j'y devais continuer mes Ă©tudes et clore mon cours de mathĂ©matiques, afin de subir ensuite Ă Brest l'examen de garde-marine. M. de Fayolle Ă©tait principal du collĂšge de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distinguĂ©s, l'abbĂ© de Chateaugiron pour la seconde, l'abbĂ© GermĂ© pour la rhĂ©torique, l'abbĂ© Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes Ă©taient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy et GinguenĂ©, sortis de ce collĂšge, auraient fait honneur Ă Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny avait aussi Ă©tudiĂ© Ă Rennes ; j'hĂ©ritai de son lit dans la chambre qui me fut assignĂ©e. Rennes me semblait une Babylone, le collĂšge un monde. La multitude des maĂźtres et des Ă©coliers, la grandeur des bĂątiments, du jardin et des cours, me paraissaient dĂ©mesurĂ©es je m'y habituai cependant. A la fĂȘte du Principal, nous avions des jours de congĂ© ; nous chantions Ă tue-tĂȘte Ă sa louange de superbes couplets de notre façon, oĂč nous disions O Terpsichore, ĂŽ Polymnie, Venez, venez remplir nos voeux ; La raison mĂȘme vous convie. Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant que j'avais eu Ă Dol sur mes anciens compagnons il m'en coĂ»ta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse ; on s'envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des BĂ©nĂ©dictins, appelĂ© le Thabor nous nous servions de compas de mathĂ©matiques attachĂ©s au bout d'une canne, ou nous en venions Ă une lutte corps Ă corps plus ou moins fĂ©lonne ou courtoise, selon la gravitĂ© du dĂ©fi. Il y avait des juges du camp qui dĂ©cidaient s'il Ă©chĂ©ait gage, et de quelle maniĂšre les champions mĂšneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au collĂšge mon ami Gesril, qui prĂ©sidait comme Ă Saint-Malo, Ă ces engagements. Il voulait ĂȘtre mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la premiĂšre victime de la RĂ©volution. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest allant Ă l'Ă©chafaud " Je ne crie merci qu'Ă Dieu. " Je rencontrai Ă ce collĂšge deux hommes devenus depuis diffĂ©remment cĂ©lĂšbres Moreau le gĂ©nĂ©ral, et LimoĂ«lan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui prĂȘtre en AmĂ©rique. Il n'existe qu'un portrait de Lucile, et cette mĂ©chante miniature a Ă©tĂ© faite par LimoĂ«lan, devenu peintre pendant les dĂ©tresses rĂ©volutionnaires. Moreau Ă©tait externe, LimoĂ«lan pensionnaire. On a rarement trouvĂ© Ă la mĂȘme Ă©poque, dans une mĂȘme province, dans une mĂȘme petite ville, dans une mĂȘme maison d'Ă©ducation, des destinĂ©es aussi singuliĂšres. Je ne puis m'empĂȘcher de raconter un tour d'Ă©colier que joua au prĂ©fet de semaine mon camarade LimoĂ«lan. Le prĂ©fet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, aprĂšs la retraite, pour voir si tout Ă©tait bien il regardait Ă cet effet par un trou pratiquĂ© dans chaque porte. LimoĂ«lan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la mĂȘme chambre D'animaux malfaisants c'Ă©tait un fort bon plat. Vainement avions-nous plusieurs fois bouchĂ© le trou avec du papier ; le prĂ©fet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises. Un soir LimoĂ«lan, sans nous communiquer son projet nous engage Ă nous coucher et Ă Ă©teindre la lumiĂšre. BientĂŽt nous l'entendons se lever, aller Ă la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure aprĂšs, voici venir le prĂ©fet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui Ă©tions suspects, il s'arrĂȘte Ă notre porte, Ă©coute, regarde, n'aperçoit point de lumiĂšre... " Qui est-ce qui a fait cela ? " s'Ă©crie-t-il en se prĂ©cipitant dans la chambre. LimoĂ«lan d'Ă©touffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitiĂ© niais, moitiĂ© goguenard " Qu'est-ce donc, monsieur le prĂ©fet ? " VoilĂ Saint-Riveul et moi Ă rire comme LimoĂ«lan et Ă nous cacher sous nos couvertures. On ne put rien tirer de nous nous fĂ»mes hĂ©roĂŻques. Nous fĂ»mes mis tous quatre en prison au caveau Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait Ă la basse-cour ; il engagea sa tĂȘte dans cette taupiniĂšre, un porc accourut et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du collĂšge et mit couler un tonneau de vin. LimoĂ«lan dĂ©molit un mur et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson Ă un prĂ©fet de collĂšge, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre rĂ©gicide, qui signait aprĂšs lui l'arrĂȘt de mort de Charles Ier. Quoique l'Ă©ducation fĂ»t trĂšs religieuse au collĂšge de Rennes, ma ferveur se ralentit le grand nombre de mes maĂźtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançai dans l'Ă©tude des langues ; je devins fort en mathĂ©matiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant dĂ©cidĂ© j'aurais fait un bon officier de marine ou de gĂ©nie. En tout j'Ă©tais nĂ© avec des dispositions faciles sensible aux choses sĂ©rieuses comme aux choses agrĂ©ables, j'ai commencĂ© par la poĂ©sie, avant d'en venir Ă la prose, les arts me transportaient ; j'ai passionnĂ©ment aimĂ© la musique et l'architecture. Quoique prompt Ă m'ennuyer de tout, j'Ă©tais capable des plus petits dĂ©tails ; Ă©tant douĂ© d'une patience Ă toute Ă©preuve, quoique fatiguĂ© de l'objet qui m'occupait, mon obstination Ă©tait plus forte que mon dĂ©goĂ»t. Je n'ai jamais abandonnĂ© une affaire quand elle a valu la peine d'ĂȘtre achevĂ©e ; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier. Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'Ă©tais habile aux Ă©checs, adroit au billard Ă la chasse, au maniement des armes ; je dessinais passablement ; j'aurais bien chantĂ©, si l'on eĂ»t pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon Ă©ducation, Ă une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon pĂ©dant, que je n'ai jamais eu l'air hĂ©bĂ©tĂ© ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanitĂ© fanfaronne des nouveaux auteurs. Je passai deux ans au collĂšge de Rennes ; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisiĂšme soeur, se maria dans le cours de ces deux annĂ©es elle Ă©pousa le comte de Farcy, capitaine au rĂ©giment de CondĂ©, et s'Ă©tablit avec son mari Ă FougĂšres, oĂč dĂ©jĂ habitaient mes deux soeurs aĂźnĂ©es, mesdames de Marigny et de QuĂ©briac. Le mariage de Julie eut lieu Ă Combourg, et j'assistai Ă la noce. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli qui se fit remarquer par son intrĂ©piditĂ© Ă l'Ă©chafaud cousine et intime amie du marquis de La RouĂ«rie, elle fut mĂȘlĂ©e Ă sa conspiration. Je n'avais encore vu la beautĂ© qu'au milieu de ma famille ; je restai confondu en l'apercevant sur le visage d'une femme Ă©trangĂšre. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nouvelle perspective ; j'entendais la voix lointaine et sĂ©duisante des passions qui venaient Ă moi ; je me prĂ©cipitais au-devant de ces sirĂšnes, attirĂ© par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prĂȘtre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinitĂ©. Mais les hymnes que je chantais, en brĂ»lant ces encens pouvaient-ils s'appeler baumes, ainsi que les poĂ©sies de l'hiĂ©rophante ? La VallĂ©e-aux-Loups, janvier 1814. Je suis envoyĂ© Ă Brest pour subir l'examen de garde de marine. - Le port de Brest. - Je retrouve encore Gesril. - La PĂ©rouse. - Je reviens Ă Combourg. AprĂšs le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collĂšge de Rennes, je ne sentis point le regret que j'Ă©prouvai en sortant du petit collĂšge de Dol ; peut-ĂȘtre n'avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout ma jeunesse n'Ă©tait plus enveloppĂ©e dans sa fleur, le temps commençait Ă la dĂ©clore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre, dont un des fils, officier trĂšs distinguĂ© d'artillerie dans les armĂ©es Bonaparte, a Ă©pousĂ© la fille unique de ma soeur la comtesse de Farcy. ArrivĂ© Ă Brest, je ne trouvai point mon brevet d'aspirant ; je ne sais quel accident l'avait retardĂ©. Je restai ce qu'on appelait soupirant, et comme tel, exempt d'Ă©tudes rĂ©guliĂšres. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, Ă une table d'hĂŽte d'aspirants, et me prĂ©senta au commandant de la marine, le comte Hector. AbandonnĂ© Ă moi-mĂȘme pour la premiĂšre fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma sociĂ©tĂ© habituelle se rĂ©duisit Ă mes maĂźtres d'escrime, de dessin et de mathĂ©matiques. Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait Ă Brest l'extrĂ©mitĂ© de la pĂ©ninsule Armoricaine aprĂšs ce cap avancĂ©, il n'y avait plus rien qu'un ocĂ©an sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mĂąt qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule constructeurs, matelots militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs dĂ©barquaient et s'embarquaient, des pilotes commandaient la manoeuvre, des charpentiers Ă©quarrissaient des piĂšces de bois, des cordiers filaient des cĂąbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudiĂšres d'oĂč sortaient une Ă©paisse fumĂ©e et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins Ă la marine des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d'artillerie. Ici des charrettes s'avançaient dans l'eau Ă reculons pour recevoir des chargements ; lĂ , des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-mĂŽles creusaient des atterrissements. Des forts rĂ©pĂ©taient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. Mon esprit se remplissait d'idĂ©es vagues sur la sociĂ©tĂ©, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait. Je quittais le mĂąt sur lequel j'Ă©tais assis ; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port ; j'arrivais Ă un coude oĂč ce port disparaissait. LĂ , ne voyant plus rien qu'une vallĂ©e tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite riviĂšre. TantĂŽt regardant couler l'eau, tantĂŽt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prĂȘtant l'oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rĂȘverie. Au milieu de cette rĂȘverie, si le vent m'apportait le son du canon d'un vaisseau qui mettait Ă la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux. Un jour, j'avais dirigĂ© ma promenade vers l'extrĂ©mitĂ© extĂ©rieure du port du cĂŽtĂ© de la mer il faisait chaud, je m'Ă©tendis sur la grĂšve et m'endormis. Tout Ă coup, je suis rĂ©veillĂ© par un bruit magnifique ; j'ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirĂšmes dans les mouillages de la Sicile, aprĂšs la victoire sur Sextus PompĂ©e ; les dĂ©tonations de l'artillerie se succĂ©daient ; la rade Ă©tait semĂ©e de navires la grande escadre française rentrait aprĂšs la signature de la paix. Les vaisseaux manoeuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, prĂ©sentaient la poupe, la proue, le flanc, s'arrĂȘtaient en jetant l'ancre au milieu de leur course, ou continuaient Ă voltiger sur les flots. Rien ne m'a jamais donnĂ© une plus haute idĂ©e de l'esprit humain ; l'homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit Ă la mer " Tu n'iras pas plus loin. Non procedes amplius. " Tout Brest accourut. Des chaloupes se dĂ©tachent de la flotte et abordent au MĂŽle. Les officiers dont elles Ă©taient remplies, le visage brĂ»lĂ© par le soleil, avaient cet air Ă©tranger qu'on apporte d'une autre hĂ©misphĂšre, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rĂ©tablir l'honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si mĂ©ritant, si illustre ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du CouĂ«dic, des d'Estaing, Ă©chappĂ©s aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Français ! Je regardais dĂ©filer la valeureuse troupe, lorsqu'un des officiers se dĂ©tache de ses camarades et me saute au cou c'Ă©tait Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d'un coup d'Ă©pĂ©e qu'il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir mĂȘme pour se rendre dans sa famille. Je ne l'ai vu qu'une fois depuis, peu de temps avant sa mort hĂ©roĂŻque ; je dirai plus tard en quelle occasion. L'apparition et le dĂ©part subit de Gesril, me firent prendre une rĂ©solution qui a changĂ© le cours de ma vie il Ă©tait Ă©crit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinĂ©e. On voit comment mon caractĂšre se formait, quel tour prenaient mes idĂ©es, quelles furent les premiĂšres atteintes de mon gĂ©nie, car j'en puis parler comme d'un mal quel qu'ait Ă©tĂ© ce gĂ©nie, rare ou vulgaire, mĂ©ritant ou ne mĂ©ritant pas le nom que je lui donne, faute d'un autre mot pour mieux m'exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j'eusse Ă©tĂ© plus heureux celui qui, sans m'ĂŽter l'esprit, fĂ»t parvenu Ă tuer ce qu'on appelle mon talent, m'aurait traitĂ© en ami. Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. Hector, j'entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu'ils avaient parcourus l'un arrivait de l'Inde, l'autre de l'AmĂ©rique ; celui-lĂ devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la MĂ©diterranĂ©e, visiter les cĂŽtes de la GrĂšce. Mon oncle me montra La PĂ©rouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempĂȘtes. J'Ă©coutais tout, je regardais tout, sans dire une parole ; mais la nuit suivante, plus de sommeil je la passais Ă livrer en imagination des combats, ou Ă dĂ©couvrir des terres inconnues. Quoi qu'il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m'empĂȘchait d'aller rejoindre les miens. J'aurais beaucoup aimĂ© le service de la marine, si mon esprit d'indĂ©pendance ne m'eĂ»t Ă©loignĂ© de tous les genres de service j'ai en moi une impossibilitĂ© d'obĂ©ir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volontĂ©. Enfin, donnant la premiĂšre preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans Ă©crire Ă mes parents, sans en demander permission Ă personne, sans attendre mon brevet d'aspirant, je partis un matin pour Combourg oĂč je tombai comme des nues. Je m'Ă©tonne encore aujourd'hui qu'avec la frayeur que m'inspirait mon pĂšre, j'eusse osĂ© prendre une pareille rĂ©solution, et ce qu'il y a d'aussi Ă©tonnant, c'est la maniĂšre dont je fus reçu. Je devais m'attendre aux transports de la plus vive colĂšre, je fus accueilli doucement. Mon pĂšre se contenta de secouer la tĂȘte comme pour dire " VoilĂ une belle Ă©quipĂ©e ! " Ma mĂšre m'embrassa de tout son coeur en grognant, et ma Lucile, avec un ravissement de joie. 1. Promenade. - Apparition de Combourg. - 2. CollĂšge de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. - 3. Vie Ă Combourg. - JournĂ©es et soirĂ©es. - 4. Mon donjon. - 5. Passage de l'enfant Ă l'homme. - 6. Lucile. - 7. Premier souffle de la muse. - 8. Manuscrit de Lucile. - 9. DerniĂšres lignes Ă©crites Ă la VallĂ©e-aux-Loups. - RĂ©vĂ©lation sur le mystĂšre de ma vie. - 10. FantĂŽme d'amour. - 11. Deux annĂ©es de dĂ©lire. - Occupations et chimĂšres. - 12. Mes joies de l'automne. - 13. Incantation. - 14. Tentation. - 15. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'Ă©tat ecclĂ©siastique. - Projet de passage aux Indes. - 16. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelĂ© Ă Combourg. - DerniĂšre entrevue avec mon pĂšre. - J'entre au service. - Adieux Ă Combourg. Montboissier, juillet 1817. Promenade. - Apparition de Combourg. Depuis la derniĂšre date de ces MĂ©moires, VallĂ©e-aux-Loups, janvier 1814, jusqu'Ă la date d'aujourd'hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et six mois se sont passĂ©s. Avez-vous entendu tomber l'empire ? Non rien n'a troublĂ© le repos de ces lieux. L'empire s'est abĂźmĂ© pourtant ; l'immense ruine s'est Ă©croulĂ©e dans ma vie, comme ces dĂ©bris romains renversĂ©s dans le cours d'un ruisseau ignorĂ©. Mais Ă qui ne les compte pas peu importent les Ă©vĂ©nements quelques annĂ©es Ă©chappĂ©es des mains de l'Eternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin. Le livre prĂ©cĂ©dent fut Ă©crit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et Ă la lueur des derniers Ă©clairs de sa gloire je commence le livre actuel sous le rĂšgne de Louis XVIII. J'ai vu de prĂšs les rois, et mes illusions politiques se sont Ă©vanouies, comme ces chimĂšres plus douces dont je continue le rĂ©cit. Disons d'abord ce qui me fait reprendre la plume le coeur humain est le jouet de tout, et l'on ne saurait prĂ©voir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l'a remarquĂ© " Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre Ăąme une resverie sans cause et sans subject la rĂ©gente et l'agite. " Je suis maintenant Ă Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le chĂąteau de cette terre, appartenant Ă madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a Ă©tĂ© vendu et dĂ©moli pendant la RĂ©volution ; il ne reste que deux pavillons, sĂ©parĂ©s par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant Ă l'anglaise, conserve des traces de son ancienne rĂ©gularitĂ© française des allĂ©es droites, des taillis encadrĂ©s dans des charmilles, lui donnent un air sĂ©rieux ; il plaĂźt comme une ruine. Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait Ă un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percĂ©e d'un fourrĂ©, je m'arrĂȘtai pour regarder le soleil il s'enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d'Alluye, d'oĂč Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces MĂ©moires seront publiĂ©s. Je fus tirĂ© de mes rĂ©flexions par le gazouillement d'une grive perchĂ©e sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit reparaĂźtre Ă mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes dont je venais d'ĂȘtre le tĂ©moin, et, transportĂ© subitement dans le passĂ©, je revis ces campagnes oĂč j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'Ă©coutais alors, j'Ă©tais triste de mĂȘme qu'aujourd'hui. Mais cette premiĂšre tristesse Ă©tait celle qui naĂźt d'un dĂ©sir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expĂ©rience ; la tristesse que j'Ă©prouve actuellement vient de la connaissance des choses apprĂ©ciĂ©es et jugĂ©es. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une fĂ©licitĂ© que je croyais atteindre ; le mĂȘme chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus Ă la poursuite de cette fĂ©licitĂ© insaisissable. Je n'ai plus rien Ă apprendre, j'ai marchĂ© plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraĂźnent ; je n'ai pas mĂȘme la certitude de pouvoir achever ces MĂ©moires. Dans combien de lieux ai-je dĂ©jĂ commencĂ© Ă les Ă©crire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promĂšnerai-je au bord des bois ? Mettons Ă profit le peu d'instants qui me restent ; hĂątons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchantĂ©, Ă©crit son journal Ă la vue de la terre qui s'Ă©loigne et qui va bientĂŽt disparaĂźtre. CollĂšge de Dinan. - Broussais. - Je reviens chez mes parents. J'ai dit mon retour Ă Combourg, et comment je fus accueilli par mon pĂšre, ma mĂšre et ma soeur Lucile. On n'a peut-ĂȘtre pas oubliĂ© que mes trois autres soeurs s'Ă©taient mariĂ©es, et qu'elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de FougĂšres. Mon frĂšre, dont l'ambition commençait Ă se dĂ©velopper, Ă©tait plus souvent Ă Paris qu'Ă Rennes. Il acheta d'abord une charge de maĂźtre des requĂȘtes qu'il revendit afin d'entrer dans la carriĂšre militaire. Il entra dans le rĂ©giment de Royal-Cavalerie ; il s'attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne Ă Londres oĂč il se rencontra avec AndrĂ© ChĂ©nier il Ă©tait sur le point d'obtenir l'ambassade de Vienne, lorsque nos troubles Ă©clatĂšrent. Il sollicita celle de Constantinople ; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, Ă qui cette ambassade fut promise pour prix de sa rĂ©union au parti de la cour. Mon frĂšre avait donc Ă peu prĂšs quittĂ© Combourg au moment oĂč je vins l'habiter. CantonnĂ© dans sa seigneurie, mon pĂšre n'en sortait plus, pas mĂȘme pendant la tenue des Etats. Ma mĂšre allait tous les ans passer six semaines Ă Saint-Malo, au temps de PĂąques ; elle attendait ce moment comme celui de sa dĂ©livrance, car elle dĂ©testait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d'une entreprise hasardeuse ; on faisait des prĂ©paratifs ; on laissait reposer les chevaux. La veille du dĂ©part, on se couchait Ă sept heures du soir, pour se lever Ă deux heures du matin. Ma mĂšre, Ă sa grande satisfaction, se mettait en route Ă trois heures, et employait toute la journĂ©e pour faire douze lieues. Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l'ArgentiĂšre, devait passer dans celui de Remiremont en attendant ce changement, elle restait ensevelie Ă la campagne. Pour moi, je dĂ©clarai, aprĂšs mon escapade de Brest, ma volontĂ© ferme d'embrasser l'Ă©tat ecclĂ©siastique la vĂ©ritĂ© est que je ne cherchais qu'Ă gagner du temps, car j'ignorais ce que je voulais. On m'envoya au collĂšge de Dinan achever mes humanitĂ©s. Je savais mieux le latin que mes maĂźtres ; mais je commençai Ă apprendre l'hĂ©breu. L'abbĂ© de Rouillac Ă©tait principal du collĂšge, et l'abbĂ© Duhamel mon professeur. Dinan, ornĂ© de vieux arbres, remparĂ© de vieilles tours, est bĂąti dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer ; il domine des vallĂ©es Ă pentes agrĂ©ablement boisĂ©es. Les eaux minĂ©rales de Dinan ont quelque renom. Cette ville toute historique, et qui a donnĂ© le jour Ă Duclos, montrait parmi ses antiquitĂ©s le coeur de du Guesclin poussiĂšre hĂ©roĂŻque qui, dĂ©robĂ©e pendant la RĂ©volution, fut au moment d'ĂȘtre broyĂ©e par un vitrier pour servir Ă faire de la peinture ; la destinait-on aux tableaux des victoires remportĂ©es sur les ennemis de la patrie ? M. Broussais, mon compatriote, Ă©tudiait avec moi Ă Dinan. On menait les Ă©coliers baigner tous les jeudis comme les clercs sous le pape Adrien Ier, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l'empereur Honorius. Une fois, je pensai me noyer ; une autre fois M. Broussais fut mordu par d'ingrates sangsues, imprĂ©voyantes de l'avenir. Dinan Ă©tait Ă Ă©gale distance de Combourg et de PlancouĂ«t. J'allais tour Ă tour voir mon onde de BedĂ©e Ă Monchoix, et ma famille Ă Combourg. M. de Chateaubriand, qui trouvait Ă©conomie Ă me garder, ma mĂšre qui dĂ©sirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n'insistĂšrent plus sur ma rĂ©sidence au collĂšge, et je me trouvai insensiblement fixĂ© au foyer paternel. Je me complairais encore Ă rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu'un touchant souvenir ; mais j'en reproduirai d'autant plus volontiers le tableau qu'il semblera calquĂ© sur les vignettes des manuscrits du moyen Ăąge du temps prĂ©sent au temps que je vais peindre, il y a des siĂšcles. Montboissier, juillet 1817. Revu en dĂ©cembre 1846. Vie Ă Combourg. - JournĂ©es et soirĂ©es. A mon retour de Brest, quatre maĂźtres mon pĂšre, ma mĂšre, ma soeur et moi habitaient le chĂąteau de Combourg. Une cuisiniĂšre, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique un chien de chasse et deux vieilles juments Ă©taient retranchĂ©s dans un coin de l'Ă©curie. Ces douze ĂȘtres vivants disparaissaient dans un manoir oĂč l'on aurait Ă peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs Ă©cuyers, leurs varlets [Nom donnĂ© dans la hiĂ©rarchie fĂ©odale au jeune noble placĂ© en service auprĂšs d'un seigneur pour faire un apprentissage de la chevalerie.] , les destriers et la meute du roi Dagobert. Dans tout le cours de l'annĂ©e aucun Ă©tranger ne se prĂ©sentait au chĂąteau, hormis quelques gentilshommes, le marquis de Monlouet, le comte de Goyon-Beaufort qui demandaient l'hospitalitĂ© en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l'hiver, Ă cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au cĂŽtĂ©, et suivis d'un valet Ă©galement Ă cheval, ayant en croupe un gros porte-manteau de livrĂ©e. Mon pĂšre, toujours trĂšs cĂ©rĂ©monieux, les recevait tĂȘte nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l'histoire de leurs procĂšs. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, Ă l'appartement de la reine Christine, chambre d'honneur occupĂ©e par un lit de sept pieds en tout sens, Ă doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorĂ©s. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand'salle, et qu'Ă travers les fenĂȘtres je regardais la campagne inondĂ©e ou couverte de frimas, je n'apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussĂ©e solitaire de l'Ă©tang c'Ă©taient nos hĂŽtes chevauchant vers Rennes. Ces Ă©trangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie ; cependant notre vue s'Ă©tendait par eux Ă quelques lieues au-delĂ de l'horizon de nos bois. AussitĂŽt qu'ils Ă©taient partis, nous Ă©tions rĂ©duits, les jours ouvrables au tĂȘte-Ă -tĂȘte de famille, le dimanche Ă la sociĂ©tĂ© des bourgeois du village et des gentilshommes voisins. Le dimanche, quand il faisait beau, ma mĂšre, Lucile et moi, nous nous rendions Ă la paroisse Ă travers le petit Mail, le long d'un chemin champĂȘtre ; lorsqu'il pleuvait, nous suivions l'abominable rue de Combourg. Nous n'Ă©tions pas traĂźnĂ©s, comme l'abbĂ© de Marolles, dans un chariot lĂ©ger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie. Mon pĂšre ne descendait qu'une fois l'an Ă la paroisse pour faire ses PĂąques ; le reste de l'annĂ©e, il entendait la messe Ă la chapelle du chĂąteau. PlacĂ©s dans le banc du seigneur, nous recevions l'encens et les priĂšres en face du sĂ©pulcre de marbre noir de RenĂ©e de Rohan, attenant Ă l'autel image des honneurs de l'homme ; quelques grains d'encens devant un cercueil ! Les distractions du dimanche expiraient avec la journĂ©e ; elles n'Ă©taient pas mĂȘme rĂ©guliĂšres. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s'Ă©coulaient sans qu'aucune crĂ©ature humaine frappĂąt Ă la porte de notre forteresse. Si la tristesse Ă©tait grande sur les bruyĂšres de Combourg, elle Ă©tait encore plus grande au chĂąteau on Ă©prouvait, en pĂ©nĂ©trant sous ses voĂ»tes, la mĂȘme sensation qu'en entrant Ă la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un dĂ©sert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu'il se terminerait au monastĂšre ; mais on me montra, dans les murs mĂȘmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnĂ©s que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai enveloppĂ© dans les replis de toutes ces solitudes, l'ancien cimetiĂšre des cĂ©nobites ; sanctuaire d'oĂč le silence Ă©ternel, divinitĂ© du lieu, Ă©tendait sa puissance sur les montagnes et dans les forĂȘts d'alentour. Le calme morne du chĂąteau de Combourg Ă©tait augmentĂ© par l'humeur taciturne et insociable de mon pĂšre. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersĂ©s Ă toutes les aires de vent de l'Ă©difice. Sa chambre Ă coucher Ă©tait placĂ©e dans la petite tour de l'est, et son cabinet dans la petite tour de l'ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre gĂ©nĂ©alogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminĂ©e, et dans l'embrasure d'une fenĂȘtre on voyait toutes sortes d'armes depuis le pistolet jusqu'Ă l'espingole. L'appartement de ma mĂšre rĂ©gnait au-dessus de la grand'salle, entre les deux petites tours il Ă©tait parquetĂ© et ornĂ© de glaces de Venise Ă facettes. Ma soeur habitait un cabinet dĂ©pendant de l'appartement de ma mĂšre. La femme de chambre couchait loin de lĂ , dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j'Ă©tais nichĂ© dans une espĂšce de cellule isolĂ©e, au haut de la tourelle de l'escalier qui communiquait de la cour intĂ©rieure aux diverses parties du chĂąteau. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon pĂšre et le domestique gisaient dans des caveaux voĂ»tĂ©s, et la cuisiniĂšre tenait garnison dans la grosse tour de l'ouest. Mon pĂšre se levait Ă quatre heures du matin, hiver comme Ă©tĂ© il venait dans la cour intĂ©rieure appeler et Ă©veiller son valet de chambre, Ă l'entrĂ©e de l'escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de cafĂ© Ă cinq heures ; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu'Ă midi. Ma mĂšre et ma soeur dĂ©jeunaient chacune dans leur chambre, Ă huit heures du matin. Je n'avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour dĂ©jeuner ; j'Ă©tais censĂ© Ă©tudier jusqu'Ă midi la plupart du temps je ne faisais rien. A onze heures et demie, on sonnait le dĂźner que l'on servait Ă midi. La grand'salle Ă©tait Ă la fois salle Ă manger et salon on dĂźnait et l'on soupait Ă l'une de ses extrĂ©mitĂ©s du cĂŽtĂ© de l'est ; aprĂšs les repas, on se venait placer Ă l'autre extrĂ©mitĂ© du cĂŽtĂ© de l'ouest, devant une Ă©norme cheminĂ©e. La grand'salle Ă©tait boisĂ©e, peinte en gris blanc et ornĂ©e de vieux portraits depuis le rĂšgne de François Ier jusqu'Ă celui de Louis XIV ; parmi ces portraits, on distinguait ceux de CondĂ© et de Turenne un tableau reprĂ©sentant Hector tuĂ© par Achille sous les murs de Troie, Ă©tait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e. Le dĂźner fait, on restait ensemble jusqu'Ă deux heures. Alors, si l'Ă©tĂ©, mon pĂšre prenait le divertissement de la pĂȘche, visitait ses potagers, se promenait dans l'Ă©tendue du vol du chapon ; si l'automne et l'hiver, il partait pour la chasse, ma mĂšre se retirait dans la chapelle, oĂč elle passait quelques heures en priĂšres. Cette chapelle Ă©tait un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maĂźtres, qu'on se s'attendait guĂšre Ă trouver dans un chĂąteau fĂ©odal, au fond de la Bretagne. J'ai aujourd'hui, en ma possession, une Sainte Famille de l'Albane, peinte sur cuivre, tirĂ©e de cette chapelle c'est tout ce qui me reste de Combourg. Mon pĂšre parti et ma mĂšre en priĂšres, Lucile s'enfermait dans sa chambre ; je regagnais ma cellule, ou j'allais courir les champs. A huit heures, la cloche annonçait le souper. AprĂšs le souper, dans les beaux jours, on s'asseyait sur le perron. Mon pĂšre, armĂ© de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des crĂ©neaux Ă l'entrĂ©e de la nuit. Ma mĂšre, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premiĂšres Ă©toiles. A dix heures, on rentrait et l'on se couchait. Les soirĂ©es d'automne et d'hiver Ă©taient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table Ă la cheminĂ©e, ma mĂšre se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambĂ©e ; on mettait devant elle un guĂ©ridon avec une bougie. Je m'asseyais auprĂšs du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon pĂšre commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'Ă l'heure de son coucher. Il Ă©tait vĂȘtu d'une robe de ratine blanche, ou plutĂŽt d'une espĂšce de manteau que je n'ai vu qu'Ă lui. Sa tĂȘte, demi-chauve, Ă©tait couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'Ă©loignait du foyer, la vaste salle Ă©tait si peu Ă©clairĂ©e par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les tĂ©nĂšbres puis il revenait lentement vers la lumiĂšre et Ă©mergeait peu Ă peu de l'obscuritĂ©, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pĂąle. Lucile et moi, nous Ă©changions quelques mots Ă voix basse, quand il Ă©tait Ă l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant " De quoi parliez-vous ? " Saisis de terreur, nous ne rĂ©pondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirĂ©e, l'oreille n'Ă©tait plus frappĂ©e que du bruit mesurĂ© de ses pas, des soupirs de ma mĂšre et du murmure du vent. Dix heures sonnaient Ă l'horloge du chĂąteau mon pĂšre s'arrĂȘtait ; le mĂȘme ressort, qui avait soulevĂ© le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmontĂ© d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau Ă la main, et s'avançait vers sa chambre Ă coucher, dĂ©pendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sĂšche et creuse sans nous rĂ©pondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui. Le talisman Ă©tait brisĂ© ; ma mĂšre, ma soeur et moi transformĂ©s en statues par la prĂ©sence de mon pĂšre, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre dĂ©senchantement se manifestait par un dĂ©bordement de paroles si le silence nous avait opprimĂ©s, il nous le payait cher. Ce torrent de paroles Ă©coulĂ©, j'appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mĂšre et ma soeur Ă leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminĂ©es, derriĂšre les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du chĂąteau, voleurs et spectres, leur revenaient en mĂ©moire. Les gens Ă©taient persuadĂ©s qu'un certain comte de Combourg, Ă jambe de bois, mort depuis trois siĂšcles, apparaissait Ă certaines Ă©poques, et qu'on l'avait rencontrĂ© dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir. [ Voir aussi dans les textes retranchĂ©s Le Revenant[C M 1 570] .] Montboissier, aoĂ»t 1817. Mon donjon. Ces rĂ©cits occupaient tout le temps du coucher de ma mĂšre et de ma soeur elles se mettaient au lit mourantes de peur ; je me retirais au haut de ma tourelle ; la cuisiniĂšre rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain. La fenĂȘtre de mon donjon s'ouvrait sur la cour intĂ©rieure ; le jour, j'avais en perspective les crĂ©neaux de la courtine opposĂ©e, oĂč vĂ©gĂ©taient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l'Ă©tĂ©, s'enfonçaient en criant dans les trous des murs, Ă©taient mes seuls compagnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du ciel et quelques Ă©toiles. Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abaissait Ă l'occident, j'en Ă©tais averti par ses rayons, qui venaient Ă mon lit au travers des carreaux losangĂ©s de la fenĂȘtre. Des chouettes, voletant d'une tour Ă l'autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l'ombre mobile de leurs ailes. RelĂ©guĂ© dans l'endroit le plus dĂ©sert, Ă l'ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des tĂ©nĂšbres. Quelquefois, le vent semblait courir Ă pas lĂ©gers ; quelquefois il laissait Ă©chapper des plaintes ; tout Ă coup, ma porte Ă©tait Ă©branlĂ©e avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. A quatre heures du matin, la voix du maĂźtre du chĂąteau, appelant le valet de chambre Ă l'entrĂ©e des voĂ»tes sĂ©culaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantĂŽme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le pĂšre de Montaigne Ă©veillait son fils. L'entĂȘtement du comte de Chateaubriand Ă faire coucher un enfant seul au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvĂ©nient ; mais il tourna Ă mon avantage. Cette maniĂšre violente de me traiter me laissa le courage d'un homme, sans m'ĂŽter cette sensibilitĂ© d'imagination dont on voudrait aujourd'hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher Ă me convaincre qu'il n'y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon pĂšre me disait avec un sourire ironique " Monsieur le chevalier aurait-il peur ? " il m'eĂ»t fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mĂšre me disait " Mon enfant, tout n'arrive que par la permission de Dieu ; vous n'avez rien Ă craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrĂ©tien " ; j'Ă©tais mieux rassurĂ© que par tous les arguments de la philosophie. Mon succĂšs fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour dĂ©shabitĂ©e, ne servaient que de jouets Ă mes caprices et d'ailes Ă mes songes. Mon imagination allumĂ©e, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dĂ©vorĂ© la terre et le ciel. C'est cet Ă©tat moral qu'il faut maintenant dĂ©crire. ReplongĂ© dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passĂ©, de me montrer tel que j'Ă©tais, tel peut-ĂȘtre que je regrette de n'ĂȘtre plus, malgrĂ© les tourments que j'ai endurĂ©s. Passage de l'enfant Ă l'homme. A peine Ă©tais-je revenu de Brest Ă Combourg, qu'il se fit dans mon existence une rĂ©volution. L'enfant disparut et l'homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent. D'abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions mĂȘmes. Lorsque aprĂšs un dĂźner silencieux oĂč je n'avais osĂ© ni parler ni manger, je parvenais Ă m'Ă©chapper, mes transports Ă©taient incroyables ; je ne pouvais descendre le perron d'une seule traite je me serais prĂ©cipitĂ©. J'Ă©tais obligĂ© de m'asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation ; mais aussitĂŽt que j'avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais Ă courir, Ă sauter, Ă bondir, Ă fringuer, Ă m'Ă©jouir jusqu'Ă ce que je tombasse Ă©puisĂ© de forces palpitant, enivrĂ© de folĂątreries et de libertĂ©. Mon pĂšre me menait quant Ă lui Ă la chasse. Le goĂ»t de la chasse me saisit et je le portai jusqu'Ă la fureur ; je vois encore le champ oĂč j'ai tuĂ© mon premier liĂšvre. Il m'est souvent arrivĂ© en automne de demeurer quatre ou cinq heures dans l'eau jusqu'Ă la ceinture, pour attendre au bord d'un Ă©tang des canards sauvages ; mĂȘme aujourd'hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu'un chien tombe en arrĂȘt. Toutefois, dans ma premiĂšre ardeur pour la chasse, il entrait un fond d'indĂ©pendance ; franchir les fossĂ©s, arpenter les champs, les marais, les bruyĂšres, me trouver avec un fusil dans un lieu dĂ©sert, ayant puissance et solitude, c'Ă©tait ma façon d'ĂȘtre naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes Ă©taient obligĂ©s de me rapporter sur des branches entrelacĂ©es. Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus ; j'Ă©tais agitĂ© d'un dĂ©sir de bonheur que je ne pouvais ni rĂ©gler, ni comprendre ; mon esprit et mon coeur s'achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices ; on ne savait encore quel Dieu y serait adorĂ©. Je croissais auprĂšs de ma soeur Lucile, notre amitiĂ© Ă©tait toute notre vie. Lucile. Lucile Ă©tait grande et d'une beautĂ© remarquable, mais sĂ©rieuse. Son visage pĂąle Ă©tait accompagnĂ© de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa dĂ©marche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rĂȘveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous Ă©tions inutiles. Quand nous parlions du monde, c'Ă©tait de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde vĂ©ritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accĂšs de pensĂ©es noires que j'avais peine Ă dissiper Ă dix-sept ans, elle dĂ©plorait la perte de ses jeunes annĂ©es ; elle se voulait ensevelir dans un cloĂźtre. Tout lui Ă©tait souci, chagrin, blessure une expression qu'elle cherchait, une chimĂšre qu'elle s'Ă©tait faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l'ai souvent vue, un bras jetĂ© sur sa tĂȘte, rĂȘver immobile et inanimĂ©e ; retirĂ©e vers son coeur, sa vie cessait de paraĂźtre au dehors ; son sein mĂȘme ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mĂ©lancolie, sa vĂ©nustĂ©, elle ressemblait Ă un GĂ©nie funĂšbre. J'essayais alors de la consoler, et l'instant d'aprĂšs je m'abĂźmais dans des dĂ©sespoirs inexplicables. Lucile aimait Ă faire seule vers le soir, quelque lecture pieuse son oratoire de prĂ©dilection Ă©tait l'embranchement de deux routes champĂȘtres, marquĂ© par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style [Nom que les grecs donnaient Ă une colonne, et par mĂ©taphore, Ă un poinçon ou forte aiguille qui servait Ă tracer les lettres sur des tablettes de cire.] s'Ă©levait dans le ciel comme un pinceau. Ma dĂ©vote mĂšre toute charmĂ©e, disait que sa fille lui reprĂ©sentait une chrĂ©tienne de la primitive Eglise, priant Ă ces stations appelĂ©es Laures . De la concentration de l'Ăąme naissaient chez ma soeur des effets d'esprit extraordinaires endormie, elle avait des songes prophĂ©tiques ; Ă©veillĂ©e, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule elle regardait le cadran Ă la lueur de sa lampe posĂ©e Ă terre. Lorsque les deux aiguilles unies Ă minuit enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des dĂ©sordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui rĂ©vĂ©laient des trĂ©pas lointains. Se trouvant Ă Paris quelques jours avant le 10 aoĂ»t, et demeurant avec mes autres soeurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace pousse un cri et dit " Je viens de voir entrer la mort. " Dans les bruyĂšres de la CalĂ©donie, Lucile eĂ»t Ă©tĂ© une femme cĂ©leste de Walter Scott, douĂ©e de la seconde vue ; dans les bruyĂšres armoricaines, elle n'Ă©tait qu'une solitaire avantagĂ©e de beautĂ©, de gĂ©nie et de malheur. Premier souffle de la muse. La vie que nous menions Ă Combourg, ma soeur et moi, augmentait l'exaltation de notre Ăąge et de notre caractĂšre. Notre principal dĂ©sennui consistait Ă nous promener cĂŽte Ă cĂŽte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevĂšres, en automne sur un lit de feuilles sĂ©chĂ©es, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des Ă©cureuils et des hermines. Jeunes comme les primevĂšres, tristes comme la feuille sĂ©chĂ©e, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos rĂ©crĂ©ations et nous. Ce fut dans une de ces promenades, que Lucile, m'entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit " Tu devrais peindre tout cela. " Ce mot me rĂ©vĂ©la la muse, un souffle divin passa sur moi. Je me mis Ă bĂ©gayer des vers, comme si c'eĂ»t Ă©tĂ© ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c'est-Ă -dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J'ai Ă©crit longtemps en vers avant d'Ă©crire en prose M. de Fontanes prĂ©tendait que j'avais reçu les deux instruments. Ce talent que me promettait l'amitiĂ© s'est-il jamais levĂ© pour moi ? Que de choses j'ai vainement attendues ! Un esclave, dans l' Agamemnon d'Eschyle, est placĂ© en sentinelle au haut du palais d'Argos ; ses yeux cherchent Ă dĂ©couvrir le signal convenu du retour des vaisseaux ; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s'envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, aprĂšs maintes annĂ©es, sa lumiĂšre tardive apparaĂźt sur les flots, l'esclave est courbĂ© sous le poids du temps ; il ne lui reste plus qu'Ă recueillir des malheurs, et le choeur lui dit " qu'un vieillard est une ombre " errante Ă la clartĂ© du jour. Onar hmerojanton alainei . Manuscrit de Lucile. Dans les premiers enchantements de l'inspiration, j'invitai Lucile Ă m'imiter. Nous passions des jours Ă nous consulter mutuellement, Ă nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guidĂ©s par notre instinct, nous traduisĂźmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de LucrĂšce sur la vie le Taedet animam meam vitae meae , l' Homo natus de muliere , le Tum porro puer, ut saevis projectus ab undis navita , etc. Les pensĂ©es de Lucile n'Ă©taient que des sentiments ; elles sortaient avec difficultĂ© de son Ăąme ; mais quand elle parvenait Ă les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laissĂ© une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans ĂȘtre profondĂ©ment Ă©mu. L'Ă©lĂ©gance, la suavitĂ©, la rĂȘverie, la sensibilitĂ© passionnĂ©e de ces pages offrent un mĂ©lange du gĂ©nie grec et du gĂ©nie germanique. L'aurore. " Quelle douce clartĂ© vient Ă©clairer l'Orient ! Est-ce la jeune aurore qui entrouvre au monde ses beaux yeux chargĂ©s des langueurs du sommeil ? DĂ©esse charmante, hĂąte-toi ! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre ; qu'une ceinture moelleuse la retienne dans ses noeuds ; que nulle chaussure ne presse tes pieds dĂ©licats ; qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entrouvrir les portes du jour. Mais tu te lĂšves dĂ©jĂ sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en boucles humides sur ton col de rose. " De ta bouche s'exhale un souffle pur et parfumĂ©. Tendre dĂ©itĂ©, toute la nature sourit Ă ta prĂ©sence ; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent. " A la lune. " Chaste dĂ©esse ! dĂ©esse si pure, que jamais mĂȘme les roses de la pudeur ne se mĂȘlent Ă tes tendres clartĂ©s, j'ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n'ai point, non plus que toi, Ă rougir de mon propre coeur Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misĂšres de ce monde inspirent mes rĂȘveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sĂ©rĂ©nitĂ© ; les tempĂȘtes et les orages qui s'Ă©lĂšvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. DĂ©esse aimable Ă ma tristesse, verse ton froid repos dans mon Ăąme. " L'innocence. " Fille du ciel, aimable innocence, si j'osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu Ă l'enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beautĂ© Ă la vieillesse et de bonheur Ă l'infortune ; qu'Ă©trangĂšre Ă nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n'a rien que de cĂ©leste. Belle innocence ! mais quoi, les dangers t'environnent, l'envie t'adresse tous ses traits trembleras-tu, modeste innocence ? chercheras-tu Ă te dĂ©rober aux pĂ©rils qui te menacent ? Non, je te vois debout, endormie, la tĂȘte appuyĂ©e sur un autel. " Mon frĂšre accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg il avait coutume d'amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne, M. de MalfilĂątre, cousin de l'infortunĂ© poĂšte de ce nom. Je crois que Lucile, Ă son insu, avait ressenti une passion secrĂšte pour cet ami de mon frĂšre et que cette passion Ă©touffĂ©e Ă©tait au fond de la mĂ©lancolie de ma soeur. Elle avait d'ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l'orgueil elle croyait que tout le monde Ă©tait conjurĂ© contre elle. Elle vint Ă Paris en 1789, accompagnĂ©e de cette soeur Julie dont elle a dĂ©plorĂ© la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut, l'admira depuis M. de Malesherbes jusqu'Ă Chamfort. JetĂ©e clans les cryptes rĂ©volutionnaires Ă Rennes, elle fut au moment d'ĂȘtre renfermĂ©e au chĂąteau de Combourg devenu cachot pendant la Terreur. DĂ©livrĂ©e de prison, elle se maria Ă M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d'un an. Au retour de mon Ă©migration, je revis l'amie de mon enfance je dirai comment elle disparut, quand il plut Ă Dieu de m'affliger. VallĂ©e-aux-Loups, novembre 1817. DerniĂšres lignes Ă©crites Ă la VallĂ©e-aux-Loups. RĂ©vĂ©lation sur le mystĂšre de la vie. Revenu de Montboissier, voici les derniĂšres lignes que je trace dans mon ermitage ; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui dĂ©jĂ dans leurs rangs pressĂ©s cachaient et couronnaient leur pĂšre. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose Ă la tombe de ma Floridienne, le pin de JĂ©rusalem et le cĂšdre du Liban consacrĂ©s Ă la mĂ©moire de JĂ©rĂŽme, le laurier de Grenade, le platane de la GrĂšce, le chĂȘne de l'Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai CymodocĂ©e, inventai VellĂ©da. Ces arbres naquirent et crĂ»rent avec mes rĂȘveries ; elles en Ă©taient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire leur nouveau maĂźtre les aimera-t-il comme je les aimais ? Il les laissera dĂ©pĂ©rir, il les abattra peut-ĂȘtre je ne dois rien conserver sur la terre. C'est en disant adieu aux bois d'Aulnay que je vais rappeler l'adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg tous mes jours sont des adieux. Le goĂ»t que Lucile m'avait inspirĂ© pour la poĂ©sie, fut de l'huile jetĂ©e sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degrĂ© de force ; il me passa par l'esprit des vanitĂ©s de renommĂ©e ; je crus un moment Ă mon talent, mais bientĂŽt, revenu Ă une juste dĂ©fiance de moi-mĂȘme, je me mis Ă douter de ce talent, ainsi que j'en ai toujours doutĂ©. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation ; j'en voulus Ă Lucile d'avoir fait naĂźtre en moi un penchant malheureux je cessai d'Ă©crire, et je me pris Ă pleurer ma gloire Ă venir, comme on pleurerait sa gloire passĂ©e. RentrĂ© dans ma premiĂšre oisivetĂ©, je sentis davantage ce qui manquait Ă ma jeunesse je m'Ă©tais un mystĂšre. Je ne pouvais voir une femme sans ĂȘtre troublĂ© ; je rougissais si elle m'adressait la parole. Ma timiditĂ© dĂ©jĂ excessive avec tout le monde, Ă©tait si grande avec une femme que j'aurais prĂ©fĂ©rĂ© je ne sais quel tourment Ă celui de demeurer seul avec cette femme elle n'Ă©tait pas plus tĂŽt partie, que je la rappelais de tous mes voeux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon, se prĂ©sentaient bien Ă ma mĂ©moire mais l'image de ma mĂšre et de ma soeur, couvrant tout de sa puretĂ©, Ă©paississait les voiles que la nature cherchait Ă soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins dĂ©sintĂ©ressĂ©e. Quand on m'aurait livrĂ© les plus belles esclaves du sĂ©rail, je n'aurais su que leur demander le hasard m'Ă©claira. Un voisin de la terre de Combourg Ă©tait venu passer quelques jours au chĂąteau avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village ; on courut Ă l'une des fenĂȘtres de la grand'salle pour regarder. J'y arrivai le premier, l'Ă©trangĂšre se prĂ©cipitait sur mes pas, je voulus lui cĂ©der la place et je me tournai vers elle ; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressĂ© entre elle et la fenĂȘtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi. DĂšs ce moment, j'entrevis que d'aimer et d'ĂȘtre aimĂ© d'une maniĂšre qui m'Ă©tait inconnue, devait ĂȘtre la fĂ©licitĂ© suprĂȘme. Si j'avais fait ce que font les autres hommes, j'aurais bientĂŽt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe ; mais tout prenait en moi un caractĂšre extraordinaire. L'ardeur de mon imagination, ma timiditĂ©, la solitude firent qu'au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-mĂȘme ; faute d'objet rĂ©el, j'Ă©voquai par la puissance de mes vagues dĂ©sirs un fantĂŽme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l'histoire du coeur humain offre un autre exemple de cette nature. FantĂŽme d'amour. Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l'Ă©trangĂšre qui m'avait pressĂ© contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraĂźcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon Ă©tait ornĂ©, m'avaient fourni d'autres traits, et j'avais dĂ©robĂ© des grĂąces jusqu'aux tableaux des Vierges suspendues dans les Ă©glises. Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m'entretenais avec elle, comme avec un ĂȘtre rĂ©el ; elle variait au grĂ© de ma folie Aphrodite sans voile, Diane vĂȘtue d'azur et de rosĂ©e, Thalie au masque riant, HĂ©bĂ© Ă la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fĂ©e qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j'enlevais un appas Ă ma beautĂ© pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j'en empruntais Ă tous les pays, Ă tous les siĂšcles, Ă tous les arts, Ă toutes les religions. Puis, quand j'avais fait un chef-d'oeuvre, j'Ă©parpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j'idolĂątrais sĂ©parĂ©ment les charmes que j'avais adorĂ©s rĂ©unis. Pygmalion fut moins amoureux de sa statue mon embarras Ă©tait de plaire Ă la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu'il fallait pour ĂȘtre aimĂ©, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais Ă cheval comme Castor et Pollux ; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars maniait ses armes avec moins de force et d'adresse hĂ©ros de roman ou d'histoire, que d'aventures fictives j'entassais sur des fictions ! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les chĂątelaines des vieux manoirs ; bains, parfums, danses, dĂ©lices de l'Asie, tout m'Ă©tait appropriĂ© par une baguette magique. Voici venir une jeune reine, ornĂ©e de diamants et de fleurs c'Ă©tait toujours ma sylphide ; elle me cherche Ă minuit, au travers des jardins d'orangers, dans les galeries d'un palais baignĂ© des flots de la mer, au rivage embaumĂ© de Naples ou de Messine, sous un ciel d'amour que l'astre d'Endymion pĂ©nĂštre de sa lumiĂšre ; elle s'avance, statue animĂ©e de PraxitĂšle, au milieu des statues immobiles, des pĂąles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune le bruit lĂ©ger de sa course sur les mosaĂŻques des marbres se mĂȘle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d'Enna ; les ondes de soie de son diadĂšme dĂ©nouĂ© viennent caresser mon front lorsqu'elle penche sur mon visage sa tĂȘte de seize annĂ©es, et que ses mains s'appuient sur mon sein palpitant de respect et de voluptĂ©. Au sortir de ces rĂȘves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beautĂ©, sans talents, qui n'attirerait les regards de personne, qui passerait ignorĂ©, qu'aucune femme n'aimerait jamais, le dĂ©sespoir s'emparait de moi je n'osais plus lever les yeux sur l'image brillante que j'avais attachĂ©e Ă mes pas. Deux annĂ©es de dĂ©lire. - Occupations et chimĂšres. Ce dĂ©lire dura deux annĂ©es entiĂšres, pendant lesquelles les facultĂ©s de mon Ăąme arrivĂšrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j'Ă©tudiais encore, je jetai lĂ les livres ; mon goĂ»t pour lĂ solitude redoubla. J'avais tous les symptĂŽmes d'une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j'Ă©tais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'Ă©coulaient d'une maniĂšre sauvage, bizarre, insensĂ©e, et pourtant pleins de dĂ©lices. Au nord du chĂąteau s'Ă©tendait une lande semĂ©e de pierres druidiques ; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorĂ©e des bois, la splendeur de la terre, l'Ă©toile du soir scintillant Ă travers les nuages de rose, me ramenaient Ă mes songes j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idĂ©al objet de mes dĂ©sirs. Je suivais en pensĂ©e l'astre du jour, je lui donnais ma beautĂ© Ă conduire afin qu'il la prĂ©sentĂąt radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les rĂ©seaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyĂšre qui se posait sur un caillou, me rappelaient Ă la rĂ©alitĂ© je reprenais le chemin du manoir, le coeur serrĂ©, le visage abattu. Les jours d'orage en Ă©tĂ©, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du chĂąteau, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'Ă©clair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme Ă©lectrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme comme Ismen sur les remparts de JĂ©rusalem, j'appelais la foudre ; j'espĂ©rais qu'elle m'apporterait Armide. Le ciel Ă©tait-il serein ? je traversais le grand Mail, autour duquel Ă©taient des prairies divisĂ©es par des haies plantĂ©es de saules. J'avais Ă©tabli un siĂšge, comme un nid, dans un de ces saules lĂ isolĂ© entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe Ă©tait Ă mes cĂŽtĂ©s. J'associais Ă©galement son image Ă la beautĂ© de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraĂźcheur de la rosĂ©e, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D'autres fois, je suivais un chemin abandonnĂ©, une onde ornĂ©e de ses plantes rivulaires ; j'Ă©coutais les bruits qui sortent des lieux infrĂ©quentĂ©s ; je prĂȘtais l'oreille Ă chaque arbre. Je croyais entendre la clartĂ© de la lune chanter dans les bois je voulais redire ces plaisirs et les paroles expiraient sur mes lĂšvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma dĂ©esse dans les accents d'une voix, dans les frĂ©missements d'une harpe, dans les sons veloutĂ©s ou liquides d'un cor ou d'un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d'amour ; comment main en main nous visitions les ruines cĂ©lĂšbres, Venise, Rome, AthĂšnes JĂ©rusalem, Memphis, Carthage ; comment nous franchissions les mers ; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d'Otahiti, aux bosquets embaumĂ©s d'Amboine et de Tidor. Comment au sommet de l'Himalaya nous allions rĂ©veiller l'aurore ; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues Ă©pandues entourent les pagodes aux boules d'or ; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perchĂ© sur le mĂąt d'une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne. La terre et le ciel ne m'Ă©taient plus rien ; j'oubliais surtout le dernier mais si je ne lui adressais plus mes voeux, il Ă©coutait la voix de ma secrĂšte misĂšre car je souffrais, et les souffrances prient. Mes joies de l'automne. Plus la saison Ă©tait triste, plus elle Ă©tait en rapport avec moi le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes on se sent mieux Ă l'abri des hommes. Un caractĂšre moral s'attache aux scĂšnes de l'automne ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumiĂšre qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinĂ©es. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempĂȘtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'Ă©tang, et leur perchĂ©e Ă l'entrĂ©e de la nuit sur les plus hauts chĂȘnes du grand Mail. Lorsque le soir Ă©levait une vapeur bleuĂątre au carrefour des forĂȘts, que les complaintes ou les lais du vent gĂ©missaient dans les mousses flĂ©tries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guĂ©ret ? je m'arrĂȘtais pour regarder cet homme germĂ© Ă l'ombre des Ă©pis parmi lesquels il devait ĂȘtre moissonnĂ©, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mĂȘlait ses sueurs brĂ»lantes aux pluies glacĂ©es de l'automne le sillon qu'il creusait Ă©tait le monument destinĂ© Ă lui survivre. Que faisait Ă cela mon Ă©lĂ©gante dĂ©mone ? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide Ă©gyptienne noyĂ©e dans le sable, comme un jour le sillon armoricain cachĂ© sous la bruyĂšre je m'applaudissais d'avoir placĂ© les fables de ma fĂ©licitĂ© hors du cercle des rĂ©alitĂ©s humaines. Le soir je m'embarquais sur l'Ă©tang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nĂ©nuphar. LĂ , se rĂ©unissaient les hirondelles prĂȘtes Ă quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis Tavernier enfant Ă©tait moins attentif au rĂ©cit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'Ă©lançaient ensemble dans les airs, comme pour Ă©prouver leurs ailes, se rabattaient Ă la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait Ă peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus. Incantation. La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumĂ©e, poules d'eau, sarcelles, martins-pĂȘcheurs, bĂ©cassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l'automne sortaient des marais et des bois j'Ă©chouais mon bateau au rivage et retournais au chĂąteau. Dix heures sonnaient. A peine retirĂ© dans ma chambre, ouvrant mes fenĂȘtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages roulĂ© dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au grĂ© des tempĂȘtes, agiter la cime des forĂȘts, Ă©branler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l'espace descendant du trĂŽne de Dieu aux portes de l'abĂźme, les mondes Ă©taient livrĂ©s Ă la puissance de mes amours. Au milieu du dĂ©sordre des Ă©lĂ©ments, je mariais avec ivresse la pensĂ©e du danger Ă celle du plaisir. Les souffles de l'aquilon ne m'apportaient que les soupirs de la voluptĂ© ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais Ă cette femme auraient rendu des sens Ă la vieillesse, et rĂ©chauffĂ© le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, Ă la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombĂ©e, l'enchanteresse par qui me venait ma folie Ă©tait un mĂ©lange de mystĂšres et de passions je la plaçais sur un autel et je l'adorais. L'orgueil d'ĂȘtre aimĂ© d'elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle ? Je me prosternais pour ĂȘtre foulĂ© sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais Ă son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frĂ©missais de dĂ©sir, si je touchais ce qu'elle avait touchĂ©. L'air exhalĂ© de sa bouche humide pĂ©nĂ©trait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang. Un seul de ses regards m'eĂ»t fait voler au bout de la terre, quel dĂ©sert ne m'eĂ»t suffi avec elle ! A ses cĂŽtĂ©s, l'antre des lions se fĂ»t changĂ© en palais, et des millions de siĂšcles eussent Ă©tĂ© trop courts pour Ă©puiser les feux dont je me sentais embrasĂ©. A cette fureur se joignait une idolĂątrie morale par un autre jeu de mon imagination, cette PhrynĂ© qui m'enlaçait dans ses bras, Ă©tait aussi pour moi la gloire et surtout l'honneur, la vertu, lorsqu'elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le gĂ©nie, lorsqu'il enfante la pensĂ©e la plus rare, donneraient Ă peine une idĂ©e de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais Ă la fois dans ma crĂ©ation merveilleuse toutes les blandices [charmes, sĂ©ductions] des sens et toutes les jouissances de l'Ăąme. AccablĂ© et comme submergĂ© de ces doubles dĂ©lices, je ne savais plus quelle Ă©tait ma vĂ©ritable existence ; j'Ă©tais homme et n'Ă©tais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j'Ă©tais un pur esprit, un ĂȘtre aĂ©rien, chantant la souveraine fĂ©licitĂ©. Je me dĂ©pouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes dĂ©sirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beautĂ©, pour ĂȘtre Ă la fois la passion reçue et donnĂ©e, l'amour et l'objet de l'amour. Tout Ă coup, frappĂ© de ma folie, je me prĂ©cipitais sur ma couche, je me roulais dans ma douleur ; j'arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient misĂ©rables, pour un nĂ©ant. Tentation. BientĂŽt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais Ă travers les tĂ©nĂšbres, j'ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier et j'allais errer dans le grand bois. AprĂšs avoir marchĂ© Ă l'aventure, agitant mes mains embrassant les vents qui m'Ă©chappaient ainsi que l'ombre objets de mes poursuites, je m'appuyais contre le tronc d'un hĂȘtre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d'un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traĂźnant sur la cime dĂ©pouillĂ©e de la futaie j'aurais voulu habiter ce monde mort, qui rĂ©flĂ©chissait la pĂąleur du sĂ©pulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l'humiditĂ© de la nuit ; l'haleine glaciale de l'aube ne m'aurait pas mĂȘme tirĂ© du fond de mes pensĂ©es, si Ă cette heure la cloche du village ne s'Ă©tait fait entendre. Dans la plupart des villages de la Bretagne, c'est ordinairement Ă la pointe du jour que l'on sonne pour les trĂ©passĂ©s. Cette sonnerie compose, de trois notes rĂ©pĂ©tĂ©es, un petit air monotone, mĂ©lancolique et champĂȘtre. Rien ne convenait mieux Ă mon Ăąme malade et blessĂ©e, que d'ĂȘtre rendue aux tribulations de l'existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me reprĂ©sentais le pĂątre expirĂ© dans sa cabane inconnue, ensuite dĂ©posĂ© dans un cimetiĂšre non moins ignorĂ©. Qu'Ă©tait-il venu faire sur la terre ? moi-mĂȘme, que faisais-je dans ce monde ? Puisqu'enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir Ă la fraĂźcheur du matin, arriver de bonne heure que d'achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour ? Le rouge du dĂ©sir me montait au visage. l'idĂ©e de n'ĂȘtre plus me saisissait le coeur Ă la façon d'une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j'ai souvent souhaitĂ© ne pas survivre au bonheur il y avait dans le premier succĂšs un degrĂ© de fĂ©licitĂ© qui me faisait aspirer Ă la destruction. De plus en plus garrottĂ© Ă mon fantĂŽme, ne pouvant jouir de ce qui n'existait pas, j'Ă©tais comme ces hommes mutilĂ©s qui rĂȘvent des bĂ©atitudes pour eux insaisissables, et qui se crĂ©ent un songe dont les plaisirs Ă©galent les tortures de l'enfer. J'avais en outre le pressentiment des misĂšres de mes futures destinĂ©es ingĂ©nieux Ă me forger des souffrances, je m'Ă©tais placĂ© entre deux dĂ©sespoirs ; quelquefois je ne me croyais qu'un ĂȘtre nul, incapable de s'Ă©lever au-dessus du vulgaire ; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualitĂ©s qui ne seraient jamais apprĂ©ciĂ©es. Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais. Tout nourrissait l'amertume de mes dĂ©goĂ»ts Lucile Ă©tait malheureuse ; ma mĂšre ne me consolait pas ; mon pĂšre me faisait Ă©prouver les affres de la vie. Sa morositĂ© augmentait avec l'Ăąge ; la vieillesse raidissait son Ăąme comme son corps ; il m'Ă©piait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l'apercevais assis sur le perron, on m'aurait plutĂŽt tuĂ© que de me faire rentrer au chĂąteau. Ce n'Ă©tait nĂ©anmoins que diffĂ©rer mon supplice obligĂ© de paraĂźtre au souper, je m'asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en dĂ©sordre. Sous les regards de mon pĂšre, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front la derniĂšre lueur de la raison m'Ă©chappa. Me voici arrivĂ© Ă un moment oĂč j'ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L'homme qui attente Ă ses jours montre moins la vigueur de son Ăąme que la dĂ©faillance de sa nature. Je possĂ©dais un fusil de chasse dont la dĂ©tente usĂ©e partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit Ă©cartĂ© du grand Mail. J'armai le fusil, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je rĂ©itĂ©rai plusieurs fois l'Ă©preuve le coup ne partit pas ; l'apparition d'un garde suspendit ma rĂ©solution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n'Ă©tait pas arrivĂ©e, et je remis Ă un autre jour l'exĂ©cution de mon projet. Si je m'Ă©tais tuĂ©, tout ce que j'ai Ă©tĂ© s'ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l'histoire qui m'aurait conduit Ă ma catastrophe ; j'aurais grossi la foule des infortunĂ©s sans nom, je ne me serais pas fait suivre Ă la trace de mes chagrins comme un blessĂ© Ă la trace de son sang. Ceux qui seraient troublĂ©s par ces peintures et tentĂ©s d'imiter ces folies, ceux qui s'attacheraient Ă ma mĂ©moire par mes chimĂšres, se doivent souvenir qu'ils n'entendent que la voix d'un mort. Lecteur, que je ne connaĂźtrai jamais, rien n'est demeurĂ© il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m'a jugĂ©. Maladie. - Je crains et refuse de m'engager dans l'Ă©tat ecclĂ©siastique. - Projet de passage aux Indes. Une maladie, fruit de cette vie dĂ©sordonnĂ©e, mit fin aux tourments par qui m'arrivĂšrent les premiĂšres inspirations de la muse et les premiĂšres attaques des passions. Ces passions dont mon Ăąme Ă©tait surmenĂ©e, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempĂȘtes de mer qui affluent de tous les points de l'horizon pilote sans expĂ©rience, je ne savais de quel cĂŽtĂ© prĂ©senter la voile Ă des vents indĂ©cis. Ma poitrine se gonfla, la fiĂšvre me saisit ; on envoya chercher Ă Bazouches petite ville Ă©loignĂ©e de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent mĂ©decin nommĂ© Cheftel, dont le fils a jouĂ© un rĂŽle dans l'affaire du marquis de La RouĂ«rie [A mesure que j'avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes MĂ©moires la veuve du fils du mĂ©decin Cheftel vient d'ĂȘtre reçue Ă l'infirmerie de Marie-ThĂ©rĂšse, c'est un tĂ©moin de plus de ma vĂ©racitĂ©. 1834.] . Il m'examina attentivement, ordonna des remĂšdes et dĂ©clara qu'il Ă©tait surtout nĂ©cessaire de m'arracher Ă mon genre de vie. Je fus six semaines en pĂ©ril. Ma mĂšre vint un matin s'asseoir au bord de mon lit, et me dit " Il est temps de vous dĂ©cider ; votre frĂšre est Ă mĂȘme de vous obtenir un bĂ©nĂ©fice ; mais avant d'entrer au sĂ©minaire, il faut vous bien consulter, car si je dĂ©sire que vous embrassiez l'Ă©tat ecclĂ©siastique, j'aime encore mieux vous voir homme du monde que prĂȘtre scandaleux. " D'aprĂšs ce qu'on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mĂšre tombait Ă propos. Dans les Ă©vĂ©nements majeurs de ma vie, j'ai toujours su promptement ce que je devais Ă©viter ; un mouvement d'honneur me pousse. AbbĂ© ? je me parus ridicule. EvĂȘque ? la majestĂ© du sacerdoce m'imposait et je reculais avec respect devant l'autel. Ferais-je comme Ă©vĂȘque des efforts afin d'acquĂ©rir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices ? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d'hypocrite et d'ambitieux me connaissent peu je ne rĂ©ussirai jamais dans le monde, prĂ©cisĂ©ment parce qu'il me manque une passion et un vice, l'ambition et l'hypocrisie. La premiĂšre serait tout au plus chez moi de l'amour-propre piquĂ© ; je pourrais dĂ©sirer quelquefois ĂȘtre ministre ou roi pour me rire de mes ennemis, mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenĂȘtre. Je dis donc Ă ma mĂšre que je n'Ă©tais pas assez fortement appelĂ© Ă l'Ă©tat ecclĂ©siastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets je n'avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus ĂȘtre prĂȘtre. Restait la carriĂšre militaire ; je l'aimais mais comment supporter la perte de mon indĂ©pendance et la contrainte de la discipline europĂ©enne ? Je m'avisai d'une chose saugrenue je dĂ©clarai que j'irais au Canada dĂ©fricher des forĂȘts ou aux Indes chercher du service dans les armĂ©es des princes de ce pays. Par un de ces contrastes qu'on remarque chez tous les hommes, mon pĂšre, si raisonnable d'ailleurs, n'Ă©tait jamais trop choquĂ© d'un projet aventureux. Il gronda ma mĂšre de mes tergiversations, mais il se dĂ©cida Ă me faire passer aux Indes. On m'envoya Ă Saint-Malo ; on y prĂ©parait un armement pour PondichĂ©ry. Un moment dans ma ville natale. - Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. - Je suis rappelĂ© Ă Combourg. - DerniĂšre entrevue avec mon pĂšre. - J'entre au service. - Adieux Ă Combourg. Deux mois s'Ă©coulĂšrent je me retrouvai seul dans mon Ăźle maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre oĂč elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris Ă me tenir debout sur ce triste globe. Je me reprĂ©sentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mĂšre, l'idĂ©e des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si dĂ©sintĂ©ressĂ©, si pur, me brisaient le coeur de tendresse, de regrets et de reconnaissance. Du reste, rien de mon passĂ© Ă Saint-Malo dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais ; ils Ă©taient partis ou dĂ©pecĂ©s ; dans la ville, l'hĂŽtel oĂč j'Ă©tais nĂ© avait Ă©tĂ© transformĂ© en auberge. Je touchais presque Ă mon berceau et dĂ©jĂ tout un monde s'Ă©tait Ă©coulĂ©. Etranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'Ă©tais, par l'unique raison que ma tĂȘte s'Ă©levait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'annĂ©es. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimĂšre ! Des amis nous quittent, d'autres leur succĂšdent ; nos liaisons varient il y a toujours un temps oĂč nous ne possĂ©dions rien de ce que nous possĂ©dons, un temps oĂč nous n'avons rien de ce que nous eĂ»mes. L'homme n'a pas une seule et mĂȘme vie ; il en a plusieurs mises bout Ă bout, et c'est sa misĂšre. DĂ©sormais sans compagnon, j'explorais l'arĂšne qui vit mes chĂąteaux de sable campos ubi Troja fuit . Je marchais sur la plage dĂ©sertĂ©e de la mer. Les grĂšves abandonnĂ©es du flux m'offraient l'image de ces espaces dĂ©solĂ©s que les illusions laissent autour de nous lorsqu'elles se retirent. Mon compatriote Abailard regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son HĂ©loĂŻse ; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau ad horizontis undas , et son oreille Ă©tait bercĂ©e ainsi que la mienne de l'unisonance des vagues. Je m'exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j'avais apportĂ©es des bois de Combourg. Un cap, nommĂ© Lavarde, servait de terme Ă mes courses assis sur la pointe de ce cap, dans les pensĂ©es les plus amĂšres, je me souvenais que ces mĂȘmes rochers servaient Ă me cacher dans mon enfance, Ă l'Ă©poque des fĂȘtes ; j'y dĂ©vorais mes larmes, et mes camarades s'enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimĂ©, ni plus heureux. BientĂŽt j'allais quitter ma patrie pour Ă©mietter mes jours en divers climats. Ces rĂ©flexions me navraient Ă mort et j'Ă©tais tentĂ© de me laisser tomber dans les flots. Une lettre me rappelle Ă Combourg j'arrive, je soupe avec ma famille ; monsieur mon pĂšre ne me dit pas un mot, ma mĂšre soupire, Lucile paraĂźt consternĂ©e ; Ă dix heures on se retire. J'interroge ma soeur ; elle ne savait rien. Le lendemain Ă huit heures du matin on m'envoie chercher. Je descends mon pĂšre m'attendait dans son cabinet. " Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer Ă vos folies. Votre frĂšre a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au rĂ©giment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de lĂ pour Cambrai. VoilĂ cent louis ; mĂ©nagez-les. Je suis vieux et malade ; je n'ai pas longtemps Ă vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne dĂ©shonorez jamais votre nom. " Il m'embrassa. Je sentis ce visage ridĂ© et sĂ©vĂšre se presser avec Ă©motion contre le mien c'Ă©tait pour moi le dernier embrassement paternel. Le comte de Chateaubriand, homme si redoutable Ă mes yeux, ne me parut dans ce moment que le pĂšre le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main dĂ©charnĂ©e et pleurai. Il commençait d'ĂȘtre attaquĂ© d'une paralysie, elle le conduisit au tombeau, son bras gauche avait un mouvement convulsif qu'il Ă©tait obligĂ© de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et aprĂšs m'avoir remis sa vieille Ă©pĂ©e, que sans me donner le temps de me reconnaĂźtre, il me conduisit au cabriolet qui m'attendait dans la Cour Verte. Il m'y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mĂšre et ma soeur qui fondaient en larmes sur le perron. Je remontai la chaussĂ©e de l'Ă©tang ; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie ; je jetai un regard sur le chĂąteau. Alors, comme Adam aprĂšs son pĂ©chĂ©, je m'avançai sur la terre inconnue le monde Ă©tait tout devant moi and the world was all before him. Depuis cette Ă©poque, je n'ai revu Combourg que trois fois aprĂšs la mort de mon pĂšre, nous nous y trouvĂąmes en deuil, pour partager notre hĂ©ritage et nous dire adieu. Une autre fois j'accompagnai ma mĂšre Ă Combourg elle s'occupait de l'ameublement du chĂąteau ; elle attendait mon frĂšre, qui devait amener ma belle-soeur en Bretagne. Mon frĂšre ne vint point ; il eut bientĂŽt avec sa jeune Ă©pouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller prĂ©parĂ© des mains de ma mĂšre. Enfin, je traversai une troisiĂšme fois Combourg, en allant m'embarquer Ă Saint-Malo pour l'AmĂ©rique. Le chĂąteau Ă©tait abandonnĂ©, je fus obligĂ© de descendre chez le rĂ©gisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail j'aperçus du fond d'une allĂ©e obscure le perron dĂ©sert, la porte et les enĂȘtres fermĂ©es, je me trouvai mal. Je regagnai avec peine le village ; j'envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit. AprĂšs quinze annĂ©es d'absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre-Sainte, je courus embrasser Ă FougĂšres ce qui me restait de ma famille. Je n'eus pas le courage d'entreprendre le pĂšlerinage des champs oĂč la plus vive partie de mon existence fut attachĂ©e. C'est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j'ai commencĂ© Ă sentir la premiĂšre atteinte de cet ennui que j'ai traĂźnĂ© toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma fĂ©licitĂ©. LĂ , j'ai cherchĂ© un coeur qui pĂ»t entendre le mien ; lĂ , j'ai vu se rĂ©unir, puis se disperser ma famille. Mon pĂšre y rĂȘva son nom rĂ©tabli, la fortune de sa maison renouvelĂ©e autre chimĂšre que le temps et les rĂ©volutions ont dissipĂ©e. De six enfants que nous Ă©tions, nous ne restons plus que trois mon frĂšre, Julie et Lucile ne sont plus, ma mĂšre est morte de douleur, les cendres de mon pĂšre ont Ă©tĂ© arrachĂ©es de son tombeau. Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-ĂȘtre un jour, guidĂ© par ces MĂ©moires , quelque voyageur viendra visiter les lieux que j'ai peints. Il pourra reconnaĂźtre le chĂąteau ; mais il cherchera vainement le grand bois le berceau de mes songes a disparu comme les songes. DemeurĂ© seul debout sur son rocher l'antique donjon pleure les chĂȘnes, vieux compagnons qui l'environnaient et le protĂ©geaient contre la tempĂȘte. IsolĂ© comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prĂȘtait son abri heureusement ma vie n'est pas bĂątie sur la terre aussi solidement que les tours oĂč j'ai passĂ© ma jeunesse et l'homme rĂ©siste moins aux orages que les monuments Ă©levĂ©s par ses mains. 1. Berlin. - Potsdam. - FrĂ©dĂ©ric. - 2. Mon frĂšre. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. - 3. Julie mondaine. - DĂźner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. - 4. Cambrai. - Le rĂ©giment de Navarre. - La MartiniĂšre. - 5. Mort de mon pĂšre. - 6. Regrets. - Mon pĂšre m'eĂ»t-il apprĂ©ciĂ© ? - 7. Retour en Bretagne. - SĂ©jour chez ma soeur aĂźnĂ©e. - Mon frĂšre m'appelle Ă Paris. - 8. Ma vie solitaire Ă Paris. - 9. PrĂ©sentation Ă Versailles. - Chasse avec le Roi. - 10. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour Ă Paris avec Lucile et Julie. - 11. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. - 12. Gens de lettres. - Portraits. - 13. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes sa prĂ©dilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide. Berlin, mars 1821. Revu en juillet 1846. Berlin. - Potsdam. - FrĂ©dĂ©ric. Il y a loin de Combourg Ă Berlin, d'un jeune rĂȘveur Ă un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui prĂ©cĂšde ces paroles " Dans combien de lieux ai-je commencĂ© Ă Ă©crire ces MĂ©moires , et dans quel lieu les finirai-je ? " PrĂšs de quatre ans ont passĂ© entre la date des faits que je viens de raconter et celle oĂč je reprends ces MĂ©moires . Mille choses sont survenues ; un second homme s'est trouvĂ© en moi, l'homme politique j'y suis fort peu attachĂ©. J'ai dĂ©fendu les libertĂ©s de la France, qui seules peuvent faire durer le trĂŽne lĂ©gitime. Avec le Conservateur j'ai mis M. de VillĂšle au pouvoir ; j'ai vu mourir le duc de Berry et j'ai honorĂ© sa mĂ©moire. Afin de tout concilier, je me suis Ă©loignĂ© ; j'ai acceptĂ© l'ambassade de Berlin. J'Ă©tais hier Ă Potsdam, caserne ornĂ©e, aujourd'hui sans soldats j'Ă©tudiais le faux Julien dans sa fausse AthĂšnes. On m'a montrĂ© Ă Sans-souci la table oĂč un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopĂ©diques ; la chambre de Voltaire, dĂ©corĂ©e de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval CĂ©sar et des levrettes Diane , Amourette , Biche , Superbe et Pax . Le royal impie se plut Ă profaner mĂȘme la religion des tombeaux, en Ă©levant des mausolĂ©es Ă ses chiens ; il avait marquĂ© sa sĂ©pulture auprĂšs d'eux, moins par mĂ©pris des hommes que par ostentation du nĂ©ant. On m'a conduit au nouveau palais, dĂ©jĂ tombant. On respecte dans l'ancien chĂąteau de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils dĂ©chirĂ©s et souillĂ©s, enfin toutes les traces de la malpropretĂ© du prince renĂ©gat. Ces lieux immortalisent Ă la fois la saletĂ© du cynique, l'impudence de l'athĂ©e, la tyrannie du despote et la gloire du soldat. Une seule chose a attirĂ© mon attention l'aiguille d'une pendule fixĂ©e sur la minute oĂč FrĂ©dĂ©ric expira ; j'Ă©tais trompĂ© par l'immobilitĂ© de l'image les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n'est pas l'homme qui arrĂȘte le temps, c'est le temps qui arrĂȘte l'homme. Au surplus, peu importe le rĂŽle que nous avons jouĂ© dans la vie ; l'Ă©clat ou l'obscuritĂ© de nos doctrines, nos richesses ou nos misĂšres, nos joies ou nos douleurs ne changent rien Ă la mesure de nos jours. Que l'aiguille circule sur un cadran d'or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d'une bague ou la rosace d'une basilique, l'heure n'a que la mĂȘme durĂ©e. Dans un caveau de l'Ă©glise protestante, immĂ©diatement au-dessous de la chaire du schismatique dĂ©froquĂ©, j'ai vu le cercueil du sophiste Ă couronne. Ce cercueil est de bronze ; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d'airain, ne serait pas mĂȘme arrachĂ© Ă son sommeil par le bruit de sa renommĂ©e ; il ne se rĂ©veillera qu'au son de la trompette, lorsqu'elle l'appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armĂ©es. J'avais un tel besoin de changer d'impression que j'ai trouvĂ© du soulagement Ă visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m'adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armĂ©e. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes ; vulgaire comme eux, il se rĂ©fugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd'hui de la diffĂ©rence qui fut entre eux jadis lorsque l'un Ă©tait le grand FrĂ©dĂ©ric et l'autre FrĂ©dĂ©ric-Guillaume ? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont Ă©galement des ruines sans maĂźtre. A tout prendre, bien que l'Ă©normitĂ© des Ă©vĂ©nements de nos jours ait rapetissĂ© les Ă©vĂ©nements passĂ©s, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprĂšs des batailles de Marengo, d'Austerlitz, d'IĂ©na, de la Moskowa, FrĂ©dĂ©ric souffre moins que d'autres personnages de la comparaison avec le gĂ©ant enchaĂźnĂ© Ă Sainte-HĂ©lĂšne. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupĂ©es qui vivront le second dĂ©truisait une sociĂ©tĂ© avec la philosophie qui servait au premier Ă fonder un royaume. Les soirĂ©es sont longues Ă Berlin. J'habite un hĂŽtel appartenant Ă madame la duchesse de Dino. DĂšs l'entrĂ©e de la nuit, mes secrĂ©taires m'abandonnent. Quand il n'y a pas de fĂȘte Ă la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas [Aujourd'hui l'empereur et l'impĂ©ratrice de Russie. Paris, 1832.] , je reste chez moi. EnfermĂ© seul auprĂšs d'un poĂȘle Ă figure morne, je n'entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l'homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps ? Des livres ? je n'en ai guĂšre si je continuais mes MĂ©moires ? Vous m'avez laissĂ© sur le chemin de Combourg Ă Rennes je dĂ©barquai dans cette derniĂšre ville chez un de mes parents. Il m'annonça tout joyeux, qu'une dame de sa connaissance, allant Ă Paris, avait une place Ă donner dans sa voiture, et qu'il se faisait fort de dĂ©terminer cette dame Ă me prendre avec elle. J'acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l'affaire et me prĂ©senta bientĂŽt Ă ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et dĂ©sinvolte, qui se prit Ă rire en me regardant. A minuit les chevaux arrivĂšrent et nous partĂźmes. Me voilĂ dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais regardĂ© une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes Ă cette effrayante vĂ©ritĂ© ? Je ne savais oĂč j'Ă©tais ; je me collais dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu'elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir rĂ©pondre. Elle fut obligĂ©e de payer le postillon, de se charger de tout, car je n'Ă©tais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel Ă©bahissement ce nigaud dont elle regrettait de s'ĂȘtre emberloquĂ©e. DĂšs que l'aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond ce qui augmenta le mĂ©pris que madame Rose avait de moi. Je m'aperçus du sentiment que j'inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n'a pas complĂštement effacĂ©e. J'Ă©tais nĂ© sauvage et non vergogneux ; j'avais la modestie de mes annĂ©es je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai que j'Ă©tais ridicule par mon bon cĂŽtĂ©, ma sauvagerie se changea en une timiditĂ© insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot je sentais que j'avais quelque chose Ă cacher, et que ce quelque chose Ă©tait une vertu ; je pris le parti de me cacher moi-mĂȘme pour porter en paix mon innocence. Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-Cyr, je fus frappĂ© de la grandeur des chemins et de la rĂ©gularitĂ© des plantations. BientĂŽt nous atteignĂźmes Versailles l'orangerie et ses escaliers de marbre m'Ă©merveillĂšrent. Les succĂšs de la guerre d'AmĂ©rique avaient ramenĂ© des triomphes au chĂąteau de Louis XIV ; la Reine y rĂ©gnait dans l'Ă©clat de la jeunesse et de la beautĂ© ; le trĂŽne, si prĂšs de sa chute, semblait n'avoir jamais Ă©tĂ© plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre Ă cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi dĂ©serts que ceux dont je sortais alors. Enfin, nous entrĂąmes dans Paris. Je trouvais Ă tous les visages un air goguenard comme le gentilhomme pĂ©rigourdin, je croyais qu'on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail Ă l' HĂŽtel de l ' Europe , et s'empressa de se dĂ©barrasser de son imbĂ©cile. A peine Ă©tais-je descendu de voiture qu'elle dit au portier " Donnez une chambre Ă ce monsieur. - Votre servante ", ajouta-t-elle, en me faisant une rĂ©vĂ©rence courte. Je n'ai de mes jours revu madame Rose. Berlin, mars 1821. Mon frĂšre. - Mon cousin Moreau. - Ma soeur la comtesse de Farcy. Une femme monta devant moi un escalier noir et raide, tenant une clef Ă©tiquetĂ©e Ă la main ; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. ArrivĂ©e au troisiĂšme Ă©tage, la servante ouvrit une chambre ; le Savoyard posa la malle en travers sur les bras d'un fauteuil. La servante me dit " Monsieur veut-il quelque chose ? " - Je rĂ©pondis " Non. " Trois coups de sifflet partirent ; la servante cria " on y va ! ", sortit brusquement, ferma la porte et dĂ©gringola l'escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermĂ©, mon coeur se serra d'une si Ă©trange sorte qu'il s'en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j'avais entendu dire de Paris me revenait dans l'esprit ; j'Ă©tais embarrassĂ© de cent maniĂšres. Je m'aurais voulu coucher et le lit n'Ă©tait point fait ; j'avais faim et je ne savais comment dĂźner. Je craignais de manquer aux usages fallait-il appeler les gens de l'hĂŽtel ? fallait-il descendre ? Ă qui m'adresser ? Je me hasardai Ă mettre la tĂȘte Ă la fenĂȘtre je n'aperçus qu'une petite cour intĂ©rieure profonde comme un puits, oĂč passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisiĂšme Ă©tage. Je vins me rasseoir auprĂšs de la sale alcĂŽve ou je me devais coucher, rĂ©duit Ă contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l'intĂ©rieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche ; ma porte s'ouvre entrent mon frĂšre et un de mes cousins, fils d'une soeur de ma mĂšre qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitiĂ© du benĂȘt, elle avait fait dire Ă mon frĂšre, dont elle avait su l'adresse Ă Rennes, que j'Ă©tais arrivĂ© Ă Paris. Mon frĂšre m'embrassa. Mon cousin Moreau Ă©tait un grand et gros homme, tout barbouillĂ© de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, Ă©touffant, la bouche entrouverte, la langue Ă moitiĂ© tirĂ©e, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. " Allons, chevalier, s'Ă©cria-il, vous voilĂ Ă Paris ; je vais vous mener chez madame de Chastenay ? " Qu'Ă©tait-ce que cette femme dont j'entendais prononcer le nom pour la premiĂšre fois ? Cette proposition me rĂ©volta contre mon cousin Moreau. " Le chevalier a sans doute besoin de repos, " dit mon frĂšre ; " nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dĂźner et se coucher. " Un sentiment de joie entra dans mon coeur le souvenir de ma famille au milieu d'un monde indiffĂ©rent me fut un baume. Nous sortĂźmes. Le cousin Moreau tempĂȘta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit Ă mon hĂŽte de me faire descendre au moins d'un Ă©tage. Nous montĂąmes dans la voiture de mon frĂšre, et nous nous rendĂźmes au couvent qu'habitait madame de Farcy. Julie se trouvait depuis quelque temps Ă Paris pour consulter les mĂ©decins. Sa charmante figure, son Ă©lĂ©gance et son esprit l'avaient bientĂŽt fait rechercher. J'ai dĂ©jĂ dit qu'elle Ă©tait nĂ©e avec un vrai talent pour la poĂ©sie. Elle est devenue une sainte, aprĂšs avoir Ă©tĂ© une des femmes les plus agrĂ©ables de son siĂšcle l'abbĂ© Carron a Ă©crit sa vie [J'ai placĂ© la vie de ma soeur Julie au {supplĂ©mentC M 1 567} de ces MĂ©moires . Ces apĂŽtres qui vont partout Ă la recherche des Ăąmes, ressentent pour elles l'amour qu'un PĂšre de l'Eglise attribue au CrĂ©ateur " Quand une Ăąme arrive au ciel ", dit ce PĂšre, avec la simplicitĂ© de coeur d'un chrĂ©tien primitif, et la naĂŻvetĂ© du gĂ©nie grec, " Dieu la prend sur ses genoux et l'appelle sa fille. " Lucile a laissĂ© une poignante lamentation A la soeur que je n ' ai plus . L'admiration de l'abbĂ© Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le rĂ©cit du saint prĂȘtre montre aussi que j'ai dit vrai dans la prĂ©face du GĂ©nie du Christianisme , et sert de preuve Ă quelques parties de mes MĂ©moires . Julie innocente se livra aux mains du repentir ; elle consacra les trĂ©sors de ses austĂ©ritĂ©s au rachat de ses frĂšres ; et Ă l'exemple de l'illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre. L'abbĂ© Carron, l'auteur de la Vie des Justes , est cet ecclĂ©siastique mon compatriote, le François de Paule de l'exil, dont la renommĂ©e, rĂ©vĂ©lĂ©e par les affligĂ©s, perça mĂȘme Ă travers la renommĂ©e de Bonaparte. La voix d'un pauvre vicaire proscrit n'a point Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e par les retentissements d'une rĂ©volution qui bouleversait la sociĂ©tĂ© ; il parut ĂȘtre revenu tout exprĂšs de la terre Ă©trangĂšre pour Ă©crire les vertus de ma soeur il a cherchĂ© parmi nos ruines, il a dĂ©couvert une victime et une tombe oubliĂ©es. Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautĂ©s de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La ValliĂšre " osera-t-elle toucher Ă ce corps si tendre, si chĂ©ri, si mĂ©nagĂ© ? N'aura-t-on point pitiĂ© de cette complexion dĂ©licate ? Au contraire ! c'est Ă lui principalement que l'Ăąme s'en prend comme Ă son plus dangereux sĂ©ducteur ; elle se met des bornes ; resserrĂ©e de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du cĂŽtĂ© du Ciel. " Je ne puis me dĂ©fendre d'une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les derniĂšres lignes tracĂ©es par la main du vĂ©nĂ©rable historien de Julie. Qu'ai-je Ă faire avec mes faiblesses auprĂšs de si hautes perfections ? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma soeur m'avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon Ă©migration Ă Londres ? Un livre suffit-il Ă Dieu ? n'est-ce pas ma vie que je devrais lui prĂ©senter ? or, cette vie est-elle conforme au GĂ©nie du Christianisme ? Qu'importe que j'aie tracĂ© des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi ! Je n'ai pas Ă©tĂ© jusqu'au bout ; je n'ai pas endossĂ© le cilice cette tunique de mon viatique aurait bu et sĂ©chĂ© mes sueurs. Mais, voyageur lassĂ©, je me suis assis au bord du chemin fatiguĂ© ou non, il faudra bien que je me relĂšve, que j'arrive oĂč ma soeur est arrivĂ©e. Il ne manque rien Ă la gloire de Julie l'abbĂ© Carron a Ă©crit sa vie ; Lucile a pleurĂ© sa mort. Berlin, 30 mars 1821. Julie mondaine. - DĂźner. - Pommereul. - Madame de Chastenay. Quand je retrouvai Julie Ă Paris, elle Ă©tait dans la pompe de la mondanitĂ© ; elle se montrait couverte de ces fleurs, parce de ces colliers, voilĂ©e de ces tissus parfumĂ©s que saint ClĂ©ment dĂ©fend aux premiĂšres chrĂ©tiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire, ce que le matin est pour les autres afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit Ă©tait l'heure oĂč Julie allait Ă des fĂȘtes dont ses vers, accentuĂ©s par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale sĂ©duction. Julie Ă©tait infiniment plus jolie que Lucile ; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns Ă gaufrures ou Ă grandes ondes. Ses mains et ses bras, modĂšles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore Ă sa taille charmante. Elle Ă©tait brillante, animĂ©e, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlĂ©es. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient Ă Julie, entre autres ceux des trois Mortemart ; mais elle avait plus d'Ă©lĂ©gance que madame de Montespan. Julie me reçut avec cette tendresse qui n'appartient qu'Ă une soeur. Je me sentis protĂ©gĂ© en Ă©tant serrĂ© dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l'attachement, la dĂ©licatesse et le dĂ©vouement d'une femme ; on est oubliĂ© de ses frĂšres et de ses amis ; on est mĂ©connu de ses compagnons on ne l'est jamais de sa mĂšre, de sa soeur ou de sa femme. Quand Harold fut tuĂ© Ă la bataille d'Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts ; il fallut avoir recours Ă une jeune fille, sa bien-aimĂ©e. Elle vint, et l'infortunĂ© prince fut retrouvĂ© par Edith au cou de cygne Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni . Mon frĂšre me ramena Ă mon hĂŽtel ; il donna des ordres pour mon dĂźner et me quitta. Je dĂźnai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma premiĂšre nuit Ă Paris Ă regretter mes bruyĂšres et Ă trembler devant l'obscuritĂ© de mon avenir. A huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva. Il Ă©tait dĂ©jĂ Ă sa cinquiĂšme ou sixiĂšme course. " Eh bien ! chevalier, nous allions dĂ©jeuner ; nous dĂźnerons avec Pommereul, et ce soir, je vous mĂšne chez madame de Chastenay. " Ceci me parut un sort, et je me rĂ©signai. Tout se passa comme le cousin l'avait voulu. AprĂšs dĂ©jeuner, il prĂ©tendit me montrer Paris, et me traĂźna dans les rues les plus sales des environs du Palais Royal, me racontant les dangers auxquels Ă©tait exposĂ© un jeune homme. Nous fĂ»mes ponctuels au rendez-vous du dĂźner, chez le restaurateur. Tout ce qu'on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrĂšrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des sĂ©ances de l'AcadĂ©mie, des femmes et des intrigues du jour, de la piĂšce nouvelle, des succĂšs des acteurs, des actrices et des auteurs. Plusieurs Bretons Ă©taient au nombre des convives entre autres le chevalier de Guer et Pommereul. Celui-ci Ă©tait un beau parleur, lequel a Ă©crit quelques campagnes de Bonaparte, et que j'Ă©tais destinĂ© Ă retrouver Ă la tĂȘte de la librairie. Pommereul, sous l'empire, a joui d'une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s'Ă©tait fait chambellan, il s'Ă©criait plein de joie " Encore un pot de chambre sur la tĂȘte de ces nobles ! " Et pourtant Pommereul prĂ©tendait, et avec raison, ĂȘtre gentilhomme. Il signait Pommereux , se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de SĂ©vignĂ©. Mon frĂšre, aprĂšs le dĂźner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me rĂ©clama pour madame de Chastenay, et j'allai avec lui chez ma destinĂ©e. Je vis une belle femme qui n'Ă©tait plus de la premiĂšre jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tĂącha de me mettre Ă l'aise, me questionna sur ma province et sur mon rĂ©giment. Je fus gauche et embarrassĂ© ; je faisais des signes Ă mon cousin pour abrĂ©ger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mĂ©rites, affirmant que j'avais fait des vers dans le sein de ma mĂšre, et m'invitant Ă cĂ©lĂ©brer madame de Chastenay. Elle me dĂ©barrassa de cette situation pĂ©nible, me demanda pardon d'ĂȘtre obligĂ©e de sortir, et m'invita Ă revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d'obĂ©ir. Je revins le lendemain seul chez elle je la trouvai couchĂ©e dans une chambre Ă©lĂ©gamment arrangĂ©e. Elle me dit qu'elle Ă©tait un peu souffrante, et qu'elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la premiĂšre fois au bord du lit d'une femme qui n'Ă©tait ni ma mĂšre ni ma soeur. Elle avait remarquĂ© la veille ma timiditĂ© elle la vainquit au point que j'osai m'exprimer avec une sorte d'abandon. J'ai oubliĂ© ce que je lui dis ; mais il me semble que je vois encore son air Ă©tonnĂ©. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde en me disant avec un sourire " Nous vous apprivoiserons. " Je ne baisai pas mĂȘme cette belle main. je me retirai tout troublĂ©. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui Ă©tait cette dame de Chastenay ? Je n'en sais rien elle a passĂ© comme une ombre charmante dans ma vie. Berlin, mars 1821. Cambrai. - Le rĂ©giment de Navarre. - La MartiniĂšre. Le courrier de la malle me conduisit Ă ma garnison. Un de mes beaux-frĂšres, le vicomte de ChĂąteaubourg il avait Ă©pousĂ© ma soeur BĂ©nigne, restĂ©e veuve du comte de QuĂ©briac m'avait donnĂ© des lettres de recommandation pour des officiers de mon rĂ©giment. Le chevalier de GuĂ©nan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre Ă une table oĂč mangeaient des officiers distinguĂ©s par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La MartiniĂšre. Le marquis de Mortemart Ă©tait colonel du rĂ©giment, le comte d'Andrezel, major j'Ă©tais particuliĂšrement placĂ© sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvĂ©s tous deux dans la suite l'un est devenu mon collĂšgue Ă la chambre des pairs, l'autre s'est adressĂ© Ă moi pour quelques services que j'ai Ă©tĂ© heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste Ă rencontrer des personnes que l'on a connues Ă diverses Ă©poques de la vie, et Ă considĂ©rer le changement opĂ©rĂ© dans leur existence et dans la nĂŽtre. Comme des jalons laissĂ©s en arriĂšre, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le dĂ©sert du passĂ©. ArrivĂ© en habit bourgeois au rĂ©giment, vingt-quatre heures aprĂšs j'avais pris l'habit de soldat ; il me semblait l'avoir toujours portĂ©. Mon uniforme Ă©tait bleu et blanc comme jadis la jaquette de mes voeux j'ai marchĂ© sous les mĂȘmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des Ă©preuves Ă travers lesquelles les sous-lieutenants Ă©taient dans l'usage de faire passer un nouveau venu ; je ne sais pourquoi on n'osa se livrer avec moi Ă ces enfantillages militaires. Il n'y avait pas quinze jours que j'Ă©tais au corps qu'on me traitait comme un ancien . J'appris facilement le maniement des armes et la thĂ©orie ; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours. La MartiniĂšre me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d'une belle CambrĂ©sienne qu'il adorait ; cela nous arrivait cinq Ă six fois le jour. Il Ă©tait trĂšs laid et avait le visage labourĂ© par la petite-vĂ©role. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d'eau de groseille, que je payais quelquefois. Tout aurait Ă©tĂ© Ă merveille sans ma folle ardeur pour la toilette ; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne petit chapeau, petites boucles serrĂ©es Ă la tĂȘte, queue attachĂ©e raide, habit strictement agrafĂ©. Cela me dĂ©plaisait fort ; je me soumettais le matin Ă ces entraves, mais le soir, quand j'espĂ©rais n'ĂȘtre pas vu des chefs, je m'affublais d'un plus grand chapeau ; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue ; je dĂ©boutonnais et croisais les revers de mon habit ; dans ce tendre nĂ©gligĂ©, j'allais faire ma cour pour La MartiniĂšre, sous la fenĂȘtre de sa cruelle Flamande. VoilĂ qu'un jour je me rencontre nez Ă nez avec M. d'Andrezel " Qu'est-ce cela, monsieur ? " me dit le terrible major " vous garderez trois jours les arrĂȘts. " Je fus un peu humiliĂ© ; mais je reconnus la vĂ©ritĂ© du proverbe, qu'Ă quelque chose malheur est bon ; il me dĂ©livra des amours de mon camarade. AuprĂšs du tombeau de FĂ©nelon, je relus TĂ©lĂ©maque je n'Ă©tais pas trop en train de l'historiette philanthropique de la vache et du prĂ©lat. Le dĂ©but de ma carriĂšre amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le Roi, aprĂšs les Cent-Jours, je cherchai la maison que j'avais habitĂ©e et le cafĂ© que je frĂ©quentais je ne les pus retrouver ; tout avait disparu, hommes et monuments. Mort de mon pĂšre. L'annĂ©e mĂȘme oĂč je faisais Ă Cambrai mes premiĂšres armes, on apprit la mort de FrĂ©dĂ©ric II je suis ambassadeur auprĂšs du neveu de ce grand roi, et j'Ă©cris Ă Berlin cette partie de mes MĂ©moires . A cette nouvelle importante pour le public, succĂ©da une autre nouvelle, douloureuse pour moi Lucile m'annonça que mon pĂšre avait Ă©tĂ© emportĂ© d'une attaque d'apoplexie, le surlendemain de cette fĂȘte de l'Angevine, une des joies de mon enfance. Parmi les piĂšces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de dĂ©cĂšs de mes parents. Ces actes marquant aussi d'une façon particuliĂšre le dĂ©cĂšs du siĂšcle , je les consigne ici comme une page d'histoire. " Extrait du registre de dĂ©cĂšs de la paroisse de Combourg, pour 1786, oĂč est Ă©crit ce qui suit, folio 8, verso " Le corps de haut et puissant messire RenĂ© de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l'Epine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, Ă©poux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de BedĂ©e de La BouĂ«tardais, dame comtesse de Combourg, ĂągĂ© de soixante-neuf ans environ, mort en son chĂąteau de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a Ă©tĂ© inhumĂ© le huit, dans le caveau de ladite seigneurie placĂ© dans le chasseau de notre Ă©glise de Combourg, en prĂ©sence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. SignĂ© au registre le comte du Petitbois de MonlouĂ«t, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat ; Hermer, procureur ; Petit, avocat et procureur fiscal ; Robiou, Portal, Le Douarin de Trevelec, recteur doyen de DingĂ© ; SĂ©vin, recteur. " Dans le collationnĂ© dĂ©livrĂ© en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres haut et puissant messire , etc., sont biffĂ©s. " Extrait du registre des dĂ©cĂšs de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du dĂ©partement d'Ille-et-Vilaine, pour l'an VI de la RĂ©publique, folio 35, recto, oĂč est Ă©crit ce qui suit " Le douze prairial, an six de la RĂ©publique française devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan Ă©lu officier public le quatre florĂ©al dernier, sont comparus Jean BaslĂ©, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m'ont dĂ©clarĂ© qu'Apolline-Jeanne-Suzanne de BedĂ©e, veuve de RenĂ©-Auguste de Chateaubriand, est dĂ©cĂ©dĂ©e au domicile de la citoyenne Gouyon, situĂ© Ă La Ballue, en cette commune, ce jour, Ă une heure aprĂšs midi. D'aprĂšs cette dĂ©claration, dont je me suis assurĂ© de la vĂ©ritĂ©, j'ai rĂ©digĂ© le prĂ©sent acte, que Jean BaslĂ© a seul signĂ© avec moi, Joseph Boulin ayant dĂ©clarĂ© ne le savoir faire, de ce interpellĂ©. " Fait en la maison commune lesdits jour et an. SignĂ© Jean BaslĂ© et Bourdasse. " Dans le premier extrait, l'ancienne sociĂ©tĂ© subsiste M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur , etc. etc. ; les tĂ©moins sont des gentilshommes et de notables bourgeois ; je rencontre parmi les signataires ce marquis de MonlouĂ«t qui s'arrĂȘtait l'hiver au chĂąteau de Combourg, le curĂ© SĂ©vin, qui eut tant de peine Ă me croire l'auteur du GĂ©nie du Christianisme , hĂŽtes fidĂšles de mon pĂšre jusqu'Ă sa derniĂšre demeure. Mais mon pĂšre ne coucha pas longtemps dans son linceul il en fut jetĂ© hors quand on jeta la vieille France Ă la voirie. Dans l'extrait mortuaire de ma mĂšre, la terre roule sur d'autres pĂŽles nouveau monde, nouvelle Ăšre ; le comput des annĂ©es et les noms mĂȘmes des mois sont changĂ©s. Madame de Chateaubriand n'est plus qu'une pauvre femme qui obite au domicile de la citoyenne Gouyon ; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mĂšre de parents et d'amis, point ; nulle pompe funĂšbre ; pour tout assistant, la RĂ©volution [Mon neveu Ă la mode de Bretagne, FrĂ©dĂ©ric de Chateaubriand, fils de mon cousin Armand, a achetĂ© La Ballue, oĂč mourut ma mĂšre.] . Berlin, mars 1821. Regrets. - Mon pĂšre m'eut-il apprĂ©ciĂ© ? Je pleurai M. de Chateaubriand sa mort me montra mieux ce qu'il valait ; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg ; je m'attendrissais Ă la pensĂ©e de ces scĂšnes de famille. Si l'affection de mon pĂšre pour moi se ressentait de la sĂ©vĂ©ritĂ© du caractĂšre, au fond elle n'en Ă©tait pas moins vive. Le farouche marĂ©chal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, Ă©tait rĂ©duit Ă cacher, sous un morceau de suaire, l'horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa duretĂ© envers un fils qu'il venait de perdre. " Ce pauvre garçon, disait-il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignĂ©e et pleine de mespris ; il a emportĂ© cette crĂ©ance, que je n'ay sceu n'y l'aymer n'y l'estimer selon son mĂ©rite. A qui garday-je Ă descouvrir cette singuliĂšre affection que je luy portay dans mon Ăąme ? Estait-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehennĂ© pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volontĂ©, quant et quant, qu'il ne me peut avoir portĂ©e autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, n'y senti qu'une façon tyrannique. " Ma volontĂ© ne fut point portĂ©e bien froide envers mon pĂšre, et je ne doute point que, malgrĂ© sa façon tyrannique , il ne m'aimĂąt tendrement il m'eĂ»t j'en suis sĂ»r, regrettĂ©, la Providence m'appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eĂ»t-il Ă©tĂ© sensible au bruit qui s'est Ă©levĂ© de ma vie ? Une renommĂ©e littĂ©raire aurait blessĂ© sa gentilhommerie ; il n'aurait vu dans les aptitudes de son fils qu'une dĂ©gĂ©nĂ©ration ; l'ambassade mĂȘme de Berlin, conquĂȘte de la plume, non de l'Ă©pĂ©e, l'eĂ»t mĂ©diocrement satisfait. Son sang breton le rendait d'ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde , le Journal de Francfort , le Mercure de France et l' Histoire philosophique des deux Indes , dont les dĂ©clamations le charmaient, il appelait l'abbĂ© Raynal un maĂźtre homme . En diplomatie il Ă©tait anti-musulman ; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon pĂšre avait nonobstant rancune au coeur contre les polissons russes , Ă cause de ses rencontres Ă Dantzick. Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les rĂ©putations littĂ©raires ou autres, mais par des raisons diffĂ©rentes des siennes. Je ne sache pas dans l'histoire une renommĂ©e qui me tente fallĂ»t-il me baisser pour ramasser Ă mes pieds et Ă mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m'en donnerais pas la fatigue. Si j'avais pĂ©tri mon limon, peut-ĂȘtre me fussĂ©-je créé femme, en passion d'elles ; ou si je m'Ă©tais fait homme, je me serais octroyĂ© d'abord la beautĂ© ; ensuite, par prĂ©caution contre l'ennui mon ennemi acharnĂ©, il m'eĂ»t assez convenu d'ĂȘtre un artiste supĂ©rieur, mais inconnu, et n'usant de mon talent qu'au bĂ©nĂ©fice de ma solitude. Dans la vie pesĂ©e Ă son poids lĂ©ger, aunĂ©e Ă sa courte mesure, dĂ©gagĂ©e de toute piperie, il n'est que deux choses vraies la religion avec l'intelligence, l'amour avec la jeunesse, c'est-Ă -dire l'avenir et le prĂ©sent le reste n'en vaut pas la peine. Avec mon pĂšre finissait le premier acte de ma vie les foyers paternels devenaient vides ; je les plaignais, comme s'ils eussent Ă©tĂ© capables de sentir l'abandon et la solitude. DĂ©sormais j'Ă©tais sans maĂźtre et jouissant de ma fortune cette libertĂ© m'effraya. Qu'en allais-je faire ? A qui la donnerais-je ? Je me dĂ©fiais de ma force ; je reculais devant moi. Berlin, mars 1821. Retour en Bretagne. - SĂ©jour chez ma soeur aĂźnĂ©e. - Mon frĂšre m'appelle Ă Paris. J'obtins, un congĂ©. M. d'Andrezel, nommĂ© lieutenant-colonel du rĂ©giment de Picardie, quittait Cambrai je lui servis de courrier. Je traversai Paris, oĂč je ne voulus pas m'arrĂȘter un quart d'heure. Je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu'un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla Ă Combourg ; on rĂ©gla les partages ; cela fait, nous nous dispersĂąmes, comme des oiseaux s'envolent du nid paternel. Mon frĂšre arrivĂ© de Paris y retourna ; ma mĂšre se fixa Ă Saint-Malo. Lucile suivit Julie ; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de ChĂąteaubourg et de Farcy. Marigny, chĂąteau de ma soeur aĂźnĂ©e, Ă trois lieues de FougĂšres, Ă©tait agrĂ©ablement situĂ© entre deux Ă©tangs parmi des bois des rochers et des prairies. J'y demeurai quelques mois tranquille ; une lettre de Paris vint troubler mon repos. Au moment d'entrer au service et d'Ă©pouser mademoiselle de Rosambo, mon frĂšre n'avait pourtant point encore quittĂ© la robe ; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressĂ©e lui suggĂ©ra l'idĂ©e de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux prĂ©parer les voies Ă son Ă©lĂ©vation. Les preuves de noblesse avaient Ă©tĂ© faites pour Lucile lorsqu'elle fut reçue au chapitre de l'ArgentiĂšre ; de sorte que tout Ă©tait prĂȘt le marĂ©chal de Duras devait ĂȘtre mon patron. Mon frĂšre m'annonçait que j'entrais dans la route de la fortune ; que dĂ©jĂ j'obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie ; qu'il serait ensuite aisĂ© de m'attacher Ă l'ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bĂ©nĂ©fices. Cette lettre me frappa comme un coup de foudre retourner Ă Paris, ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă la cour, - et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon ! Me faire comprendre l'ambition, Ă moi qui ne rĂȘvais que de vivre oubliĂ© ! Mon premier mouvement fut de rĂ©pondre Ă mon frĂšre qu'Ă©tant l'aĂźnĂ©, c'Ă©tait Ă lui de soutenir son nom ; que, quant Ă moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu'il y avait des chances de guerre, mais que si le Roi avait besoin d'un soldat dans son armĂ©e, il n'avait pas besoin d'un pauvre gentilhomme Ă sa cour. Je m'empressai de lire cette rĂ©ponse romanesque Ă madame de Marigny, qui jeta les hauts cris ; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi ; Lucile m'aurait bien voulu soutenir, mais elle n'osait combattre ses soeurs. On m'arracha ma lettre, et toujours faible quand il s'agit de moi, je mandai Ă mon frĂšre que j'allais partir. Je partis en effet ; je partis pour ĂȘtre prĂ©sentĂ© Ă la premiĂšre cour de l'Europe, pour dĂ©buter dans la vie de la maniĂšre la plus brillante, et j'avais l'air d'un homme que l'on traĂźne aux galĂšres, ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort. Berlin, mars 1821. Ma vie solitaire. J'entrai dans Paris par le chemin que j'avais suivi la premiĂšre fois ; j'allai descendre au mĂȘme hĂŽtel, rue du Mail je ne connaissais que cela. Je fus logĂ© Ă la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue. Mon frĂšre, soit qu'il fĂ»t embarrassĂ© de mes maniĂšres, soit qu'il eĂ»t pitiĂ© de ma timiditĂ©, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des FossĂ©s-Montmartre ; j'allais tous les jours dĂźner chez lui Ă trois heures ; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n'Ă©tait plus Ă Paris. Je passai deux ou trois fois devant l'hĂŽtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu'elle Ă©tait devenue. L'automne commençait. Je me levais Ă six heures ; je passais au manĂšge ; je dĂ©jeunais. J'avais heureusement alors la rage du grec je traduisais l' OdyssĂ©e et la CyropĂ©die jusqu'Ă deux heures, en entremĂȘlant mon travail d'Ă©tudes historiques. A deux heures je m'habillais, je me rendais chez mon frĂšre ; il me demandait ce que j'avais fait, ce que j'avais vu ; je rĂ©pondais " Rien. " Il haussait les Ă©paules et me tournait le dos. Un jour, on entend du bruit au dehors ; mon frĂšre court Ă la fenĂȘtre et m'appelle je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j'Ă©tais Ă©tendu au fond de la chambre. Mon pauvre frĂšre me prĂ©dit que je mourrais inconnu, inutile Ă moi et Ă ma famille. A quatre heures, je rentrais chez moi ; je m'asseyais derriĂšre ma croisĂ©e. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans, venaient Ă cette heure dessiner Ă la fenĂȘtre d'un hĂŽtel bĂąti en face, de l'autre cĂŽtĂ© de la rue. Elles s'Ă©taient aperçues de ma rĂ©gularitĂ©, comme moi de la leur. De temps en temps, elles levaient la tĂȘte pour regarder leur voisin ; je leur savais un grĂ© infini de cette marque d'attention elles Ă©taient ma seule sociĂ©tĂ© Ă Paris. Quand la nuit approchait, j'allais Ă quelque spectacle ; le dĂ©sert de la foule me plaisait, quoiqu'il m'en coĂ»tĂąt toujours un peu de prendre mon billet Ă la porte et de me mĂȘler aux hommes. Je rectifiai les idĂ©es que je m'Ă©tais formĂ©es du théùtre Ă Saint-Malo. Je vis madame Saint-Hubert dans le rĂŽle d'Amide ; je sentis qu'il avait manquĂ© quelque chose Ă la magicienne de ma crĂ©ation. Lorsque je ne m'emprisonnais pas dans la salle de l'opĂ©ra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu'Ă dix et onze heures du soir. Je n'aperçois pas encore aujourd'hui la file des rĂ©verbĂšres de la place Louis XV Ă la barriĂšre des Bons-Hommes, sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j'Ă©tais, quand je suivis cette route pour me rendre Ă Versailles lors de ma prĂ©sentation. RentrĂ© au logis, je demeurais une partie de la nuit la tĂȘte penchĂ©e sur mon feu qui ne me disait rien je n'avais pas, comme les Persans, l'imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait Ă l'anĂ©mone, et la braise Ă la grenade. J'Ă©coutais les voitures allant, venant, se croisant. Leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grĂšves de ma Bretagne, ou du vent dans mes bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude rĂ©veillaient mes regrets ; j'Ă©voquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l'histoire des personnages que ces chars emportaient j'apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquĂȘtes. BientĂŽt, retombĂ© sur moi-mĂȘme, je me retrouvais, dĂ©laissĂ© dans une hĂŽtellerie, voyant le monde par la fenĂȘtre et l'entendant aux Ă©chos de mon foyer. Rousseau croit devoir Ă sa sincĂ©ritĂ©, comme Ă l'enseignement des hommes, la confession des voluptĂ©s suspectes de sa vie ; il suppose mĂȘme qu'on l'interroge gravement et qu'on lui demande compte de ses pĂ©chĂ©s avec les donne pericolanti de Venise. Si je m'Ă©tais prostituĂ© aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligĂ© d'en instruire la postĂ©ritĂ© ; mais j'Ă©tais trop timide d'un cĂŽtĂ©, trop exaltĂ© de l'autre, pour me laisser sĂ©duire Ă des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser Ă leurs entresols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j'Ă©tais saisi de dĂ©goĂ»t et d'horreur. Les plaisirs d'aventure ne m'auraient convenu qu'aux temps passĂ©s. Dans les XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siĂšcles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages Ă©trangers et demi-barbares, mĂȘlaient le roman partout les caractĂšres Ă©taient forts, l'imagination puissante, l'existence mystĂ©rieuse et cachĂ©e. La nuit, autour des hauts murs des cimetiĂšres et des couvents, sous les remparts dĂ©serts de la ville, le long des chaĂźnes et des fossĂ©s, des marchĂ©s, Ă l'orĂ©e des quartiers clos, dans les rues Ă©troites et sans rĂ©verbĂšres, oĂč des voleurs et des assassins se tenaient embusquĂ©s, oĂč des rencontres avaient lieu tantĂŽt Ă la lumiĂšre des flambeaux, tantĂŽt dans l'Ă©paisseur des tĂ©nĂšbres, c'Ă©tait au pĂ©ril de sa tĂȘte qu'on cherchait le rendez-vous donnĂ© par quelque HĂ©loĂŻse. Pour se livrer au dĂ©sordre, il fallait aimer vĂ©ritablement ; pour violer les moeurs gĂ©nĂ©rales, il fallait faire de grands sacrifices. Non-seulement il s'agissait d'affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on Ă©tait obligĂ© de vaincre en soi l'empire des habitudes rĂ©guliĂšres, l'autoritĂ© de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l'opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrĂ©tien. Toutes ces entraves doublaient l'Ă©nergie des passions. Je n'aurais pas suivi en 1788 une misĂ©rable affamĂ©e qui m'eĂ»t entraĂźnĂ© dans son bouge sous la surveillance de la police ; mais il est probable que j'eusse mis Ă fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu'a si bien racontĂ©e Bassompierre. " Il y avait cinq ou six mois, dit le marĂ©chal, que toutes les fois que je passais sur le Petit-Pont car en ce temps-lĂ le Pont-Neuf n'Ă©tait point bĂąti, une belle femme, lingĂšre Ă l'enseigne des Deux-Anges , me faisait de grandes rĂ©vĂ©rences et m'accompagnait de la vue tant qu'elle pouvait ; et comme j'eus pris garde Ă son action je la regardais aussi et la saluais avec plus de soin. Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau Ă Paris, passant sur le Petit-Pont, dĂšs qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrĂ©e de sa boutique et me dit comme je passais - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivait de la vue aussi longtemps qu'elle pouvait. " Bassompierre obtient un rendez-vous " Je trouvai, dit-il, une trĂšs belle femme, ĂągĂ©e de vingt ans, qui Ă©tait coiffĂ©e de nuit, n'ayant qu'une trĂšs fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrais pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me rĂ©pondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'AbbĂ©, proche des Halles, auprĂšs de la rue aux ours, Ă la troisiĂšme porte du cĂŽtĂ© de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusques Ă minuit, et plus tard encore ; je laisserai la porte ouverte. A l'entrĂ©e, il y a une petite allĂ©e que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y rĂ©pond, et trouverez un degrĂ© qui vous mĂšnera Ă ce second Ă©tage. Je vins Ă dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avait marquĂ©e, et de la lumiĂšre bien grande, non seulement au second Ă©tage, mais au troisiĂšme et au premier encore ; mais la porte Ă©tait fermĂ©e. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ouĂŻs une voix d'homme qui me demanda qui j'Ă©tais. Je m'en retournai Ă la rue aux ours, et Ă©tant retournĂ© pour la deuxiĂšme fois, ayant trouvĂ© la porte ouverte, j'entrai jusques au second Ă©tage, oĂč je trouvai que cette lumiĂšre Ă©tait la paille du lit que l'on y brĂ»lait, et deux corps nus Ă©tendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien Ă©tonnĂ© et en sortant je rencontrai des corbeaux enterreurs de morts qui me demandĂšrent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire Ă©carter, mis l'Ă©pĂ©e Ă la main et passai outre, m'en revenant Ă mon logis, un peu Ă©mu de ce spectacle inopinĂ©. " Je suis allĂ©, Ă mon tour, Ă la dĂ©couverte, avec l'adresse donnĂ©e, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversĂ© le Petit-Pont, passĂ© les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'Ă la rue aux ours, Ă main droite ; la premiĂšre rue Ă main gauche, aboutissant rue aux ours, est la rue Bourg-l'AbbĂ©. Son inscription, enfumĂ©e comme par le temps et un incendie, m'a donnĂ© bonne espĂ©rance. J'ai retrouvĂ© la troisiĂšme petite porte du cĂŽtĂ© de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidĂšles. LĂ , malheureusement, les deux siĂšcles et demi que j'avais cru d'abord restĂ©s dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne ; aucune clartĂ© ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisiĂšme Ă©tage. Aux fenĂȘtres de l'attique, sous le toit, rĂ©gnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chaussĂ©e, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochĂ©s derriĂšre les vitres. Tout dĂ©convenu, je suis entrĂ© dans ce musĂ©e des Eponine depuis la conquĂȘte des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes Ă des fronts moins parĂ©s ; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore Ă certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur tĂȘte pour un mouchoir des Indes. M'adressant Ă un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer " Monsieur, n'auriez-vous pas achetĂ© les cheveux d'une jeune lingĂšre, qui demeurait Ă l'enseigne des Deux-Anges , prĂšs du Petit-Pont ? " Il est restĂ© sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retirĂ©, avec mille excuses, Ă travers un labyrinthe de toupets. J'ai ensuite errĂ© de porte en porte point de lingĂšre de vingt ans, me faisant de grandes rĂ©vĂ©rences ; point de jeune femme franche, dĂ©sintĂ©ressĂ©e, passionnĂ©e, coiffĂ©e de nuit, n ' ayant qu ' une trĂšs fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle . Une vieille grognon, prĂȘte Ă rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensĂ© battre avec sa bĂ©quille c'Ă©tait peut-ĂȘtre la tante du rendez-vous. Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre ! Il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait Ă©tĂ© si rĂ©solument aimĂ©. A cette Ă©poque, les Français se sĂ©paraient encore en deux classes distinctes, l'une dominante, l'autre demi-serve. La lingĂšre pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d'une esclave il lui faisait l'illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s'enivrer de cette illusion. Mais qui nous rĂ©vĂ©lera les causes inconnues de la catastrophe ? Etait-ce la gentille grisette des Deux-Anges dont le corps gisait sur la table avec un autre corps ? Quel Ă©tait l'autre corps ? Celui du mari, ou de l'homme dont Bassompierre entendit la voix ? La peste car il y avait peste Ă Paris ou la jalousie Ă©taient-elles accourues dans la rue Bourg-l'AbbĂ© avant l'amour ? L'imagination se peut exercer Ă l'aise sur un tel sujet. MĂȘlez aux inventions du poĂšte le choeur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l'Ă©pĂ©e de Bassompierre, un superbe mĂ©lodrame sortira de l'aventure. Vous admirerez aussi la chastetĂ© et la retenue de ma jeunesse Ă Paris dans cette capitale, il m'Ă©tait loisible de me livrer Ă tous mes caprices, comme dans l'abbaye de ThĂ©lĂšme oĂč chacun agissait Ă sa volontĂ© ; je n'abusai pas nĂ©anmoins de mon indĂ©pendance je n'avais de commerce qu'avec une courtisane ĂągĂ©e de deux cent seize ans, jadis Ă©prise d'un marĂ©chal de France rival du BĂ©arnais auprĂšs de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d'Entragues, soeur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j'allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille. Berlin, mars 1821. PrĂ©sentation Ă Versailles. - Chasse avec le Roi. Le jour fatal arriva ; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frĂšre m'y conduisit la veille de ma prĂ©sentation et me mena chez le marĂ©chal de Duras, galant homme dont l'esprit Ă©tait si commun qu'il rĂ©flĂ©chissait quelque chose de bourgeois sur ses belles maniĂšres ce bon marĂ©chal me fit pourtant une peur horrible. Le lendemain matin, je me rendis seul au chĂąteau. On n'a rien vu quand on n'a pas vu la pompe de Versailles, mĂȘme aprĂšs le licenciement de l'ancienne maison du Roi Louis XIV Ă©tait toujours lĂ . La chose alla bien tant que je n'eus qu'Ă traverser les salles des gardes l'appareil militaire m'a toujours plu et ne m'a jamais imposĂ©. Mais quand j'entrai dans l'oeil-de-boeuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma dĂ©tresse. On me regardait ; j'entendais demander qui j'Ă©tais. Il se faut souvenir de l'ancien prestige de la royautĂ© pour se pĂ©nĂ©trer de l'importance dont Ă©tait alors une PrĂ©sentation. Une destinĂ©e mystĂ©rieuse s'attachait au dĂ©butant ; on lui Ă©pargnait l'air protecteur mĂ©prisant qui composait, avec l'extrĂȘme politesse, les maniĂšres inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce dĂ©butant ne deviendra pas le favori du maĂźtre ? on respectait en lui la domesticitĂ© future dont il pouvait ĂȘtre honorĂ©. Aujourd'hui, nous nous prĂ©cipitons dans le palais avec encore plus d'empressement qu'autrefois et, ce qu'il y a d'Ă©trange, sans illusion un courtisan rĂ©duit Ă se nourrir de vĂ©ritĂ©s est bien prĂšs de mourir de faim. Lorsqu'on annonça le lever du Roi, les personnes non prĂ©sentĂ©es se retirĂšrent ; je sentis un mouvement de vanitĂ© je n'Ă©tais pas fier de rester, j'aurais Ă©tĂ© humiliĂ© de sortir. La chambre Ă coucher du Roi s'ouvrit je vis le Roi, selon l'usage achever sa toilette, c'est-Ă -dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le Roi s'avança allant Ă la messe ; je m'inclinai ; le marĂ©chal de Duras me nomma " Sire, le chevalier de Chateaubriand. " Le Roi me regarda, me rendit mon salut, hĂ©sita, eut l'air de vouloir s'arrĂȘter pour m'adresser la parole. J'aurais rĂ©pondu d'une contenance assurĂ©e ma timiditĂ© s'Ă©tait Ă©vanouie. Parler au gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e au chef de l'Etat, me paraissait tout simple sans que je me rendisse compte de ce que j'Ă©prouvais. Le Roi plus embarrassĂ© que moi, ne trouvant rien Ă me dire, passa outre. VanitĂ© des destinĂ©es humaines ! ce souverain que je voyais pour la premiĂšre fois ; ce monarque si puissant Ă©tait Louis XVI Ă six ans de son Ă©chafaud ! Et ce nouveau courtisan qu'il regardait Ă peine, chargĂ© de dĂ©mĂȘler les ossements parmi des ossements, aprĂšs avoir Ă©tĂ© sur preuves de noblesse prĂ©sentĂ© aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour Ă sa poussiĂšre sur preuves de fidĂ©litĂ© ! double tribut de respect Ă la double royautĂ© du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait rĂ©pondre Ă ses juges comme le Christ aux Juifs " Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? " Nous courĂ»mes Ă la galerie pour nous trouver sur le passage de la Reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientĂŽt entourĂ©e d'un radieux et nombreux cortĂšge ; elle nous fit une noble rĂ©vĂ©rence ; elle semblait enchantĂ©e de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de grĂące le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'ĂȘtre liĂ©es par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonniĂšre Ă la Conciergerie ! Si mon frĂšre avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dĂ©pendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester Ă Versailles, afin d'assister le soir au jeu de la Reine " Tu seras, me disait-il, nommĂ© Ă la Reine, et le Roi te parlera. " Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m'enfuir. Je me hĂątai de venir cacher ma gloire dans mon hĂŽtel garni, heureux d'ĂȘtre Ă©chappĂ© Ă la Cour, mais voyant encore devant moi la terrible journĂ©e des carrosses, du 19 fĂ©vrier 1787. Le duc de Coigny me fit prĂ©venir que je chasserais avec le Roi dans la forĂȘt de Saint-Germain. Je m'acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de dĂ©butant , habit gris, veste et culotte rouges, manchettes de bottes, bottes Ă l'Ă©cuyĂšre, couteau de chasse au cĂŽtĂ©, petit chapeau français Ă galon d'or. Nous nous trouvĂąmes quatre dĂ©butants au chĂąteau de Versailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d'Hautefeuille [J'ai retrouvĂ© M. le comte d'Hautefeuille ; il s'occupe de la traduction de morceaux choisis de Byron ; madame la comtesse d'Hautefeuille est l'auteur, plein de talent, de l' Ame exilĂ©e , etc., etc. . Le duc de Coigny nous donna nos instructions il nous avisa de ne pas couper la chasse, le Roi s'emportant lorsqu'on passait entre lui et la bĂȘte. Le duc de Coigny portait un nom fatal Ă la Reine. Le rendez-vous Ă©tait au Val, dans la forĂȘt de Saint-Germain, domaine engagĂ© par la couronne au marĂ©chal de Beauvau. L'usage voulait que les chevaux de la premiĂšre chasse Ă laquelle assistaient les hommes prĂ©sentĂ©s fussent fournis des Ă©curies du Roi [Dans la Gazette le France , du mardi 27 fĂ©vrier 1787, on lit ce qui suit " Le comte Charles d'Hautefeuille, le baron de Saint-Marsault, le baron de Saint-Marsault-Chatelaillon et le chevalier de Chateaubriand, qui prĂ©cĂ©demment avaient eu l'honneur d'ĂȘtre prĂ©sentĂ©s au Roi, ont eu, le 19, celui de monter dans les voitures de sa MajestĂ©, et de la suivre Ă la chasse. "] . On bat aux champs mouvement d'armes, voix de commandement. On crie le Roi ! Le Roi sort, monte dans son carrosse nous roulons dans les carrosses Ă la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France Ă mes courses et Ă mes chasses dans les landes de la Bretagne ; et plus loin encore, Ă mes courses et Ă mes chasses avec les sauvages de l'AmĂ©rique ma vie devait ĂȘtre remplie de ces contrastes. Nous arrivĂąmes au point de ralliement oĂč de nombreux chevaux de selle tenus en main sous les arbres, tĂ©moignaient leur impatience. Les carrosses arrĂȘtĂ©s dans la forĂȘt avec les gardes ; les groupes d'hommes et de femmes ; les meutes Ă peine contenues par les piqueurs ; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une scĂšne trĂšs animĂ©e. Les chasses de nos rois rappelaient Ă la fois les anciennes et les nouvelles moeurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de ChilpĂ©ric, de Dagobert, la galanterie de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV. J'Ă©tais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d'Etampes, des Gabrielle d'EstrĂ©es, des La ValliĂšre, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis Ă l'aise j'Ă©tais d'ailleurs dans une forĂȘt, j'Ă©tais chez moi. Au descendu des carrosses, je prĂ©sentai mon billet aux piqueurs. On m'avait destinĂ© une jument appelĂ©e l ' Heureuse, bĂȘte lĂ©gĂšre, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices ; assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le Roi mis en selle partit ; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derriĂšre Ă me dĂ©battre avec l ' Heureuse , qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maĂźtre ; je finis cependant par m'Ă©lancer sur son dos la chasse Ă©tait dĂ©jĂ loin. Je maĂźtrisai d'abord assez bien l ' Heureuse ; forcĂ©e de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d'Ă©cume, s'avançait de travers Ă petits bonds ; mais lorsqu'elle approcha du lieu de l'action, il n'y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m'abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, Ă©cartant tout sur son passage, ne s'arrĂȘtant qu'au heurt du cheval d'une femme qu'elle faillit culbuter, au milieu des Ă©clats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd'hui d'inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l' aventure du dĂ©butant. Je n'Ă©tais pas au bout de mes Ă©preuves. Environ une demi-heure aprĂšs ma dĂ©convenue, je chevauchais dans une longue percĂ©e Ă travers des parties de bois dĂ©sertes ; un pavillon s'Ă©levait au bout voilĂ que je me mis Ă songer Ă ces palais rĂ©pandus dans les forĂȘts de la couronne, en souvenir de l'origine des rois chevelus et de leurs mystĂ©rieux plaisirs un coup de fusil part ; l ' Heureuse tourne court, brosse tĂȘte baissĂ©e dans le fourrĂ© et me porte juste Ă l'endroit oĂč le chevreuil venait d'ĂȘtre abattu le Roi paraĂźt. Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny la maudite l' Heureuse avait tout fait. Je saute Ă terre, d'une main poussant en arriĂšre ma cavale de l'autre tenant mon chapeau bas. Le Roi regarde, et ne voit qu'un dĂ©butant arrivĂ© avant lui aux fus de la bĂȘte ; il avait besoin de parler ; au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire " Il n'a pas tenu longtemps. " C'est le seul mot que j'aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts ; on fut Ă©tonnĂ© de me trouver causant avec le Roi. Le dĂ©butant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures ; mais, comme il lui est toujours arrivĂ© depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune. Le Roi força trois autres chevreuils. Les dĂ©butants ne pouvant courre que la premiĂšre bĂȘte, j'allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse. Le Roi revint au Val ; il Ă©tait gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Versailles. Nouveau dĂ©sappointement pour mon frĂšre au lieu d'aller m'habiller pour me trouver au dĂ©bottĂ©, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d'ĂȘtre dĂ©livrĂ© de mes honneurs et de mes maux. Je dĂ©clarai Ă mon frĂšre que j'Ă©tais dĂ©terminĂ© Ă retourner en Bretagne. Content d'avoir fait connaĂźtre son nom, espĂ©rant amener un jour Ă maturitĂ©, par sa prĂ©sentation, ce qu'il y avait d'avortĂ© dans la mienne, il ne s'opposa pas au dĂ©part d'un frĂšre d'un esprit aussi biscornu [Le MĂ©morial historique de la Noblesse a publiĂ© un document inĂ©dit annotĂ© de la main du Roi, tirĂ© des Archives du royaume, section historique, registre M 813 et carton M 814 ; il contient les EntrĂ©es . On y voit mon nom et celui de mon frĂšre il prouve que ma mĂ©moire m'avait bien servi pour les dates. 1840.] . Telle fut ma premiĂšre vue de la ville et de la cour. La sociĂ©tĂ© me parut plus odieuse encore que je ne l'avais imaginĂ© ; mais si elle m'effraya, elle ne me dĂ©couragea pas ; je sentis confusĂ©ment que j'Ă©tais supĂ©rieur Ă ce que j'avais aperçu. Je pris pour la cour un dĂ©goĂ»t invincible ; ce dĂ©goĂ»t, ou plutĂŽt ce mĂ©pris que je n'ai pu cacher, m'empĂȘchera de rĂ©ussir, ou me fera tomber du plus haut point de ma carriĂšre. Au reste, si je jugeais le monde sans le connaĂźtre, le monde, Ă son tour, m'ignorait. Personne ne devina Ă mon dĂ©but ce que je pouvais valoir, et quand je revins Ă Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste cĂ©lĂ©britĂ©, beaucoup de personnes m'ont dit " Comme nous vous eussions remarquĂ©, si nous vous avions rencontrĂ© dans votre jeunesse ! " Cette obligeante prĂ©tention n'est que l'illusion d'une renommĂ©e dĂ©jĂ faite. Les hommes se ressemblent Ă l'extĂ©rieur en vain Rousseau nous dit qu'il possĂ©dait deux petits yeux tout charmants il n'en est pas moins certain, tĂ©moin ses portraits, qu'il avait l'air d'un maĂźtre d'Ă©cole ou d'un cordonnier grognon. Pour en finir avec la cour, je dirai qu'aprĂšs avoir revu la Bretagne et m'ĂȘtre venu fixer Ă Paris avec mes soeurs cadettes, Lucile et Julie, je m'enfonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l'histoire de ma prĂ©sentation. Elle resta lĂ . - Vous ne chassĂątes donc plus avec le Roi ? - Pas plus qu'avec l'empereur de la Chine. - Vous ne retournĂątes donc plus Ă Versailles ? - J'allai deux fois jusqu'Ă SĂšvres ; le coeur me faillit, et je revins Ă Paris. - Vous ne tirĂątes donc aucun parti de votre position ? - Aucun. - Que faisiez-vous donc ? - Je m'ennuyais. - Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition ? - Si fait Ă force d'intrigues et de soucis, j'arrivai Ă la gloire d'insĂ©rer dans 1' Almanach des Muses une idylle dont l'apparition me pensa tuer d'espĂ©rance et de crainte. J'aurais donnĂ© tous les carrosses du Roi pour avoir composĂ© la romance O ma tendre musette ! ou De mon berger volage . Propre Ă tout pour les autres, bon Ă rien pour moi me voilĂ . Paris, juin 1821. Passage en Bretagne. - Garnison de Dieppe. - Retour Ă Paris avec Lucile et Julie. Tout ce qu'on vient de lire de ce livre quatriĂšme a Ă©tĂ© Ă©crit Ă Berlin. Je suis revenu Ă Paris pour le baptĂȘme du duc de Bordeaux, et j'ai donnĂ© la dĂ©mission de mon ambassade par fidĂ©litĂ© politique Ă M. de VillĂšle sorti du ministĂšre. Rendu Ă mes loisirs, Ă©crivons. A mesure que ces MĂ©moires se remplissent de mes annĂ©es Ă©coulĂ©es, ils me reprĂ©sentent le globe infĂ©rieur d'un sablier constatant ce qu'il y a de poussiĂšre tombĂ©e de ma vie quand tout le sable sera passĂ©, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m'en eĂ»t-il donnĂ© la puissance. La nouvelle solitude dans laquelle j'entrai en Bretagne aprĂšs ma prĂ©sentation, n'Ă©tait plus celle de Combourg ; elle n'Ă©tait ni aussi entiĂšre, ni aussi sĂ©rieuse, et pour tout dire, ni aussi forcĂ©e il m'Ă©tait loisible de la quitter ; elle perdait de sa valeur. Une vieille chĂątelaine armoriĂ©e, un vieux baron blasonnĂ© gardant dans un manoir fĂ©odal leur derniĂšre fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractĂšres rien de provincial, de rĂ©trĂ©ci dans cette vie, parce qu'elle n'Ă©tait pas la vie commune. Chez mes soeurs, la province se retrouvait au milieu des champs on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comĂ©die dont j'Ă©tais quelquefois un mauvais acteur. L'hiver, il fallait subir Ă FougĂšres la sociĂ©tĂ© d'une petite ville, les bals, les assemblĂ©es, les dĂźners, et je ne pouvais pas, comme Ă Paris, ĂȘtre oubliĂ©. D'un autre cĂŽtĂ©, je n'avais pas vu l'armĂ©e, la cour, sans qu'un changement se fĂ»t opĂ©rĂ© dans mes idĂ©es en dĂ©pit de mes goĂ»ts naturels, je ne sais quoi se dĂ©battant en moi contre l'obscuritĂ© me demandait de sortir de l'ombre. Julie avait la province en dĂ©testation ; l'instinct du gĂ©nie et de la beautĂ© poussait Lucile sur un plus grand théùtre. Je sentais donc dans mon existence un malaise par qui j'Ă©tais averti que cette existence n'Ă©tait pas ma destinĂ©e. Cependant, j'aimais toujours la campagne, et celle de Marigny Ă©tait charmante [Marigny a beaucoup changĂ© depuis l'Ă©poque oĂč ma soeur l'habitait. Il a Ă©tĂ© vendu, et appartient aujourd'hui Ă MM. de Pommereul, qui l'ont fait rebĂątir et l'ont fort embelli.] . Mon rĂ©giment avait changĂ© de rĂ©sidence le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second Ă Dieppe ; je rejoignis celui-ci ma prĂ©sentation faisait de moi un personnage. Je pris goĂ»t Ă mon mĂ©tier ; je travaillais Ă la manoeuvre ; on me confia des recrues que j'exerçais sur les galets au bord de la mer cette mer a formĂ© le fond du tableau dans presque toutes les scĂšnes de ma vie. La MartiniĂšre ne s'occupait Ă Dieppe ni de son homonyme LamartiniĂšre , ni du P. Simon, lequel Ă©crivait contre Bossuet, Port-Royal et les BĂ©nĂ©dictins, ni de l'anatomiste Pecquet, que madame de SĂ©vignĂ© appelle le petit Pecquet ; mais La MartiniĂšre Ă©tait amoureux Ă Dieppe comme Ă Cambrai il dĂ©pĂ©rissait aux pieds d'une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n'Ă©tait pas jeune par un singulier hasard, elle s'appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 Ă©tait ĂągĂ©e de cent cinquante ans. C'Ă©tait en 1647 qu'Anne d'Autriche, voyant comme moi la mer par les fenĂȘtres de sa chambre, s'amusait Ă regarder les brĂ»lots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient Ă©tĂ© fidĂšles Ă Henri IV garder le jeune Louis XIV ; elle donnait Ă ces peuples des bĂ©nĂ©dictions infinies, malgrĂ© leur vilain langage normand . On retrouvait Ă Dieppe quelques redevances fĂ©odales que j'avais vu payer Ă Combourg il Ă©tait dĂ» au bourgeois Vauquelin trois tĂȘtes de porcs ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marquĂ©s de la plus ancienne monnaie connue. Je revins passer un semestre Ă FougĂšres. LĂ rĂ©gnait une fille noble, appelĂ©e mademoiselle de La Belinaye, tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j'ai dĂ©jĂ parlĂ©. Une agrĂ©able laide, soeur d'un officier au rĂ©giment de CondĂ©, attira mes admirations je n'aurais pas Ă©tĂ© assez tĂ©mĂ©raire pour Ă©lever mes voeux jusqu'Ă la beautĂ© ; ce n'est qu'Ă la faveur des imperfections d'une femme que j'osais risquer un respectueux hommage. Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la rĂ©solution d'abandonner la Bretagne. Elle dĂ©termina Lucile Ă la suivre ; Lucile, Ă son tour, vainquit mes rĂ©pugnances nous prĂźmes la route de Paris ; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvĂ©e. Mon frĂšre Ă©tait mariĂ© ; il demeurait chez son beau-pĂšre, le prĂ©sident de Rosambo, rue de Bondy. Nous convĂźnmes de nous placer dans son voisinage par l'entremise de M. Delisle de Sales, logĂ© dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arretĂąmes un appartement dans ces mĂȘmes pavillons. Paris, juin 1821. Delisle de Sales. - Flins. - Vie d'un homme de lettres. Madame de Farcy s'Ă©tait accointĂ©e, je ne sais comment, avec Delisle de Sales, lequel avait Ă©tĂ© mis jadis Ă Vincennes pour des niaiseries philosophiques. A cette Ă©poque, on devenait un personnage quand on avait barbouillĂ© quelques lignes de prose ou insĂ©rĂ© un quatrain dans l' Almanach des Muses . Delisle de Sales, trĂšs brave homme, trĂšs cordialement mĂ©diocre, avait un grand relĂąchement d'esprit, et laissait aller sous lui ses annĂ©es ; ce vieillard s'Ă©tait composĂ© une belle bibliothĂšque avec ses ouvrages, qu'il brocantait Ă l'Ă©tranger et que personne ne lisait Ă Paris. Chaque annĂ©e, au printemps, il faisait ses remontes d'idĂ©es en Allemagne. Gras et dĂ©braillĂ©, il portait un rouleau de papier crasseux que l'on voyait sortir de sa poche ; il y consignait au coin des rues sa pensĂ©e du moment. Sur le piĂ©destal de son buste en marbre, il avait tracĂ© de sa main cette inscription, empruntĂ©e au buste de Buffon Dieu, l ' homme, la nature, il a tout expliquĂ© . Delisle de Sales tout expliquĂ© ! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien dĂ©courageants. Qui se peut flatter d'avoir un talent vĂ©ritable ? Ne pouvons-nous pas ĂȘtre, tous tant que nous sommes, sous l'empire d'une illusion semblable Ă celle de Delisle de Sales ? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase, se croit un Ă©crivain de gĂ©nie, et n'est pourtant qu'un sot. Si je me suis trop longuement Ă©tendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c'est qu'il fut le premier littĂ©rateur que je rencontrai il m'introduisit dans la sociĂ©tĂ© des autres. La prĂ©sence de mes deux soeurs me rendit le sĂ©jour de Paris moins insupportable ; mon penchant pour l'Ă©tude affaiblit encore mes dĂ©goĂ»ts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers, qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s'en moquait ; il prenait bien la chose, car il se piquait d'ĂȘtre de bonne compagnie. Flins me fit connaĂźtre Fontanes, son ami, qui est devenu le mien. Fils d'un maĂźtre des eaux et forĂȘts de Reims, Flins avait reçu une Ă©ducation nĂ©gligĂ©e ; au demeurant, homme d'esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hĂ©rissĂ©s, des dents sales, et malgrĂ© cela l'air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui Ă©tait celui de presque tous les gens de lettres de Paris Ă cette Ă©poque, mĂ©rite d'ĂȘtre racontĂ©. Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez prĂšs de Laharpe, qui demeurait rue GuĂ©nĂ©gaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d'une casaque de livrĂ©e, le servaient ; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait rĂ©guliĂšrement au Théùtre-Français, alors placĂ© Ă l'OdĂ©on, et excellent surtout dans la comĂ©die. Brizard venait Ă peine de finir ; Talma commençait ; Larive, Saint-Phal, Fleury, MolĂ©, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val, Desgarcins, Olivier, Ă©taient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prĂȘte Ă dĂ©buter au théùtre Montansier. Les actrices protĂ©geaient les auteurs et devenaient quelquefois l'occasion de leur fortune. Flins, qui n'avait qu'une petite pension de sa famille, vivait de crĂ©dit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrĂ©es de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prĂȘt ce qu'il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait Ă Paris, retirait au moyen de l'argent que lui donnait son pĂšre, ce qu'il avait dĂ©posĂ© au Mont-de-PiĂ©tĂ©, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu. Paris, juin 1821. Gens de lettres. - Portraits. Dans le cours des deux annĂ©es qui s'Ă©coulĂšrent depuis mon Ă©tablissement Ă Paris jusqu'Ă l'ouverture des Etats-GĂ©nĂ©raux, cette sociĂ©tĂ© s'Ă©largit. Je savais par coeur les Ă©lĂ©gies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui Ă©crivis pour lui demander la permission de voir un poĂšte dont les ouvrages faisaient mes dĂ©lices ; il me rĂ©pondit poliment je me rendis chez lui rue de ClĂ©ry. Je trouvai un homme assez jeune encore, de trĂšs bon ton, grand, maigre, le visage marquĂ© de petite-vĂ©role. Il me rendit ma visite ; je le prĂ©sentai Ă mes soeurs. Il aimait peu la sociĂ©tĂ© et il en fut bientĂŽt chassĂ© par la politique il Ă©tait alors du vieux parti. Je n'ai point connu d'Ă©crivain qui fĂ»t plus semblable Ă ses ouvrages poĂšte et crĂ©ole, il ne lui fallait que le ciel de l'Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait Ă glisser dans la vie sans ĂȘtre aperçu, sacrifiait tout Ă sa paresse, et n'Ă©tait trahi dans son obscuritĂ©, que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre Que notre vie heureuse et fortunĂ©e Coule en secret, sous l'aile des amours, Comme un ruisseau qui, murmurant Ă peine, Et dans son lit resserrant tous ses flots Cherche avec soin l'ombre des arbrisseaux, Et n'ose pas se montrer dans la plaine. C'est cette impossibilitĂ© de se soustraire Ă son indolence qui de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misĂ©rable rĂ©volutionnaire, attaquant la religion persĂ©cutĂ©e et les prĂȘtres Ă l'Ă©chafaud, achetant son repos Ă tout prix, et prĂȘtant Ă la muse qui chanta ElĂ©onore le langage de ces lieux oĂč Camille Desmoulins allait marchander ses amours. L'auteur de l' Histoire de la littĂ©rature italienne , qui s'insinua dans la RĂ©volution Ă la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. GinguenĂ© vivait dans le monde sur la rĂ©putation d'une piĂšce de vers assez gracieuse, la Confession de ZulmĂ©, qui lui valut une chĂ©tive place dans les bureaux de M. de Necker ; de lĂ sa piĂšce sur son entrĂ©e au contrĂŽle gĂ©nĂ©ral. Je ne sais qui disputait Ă GinguenĂ© son titre de gloire, la Confession de ZulmĂ© ; mais dans le fait il lui appartenait. Le poĂšte rennais savait bien la musique et composait des romances. D'humble qu'il Ă©tait, nous vĂźmes croĂźtre son orgueil, Ă mesure qu'il s'accrochait Ă quelqu'un de connu. Vers le temps de la convocation des Etats-GĂ©nĂ©raux, Chamfort l'employa Ă barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs il se fit superbe. A la premiĂšre fĂ©dĂ©ration il disait " VoilĂ une belle fĂȘte ! on devrait pour mieux l'Ă©clairer brĂ»ler quatre aristocrates aux quatre coins de l'autel. " Il n'avait pas l'initiative de ces voeux ; longtemps avant lui, le ligueur Louis DorlĂ©ans avait Ă©crit dans son Banquet du comte d ' ArĂȘte " qu'il fallait attacher en guise de fagots les ministres protestants Ă l'arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids oĂč l'on mettait les chats ". GinguenĂ© eut une connaissance anticipĂ©e des meurtres rĂ©volutionnaires. Madame GinguenĂ© prĂ©vint mes soeurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes et leur donna asile elles demeuraient cul-de-sac FĂ©rou, dans le voisinage du lieu oĂč l'on devait Ă©gorger. AprĂšs la Terreur, GinguenĂ© devint quasi chef de l'instruction publique. Ce fut alors qu'il chanta l ' Arbre de la libertĂ© au Cadran-Bleu, sur l'air Je l ' ai plantĂ©, je l ' ai vu naĂźtre . On le jugea assez bĂ©at de philosophie pour une ambassade auprĂšs d'un de ces rois qu'on dĂ©couronnait. Il Ă©crivait de Turin Ă M. de Talleyrand qu'il avait vaincu un prĂ©jugĂ© il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l'air Ă la cour. TombĂ© de la mĂ©diocritĂ© dans l'importance, de l'importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littĂ©rateur distinguĂ© comme critique, et, ce qu'il y a de mieux, Ă©crivain indĂ©pendant dans la DĂ©cade la nature l'avait remis Ă la place d'oĂč la sociĂ©tĂ© l'avait mal Ă propos tirĂ©. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poĂ©sie correcte et quelquefois agrĂ©able. GinguenĂ© avait un ami, le poĂšte Lebrun. GinguenĂ© protĂ©geait Lebrun, comme un homme de talent, qui connaĂźt le monde, protĂšge la simplicitĂ© d'un homme de gĂ©nie ; Lebrun, Ă son tour, rĂ©pandait ses rayons sur les hauteurs de GinguenĂ©. Rien n'Ă©tait plus comique que le rĂŽle de ces deux compĂšres, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supĂ©rieurs dans des genres divers. Lebrun Ă©tait tout bonnement un faux monsieur de l'EmpyrĂ©e ; sa verve Ă©tait aussi froide que ses transports Ă©taient glacĂ©s. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formĂ©s de deux serviettes sales, pendillaient sur une tringle de fer rouillĂ©, et la moitiĂ© d'un pot Ă l'eau accotĂ©e contre un fauteuil dĂ©paillĂ©. Ce n'est pas que Lebrun ne fĂ»t Ă son aise, mais il Ă©tait avare et adonnĂ© Ă des femmes de mauvaise vie. Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare. Parmi ses poĂ©sies lyriques, on trouve des strophes Ă©nergiques ou Ă©lĂ©gantes, comme dans l'ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l'ode sur les Environs de Paris. Ses Ă©lĂ©gies sortent de sa tĂȘte, rarement de son Ăąme ; il a l'originalitĂ© recherchĂ©e, non l'originalitĂ© naturelle ; il ne crĂ©e rien qu'Ă force d'art ; il se fatigue Ă pervertir le sens des mots et Ă les conjoindre par des alliances monstrueuses. Lebrun n'avait de vrai talent que pour la satire ; son Ă©pĂźtre sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d'un renom mĂ©ritĂ©. Quelques-unes de ses Ă©pigrammes sont Ă mettre auprĂšs de celles de Rousseau ; Laharpe surtout l'inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice il fut indĂ©pendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l'oppresseur de nos libertĂ©s, des vers sanglants. Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus Ă Paris Ă cette Ă©poque Ă©tait Chamfort ; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons oĂč il Ă©tait admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des moeurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l'esprit et du talent mais de cet esprit et de ce talent qui n'atteignent point la postĂ©ritĂ©. Quand il vit que sous la RĂ©volution il n'arrivait Ă rien, il tourna contre lui-mĂȘme les mains qu'il avait levĂ©es sur la sociĂ©tĂ©. Le bonnet rouge ne parut plus Ă son orgueil qu'une autre espĂšce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre Ă©taient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inĂ©galitĂ© des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamnĂ© Ă n'ĂȘtre encore qu'un vilain dans la fĂ©odalitĂ© des bourreaux, il se voulut tuer pour Ă©chapper aux supĂ©rioritĂ©s du crime ; il se manqua la mort se rit de ceux qui l'appellent et qui la confondent avec le nĂ©ant. Je n'ai connu l'abbĂ© Delille qu'en 1798 Ă Londres et n'ai vu ni RulhiĂšre, qui vit par madame d'Egmont et qui la fait vivre, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Marmontel. Il en est ainsi de ChĂ©nier que je n'ai jamais rencontrĂ©, qui m'a beaucoup attaquĂ©, auquel je n'ai jamais rĂ©pondu, et dont la place Ă l'Institut devait produire une des crises de ma vie. Lorsque je relis la plupart des Ă©crivains du dix-huitiĂšme siĂšcle, je suis confondu et du bruit qu'ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancĂ©, soit qu'elle ait rĂ©trogradĂ©, soit que nous ayons marchĂ© vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d'usĂ©, de passĂ©, de grisaillĂ©, d'inanimĂ©, de froid dans les auteurs qui firent les dĂ©lices de ma jeunesse. Je trouve mĂȘme dans les plus grands Ă©crivains de l'Ăąge voltairien des choses pauvres de sentiment de pensĂ©e et de style. A qui m'en prendre de mon mĂ©compte ? J'ai peur d'avoir Ă©tĂ© le premier coupable novateur nĂ©, j'aurai peut-ĂȘtre communiquĂ© aux gĂ©nĂ©rations nouvelles la maladie dont j'Ă©tais atteint. EpouvantĂ©, j'ai beau crier Ă mes enfants " N'oubliez pas le français ! " Ils me rĂ©pondent comme le Limousin Ă Pantagruel " qu'ils viennent de l'alme, inclyte et cĂ©lĂšbre acadĂ©mie que l'on vocite LutĂšce ". Cette manie de grĂ©ciser et de latiniser notre langue n'est pas nouvelle, comme on le voit Rabelais la guĂ©rit elle reparut dans Ronsard. Boileau l'attaqua. De nos jours elle a ressuscitĂ© par la science. Nos rĂ©volutionnaires grands Grecs par nature, ont obligĂ© nos marchands et nos paysans Ă apprendre les hectares, les hectolitres les kilomĂštres, les millimĂštres, les dĂ©cagrammes la politique a ronsardisĂ© . l'aurais pu parler ici de M. de Laharpe, que je connus alors et sur lequel je reviendrai ; j'aurais pu ajouter Ă la galerie de mes portraits celui de Fontanes ; mais bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu'en Angleterre que je me liai avec lui d'une amitiĂ© toujours accrue par la mauvaise fortune jamais diminuĂ©e par la bonne ; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l'effusion de mon coeur, je n'aurai Ă peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment oĂč mes souvenirs me conduisaient Ă retracer le commencement de sa vie. Notre existence est d'une telle fuite, que si nous n'Ă©crivons pas le soir l'Ă©vĂ©nement du matin, le travail nous encombre et nous n'avons plus le temps de le mettre Ă jour. Cela ne nous empĂȘche pas de gaspiller nos annĂ©es, de jeter au vent ces heures qui sont pour l'homme les semences de l'Ă©ternitĂ©. Paris, juin 1821. Famille Rosambo. - M. de Malesherbes sa prĂ©dilection pour Lucile. - Apparition et changement de ma sylphide. Si mon inclination et celle de mes deux soeurs m'avaient jetĂ© dans cette sociĂ©tĂ© littĂ©raire, notre position nous forçait d'en frĂ©quenter une autre ; la famille de la femme de mon frĂšre fut naturellement pour nous le centre de cette derniĂšre sociĂ©tĂ©. Le prĂ©sident Le Pelletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage, Ă©tait, quand j'arrivai Ă Paris, un modĂšle de lĂ©gĂšretĂ©. A cette Ă©poque, tout Ă©tait dĂ©rangĂ© dans les esprits et dans les moeurs, symptĂŽme d'une rĂ©volution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravitĂ© de leurs pĂšres. Les Lamoignon, les MolĂ©, les SĂ©guier, les d'Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les prĂ©sidentes, cessant d'ĂȘtre de vĂ©nĂ©rables mĂšres de famille, sortaient de leurs sombres hĂŽtels pour devenir femmes Ă brillantes aventures. Le prĂȘtre, en chaire, Ă©vitait le nom de JĂ©sus-Christ et ne parlait que du lĂ©gislateur des chrĂ©tiens ; les ministres tombaient les uns sur les autres ; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprĂȘme bon ton Ă©tait d'ĂȘtre AmĂ©ricain Ă la ville, Anglais Ă la cour, Prussien Ă l'armĂ©e ; d'ĂȘtre tout, exceptĂ© Français. Ce que l'on faisait, ce que l'on disait, n'Ă©tait qu'une suite d'inconsĂ©quences. On prĂ©tendait garder des abbĂ©s commandataires, et l'on ne voulait point de religion ; nul ne pouvait ĂȘtre officier s'il n'Ă©tait gentilhomme, et l'on dĂ©blatĂ©rait contre la noblesse ; on introduisait l'Ă©galitĂ© dans les salons et les coups de bĂąton dans les camps. M. de Malesherbes avait trois filles, mesdames de Rosambo, d'Aulnay, de Montboissier il aimait de prĂ©fĂ©rence madame de Rosambo, Ă cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le prĂ©sident de Rosambo avait Ă©galement trois filles, mesdames de Chateaubriand, d'Aulnay, de Tocqueville, et un fils dont l'esprit brillant s'est recouvert de la perfection chrĂ©tienne. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arriĂšre-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la RĂ©volution, je l'ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout Ă©chauffĂ© de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-soeur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutĂ©s. Ă'aurait Ă©tĂ© du reste un homme assez vulgaire dans ses maniĂšres, s'il n'eĂ»t eu certaine brusquerie qui le sauvait de l'air commun Ă la premiĂšre phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l'homme d'un vieux nom et le magistrat supĂ©rieur. Ses vertus naturelles s'Ă©taient un peu entachĂ©es d'affectation par la philosophie qu'il y mĂȘlait. Il Ă©tait plein de science, de probitĂ© et de courage ; mais bouillant, passionnĂ© au point qu'il me disait un jour en parlant de Condorcet " Cet homme a Ă©tĂ© mon ami ; aujourd'hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien. " Les flots de la RĂ©volution le dĂ©bordĂšrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeurĂ© cachĂ© dans ses mĂ©rites, si le malheur ne l'eĂ»t dĂ©celĂ© Ă la terre. Un noble VĂ©nitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l'Ă©boulement d'un vieux palais. Les franches façons de M. de Malesherbes m'ĂŽtĂšrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction ; nous nous touchĂąmes par ce premier point nous parlions de botanique et de gĂ©ographie, sujets favoris de ses conversations. C'est en m'entretenant avec lui que je conçus l'idĂ©e de faire un voyage dans l'AmĂ©rique du Nord pour dĂ©couvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackenzie [Dans ces derniĂšres annĂ©es, naviguĂ©e par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. . Nous nous entendions aussi en politique les sentiments gĂ©nĂ©reux du fond de nos premiers troubles allaient Ă l'indĂ©pendance de mon caractĂšre ; l'antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force Ă ce penchant. J'Ă©tais du cĂŽtĂ© de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frĂšre, Ă qui l'on donna le surnom de l' enragĂ© Chateaubriand. La RĂ©volution m'aurait entraĂźnĂ©, si elle n'eĂ»t dĂ©butĂ© par des crimes je vis la premiĂšre tĂȘte portĂ©e au bout d'une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera Ă mes yeux un objet d'admiration et un argument de libertĂ© ; je ne connais rien de plus servile, de plus mĂ©prisable, de plus lĂąche, de plus bornĂ© qu'un terroriste. N'ai-je pas rencontrĂ© en France toute cette race de Brutus au service de CĂ©sar et de sa police ? Les niveleurs, rĂ©gĂ©nĂ©rateurs, Ă©gorgeurs, Ă©taient transformĂ©s en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons quel moyen Ăąge ! Enfin, ce qui m'attacha davantage Ă l'illustre vieillard, ce fut sa prĂ©dilection pour ma soeur malgrĂ© la timiditĂ© de la comtesse Lucile, on parvint, Ă l'aide d'un peu de vin de Champagne, Ă lui faire jouer un rĂŽle dans une petite piĂšce, Ă l'occasion de la fĂȘte de M. de Malesherbes ; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tĂȘte tournĂ©e. Il poussait plus que mon frĂšre mĂȘme Ă sa translation du chapitre d'ArgentiĂšre Ă celui de Remiremont, oĂč l'on exigeait les preuves rigoureuses et difficiles des seize quartiers . Tout philosophe qu'il Ă©tait, M. de Malesherbes avait Ă un haut degrĂ© les principes de la naissance. Il faut Ă©tendre dans l'espace d'environ deux annĂ©es cette peinture des hommes et de la sociĂ©tĂ© Ă mon apparition dans le monde, entre la clĂŽture de la premiĂšre assemblĂ©e des Notables, le 25 mai 1787, et l'ouverture des Etats-GĂ©nĂ©raux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux annĂ©es, mes soeurs et moi, nous n'habitĂąmes constamment ni Paris, ni le mĂȘme lieu dans Paris. Je vais maintenant rĂ©trograder et ramener mes lecteurs en Bretagne. Du reste, j'Ă©tais toujours affolĂ© de mes illusions ; si mes bois me manquaient, les temps passĂ©s, au dĂ©faut des lieux lointains, m'avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-PrĂ©s, dans les cloĂźtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la CitĂ©, Ă la porte obscure d'HĂ©loĂŻse, je revoyais mon enchanteresse ; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort elle Ă©tait pĂąle, elle me regardait avec des yeux tristes ; ce n'Ă©tait plus que l'ombre ou les mĂąnes du rĂȘve que j'avais aimĂ©. 1. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. - 2. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. - 3. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la premiĂšre fois Ă une rĂ©union politique. - ScĂšne. - 4. Ma mĂšre retirĂ©e Ă Saint-Malo. - 5. ClĂ©ricature. - Environs de Saint-Malo. - 6. Le revenant. - Le malade. - 7. Etats de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collĂšge, est tuĂ©. - 8. AnnĂ©e 1789. - Voyage de Bretagne Ă Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection gĂ©nĂ©rale. - Prise de la Bastille. - 9. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - TĂȘtes de Foulon et de Berthier. - 10. Rappel de M. Necker. - SĂ©ance du 4 aoĂ»t 1789. - JournĂ©e du 5 octobre. - Le Roi est amenĂ© Ă Paris. - 11. AssemblĂ©e constituante. - 12. Mirabeau. - 13. SĂ©ances de l'AssemblĂ©e nationale. - Robespierre. - 14. SociĂ©tĂ©. - Aspect de Paris. - 15. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrĂȘte avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en AmĂ©rique. - Bonaparte et moi, sous-lieutenants ignorĂ©s. - Le marquis de La RouĂ«rie. - Je m'embarque Ă Saint-Malo. - DerniĂšres pensĂ©es en quittant la terre natale. Paris, septembre 1821. Revu en dĂ©cembre 1846. Premiers mouvements politiques en Bretagne. - Coup d'oeil sur l'histoire de la monarchie. Mes diffĂ©rentes rĂ©sidences en Bretagne, dans les annĂ©es 1787 et 1788, commencĂšrent mon Ă©ducation politique. On retrouvait dans les Etats de province le modĂšle des Etats-GĂ©nĂ©raux aussi les troubles particuliers qui annoncĂšrent ceux de la nation Ă©clatĂšrent-ils dans deux pays d'Etats, la Bretagne et le DauphinĂ©. La transformation qui se dĂ©veloppait depuis deux cents ans touchait Ă son terme la France passĂ©e de la monarchie fĂ©odale Ă la monarchie des Etats-GĂ©nĂ©raux, de la monarchie des Etats-GĂ©nĂ©raux Ă la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements Ă la monarchie absolue, tendait Ă la monarchie reprĂ©sentative, Ă travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale. Le parlement Maupeou, l'Ă©tablissement des assemblĂ©es provinciales, avec le vote par tĂȘte, la premiĂšre et la seconde assemblĂ©es des Notables, la Cour plĂ©niĂšre, la formation des grands bailliages, la rĂ©intĂ©gration civile des protestants, l'abolition partielle de la torture, celle des corvĂ©es, l'Ă©gale rĂ©partition du payement de l'impĂŽt, Ă©taient des preuves successives de la rĂ©volution qui s'opĂ©rait. Mais alors, on ne voyait pas l'ensemble des faits chaque Ă©vĂ©nement paraissait un accident isolĂ©. A toutes les pĂ©riodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu'un point, on n'aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu'Ă l'agent cachĂ© qui donne la vie et le mouvement gĂ©nĂ©ral, comme l'eau ou le feu dans les machines c'est pourquoi, au dĂ©but des rĂ©volutions, tant de personnes croient qu'il suffirait de briser telle roue pour empĂȘcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion. Le dix-huitiĂšme siĂšcle, siĂšcle d'action intellectuelle, non d'action matĂ©rielle, n'aurait pas rĂ©ussi Ă changer si promptement les lois, s'il n'eĂ»t rencontrĂ© son vĂ©hicule les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du systĂšme philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frĂ©nĂ©tique, si elle n'est logĂ©e dans une assemblĂ©e qui la rend pouvoir, la munit d'une volontĂ©, lui attache une langue et des bras. C'est et ce sera toujours par des corps lĂ©gaux ou illĂ©gaux qu'arrivent et arriveront les rĂ©volutions. Les parlements avaient leur cause Ă venger la monarchie absolue leur avait ravi une autoritĂ© usurpĂ©e sur les Etats-GĂ©nĂ©raux. Les enregistrements forcĂ©s, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient Ă demander des libertĂ©s dont au fond ils n'Ă©taient pas sincĂšres partisans. Ils rĂ©clamaient les Etats-GĂ©nĂ©raux, n'osant avouer qu'ils dĂ©siraient pour eux-mĂȘmes la puissance lĂ©gislative et politique ; ils hĂątaient de la sorte la rĂ©surrection d'un corps dont ils avaient recueilli l'hĂ©ritage, lequel, en reprenant la vie, les rĂ©duirait tout d'abord Ă leur propre spĂ©cialitĂ©, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intĂ©rĂȘt, qu'ils se meuvent par sagesse ou passion Louis XVI rĂ©tablit les parlements qui le forcĂšrent Ă appeler les Etats-GĂ©nĂ©raux ; les Etats-GĂ©nĂ©raux, transformĂ©s en AssemblĂ©e nationale et bientĂŽt en Convention, dĂ©truisirent le trĂŽne et les parlements, envoyĂšrent Ă la mort et les juges et le monarque de qui Ă©manait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu'ils Ă©taient, sans le savoir, les moyens d'une rĂ©volution sociale. L'idĂ©e des Etats-GĂ©nĂ©raux Ă©tait donc dans toutes les tĂȘtes, seulement on ne voyait pas oĂč cela allait. Il Ă©tait question, pour la foule, de combler un dĂ©ficit que le moindre banquier aujourd'hui se chargerait de faire disparaĂźtre. Un remĂšde si violent, appliquĂ© Ă un mal si lĂ©ger, prouve qu'on Ă©tait emportĂ© vers des rĂ©gions politiques inconnues. Pour l'annĂ©e 1786, seule annĂ©e dont l'Ă©tat financier soit bien avĂ©rĂ©, la recette Ă©tait de 412 924 000 livres, la dĂ©pense de 593 542 000 livres ; dĂ©ficit 180 618 000 livres, rĂ©duit Ă 140 millions, par 40 618 000 livres d'Ă©conomie. Dans ce budget, la maison du Roi est portĂ©e Ă l'immense somme de 37 200 000 livres les dettes des princes, les acquisitions de chĂąteaux et les dĂ©prĂ©dations de la cour Ă©taient la cause de cette surcharge. On voulait avoir les Etats-GĂ©nĂ©raux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n'avait jamais ouĂŻ parler des Etats-GĂ©nĂ©raux, ni rĂ©clamĂ© leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergĂ©, rĂ©unis Ă Paris, demandĂšrent les Etats-GĂ©nĂ©raux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcĂ©s alors. Le parlement de Paris, tout-puissant Ă cette Ă©poque, loin de seconder le voeu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblĂ©es comme illĂ©gales ; ce qui Ă©tait vrai. Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave, Ă©chappĂ© Ă ceux qui se sont mĂȘlĂ©s et qui se mĂȘlent d'Ă©crire l'histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les Etats dits gĂ©nĂ©raux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des dĂ©putĂ©s que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise n'en nomma ni pour le clergĂ©, ni pour la noblesse ; le bailliage de ChĂąteauneuf-en-Thimerais n'en envoya ni pour le clergĂ©, ni pour le tiers-Ă©tat ; Le Puy, La Rochelle, le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche ChĂątellerault firent dĂ©faut pour le clergĂ©, et Montdidier et Roye pour la noblesse. NĂ©anmoins, les Etats de 1614 furent appelĂ©s Etats-GĂ©nĂ©raux . Aussi les anciennes chroniques, s'exprimant d'une maniĂšre plus correcte, disent, en parlant de nos assemblĂ©es nationales, ou les trois Etats , ou les notables bourgeois , ou les barons et les Ă©vĂȘques , selon l'occurrence, et elles attribuent Ă ces assemblĂ©es ainsi composĂ©es la mĂȘme force lĂ©gislative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoquĂ© qu'il Ă©tait, ne dĂ©putait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s'Ă©tait emparĂ© de la magistrature ; il en avait chassĂ© les gens d'Ă©pĂ©e ; il y rĂ©gnait d'une maniĂšre absolue, exceptĂ© dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc. ; il faisait les lois civiles et criminelles, et, Ă l'aide de l'usurpation parlementaire, il exerçait mĂȘme le pouvoir politique. La fortune, l'honneur et la vie des citoyens relevaient de lui tout obĂ©issait Ă ses arrĂȘts, toute tĂȘte tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolĂ©ment d'une puissance sans bornes, qu'avait-il besoin d'aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assemblĂ©es oĂč il n'avait paru qu'Ă genoux ? Le peuple, mĂ©tamorphosĂ© en moine, s'Ă©tait rĂ©fugiĂ© dans les cloĂźtres, et gouvernait la sociĂ©tĂ© par l'opinion religieuse ; le peuple mĂ©tamorphosĂ© en collecteur et en banquier, s'Ă©tait rĂ©fugiĂ© dans la finance, et gouvernait la sociĂ©tĂ© par l'argent ; le peuple, mĂ©tamorphosĂ© en magistrat, s'Ă©tait rĂ©fugiĂ© dans les tribunaux, et gouvernait la sociĂ©tĂ© par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, Ă©tait dĂ©mocrate dans son ensemble sous la direction de son roi. avec lequel il s'entendait Ă merveille et marchait presque toujours d'accord. C'est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France Ă faire ou plutĂŽt l'histoire de France n'est pas faite. Toutes les grandes questions mentionnĂ©es ci-dessus Ă©taient particuliĂšrement agitĂ©es dans les annĂ©es 1786, 1787 et 1788. Les tĂȘtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacitĂ© naturelle, dans les privilĂšges de la province, du clergĂ© et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des Etats, abondante matiĂšre d'inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne, avait augmentĂ© les divisions en favorisant la cause du tiers-Ă©tat. M. de Montmorin et M. de Thiard Ă©taient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui Ă©tait noble ; tantĂŽt elle rĂ©sistait Ă M. Necker, Ă M. de Calonne, Ă l'archevĂȘque de Sens ; tantĂŽt elle repoussait le mouvement populaire, que sa rĂ©sistance premiĂšre avait favorisĂ©. Elle s'assemblait, dĂ©libĂ©rait, protestait ; les communes ou municipalitĂ©s s'assemblaient, dĂ©libĂ©raient, protestaient en sens contraire. L'affaire particuliĂšre du fouage , en se mĂȘlant aux affaires gĂ©nĂ©rales, avait accru les inimitiĂ©s. Pour comprendre ceci, il est nĂ©cessaire d'expliquer la constitution du duchĂ© de Bretagne. Paris, septembre 1821. Constitution des Etats de Bretagne. - Tenue des Etats. Les Etats de Bretagne ont plus ou moins variĂ© dans leur forme comme tous les Etats de l'Europe fĂ©odale, auxquels ils ressemblaient. Les rois de France furent substituĂ©s aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l'an 1491, n'apporta pas seulement la Bretagne en dot Ă la couronne de Charles VIII et de Louis XII mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminĂ© un diffĂ©rend qui remontait Ă Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prĂ©tendait que les filles hĂ©ritaient au duchĂ© ; la France soutenait que la succession n'avait lieu qu'en ligne masculine ; que celle-ci venant de s'Ă©teindre, la Bretagne, comme grand fief faisait retour Ă la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cĂ©dĂšrent mutuellement leurs droits ou prĂ©tentions. Claude, fille d'Anne et de Louis XII, qui devint femme de François ler, laissa en mourant le duchĂ© de Bretagne Ă son mari. François Ier, d'aprĂšs la priĂšre des Etats assemblĂ©s Ă Vannes unit, par Ă©dit publiĂ© Ă Nantes en 1532, le duchĂ© de Bretagne Ă la couronne de France, garantissant Ă ce duchĂ© ses libertĂ©s et privilĂšges. A cette Ă©poque les Etats de Bretagne Ă©taient rĂ©unis tous les ans mais en 1630, la rĂ©union devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l'ouverture des Etats. Les trois ordres s'assemblaient, selon les lieux, dans une Ă©glise ou dans les salles d'un couvent. Chaque ordre dĂ©libĂ©rait Ă part c'Ă©taient trois assemblĂ©es particuliĂšres avec leurs diverses tempĂȘtes, qui se convertissaient en ouragan gĂ©nĂ©ral quand le clergĂ©, la noblesse et le tiers venaient Ă se rĂ©unir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserrĂ©, comme dans une plus vaste arĂšne, les talents, les vanitĂ©s et les ambitions Ă©taient en jeu. Le pĂšre GrĂ©goire de Rostrenen, capucin, dans la dĂ©dicace de son Dictionnaire français-breton , parle de la sorte Ă nos seigneurs les Etats de Bretagne " S'il ne convenait qu'Ă l'orateur romain de louer dignement l'auguste assemblĂ©e du sĂ©nat de Rome, me convenait-il de hasarder l'Ă©loge de votre auguste assemblĂ©e qui nous retrace si dignement l'idĂ©e de ce que l'ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable ? " Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aĂźnĂ© de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgrĂ© leur taille, descendent des gĂ©ants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps sĂ©parĂ©s de la France, ont laissĂ© dĂ©pĂ©rir une partie de leurs vieux titres leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant Ă l'histoire gĂ©nĂ©rale, manquent trop souvent de cette authenticitĂ© Ă laquelle les dĂ©chiffreurs de diplĂŽmes attachent de leur cĂŽtĂ© beaucoup trop de prix. Le temps de la tenue des Etats en Bretagne Ă©tait un temps de galas et de bals on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le prĂ©sident de la noblesse, on mangeait chez M. le prĂ©sident du clergĂ©, on mangeait chez M. le trĂ©sorier des Etats, on mangeait chez M. l'intendant de la province, on mangeait chez M. le prĂ©sident du parlement ; on mangeait partout et l'on buvait ! A de longues tables de rĂ©fectoire se voyaient assis des du Guesclin laboureurs, des Duguay-Trouin matelots portant au cĂŽtĂ© leur Ă©pĂ©e de fer Ă vieille garde ou leur petit sabre d'abordage. Tous les gentilshommes assistant aux Etats en personne ne ressemblaient pas mal Ă une diĂšte de Pologne, de la Pologne Ă pied, non Ă cheval, diĂšte de Scythes, non de Sarmates. Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de SĂ©vignĂ© a peint nos ripailles politiques au milieu des landes comme ces festins des fĂ©es et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyĂšres " Vous aurez maintenant, Ă©crit-elle, des nouvelles de nos Etats pour votre peine d'ĂȘtre Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire Ă VitrĂ© le lundi matin il m'Ă©crivit une lettre ; j'y fis rĂ©ponse par aller dĂźner avec lui. On mange Ă deux tables dans le mĂȘme lieu ; il y a quatorze couverts Ă chaque table. Monsieur en tient une et Madame l'autre. La bonne chĂšre est excessive, on remporte les plats de rĂŽti tout entiers ; et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes. Nos pĂšres ne prĂ©voyaient pas ces sortes de machines puisque mĂȘme ils ne comprenaient pas qu'il fallĂ»t qu'une porte fĂ»t plus haute qu'eux... AprĂšs le dĂźner, MM. de Lomaria et CoĂ«tlogon dansĂšrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas Ă beaucoup prĂšs ils y font des pas de BohĂ©miens et de Bas-Bretons avec une dĂ©licatesse et une justesse qui charment... C'est un jeu, une chĂšre, une libertĂ© jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n'avais jamais vu les Etats ; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait une province rassemblĂ©e qui ait un aussi grand air que celle-ci ; elle doit ĂȘtre bien pleine, du moins, car il n'y en a pas un seul Ă la guerre ni Ă la cour ; il n'y a que le petit guidon M. de SĂ©vignĂ© le fils qui peut-ĂȘtre y reviendra un jour comme les autres... Une infinitĂ© de prĂ©sents, des pensions, des rĂ©parations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals Ă©ternels, des comĂ©dies trois fois la semaine, une grande braverie voilĂ les Etats. J'oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit. " Les Bretons ont de la peine Ă pardonner Ă madame de SĂ©vignĂ© ses moqueries. Je suis moins rigoureux ; mais je n'aime pas qu'elle dise " Vous me parlez bien plaisamment de nos misĂšres ; nous ne sommes plus si rouĂ©s un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraĂźt maintenant un rafraĂźchissement. " C'est pousser trop loin l'agrĂ©able langage de cour BarrĂšre parlait avec la mĂȘme grĂące de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s'appelaient des mariages rĂ©publicains le despotisme populaire reproduisait l'amĂ©nitĂ© de style du despotisme royal. Les fats de Paris, qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du Roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter Ă nos femmes les fricassĂ©es de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran Ă©tait naguĂšre restĂ© sur la place, en Ă©change de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-liĂšvre du Morbihan, de la hauteur d'un Lapon. Ce Ker ne le cĂ©dait point Ă son adversaire en gĂ©nĂ©alogie si saint ElzĂ©ar de Sabran Ă©tait proche parent de saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du trĂšs noble Ker , Ă©tait Ă©vĂȘque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant JĂ©sus-Christ. Revenu du Roi en Bretagne. - Revenu particulier de la province. - Le fouage. - J'assiste pour la premiĂšre fois Ă une rĂ©union politique. - ScĂšne. Le revenu du Roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins ; dans le produit du domaine de la couronne, qu'on pouvait Ă©valuer de trois Ă quatre cent mille francs ; dans la perception du timbre, etc. La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient Ă faire face Ă ses charges le grand et le petit devoir , qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides fournissant deux millions annuels ; enfin, les sommes rentrant par le fouage . On ne se doute guĂšre de l'importance du fouage dans notre histoire ; cependant, il fut Ă la rĂ©volution de France ce que fut le timbre Ă la rĂ©volution des Etats-Unis. Le fouage census pro singulis focis exactus Ă©tait un cens, ou une espĂšce de taille, exigĂ© par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmentĂ© se payaient les dettes de la province. En temps de guerre les dĂ©penses s'Ă©levaient Ă plus de sept millions d'une session Ă l'autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de crĂ©er un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes le fouage n'eĂ»t plus Ă©tĂ© alors qu'un emprunt. L'injustice bien qu'injustice lĂ©gale au terme du droit coutumier Ă©tait de le faire porter sur la seule propriĂ©tĂ© roturiĂšre. Les communes ne cessaient de rĂ©clamer ; la noblesse, qui tenait moins Ă son argent qu'Ă ses privilĂšges, ne voulait pas entendre parler d'un impĂŽt qui l'aurait rendue taillable. Telle Ă©tait la question, quand se rĂ©unirent les sanglants Etats de Bretagne du mois de dĂ©cembre 1788. Les esprits Ă©taient alors agitĂ©s par diverses causes l'assemblĂ©e des Notables, l'impĂŽt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des Etats-GĂ©nĂ©raux et l'affaire du collier, la Cour plĂ©niĂšre et le Mariage de Figaro , les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, Ă©taient l'objet des controverses dans toutes les familles. La noblesse bretonne, de sa propre autoritĂ©, s'Ă©tait convoquĂ©e Ă Rennes pour protester contre l'Ă©tablissement de la Cour plĂ©niĂšre. Je me rendis Ă cette diĂšte c'est la premiĂšre rĂ©union politique oĂč je me sois trouvĂ© de ma vie. J'Ă©tais Ă©tourdi et amusĂ© des cris que j'entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils ; on gesticulait, on parlait tous Ă la fois. Le marquis de TrĂ©margat, jambe de bois, disait d'une voix de Stentor " Allons tous chez le commandant, M. de Thiard ; nous lui dirons La noblesse bretonne est Ă votre porte ; elle demande Ă vous parler le Roi mĂȘme ne la refuserait pas ! " A ce trait d'Ă©loquence les bravos Ă©branlaient les voĂ»tes de la salle. Il recommençait " Le Roi mĂȘme ne la refuserait pas ! " Les huchĂ©es et les trĂ©pignements redoublaient. Nous allĂąmes chez M. le comte de Thiard homme de cour, poĂšte Ă©rotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyĂ© de notre vacarme ; il nous regardait comme des boubous, des sangliers, des bĂȘtes fauves ; il brĂ»lait d'ĂȘtre hors de notre Armorique et n'avait nulle envie de nous refuser l'entrĂ©e de son hĂŽtel. Notre orateur lui dit ce qu'il voulut, aprĂšs quoi nous vĂźnmes rĂ©diger cette dĂ©claration " DĂ©clarons infĂąmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l'administration nouvelle de la justice, soit dans l'administration des Etats, qui ne seraient pas avouĂ©s par les lois constitutives de la Bretagne. " Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette piĂšce au Roi Ă leur arrivĂ©e Ă Paris, on les coffra Ă la Bastille, d'oĂč ils sortirent bientĂŽt en façon de hĂ©ros ; ils furent reçus Ă leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semĂ©s d'hermine, autour desquels boutons Ă©tait Ă©crite en latin cette devise " PlutĂŽt, mourir que de se dĂ©shonorer. " Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le mĂȘme abĂźme. Paris, octobre 1821. Ma mĂšre retirĂ©e Ă Saint Malo. Ce fut Ă cette Ă©poque que mon frĂšre, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agrĂ©ger Ă l'ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la clĂ©ricature elle pouvait m'ĂȘtre donnĂ©e par M. Courtois de Pressigny, Ă©vĂȘque de Saint Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, oĂč mon excellente mĂšre s'Ă©tait retirĂ©e ; elle n'avait plus ses enfants avec elle ; elle passait le jour Ă l'Ă©glise, la soirĂ©e Ă tricoter. Ses distractions Ă©taient inconcevables je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de priĂšres. De fois Ă autre pĂ©nĂ©traient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous Ă©tions tĂȘte Ă tĂȘte, elle me faisait de beaux contes en vers, qu'elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminĂ©e avec un mĂ©crĂ©ant, et le poĂšte s'Ă©criait Le diable en l'avenue Chemina tant et tant, Qu'on en perdit la vue En moins d'une heur'de temps. " Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite. " Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n'y entendais rien elle Ă©tait charmante, ma mĂšre. Elle avait une longue complainte sur le RĂ©cit vĂ©ritable d ' une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo . Certain seigneur avait renfermĂ© une jeune fille d'une grande beautĂ© dans le chĂąteau de Montfort Ă dessein de lui ravir l'honneur. A travers une lucarne elle apercevait l'Ă©glise de Saint-Nicolas ; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportĂ©e hors du chĂąteau ; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du fĂ©lon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu'en avait fait leur maĂźtre. La pauvre fille Ă©perdue, regardant de tous cĂŽtĂ©s pour chercher quelques secours, n'aperçut que des canes sauvages sur l'Ă©tang du chĂąteau. Renouvelant sa priĂšre Ă saint Nicolas, elle le supplia de permettre Ă ces animaux d'ĂȘtre tĂ©moins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu'elle ne pĂ»t accomplir les voeux qu'elle avait faits Ă saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mĂȘmes Ă leur façon, en son nom et pour sa personne. La fille mourut dans l'annĂ©e voici qu'Ă la translation des os de saint Nicolas, le 9 de mai, une cane sauvage, accompagnĂ©e de ses petits canetons, vint Ă l'Ă©glise de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l'image du bienheureux libĂ©rateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes ; aprĂšs quoi, elle retourna Ă l'Ă©tang ayant laissĂ© un de ses petits en offrande. Quelque temps aprĂšs, le caneton s'en retourna sans qu'on s'en aperçût. Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la mĂȘme cane est revenue, Ă jour fixe, avec sa couvĂ©e, dans l'Ă©glise du grand saint Nicolas, Ă Montfort. L'histoire en a Ă©tĂ© Ă©crite et imprimĂ©e en 1652 l'auteur remarque fort justement " que c'est une chose peu considĂ©rable devant les yeux de Dieu, qu'une chĂ©tive cane sauvage ; que nĂ©anmoins elle tient sa partie pour rendre hommage Ă sa grandeur ; que la cigale de saint François Ă©tait encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le coeur d'un sĂ©raphin ". Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition dans sa complainte, la fille renfermĂ©e Ă Montfort Ă©tait une princesse, laquelle obtint d'ĂȘtre changĂ©e en cane, pour Ă©chapper Ă la violence de son vainqueur. Je n'ai retenu que ces vers d'un couplet de la romance de ma mĂšre Cane la belle est devenue, Cane la belle est devenue, Et s'envola, par une grille, Dans un Ă©tang plein de lentilles. Paris, octobre 1821. ClĂ©ricature. - Environs de Saint Malo. Comme madame de Chateaubriand Ă©tait une vĂ©ritable sainte, elle obtint de l'Ă©vĂȘque de Saint Malo la promesse de me donner la clĂ©ricature ; il s'en faisait scrupule la marque ecclĂ©siastique donnĂ©e Ă un laĂŻque et Ă un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Courtois de Pressigny, aujourd'hui archevĂȘque de Besançon et pair de France, est un homme de bien et de mĂ©rite. Il Ă©tait jeune alors, protĂ©gĂ© de la Reine, et sur le chemin de la fortune oĂč il est arrivĂ© plus tard par une meilleure voie la persĂ©cution. Je me mets Ă genoux, en uniforme, l'Ă©pĂ©e au cĂŽtĂ©, aux pieds du prĂ©lat ; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la tĂȘte ; cela s'appela tonsure, de laquelle je reçus lettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200 mille livres de rentes pouvaient m'Ă©choir, quand mes preuves de noblesse auraient Ă©tĂ© admises Ă Malte abus, sans doute, dans l'ordre ecclĂ©siastique, mais chose utile dans l'ordre politique de l'ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu'une espĂšce de bĂ©nĂ©fice militaire s'attachĂąt Ă l'Ă©pĂ©e d'un soldat qu'Ă la mantille d'un abbĂ©, lequel aurait mangĂ© sa grasse prieurĂ©e sur les pavĂ©s de Paris ? La clĂ©ricature, Ă moi confĂ©rĂ©e pour les raisons prĂ©cĂ©dentes, a fait dire, par des biographes mal informĂ©s, que j'Ă©tais d'abord entrĂ© dans l'Eglise. Ceci se passait en 1788. J'avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes gĂ©missantes et anciennes amies ; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles ; toute la famille aboyante de Scylla sautait Ă mes genoux pour me caresser Nunc vada latrantis Scyllae . Je suis allĂ© bien loin admirer les scĂšnes de la nature ; je m'aurais pu contenter de celles que m'offrait mon pays natal. Rien de plus charmant que les environs de Saint Malo, dans un rayon de cinq Ă six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette riviĂšre depuis son embouchure jusqu'Ă Dinan, mĂ©riteraient seuls d'attirer les voyageurs ; mĂ©lange continuel de rochers et de verdure, de grĂšves et de forĂȘts, de criques et de hameaux, d'antiques manoirs de la Bretagne fĂ©odale et d'habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont Ă©tĂ© construites en un temps oĂč les nĂ©gociants de Saint Malo Ă©taient si riches que, dans leurs jours de goguettes, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenĂȘtres. Ces habitations sont d'un grand luxe. Bonabant, chĂąteau de MM. de Lasaudre, est en partie de marbre apportĂ© de GĂȘnes, magnificence dont nous n'avons pas mĂȘme l'idĂ©e Ă Paris. La Brillantais, Le Beau, le Mont-Marin, La Ballue, le Colombier, sont ou Ă©taient ornĂ©s d'orangeries, d'eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derriĂšre les arcades d'un portique de tilleuls, Ă travers une colonnade de pins, au bout d'une pelouse ; par-dessus les tulipes d'un parterre, la mer prĂ©sente ses vaisseaux, son calme et ses tempĂȘtes. Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriĂ©taire d'une petite bastide blanche avec un jardin parmi les herbes potagĂšres, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thĂ© de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d'une autre rive et d'un autre soleil c'est l'itinĂ©raire et la carte du maĂźtre du lieu. Les tenanciers de la cĂŽte sont d'une belle race normande ; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callemandre et de soie rayĂ©e, des bas blancs Ă coins de couleur. Leur front est ombragĂ© d'une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relĂšvent en forme de bĂ©ret, ou flottent en maniĂšre de voile. Une chaĂźne d'argent Ă plusieurs branches pend Ă leur cĂŽtĂ© gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrĂ©e, apportent au marchĂ© des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles lorsqu'elles soutiennent d'une main sur leur tĂȘte des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlĂ©s de rosĂ©e, les Valkyries de l'Edda dont la plus jeune est l' Avenir , ou les CanĂ©phores d'AthĂšnes n'avaient rien d'aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore ? Ces femmes, sans doute ne sont plus ; il n'en reste que mon souvenir. Paris, octobre 1821. Le revenant. - Le malade. Je quittai ma mĂšre, et j'allai voir mes soeur aĂźnĂ©es aux environs de FougĂšres. Je demeurai un mois chez madame de ChĂąteaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais et Le Plessis, prĂšs Saint-Aubin-du-Cormier, cĂ©lĂšbre par sa tour et sa bataille, Ă©taient situĂ©es dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma soeur avait pour rĂ©gisseur M. Livoret, jadis jĂ©suite, auquel il Ă©tait arrivĂ© une Ă©trange aventure. Quand il fut nommĂ© rĂ©gisseur Ă Lascardais, le comte de ChĂąteaubourg, le pĂšre, venait de mourir M. Livoret qui ne l'avait pas connu, fut installĂ© gardien du castel. La premiĂšre nuit qu'il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pĂąle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumiĂšre. L'apparition s'approche de l'Ăątre, pose son bougeoir sur la cheminĂ©e, rallume le feu et s'assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. AprĂšs deux heures de silence, le vieillard se lĂšve, reprend sa lumiĂšre et sort de la chambre en fermant la porte. Le lendemain, le rĂ©gisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lĂ©mure, affirmĂšrent que c'Ă©tait leur vieux maĂźtre. Tout ne finit pas lĂ si M. Livoret regardait derriĂšre lui dans une forĂȘt il apercevait le fantĂŽme ; s'il avait Ă franchir un Ă©chalier dans un champ, l'ombre se mettait Ă califourchon sur l'Ă©chalier. Un jour, le misĂ©rable obsĂ©dĂ© s'Ă©tant hasardĂ© Ă lui dire " Monsieur de ChĂąteaubourg, laissez-moi " ; le revenant rĂ©pondit " Non ". M. Livoret, homme froid et positif, trĂšs peu brillant d'imaginative, racontait tant qu'on voulait son histoire, toujours de la mĂȘme maniĂšre et avec la mĂȘme conviction. Un peu plus tard, j'accompagnai en Normandie un brave officier atteint d'une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale. On nous logea dans une maison de paysan une vieille tapisserie prĂȘtĂ©e par le seigneur du lieu, sĂ©parait mon lit de celui du malade. DerriĂšre cette tapisserie on saignait le patient ; en dĂ©lassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace. Il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincĂ©, les dents serrĂ©es, la tĂȘte chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vĂȘtement Ă sa poitrine nue maigre et mouillĂ©e. Quand le malade s'attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre Ă l'abri de ses larmes si le moyen Ă©tait sĂ»r contre les pleurs, il faudrait Ă©lever une statue Ă l'auteur de la dĂ©couverte. Mes seuls bons moments Ă©taient ceux oĂč je m'allais promener dans le cimetiĂšre de l'Ă©glise du hameau, bĂątie sur un tertre. Mes compagnons Ă©taient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rĂȘvais Ă la sociĂ©tĂ© de Paris, Ă mes premiĂšres annĂ©es, Ă mon fantĂŽme, Ă ces bois de Combourg dont j'Ă©tais si prĂšs par l'espace, si loin par le temps ; je retournais Ă mon pauvre malade c'Ă©tait un aveugle conduisant un aveugle. HĂ©las ! un coup, une chute, une peine morale raviront Ă HomĂšre, Ă Newton, Ă Bossuet, leur gĂ©nie, et ces hommes divins, au lieu d'exciter une pitiĂ© profonde, un regret amer et Ă©ternel, pourraient ĂȘtre l'objet d'un sourire ! Beaucoup de personnes que j'ai connues et aimĂ©es ont vu se troubler leur raison auprĂšs de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m'explique le chef-d'oeuvre de Cervantes et sa gaĂźtĂ© cruelle, que par une rĂ©flexion triste en considĂ©rant l'ĂȘtre entier, en pesant le bien et le mal, on serait tentĂ© de dĂ©sirer tout accident qui porte Ă l'oubli, comme un moyen d'Ă©chapper Ă soi-mĂȘme un ivrogne joyeux est une crĂ©ature heureuse. Religion Ă part, le bonheur est de s'ignorer et d'arriver Ă la mort sans avoir senti la vie. Je ramenai mon compatriote parfaitement guĂ©ri. Paris, octobre 1821. Etat de Bretagne en 1789. - Insurrection. - Saint-Riveul, mon camarade de collĂšge, est tuĂ©. Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner Ă Paris ; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les Etats Ă©taient semoncĂ©s [ConvoquĂ©s] pour la fin de dĂ©cembre 1788. La commune de Rennes, et aprĂšs elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrĂȘtĂ© qui dĂ©fendait Ă leurs dĂ©putĂ©s de s'occuper d'aucune affaire avant que la question des fouages n'eĂ»t Ă©tĂ© rĂ©glĂ©e. Le comte de Boisgelin, qui devait prĂ©sider l'ordre de la noblesse, se hĂąta d'arriver Ă Rennes. Les gentilshommes furent convoquĂ©s par lettres particuliĂšres, y compris ceux qui, comme moi, Ă©taient encore trop jeunes pour avoir voix dĂ©libĂ©rative. Nous pouvions ĂȘtre attaquĂ©s, il fallait compter les bras autant que les suffrages nous nous rendĂźmes Ă notre poste. Plusieurs assemblĂ©es se tinrent chez M. de Boisgelin avant l'ouverture des Etats. Toutes les scĂšnes de confusion auxquelles j'avais assistĂ©, se renouvelĂšrent. Le chevalier de Guer, le marquis de TrĂ©margat, mon oncle le comte de BedĂ©e, qu'on appelait BedĂ©e l ' artichaut, Ă cause de sa grosseur, par opposition Ă un autre BedĂ©e, long et effilĂ©, qu'on nommait BedĂ©e l ' asperge, cassĂšrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pĂ©rorer. Le marquis de TrĂ©margat, officier de marine Ă jambe de bois, faisait beaucoup d'ennemis Ă son ordre on parlait un jour d'Ă©tablir une Ă©cole militaire oĂč seraient Ă©levĂ©s les fils de la pauvre noblesse ; un membre du tiers s'Ă©cria " Et nos fils, qu'auront-ils ? - L'hĂŽpital ", rĂ©partit TrĂ©margat mot qui, tombĂ© dans la foule, germa promptement. Je m'aperçus au milieu de ces rĂ©unions d'une disposition de mon caractĂšre que j'ai retrouvĂ©e depuis dans la politique et dans les armes plus mes collĂšgues ou mes camarades s'Ă©chauffaient, plus je me refroidissais ; je voyais mettre le feu Ă la tribune ou au canon avec indiffĂ©rence je n'ai jamais saluĂ© la parole ou le boulet. Le rĂ©sultat de nos dĂ©libĂ©rations fut que la noblesse traiterait d'abord des affaires gĂ©nĂ©rales, et ne s'occuperait du fouage qu'aprĂšs la solution des autres questions ; rĂ©solution directement opposĂ©e Ă celle du tiers. Les gentilshommes n'avaient pas grande confiance dans le clergĂ©, qui les abandonnait souvent, surtout quand il Ă©tait prĂ©sidĂ© par l'Ă©vĂȘque de Rennes, personnage patelin, mesurĂ©, parlant avec un lĂ©ger zĂ©zaiement qui n'Ă©tait pas sans grĂące, et se mĂ©nageant des chances Ă la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple , rĂ©digĂ© Ă Rennes par un Ă©crivailleur arrivĂ© de Paris, fomentait les haines. Les Etats se tinrent dans le couvent des Jacobins sur la place du Palais. Nous entrĂąmes, avec les dispositions qu'on vient de voir, dans la salle des sĂ©ances ; nous n'y fĂ»mes pas plus tĂŽt Ă©tablis, que le peuple nous assiĂ©gea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes ; chef indĂ©cis et sans vigueur, il se remuait et n'agissait point. L'Ă©cole de droit de Rennes, Ă la tĂȘte de laquelle Ă©tait Moreau, avait envoyĂ© quĂ©rir les jeunes gens de Nantes ; ils arrivaient au nombre de quatre cents, et le commandant, malgrĂ© ses priĂšres, ne les put empĂȘcher d'envahir la ville. Des assemblĂ©es, en sens divers, au champ Montmorin et dans les cafĂ©s, en Ă©taient venues Ă des collisions sanglantes. Las d'ĂȘtre bloquĂ©s dans notre salle, nous prĂźmes la rĂ©solution de saillir dehors, l'Ă©pĂ©e Ă la main ; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre prĂ©sident, nous tirĂąmes nos Ă©pĂ©es tous Ă la fois, au cri de Vive la Bretagne ! et, comme une garnison sans ressources, nous exĂ©cutĂąmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiĂ©geants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bĂątons ferrĂ©s et des coups de pistolet. Nous fĂźmes une trouĂ©e dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessĂ©s, traĂźnĂ©s, dĂ©chirĂ©s, chargĂ©s de meurtrissures et de contusions. Parvenus Ă grande peine Ă nous dĂ©gager, chacun regagna son logis. Des duels s'ensuivirent entre les gentilshommes, les Ă©coliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale ; l'honneur en resta au vieux Keralieu, officier de marine, attaquĂ©, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires. Un autre attroupement s'Ă©tait formĂ©. Le comte de Montboucher aperçut dans la foule un Ă©tudiant nommĂ© Ulliac, auquel il dit " Monsieur, ceci nous regarde. " On se range en cercle autour d'eux ; Montboucher fait sauter l'Ă©pĂ©e d'Ulliac et la lui rend on s'embrasse et la foule se disperse. Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de dĂ©puter aux Etats-GĂ©nĂ©raux, parce qu'elle n'Ă©tait pas convoquĂ©e selon les lois fondamentales de la constitution de la province ; elle alla rejoindre en grand nombre l'armĂ©e des Princes, se fit dĂ©cimer Ă l'armĂ©e de CondĂ©, ou avec Charette dans les guerres vendĂ©ennes. EĂ»t-elle changĂ© quelque chose Ă la majoritĂ© de l'AssemblĂ©e nationale, au cas de sa rĂ©union Ă cette assemblĂ©e ? Cela n'est guĂšre probable dans les grandes transformations sociales, les rĂ©sistances individuelles, honorables pour les caractĂšres sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu'aurait pu produire un homme du gĂ©nie de Mirabeau, mais d'une opinion opposĂ©e, s'il s'Ă©tait rencontrĂ© dans l'ordre de la noblesse bretonne. Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collĂšge, avaient pĂ©ri avant ces rencontres, en se rendant Ă la chambre de la noblesse ; le premier fut en vain dĂ©fendu par son pĂšre, qui lui servit de second. Lecteur, je t'arrĂȘte regarde couler les premiĂšres gouttes de sang que la RĂ©volution devait rĂ©pandre. Le ciel a voulu qu'elles sortissent des veines d'un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul ; on eĂ»t dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l'on dit de la victime par qui commence la grande immolation " Un gentilhomme, nommĂ© Chateaubriand , fut tuĂ© en se rendant Ă la salle, des Etats. " Ces deux mots auraient remplacĂ© ma longue histoire. Saint-Riveul eĂ»t-il jouĂ© mon rĂŽle sur la terre ? Ă©tait-il destinĂ© au bruit ou au silence ? Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sĂ©pare Ă jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau Ă l'entrĂ©e duquel tu mourras. Paris, novembre 1821. AnnĂ©e 1789. - Voyage de Bretagne Ă Paris. - Mouvement sur la route. - Aspect de Paris. - Renvoi de M. Necker. - Versailles. - Joie de la famille royale. - Insurrection GĂ©nĂ©rale. - Prise de la Bastille. L'annĂ©e 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l'histoire de l'espĂšce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne ; je ne pus mĂȘme quitter la province qu'assez tard, et n'arrivai Ă Paris qu'aprĂšs le pillage de la maison RĂ©veillon, l'ouverture des Etats-GĂ©nĂ©raux, la constitution du tiers-Ă©tat en AssemblĂ©e nationale, le serment du Jeu-de-Paume, la sĂ©ance royale du 23 juin, et la rĂ©union du clergĂ© et de la noblesse au tiers-Ă©tat. Le mouvement Ă©tait grand sur ma route dans les villages, les paysans arrĂȘtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l'agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casernĂ©es dans l'orangerie ; des trains d'artillerie parquĂ©s dans les cours ; la salle provisoire de l'AssemblĂ©e nationale Ă©levĂ©e sur la place du palais, et des dĂ©putĂ©s allant et venant parmi des curieux, des gens du chĂąteau et des soldats. A Paris, les rues Ă©taient encombrĂ©es d'une foule qui stationnait Ă la porte des boulangers ; les passants discouraient au coin des bornes ; les marchands, sortis de leurs boutiques, Ă©coutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes ; au Palais-Royal s'agglomĂ©raient des agitateurs Camille Desmoulins commençait Ă se distinguer dans les groupes. A peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hĂŽtel garni de la rue de Richelieu, qu'une insurrection Ă©clate le peuple se porte Ă l'Abbaye, pour dĂ©livrer quelques gardes-françaises arrĂȘtĂ©s par ordre de leurs chefs. Les sous-officiers d'un rĂ©giment d'artillerie casernĂ© aux Invalides se joignent au peuple. La dĂ©fection commence dans l'armĂ©e. La cour tantĂŽt cĂ©dant, tantĂŽt voulant rĂ©sister, mĂ©lange d'entĂȘtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l'Ă©loignement des troupes, et elle ne consent pas Ă les Ă©loigner elle accepte l'affront et n'en dĂ©truit pas la cause. A Paris, le bruit se rĂ©pand qu'une armĂ©e arrive par l'Ă©gout Montmartre, que des dragons vont forcer les barriĂšres. On recommande de dĂ©paver les rues, de monter les pavĂ©s au cinquiĂšme Ă©tage, pour les jeter sur les satellites du tyran chacun se met Ă l'oeuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l'ordre de se retirer. Le ministĂšre changĂ© se compose de MM. de Breteuil, de La GalaisiĂšre, du marĂ©chal de Broglie, de La Vauguyon, de Laporte et de Foulon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais. Un poĂšte breton, nouvellement dĂ©barquĂ©, m'avait priĂ© de le mener Ă Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d'eau, au milieu du renversement des empires les barbouilleurs de papier ont surtout cette facultĂ© de s'abstraire dans leur manie pendant les plus grands Ă©vĂ©nements ; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout. Je menai mon Pindare Ă l'heure de la messe dans la galerie de Versailles. L'Oeil-de-Boeuf Ă©tait rayonnant le renvoi de M. Necker avait exaltĂ© les esprits. On se croyait sĂ»r de la victoire peut-ĂȘtre Sanson et Simon mĂȘlĂ©s dans la foule, Ă©taient spectateurs des joies de la famille royale. La Reine passa avec ses deux enfants ; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes madame la duchesse d'AngoulĂȘme ĂągĂ©e de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal ; belle de la noblesse du rang et de l'innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d'oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie J'ai la pompe de ma naissance. Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa soeur, et M. Du Touchet suivait son Ă©lĂšve. Il m'aperçut et me montra obligeamment Ă la Reine. Elle me fit en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu'elle m'avait dĂ©jĂ fait le jour de ma prĂ©sentation. Je n'oublierai jamais ce regard qui devait s'Ă©teindre sitĂŽt. Marie-Antoinette, en souriant dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire chose effroyable me fit reconnaĂźtre la mĂąchoire de la fille des rois, quand on dĂ©couvrit la tĂȘte de l'infortunĂ©e dans les exhumations de 1815. Le contre-coup du coup portĂ© dans Versailles retentit Ă Paris. A mon retour, je rebroussai le cours d'une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d'OrlĂ©ans, couverts de crĂȘpes. On criait " Vive Necker ! vive le duc d'OrlĂ©ans ! ", et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprĂ©vu " Vive Louis XVII ! " Vive cet enfant dont le nom mĂȘme eĂ»t Ă©tĂ© oubliĂ© dans l'inscription funĂšbre de sa famille, si je ne l'avais rappelĂ© Ă la Chambre des pairs ! Louis XVI abdiquant, Louis XVII placĂ© sur le trĂŽne, M. le duc d'OrlĂ©ans dĂ©clarĂ© rĂ©gent, que fĂ»t-il arrivĂ© ? Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, Ă la tĂȘte de Royal-Allemand , refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncĂ©es, et trente mille fusils enlevĂ©s aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bĂątons, de fourches, de sabres, de pistolets. On pille Saint-Lazare, on brĂ»le les barriĂšres. Les Ă©lecteurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisĂ©s, armĂ©s, Ă©quipĂ©s en gardes nationales. Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, Ă cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur si l'on eĂ»t tenu les portes fermĂ©es, jamais le peuple ne fĂ»t entrĂ© dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes-françaises, dĂ©jĂ montĂ©s sur les tours. De Launay, arrachĂ© de sa cachette, aprĂšs avoir subi mille outrages est assommĂ© sur les marches de l'hĂŽtel de Ville. Le prĂ©vĂŽt des marchands, Flesselles, a la tĂȘte cassĂ©e d'un coup de pistolet c'est ce spectacle que des bĂ©ats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait Ă des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille , ivrognes heureux dĂ©clarĂ©s conquĂ©rants au cabaret ; des prostituĂ©es et des sans-culottes commençaient Ă rĂ©gner, et leur faisaient escorte. Les passants se dĂ©couvraient, avec le respect de la peur, devant ces hĂ©ros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multipliĂšrent. On en envoya Ă tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manquĂ© ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension aujourd'hui. Les experts accoururent Ă l'autopsie de la Bastille. Des cafĂ©s provisoires s'Ă©tablirent sous des tentes. On s'y pressait, comme Ă la foire Saint-Germain ou Ă Longchamp ; de nombreuses voitures dĂ©filaient ou s'arrĂȘtaient au pied des tours, dont on prĂ©cipitait les pierres parmi des tourbillons de poussiĂšre. Des femmes Ă©lĂ©gamment parĂ©es, des jeunes gens Ă la mode, placĂ©s sur diffĂ©rents degrĂ©s des dĂ©combres gothiques, se mĂȘlaient aux ouvriers demi-nus qui dĂ©molissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus cĂ©lĂšbres, les acteurs et les actrices les plus renommĂ©s, les danseuses les plus en vogue, les Ă©trangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe la vieille France Ă©tait venue lĂ pour finir, la nouvelle pour commencer. Tout Ă©vĂ©nement, si misĂ©rable ou si odieux qu'il soit en lui-mĂȘme, lorsque les circonstances en sont sĂ©rieuses et qu'il fait Ă©poque, ne doit pas ĂȘtre traitĂ© avec lĂ©gĂšretĂ© ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille et ce que l'on ne vit pas alors, c'Ă©tait, non l'acte violent de l'Ă©mancipation d'un peuple, mais l'Ă©mancipation mĂȘme, rĂ©sultat de cet acte. On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinĂ©es accomplies d'un peuple, le changement des moeurs, des idĂ©es, des pouvoirs politques, une rĂ©novation de l'espĂšce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'Ăšre, comme un sanglant jubilĂ©. La colĂšre brutale faisait des ruines et sous cette colĂšre Ă©tait cachĂ©e l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel Ă©difice. Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matĂ©riel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral la Bastille Ă©tait Ă ses yeux le trophĂ©e de sa servitude ; elle lui semblait Ă©levĂ©e Ă l'entrĂ©e de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertĂ©s [AprĂšs cinquante-deux ans, on Ă©lĂšve quinze bastilles pour opprimer cette libertĂ© au nom de laquelle on a rasĂ© la premiĂšre Bastille. Paris, note de 1841. . En rasant une forteresse d'Etat, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de remplacer l'armĂ©e qu'il licenciait on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat. Paris, novembre 1821. Effet de la prise de la Bastille sur la cour. - TĂȘtes de Foulon et de Berthier. EveillĂ© au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trĂŽne, Versailles avait passĂ© de la jactance Ă l'abattement. Le Roi accourt Ă l'AssemblĂ©e nationale, prononce un discours dans le fauteuil mĂȘme du prĂ©sident ; il annonce l'ordre donnĂ© aux troupes de s'Ă©loigner, et retourne Ă son palais au milieu des bĂ©nĂ©dictions ; parades inutiles ! les partis ne croient point Ă la conversion des partis contraires la libertĂ© qui capitule, ou le pouvoir qui se dĂ©grade, n'obtient point merci de ses ennemis. Quatre-vingts dĂ©putĂ©s partent de Versailles, pour annoncer la paix Ă la capitale ; illuminations. M. Bailly est nommĂ© maire de Paris, M. de La Fayette commandant de la garde nationale je n'ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les rĂ©volutions ont des hommes pour toutes leurs pĂ©riodes ; les uns suivent ces rĂ©volutions jusqu'au bout, les autres les commencent, mais ne les achĂšvent pas. Tout se dispersa ; les courtisans partirent pour BĂąle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d'Artois, ses fils, les trois CondĂ©s, Ă©migrĂšrent ; ils entraĂźnĂšrent le haut clergĂ© et une partie de la noblesse. Les officiers, menacĂ©s par leurs soldats insurgĂ©s, cĂ©dĂšrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la Reine, Mesdames et Madame Elisabeth. Monsieur qui resta jusqu'Ă l'Ă©vasion de Varennes, n'Ă©tait pas d'un grand secours Ă son frĂšre bien que, en opinant dans l'assemblĂ©e des Notables pour le vote par tĂȘte, il eĂ»t dĂ©cidĂ© le sort de la RĂ©volution, la RĂ©volution s'en dĂ©fiait ; lui, Monsieur , avait peu de goĂ»t pour le Roi, ne comprenait pas la Reine, et n'Ă©tait pas aimĂ© d'eux. Louis XVI vint Ă l'HĂŽtel de Ville le 17 cent mille hommes, armĂ©s comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est haranguĂ© par MM. Bailly, Moreau de Saint-MĂ©ry et Lally-Tolendal, qui pleurĂšrent le dernier est restĂ© sujet aux larmes. Le Roi s'attendrit Ă son tour ; il mit Ă son chapeau une Ă©norme cocarde tricolore ; on le dĂ©clara, sur place, honnĂȘte homme, pĂšre des Français, roi d ' un peuple libre , lequel peuple se prĂ©parait, en vertu de sa libertĂ©, Ă abattre la tĂȘte de cet honnĂȘte homme, son pĂšre et son roi. Peu de jours aprĂšs ce raccommodement, j'Ă©tais aux fenĂȘtres de mon hĂŽtel garni avec mes soeurs et quelques Bretons. Nous entendons crier " Fermez les portes ! fermez les portes ! ". Un groupe de dĂ©guenillĂ©s arrive par un des bouts de la rue. Du milieu de ce groupe s'Ă©levaient deux Ă©tendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu'ils s'avancĂšrent, nous distinguĂąmes deux tĂȘtes Ă©chevelĂ©es et dĂ©figurĂ©es, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d'une pique c'Ă©taient les tĂȘtes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fenĂȘtres ; j'y restai. Les assassins s'arrĂȘtĂšrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pĂąles effigies. L'oeil d'une de ces tĂȘtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer " Brigands ! " m'Ă©criai-je, plein d'une indignation que je ne pus contenir, " Est-ce comme cela que vous entendez la libertĂ© ? " Si j'avais eu un fusil, j'aurais tirĂ© sur ces misĂ©rables comme sur des loups. Ils poussĂšrent des hurlements, frappĂšrent Ă coups redoublĂ©s Ă la porte cochĂšre pour l'enfoncer, et joindre ma tĂȘte Ă celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouvĂšrent mal. Les poltrons de l'hĂŽtel m'accablĂšrent de reproches. Les massacreurs, qu'on poursuivait, n'eurent pas le temps d'envahir la maison et s'Ă©loignĂšrent. Ces tĂȘtes, et d'autres que je rencontrai bientĂŽt aprĂšs, changĂšrent mes dispositions politiques ; j'eus horreur des festins de cannibales et l'idĂ©e de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. Paris, novembre 1821. Rappel de M. Necker. - SĂ©ance du 4 aoĂ»t 1789. - JournĂ©e du 5 octobre. - Le Roi est amenĂ© Ă Paris. AppelĂ© au ministĂšre le 25 juillet, inaugurĂ©, accueilli par des tĂȘtes, M. Necker, troisiĂšme successeur de Turgot, aprĂšs Calonne et Taboureau, fut bientĂŽt dĂ©passĂ© par les Ă©vĂ©nements, et tomba dans l'impopularitĂ©. C'est une des singularitĂ©s du temps qu'un aussi grave personnage eĂ»t Ă©tĂ© Ă©levĂ© au poste de ministre par le savoir-faire d'un homme aussi mĂ©diocre et aussi lĂ©ger que le marquis de Pezay. Le Compte-rendu , qui substitua en France le systĂšme de l'emprunt Ă celui de l'impĂŽt, remua les idĂ©es les femmes discutaient de dĂ©penses et de recettes. Pour la premiĂšre fois, on voyait ou l'on croyait voir quelque chose dans la machine Ă chiffres. Ces calculs, peints d'une couleur Ă la Thomas, avaient Ă©tabli la premiĂšre rĂ©putation du directeur-gĂ©nĂ©ral des finances. Habile teneur de caisse, mais Ă©conomiste sans expĂ©dient ; Ă©crivain noble, mais enflĂ© ; honnĂȘte homme, mais sans haute vertu, le banquier Ă©tait un de ces anciens personnages d'avant-scĂšne qui disparaissent au lever de la toile, aprĂšs avoir expliquĂ© la piĂšce au public. M. Necker est le pĂšre de madame de StaĂ«l. Sa vanitĂ© ne lui permettait guĂšre de penser que son vrai titre au souvenir de la postĂ©ritĂ© serait la gloire de sa fille. La monarchie fut dĂ©molie Ă l'instar de la Bastille, dans la sĂ©ance du soir de l'AssemblĂ©e nationale du 4 aoĂ»t. Ceux qui, par haine du passĂ©, crient aujourd'hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse le vicomte de Noailles, soutenu par le duc d'Aiguillon et par Matthieu de Montmorency, qui renversa l'Ă©difice, objet des prĂ©ventions rĂ©volutionnaires. Sur la motion du dĂ©putĂ© fĂ©odal, les droits fĂ©odaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dĂźmes et champarts, les privilĂšges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vĂ©nalitĂ© des offices furent abolis. Les plus grands coups portĂ©s Ă l'antique constitution de l'Etat le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencĂšrent la RĂ©volution, les plĂ©bĂ©iens l'achevĂšrent comme la vieille France avait dĂ» sa gloire Ă la noblesse française, la jeune France lui doit sa libertĂ©, si libertĂ© il y a pour la France. Les troupes campĂ©es aux environs de Paris avaient Ă©tĂ© renvoyĂ©es, et par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volontĂ© du Roi, on appela le rĂ©giment de Flandre Ă Versailles. Les gardes-du-corps donnĂšrent un repas aux officiers de ce rĂ©giment ; les tĂȘtes s'Ă©chauffĂšrent ; la Reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin ; on porta la santĂ© de la famille royale ; le Roi vint Ă son tour ; la musique militaire joue l'air touchant et favori O Richard, ĂŽ mon roi ! A peine cette nouvelle s'est-elle rĂ©pandue Ă Paris, que l'opinion opposĂ©e s'en empare ; on s'Ă©crie que Louis refuse sa sanction Ă la dĂ©claration des droits, pour s'enfuir Ă Metz avec le comte d'Estaing ; Marat propage cette rumeur il Ă©crivait dĂ©jĂ l' Ami du peuple . Le 5 octobre arrive. Je ne fus point tĂ©moin des Ă©vĂ©nements de cette journĂ©e. Le rĂ©cit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce, en mĂȘme temps, une visite du Roi. Timide dans les salons, j'Ă©tais hardi sur les places publiques je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-ElysĂ©es d'abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montĂ©es Ă califourchon, tenaient les propos les plus obscĂšnes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d'une horde de tout Ăąge et de tout sexe, marchaient Ă pied les gardes-du-corps, ayant changĂ© de chapeaux, d'Ă©pĂ©es et de baudriers avec les gardes nationaux chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et dĂ©braillĂ©es. Ensuite venait la dĂ©putation de l'AssemblĂ©e nationale ; les voitures du Roi suivaient elles roulaient dans l'obscuritĂ© poudreuse d'une forĂȘt de piques et de baĂŻonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus Ă la ceinture, manches de chemises retroussĂ©es, cheminaient aux portiĂšres ; d'autres Ă©gipans noirs Ă©taient grimpĂ©s sur l'impĂ©riale ; d'autres, accrochĂ©s au marchepied des laquais, au siĂšge des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait Voici le boulanger, la boulangĂšre et le petit mitron ! Pour oriflamme devant le fils de saint Louis, des hallebardes suisses Ă©levaient en l'air deux tĂȘtes de gardes-du-corps, frisĂ©es et poudrĂ©es par un perruquier de SĂšvres. L'astronome Bailly dĂ©clara Ă Louis XVI, dans l'HĂŽtel-de-Ville, que le peuple hautain, respectueux et fidĂšle , venait de conquĂ©rir son roi, et le Roi de son cĂŽtĂ©, fort touchĂ© et fort content , dĂ©clara qu'il Ă©tait venu Ă Paris de son plein grĂ© indignes faussetĂ©s de la violence et de la peur qui dĂ©shonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n'Ă©tait pas faux il Ă©tait faible. La faiblesse n'est pas la faussetĂ©, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions ; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacrilĂšge. AssemblĂ©e constituante. Les dĂ©putĂ©s quittĂšrent Versailles et tinrent leur premiĂšre sĂ©ance le 19 octobre dans une des salles de l'archevĂȘchĂ©. Le 9 novembre, ils se transportĂšrent dans l'enceinte du ManĂšge, prĂšs des Tuileries. Le reste de l'annĂ©e 1789 vit les dĂ©crets qui dĂ©pouillĂšrent le cierge, dĂ©truisirent l'ancienne magistrature et créÚrent les assignats, l'arrĂȘtĂ© de la commune de Paris pour le premier comitĂ© des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras. L'AssemblĂ©e constituante, malgrĂ© ce qui peut lui ĂȘtre reprochĂ©, n'en reste pas moins la plus illustre congrĂ©gation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions, que par l'immensitĂ© de leurs rĂ©sultats. Il n'y a si haute question politique qu'elle n'ait touchĂ©e et convenablement rĂ©solue. Que serait-ce, si elle s'en fĂ»t tenue aux cahiers des Etats-GĂ©nĂ©raux et n'eĂ»t pas essayĂ© d'aller au-delĂ ! Tout ce que l'expĂ©rience et l'intelligence humaine avaient conçu, dĂ©couvert et Ă©laborĂ© pendant trois siĂšcles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l'ancienne monarchie y sont indiquĂ©s et les remĂšdes proposĂ©s ; tous les genres de libertĂ© sont rĂ©clamĂ©s, mĂȘme la libertĂ© de la presse ; toutes les amĂ©liorations demandĂ©es, pour l'industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l'armĂ©e, l'impĂŽt, les finances, les Ă©coles, l'Ă©ducation publique, etc. Nous avons traversĂ© sans profit des abĂźmes de crimes et des tas de gloire ; la RĂ©publique et l'empire n'ont servi Ă rien ; l'empire a seulement rĂ©glĂ© la force brutale des bras que la RĂ©publique avait mis en mouvement ; il nous a laissĂ© la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-ĂȘtre pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu'elles Ă©taient dĂ©truites et que l'anarchie avec l'ignorance Ă©taient dans toutes les tĂȘtes. A cela prĂšs, nous n'avons pas fait un pas depuis l'AssemblĂ©e constituante ses travaux sont comme ceux du grand mĂ©decin de l'antiquitĂ©, lesquels ont Ă la fois reculĂ© et posĂ© les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette AssemblĂ©e, et arrĂȘtons-nous Ă Mirabeau qui les rĂ©sume et les domine tous. Paris, novembre 1821. Mirabeau. MĂȘlĂ© par les dĂ©sordres et les hasards de sa vie aux plus grands Ă©vĂ©nements et Ă l'existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristocratie, dĂ©putĂ© de la dĂ©mocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Rets, du rouĂ© de la RĂ©gence et du sauvage de la RĂ©volution ; il avait de plus du Mirabeau , famille florentine exilĂ©e, qui gardait quelque chose de ces palais armĂ©s et de ces grands factieux cĂ©lĂ©brĂ©s par Dante ; famille naturalisĂ©e française, oĂč l'esprit rĂ©publicain du moyen Ăąge de l'Italie et l'esprit fĂ©odal de notre moyen Ăąge se trouvaient rĂ©unis dans une succession d'hommes extraordinaires. La laideur de Mirabeau, appliquĂ©e sur le fond de beautĂ© particuliĂšre Ă sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti . Les sillons creusĂ©s par la petite-vĂ©role sur le visage de l'orateur, avaient plutĂŽt l'air d'escarres laissĂ©es par la flamme. La nature semblait avoir moulĂ© sa tĂȘte pour l'empire ou pour le gibet, taillĂ© ses bras pour Ă©treindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa criniĂšre en regardant le peuple, il l'arrĂȘtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plĂšbe courait furieuse. Au milieu de l'effroyable dĂ©sordre d'une sĂ©ance, je l'ai vu Ă la tribune, sombre, laid et immobile il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion. Mirabeau tenait de son pĂšre et de son oncle qui, comme Saint-Simon, Ă©crivaient Ă la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer Ă sa propre substance. S'il les adoptait en entier, il les dĂ©bitait mal ; on s'apercevait qu'ils n'Ă©taient pas de lui par des mots qu'il y mĂȘlait d'aventure, et qui le rĂ©vĂ©laient. Il tirait son Ă©nergie de ses vices ; ces vices ne naissaient pas d'un tempĂ©rament frigide, ils portaient sur des passions profondes, brĂ»lantes, orageuses. Le cynisme des moeurs ramĂšne dans la sociĂ©tĂ©, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares ; ces barbares de la civilisation, propres Ă dĂ©truire comme les Goths, n'ont pas la puissance de fonder comme eux ceux-ci Ă©taient les Ă©normes enfants d'une nature vierge, ceux-lĂ sont les avortons monstrueux d'une nature dĂ©pravĂ©e. Deux fois j'ai rencontrĂ© Mirabeau Ă un banquet, une fois chez la niĂšce de Voltaire, la marquise de Villette, une autre fois au Palais-Royal, avec des dĂ©putĂ©s de l'opposition que Chapelier m'avait fait connaĂźtre Chapelier est allĂ© Ă l'Ă©chafaud, dans le mĂȘme tombereau que mon frĂšre et M. de Malesherbes. Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-mĂȘme Ă tĂȘte de chimĂšre, cet homme si positif dans les faits, Ă©tait tout roman, tout poĂ©sie, tout enthousiasme par l'imagination et le langage ; on reconnaissait l'amant de Sophie, exaltĂ© dans ses sentiments et capable de sacrifice. " Je la trouvai, " dit-il " cette femme adorable ;... je sus ce qu'Ă©tait son Ăąme, cette Ăąme formĂ©e des mains de la nature dans un moment de magnificence. " Mirabeau m'enchanta de rĂ©cits d'amour, de souhaits de retraite dont il bigarrait des discussions arides. Il m'intĂ©ressait encore par un autre endroit comme moi, il avait Ă©tĂ© traitĂ© sĂ©vĂšrement par son pĂšre, lequel avait gardĂ©, comme le mien, l'inflexible tradition de l'autoritĂ© paternelle absolue. Le grand convive s'Ă©tendit sur la politique Ă©trangĂšre, et ne dit presque rien de la politique intĂ©rieure ; c'Ă©tait pourtant ce qui l'occupait ; mais il laissa Ă©chapper quelques mots d'un souverain mĂ©pris contre ces hommes se proclamant supĂ©rieurs, en raison de l'indiffĂ©rence qu'ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau Ă©tait nĂ© gĂ©nĂ©reux, sensible Ă l'amitiĂ©, facile Ă pardonner les offenses. MalgrĂ© son immoralitĂ©, il n'avait pu fausser sa conscience ; il n'Ă©tait corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimitĂ© de l'intelligence. Il n'avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries. Cependant, Mirabeau ne manquait pas d'orgueil., il se vantait outrageusement bien qu'il se fĂ»t constituĂ© marchand de drap pour ĂȘtre Ă©lu par le tiers-Ă©tat l'ordre de la noblesse ayant eu l'honorable folie de le rejeter, il Ă©tait Ă©pris de sa naissance oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles , dit son pĂšre. Il n'oubliait pas qu'il avait paru Ă la cour montĂ© dans les carrosses et chassĂ© avec le Roi. Il exigeait qu'on le qualifiĂąt du titre de comte. Il tenait Ă ses couleurs, et couvrit ses gens de livrĂ©e quand tout le monde la quitta. Il citait Ă tout propos et hors de propos son parent, l'amiral de Colin. Le Moniteur l'ayant appelĂ© Riquet " Savez-vous ", dit-il avec emportement au journaliste, " qu'avec votre Riquet, vous avez dĂ©sorientĂ© l'Europe pendant trois jours ? " Il rĂ©pĂ©tait cette plaisanterie impudente et si connue " Dans une autre famille, mon frĂšre le vicomte serait l'homme d'esprit et le mauvais sujet. Dans ma famille, c'est le sot et l'homme de bien. " Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilitĂ© aux autres membres de la famille. Le fond des sentiments de Mirabeau Ă©tait monarchique. Il a prononcĂ© ces belles paroles " J'ai voulu guĂ©rir les Français de la superstition de la monarchie et y substituer son culte. ". Dans une lettre, destinĂ©e Ă ĂȘtre mise sous les yeux de Louis XVI, il Ă©crivait " Je ne voudrais pas avoir travaillĂ© seulement Ă une vaste destruction. " C'est cependant ce qui lui est arrivĂ© le ciel, pour nous punir de nos talents mal employĂ©s, nous donne le repentir de nos succĂšs. Mirabeau remuait l'opinion avec deux leviers d'un cotĂ©, il prenait son point d'appui dans les masses dont il s'Ă©tait constituĂ© le dĂ©fenseur en les mĂ©prisant ; de l'autre, quoique traĂźtre Ă son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinitĂ©s de caste et des intĂ©rĂȘts communs. Cela n'arriverait pas au plĂ©bĂ©ien, champion des classes privilĂ©giĂ©es ; il serait abandonnĂ© de son parti sans gagner l'aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'est pas nĂ© dans ses rangs. L'aristocratie ne peut d'ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps. Mirabeau a fait Ă©cole. En s'affranchissant des liens moraux, on a rĂȘvĂ© qu'on se transformait en homme d'Etat. Ces imitations n'ont produit que de petits pervers tel qui se flatte d'ĂȘtre corrompu et voleur n'est que dĂ©bauchĂ© et fripon. Tel qui se croit vicieux n'est que vil ; tel qui se vante d'ĂȘtre criminel n'est qu'infĂąme. Trop tĂŽt pour lui trop tard pour elle, Mirabeau se vendit Ă la cour, et la cour l'acheta. Il mit en enjeu sa renommĂ©e devant une pension et une ambassade Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l'ordre de la JarretiĂšre. MalgrĂ© sa superbe, Mirabeau ne s'Ă©valuait pas assez haut. Maintenant que l'abondance du numĂ©raire et des places a Ă©levĂ© le prix des consciences, il n'y a pas de sautereau dont l'acquĂȘt ne coĂ»te des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l'Etat. La tombe dĂ©lia Mirabeau de ses promesses, et le mit Ă l'abri des pĂ©rils que vraisemblablement il n'aurait pu vaincre sa vie eĂ»t montrĂ© sa faiblesse dans le bien ; sa mort l'a laissĂ© en possession de sa force dans le mal. En sortant de notre dĂźner on discutait des ennemis de Mirabeau. Je me trouvais Ă cĂŽtĂ© de lui et n'avais pas prononcĂ© un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d'orgueil, de vice et de gĂ©nie, et, m'appliquant sa main sur l'Ă©paule, il me dit " Ils ne me pardonneront jamais ma supĂ©rioritĂ© ! " Je sens encore l'impression de cette main, comme si Satan m'eĂ»t touchĂ© de sa griffe de feu. Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur le jeune muet eut-il un pressentiment de mes futuritions ? Pensa-t-il qu'il comparaĂźtrait un jour devant mes souvenirs ? J'Ă©tais destinĂ© Ă devenir l'historien de hauts personnages ils ont dĂ©filĂ© devant moi, sans que je me sois appendu Ă leur manteau pour me faire traĂźner avec eux Ă la postĂ©ritĂ©. Mirabeau a dĂ©jĂ subi la mĂ©tamorphose qui s'opĂšre parmi ceux dont la mĂ©moire doit demeurer, portĂ© du PanthĂ©on Ă l'Ă©gout, et reportĂ© de l'Ă©gout au PanthĂ©on, il s'est Ă©levĂ© de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd'hui de piĂ©destal. On ne voit plus le Mirabeau rĂ©el, mais le Mirabeau idĂ©alisĂ© le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l'Ă©poque qu'il reprĂ©sente il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de rĂ©putations, de tant d'acteurs, de tant d'Ă©vĂ©nements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d'eux attachĂ© Ă chacune des trois grandes Ă©poques rĂ©volutionnaires, Mirabeau pour l'aristocratie, Robespierre pour la dĂ©mocratie, Bonaparte pour le despotisme ; la monarchie restaurĂ©e n'a rien la France a payĂ© cher trois renommĂ©es que ne peut avouer la vertu. Paris, dĂ©cembre 1821. SĂ©ances de l'AssemblĂ©e Nationale. - Robespierre. Les sĂ©ances de l'AssemblĂ©e Nationale offraient un intĂ©rĂȘt dont les sĂ©ances de nos chambres sont loin d'approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrĂ©es. Les dĂ©putĂ©s arrivaient en mangeant, causant, gesticulant ; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procĂšs-verbal ; aprĂšs cette lecture, dĂ©veloppement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s'agissait pas de quelque article insipide de loi, rarement une destruction manquait d'ĂȘtre Ă l'ordre du jour. On parlait pour ou contre ; tout le monde improvisait bien ou mal. Les dĂ©bats devenaient orageux ; les tribunes se mĂȘlaient Ă la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le prĂ©sident agitait sa sonnette ; les dĂ©putĂ©s s'apostrophaient d'un banc Ă l'autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compĂ©titeur ; Mirabeau l'aĂźnĂ© criait " Silence aux trente voix ! ". Un jour, j'Ă©tais placĂ© derriĂšre l'opposition royaliste ; j'avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siĂšge, et disait Ă ses amis " Tombons, l'Ă©pĂ©e Ă la main, sur ces gueux-lĂ . ". Il montrait le cĂŽtĂ© de la majoritĂ©. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l'entendirent, se levĂšrent et criĂšrent, toutes Ă la fois, leurs chausses Ă la main, l'Ă©cume Ă la bouche " A la lanterne ! ". Le vicomte de Mirabeau, Lautrec et quelques jeunes nobles voulaient donner l'assaut aux tribunes. BientĂŽt ce fracas Ă©tait Ă©touffĂ© par un autre des pĂ©titionnaires, armĂ©s de piques, paraissaient Ă la barre " Le peuple meurt de faim, disaient-ils ; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s'Ă©lever Ă la hauteur des circonstances. ". Le prĂ©sident assurait ces citoyens de son respect " On a l'oeil sur les traĂźtres, rĂ©pondait-il, et l'AssemblĂ©e fera justice. ". LĂ -dessus, nouveau vacarme les dĂ©putĂ©s de droite s'Ă©criaient qu'on allait Ă l'anarchie ; les dĂ©putĂ©s de gauche rĂ©pliquaient que le peuple Ă©tait libre d'exprimer sa volontĂ©, qu'il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la reprĂ©sentation nationale ils dĂ©signaient ainsi leurs collĂšgues Ă ce peuple souverain, qui les attendait au rĂ©verbĂšre. Les sĂ©ances du soir l'emportaient en scandale sur les sĂ©ances du matin on parle mieux et plus hardiment Ă la lumiĂšre des lustres. La salle du ManĂšge Ă©tait alors une vĂ©ritable salle de spectacle, oĂč se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore Ă l'ancien ordre de choses ; leurs terribles remplaçants, cachĂ©s derriĂšre eux, parlaient peu ou point. A la fin d'une discussion violente, je vis monter Ă la tribune un dĂ©putĂ© d'un air commun, d'une figure grise et inanimĂ©e, rĂ©guliĂšrement coiffĂ©, proprement habillĂ© comme le rĂ©gisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il lut un rapport long et ennuyeux ; on ne l'Ă©couta pas. Je demandai son nom c'Ă©tait Robespierre. Les gens Ă souliers Ă©taient prĂȘts Ă sortir des salons, et dĂ©jĂ les sabots heurtaient Ă la porte. Paris, dĂ©cembre 1821. SociĂ©tĂ©. - Aspect de Paris. Lorsqu'avant la RĂ©volution, je lisais l'histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-lĂ ; je m'Ă©tonnais que Montaigne Ă©crivĂźt si gaillardement dans un chĂąteau dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d'ĂȘtre enlevĂ© par des bandes de ligueurs ou de protestants. La RĂ©volution m'a fait comprendre cette possibilitĂ© d'existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une sociĂ©tĂ© qui se dissout et se recompose, la lutte des deux gĂ©nies, le choc du passĂ© et de l'avenir, le mĂ©lange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractĂšres en libertĂ©, se montrent avec une Ă©nergie qu'ils n'ont point dans la citĂ© bien rĂ©glĂ©e. L'infraction des lois, l'affranchissement des devoirs, des usages et des biensĂ©ances, les pĂ©rils mĂȘme ajoutent Ă l'intĂ©rĂȘt de ce dĂ©sordre. Le genre humain en vacances se promĂšne dans la rue, dĂ©barrassĂ© de ses pĂ©dagogues rentrĂ© pour un moment dans l'Ă©tat de nature, et ne recommençant Ă sentir la nĂ©cessitĂ© du frein social, que lorsqu'il porte le joug des nouveaux tyrans enfantĂ©s par la licence. Je ne pourrais mieux peindre la sociĂ©tĂ© de 1789 et 1790 qu'en la comparant Ă l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mĂȘler au style gothique, ou plutĂŽt en l'assimilant Ă la collection des ruines et des tombeaux de tous les siĂšcles, entassĂ©s pĂȘle-mĂȘle aprĂšs la Terreur dans les cloĂźtres des Petits-Augustins seulement, les dĂ©bris dont je parle Ă©taient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris il y avait des rĂ©unions littĂ©raires, des sociĂ©tĂ©s politiques et des spectacles. Les renommĂ©es futures erraient dans la foule sans ĂȘtre connues, comme les Ăąmes au bord du LĂ©thĂ© avant d'avoir joui de la lumiĂšre. J'ai vu le marĂ©chal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rĂŽle sur le théùtre du Marais, dans la AltiĂšre coupable de Beaumarchais. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l'AssemblĂ©e nationale Ă la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des dĂ©putations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d'infanterie. AuprĂšs d'un homme en habit français, tĂȘte poudrĂ©e, Ă©pĂ©e au cĂŽtĂ©, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupĂ©s et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate amĂ©ricaine. Aux théùtres, les acteurs publiaient les nouvelles, le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des piĂšces de circonstance attiraient la foule un abbĂ© paraissait sur la scĂšne. Le peuple lui criait " Calotin ! calotin ! " et l'abbĂ© rĂ©pondait " Messieurs, vive la nation ! " ; on courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino Ă l' OpĂ©ra Buffa , aprĂšs avoir entendu hurler Ăa ira ; on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline, la petite Olivier, mademoiselle Contat, MolĂ©, Fleury, Talma dĂ©butant, aprĂšs avoir vu pendre Favras. Les promenades au boulevard du Temple et Ă celui des Italiens, surnommĂ© Coblentz , les allĂ©es du jardin des Tuileries Ă©taient inondĂ©es de femmes pimpantes trois jeunes filles de GrĂ©try y brillaient, blanches et roses comme leur parure elles moururent bientĂŽt toutes trois. " Elle s'endormit pour jamais, dit GrĂ©try en parlant de sa fille aĂźnĂ©e, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie. " Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours oĂč barbotaient les sans-culottes et l'on trouvait la belle madame de Buffon, assise seule dans un phaĂ©ton du duc d'OrlĂ©ans, stationnĂ© Ă la porte de quelque club. L'Ă©lĂ©gance et le goĂ»t de la sociĂ©tĂ© aristocratique se retrouvaient Ă l'hĂŽtel de La Rochefoucauld, aux soirĂ©es de mesdames de Poix, d'HĂ©nin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restĂ©s ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient avec madame de StaĂ«l, la duchesse d'Aiguillon, mesdames de Beaumont et de SĂ©rilly toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertĂ©s des nouvelles moeurs. Le cordonnier en uniforme d'officier de la garde nationale, prenait Ă genoux la mesure de votre pied ; le moine, qui le vendredi traĂźnait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l'habit bourgeois ; le capucin, rasĂ©, lisait le journal Ă la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise c'Ă©tait une tante ou une soeur mise Ă la porte de son monastĂšre. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent, Ă Grenade, les salles abandonnĂ©es de l'Alhambra, ou comme ils s'arrĂȘtent, Ă Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle. Du reste force duels et amours, liaisons de prison et fraternitĂ© de politique, rendez-vous mystĂ©rieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poĂ©sie de la nature ; promenades Ă©cartĂ©es, silencieuses, solitaires, mĂȘlĂ©es de serments Ă©ternels et de tendresses indĂ©finissables, au sourd fracas d'un monde qui fuyait, au bruit lointain d'une sociĂ©tĂ© croulante, qui menaçait de sa chute ces fĂ©licitĂ©s placĂ©es au pied des Ă©vĂ©nements. Quand on s'Ă©tait perdu de vue vingt-quatre heures, on n'Ă©tait pas sĂ»r de se retrouver jamais. Les uns s'engageaient dans les routes rĂ©volutionnaires, les autres mĂ©ditaient la guerre civile ; les autres partaient pour l'Ohio, oĂč ils se faisaient prĂ©cĂ©der de plans de chĂąteaux Ă bĂątir chez les Sauvages ; les autres allaient rejoindre les Princes tout cela allĂšgrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrĂȘt du parlement ; les patriotes, tout aussi lĂ©gers dans leurs espĂ©rances, annonçant le rĂšgne de la paix et du bonheur avec celui de la libertĂ©. On chantait La sainte chandelle d'Arras, Le flambeau de la Provence, S'ils ne nous Ă©clairent pas, Mettent le feu dans la France ; On ne peut pas les toucher, Mais on espĂšre les moucher. Et voilĂ comme on jugeait Robespierre et Mirabeau ! " Il est aussi peu en la puissance de toute facultĂ© terrienne, dit l'Estoile, d'engarder le peuple françois de parler, que d'enfouir le soleil en terre ou l'enfermer dedans un trou. " Le palais des Tuileries, grande geĂŽle remplie de condamnĂ©s, s'Ă©levait au milieu de ces fĂȘtes de la destruction. Les sentenciĂ©s jouaient aussi en attendant la charrette , la tonte , la chemise rouge qu'on avait mise sĂ©cher et l'on voyait Ă travers les fenĂȘtres les Ă©blouissantes illuminations du cercle de la Reine. Des milliers de brochures et de journaux pullulaient ; les satires et les poĂšmes, les chansons des Actes des ApĂŽtres , rĂ©pondaient Ă l' Ami du peuple ou au ModĂ©rateur du club monarchien, rĂ©digĂ© par Fontanes ; Mallet-Dupan, dans la partie politique du Mercure , Ă©tait en opposition avec Laharpe et Chamfort dans la partie littĂ©raire du mĂȘme journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Boniface, Mirabeau le cadet le Holbein d'Ă©pĂ©e, qui leva sur le Rhin la lĂ©gion des hussards de la Mort, HonorĂ© Mirabeau l'aĂźnĂ©, s'amusaient Ă faire, en dĂźnant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes HonorĂ© allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergĂ©. Il passait la nuit chez madame Jay , aprĂšs avoir dĂ©clarĂ© qu'il ne sortirait de l'AssemblĂ©e nationale que par la puissance des baĂŻonnettes. EgalitĂ© consultait le diable dans les carriĂšres de Montrouge, et revenait au jardin de Monceaux prĂ©sider les orgies dont Laclos Ă©tait l'ordonnateur. Le futur rĂ©gicide ne dĂ©gĂ©nĂ©rait point de sa race double prostituĂ©, la dĂ©bauche le livrait Ă©puisĂ© Ă l'ambition. Lauzun, dĂ©jĂ fanĂ©, soupait dans sa petite maison Ă la barriĂšre du Maine avec des danseuses de l'opĂ©ra, entrecaressĂ©es de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres Ă©lĂ©gances du jour dont il nous reste deux ou trois momies. La plupart des courtisans, cĂ©lĂšbres par leur immoralitĂ©, Ă la fin du rĂšgne de Louis XV et pendant le rĂšgne de Louis XVI, Ă©taient enrĂŽlĂ©s sous le drapeau tricolore presque tous avaient fait la guerre d'AmĂ©rique et barbouillĂ© leurs cordons des couleurs rĂ©publicaines la RĂ©volution les employa tant qu'elle se tint Ă une mĂ©diocre hauteur ; ils devinrent mĂȘme les premiers gĂ©nĂ©raux de ses armĂ©es. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-lĂ , selon noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la VendĂ©e quelle pitiĂ© ! Le baron de Bezonval, rĂ©vĂ©lateur menteur et cynique des corruptions de la haute sociĂ©tĂ©, mouche du coche des puĂ©rilitĂ©s de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l'affaire de la Bastille, sauvĂ© par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu'il Ă©tait Suisse quelle misĂšre ! Qu'avaient Ă faire de pareils hommes avec de pareils Ă©vĂ©nements ? Quand la RĂ©volution eut grandi, elle abandonna avec dĂ©dain les frivoles apostats du trĂŽne elle avait eu besoin de leurs vices elle eut besoin de leurs tĂȘtes elle ne mĂ©prisait aucun sang, pas mĂȘme celui de la du Barry. Paris, dĂ©cembre 1821. Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. - Mes jours solitaires. - Mademoiselle Monet. - J'arrĂȘte avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en AmĂ©rique. - Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorĂ©s. - Le marquis de La RouĂ«rie. - Je m'embarque Ă Saint-Malo. - DerniĂšres pensĂ©es en quittant la terre natale. L'annĂ©e 1790 complĂ©ta les mesures Ă©bauchĂ©es de l'annĂ©e 1789. Le bien de l'Eglise, mis d'abord sous la main de la nation, fut confisquĂ©, la constitution civile du clergĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e, la noblesse abolie. Je n'assistai pas Ă la FĂ©dĂ©ration de juillet 1790 une indisposition assez grave me retenait au lit ; mais je m'Ă©tais fort amusĂ© auparavant aux brouettes du Champ-de-Mars. Madame de StaĂ«l a merveilleusement dĂ©crit cette scĂšne. Je regretterai toujours de n'avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l'abbĂ© Louis, comme de ne l'avoir pas vu, le sabre au cĂŽtĂ©, donner audience Ă l'ambassadeur du Grand-Turc. Mirabeau dĂ©chut de sa popularitĂ© dans l'annĂ©e 1790 ; ses liaisons avec la cour Ă©taient Ă©videntes. M. Necker rĂ©signa le ministĂšre et se retira, sans que personne eĂ»t envie de le retenir. Mesdames, tantes du Roi, partirent pour Rome avec un passeport de l'AssemblĂ©e nationale. Le duc d'OrlĂ©ans, revenu d'Angleterre, se dĂ©clara le trĂšs-humble et trĂšs obĂ©issant serviteur du Roi. Les sociĂ©tĂ©s des Amis de la Constitution, multipliĂ©es sur le sol, se rattachaient Ă Paris Ă la sociĂ©tĂ© mĂšre, dont elles recevaient les inspirations et exĂ©cutaient les ordres. La vie publique rencontrait dans mon caractĂšre des dispositions favorables ce qui se passait en commun m'attirait, parce que dans la foule je gardais ma solitude et n'avais point Ă combattre ma timiditĂ©. Cependant les salons, participant du mouvement universel, Ă©taient un peu moins Ă©trangers Ă mon allure, et j'avais, malgrĂ© moi, fait des connaissances nouvelles. La marquise de Villette s'Ă©tait trouvĂ©e sur mon chemin. Son mari, d'une rĂ©putation calomniĂ©e, Ă©crivait, avec Monsieur, frĂšre du Roi, dans le Journal de Paris . Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mĂšre, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l' Anthologie Au ciel elle a rendu sa vie, Et doucement s'est endormie Sans murmurer contre ses lois Ainsi le sourire s'efface, Ainsi meurt sans laisser de trace Le chant d'un oiseau dans les bois. Mon rĂ©giment, en garnison Ă Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l'exĂ©cution du comĂ©dien Bordier, qui subit le dernier arrĂȘt de la puissance parlementaire ; pendu la veille, hĂ©ros le lendemain, s'il eĂ»t vĂ©cu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l'insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart Ă©migra, les officiers le suivirent. Je n'avais ni adoptĂ© ni rejetĂ© les nouvelles opinions ; aussi peu disposĂ© Ă les attaquer qu'Ă les servir, je ne voulus ni Ă©migrer ni continuer la carriĂšre militaire je me retirai. DĂ©gagĂ© de tous liens, j'avais, d'une part, des disputes assez vives avec mon frĂšre et le prĂ©sident de Rosambo ; de l'autre, des discussions non moins aigres avec GinguenĂ©, Laharpe et Chamfort. DĂšs ma jeunesse, mon impartialitĂ© politique ne plaisait Ă personne. Au surplus, je n'attachais d'importance aux questions soulevĂ©es alors, que par des idĂ©es gĂ©nĂ©rales de libertĂ© et de dignitĂ© humaines ; la politique personnelle m'ennuyait ; ma vĂ©ritable vie Ă©tait dans des rĂ©gions plus hautes. Les rues de Paris, jour et nuit encombrĂ©es de peuple, ne me permettaient plus mes flĂąneries. Pour retrouver le dĂ©sert, je me rĂ©fugiais au théùtre je m'Ă©tablissais au fond d'une loge, et laissais errer ma pensĂ©e aux vers de Racine, Ă la musique de Sacchini, ou aux danses de l'OpĂ©ra. Il faut que j'aie vu intrĂ©pidement vingt fois de suite, aux Italiens, la Barbe-bleue et le Sabot perdu , m'ennuyant pour me dĂ©sennuyer, comme un hibou dans un trou de mur. Tandis que la monarchie tombait, je n'entendais ni le craquement des voĂ»tes sĂ©culaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau Ă la tribune, ni celle de Colin qui chantait Ă Babet sur le théùtre. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, Quand la nuit est longue, on l'abrĂšge. M. Monet, directeur des mines et sa jeune fille, envoyĂ©s par madame GinguenĂ©, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge ; je m'asseyais moitiĂ© content, moitiĂ© grognant, derriĂšre elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l'aimais, mais j'en avais bien peur. Quand elle Ă©tait partie, je la regrettais, en Ă©tant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j'allais quelquefois, Ă la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l'accompagner Ă la promenade je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien. Une idĂ©e me dominait, l'idĂ©e de passer aux Etats-Unis il fallait un but utile Ă mon voyage ; je me proposais de dĂ©couvrir ainsi que je l'ai dit dans ces MĂ©moires et dans plusieurs de mes ouvrages le passage au nord-ouest de l'AmĂ©rique. Ce projet n'Ă©tait pas dĂ©gagĂ© de ma nature poĂ©tique. Personne ne s'occupait de moi ; j'Ă©tais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout Ă fait inconnu ; nous partions, l'un et l'autre, de l'obscuritĂ© Ă la mĂȘme Ă©poque, moi pour chercher ma renommĂ©e dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m'Ă©tant attachĂ© Ă aucune femme, ma sylphide obsĂ©dait encore mon imagination. Je me faisais une fĂ©licitĂ© de rĂ©aliser avec elle mes courses fantastiques dans les forĂȘts du Nouveau-Monde. Par l'influence d'une autre nature, ma fleur d'amour, mon fantĂŽme sans nom des bois de l'Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride. M. de Malesherbes me montait la tĂȘte sur ce voyage. J'allais le voir le matin. Le nez collĂ© sur des cartes, nous comparions les diffĂ©rents dessins de la coupole arctique ; nous supputions les distances du dĂ©troit de Berhring au fond de la baie d'Hudson ; nous lisions les divers rĂ©cits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, espagnols, français, russes, suĂ©dois, danois ; nous nous enquĂ©rions des chemins Ă suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire ; nous devisions des difficultĂ©s Ă surmonter, des prĂ©cautions Ă prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bĂȘtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait " Si j'Ă©tais plus jeune, je partirais avec vous, je m'Ă©pargnerais le spectacle que m'offrent ici tant de crimes, de lĂąchetĂ©s et de folies. Mais Ă mon Ăąge il faut mourir oĂč l'on est. Ne manquez pas de m'Ă©crire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrĂšs et vos dĂ©couvertes je les ferai valoir auprĂšs des ministres. C'est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! " Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores Ă©lĂ©mentaires ; je courais au Jardin du Roi, et dĂ©jĂ je me croyais un LinnĂ©. Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sĂ©rieusement mon parti. Le chaos augmentait il suffisait de porter un nom aristocrate pour ĂȘtre exposĂ© aux persĂ©cutions plus votre opinion Ă©tait consciencieuse et modĂ©rĂ©e, plus elle Ă©tait suspecte et poursuivie. Je rĂ©solus donc de lever mes tentes je laissai mon frĂšre et mes soeurs Ă Paris et m'acheminai vers la Bretagne. Je rencontrai, Ă FougĂšres, le marquis de La RouĂ«rie je lui demandai une lettre pour le gĂ©nĂ©ral Washington. Le colonel Armand nom qu'on donnait au marquis, en AmĂ©rique s'Ă©tait distinguĂ© dans la guerre de l'indĂ©pendance amĂ©ricaine. Il se rendit cĂ©lĂšbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des DĂ©silles. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumĂ©, reconnu, et causa le malheur de ses hĂŽtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La RouĂ«rie avait plus d'esprit qu'eux il s'Ă©tait plus souvent battu que le premier ; il avait enlevĂ© des actrices Ă l'OpĂ©ra, comme le second ; il serait devenu le compagnon d'armes du troisiĂšme. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major amĂ©ricain, et accompagnĂ© d'un singe assis sur la croupe de son cheval. Les Ă©coliers de droit de Rennes l'aimaient, Ă cause de sa hardiesse d'action et de sa libertĂ© d'idĂ©es il avait Ă©tĂ© un des douze gentilshommes bretons mis Ă la Bastille. Il Ă©tait Ă©lĂ©gant de taille et de maniĂšres, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue. Je choisis Saint-Malo pour m'embarquer, afin d'embrasser ma mĂšre. Je vous ai dit, au troisiĂšme livre de ces MĂ©moires , comment je passai par Combourg, et quels sentiments m'oppressĂšrent. Je demeurai deux mois Ă Saint-Malo, occupĂ© des prĂ©paratifs de mon voyage, comme jadis de mon dĂ©part projetĂ© pour les Indes. Je fis marchĂ© avec un capitaine, nommĂ© Desjardins il devait transporter, Ă Baltimore, l'abbĂ© Nagot, supĂ©rieur de sĂ©minaire de Saint-Sulpice, et plusieurs sĂ©minaristes, sous la conduite de leur chef. Ces compagnons de voyage m'auraient mieux convenu quatre ans plus tĂŽt de chrĂ©tien zĂ©lĂ© que j'avais Ă©tĂ©, j'Ă©tais devenu un esprit fort, c'est-Ă -dire un esprit faible. Ce changement, dans mes opinions religieuses, s'Ă©tait opĂ©rĂ© par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu'un esprit religieux Ă©tait paralysĂ© d'un cĂŽtĂ©, qu'il y avait des vĂ©ritĂ©s qui ne pouvaient arriver jusqu'Ă lui, tout supĂ©rieur qu'il pĂ»t ĂȘtre d'ailleurs. Ce benoĂźt orgueil me faisait prendre le change ; je supposais dans l'esprit religieux cette absence d'une facultĂ©, qui se trouve prĂ©cisĂ©ment dans l'esprit philosophique l'intelligence courte croit tout voir, parce qu'elle reste les veux ouverts ; l'intelligence supĂ©rieure consent Ă fermer les yeux, parce qu'elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m'achevait le dĂ©sespoir sans cause que je portais au fond du coeur. Une lettre de mon frĂšre a fixĂ© dans ma mĂ©moire la date de mon dĂ©part il Ă©crivait de Paris Ă ma mĂšre, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours aprĂšs l'arrivĂ©e de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages Ă©taient chargĂ©s. On leva l'ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote cĂŽtier nous quitta, aprĂšs nous avoir mis hors des passes. Le temps Ă©tait sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les Ă©cueils Ă quelques encablures du vaisseau. Mes regards restaient attachĂ©s sur Saint-Malo ; je venais d'y laisser ma mĂšre toute en larmes. J'apercevais les clochers et les dĂŽmes des Ă©glises oĂč j'avais priĂ© avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grĂšves oĂč j'avais passĂ© mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux ; j'abandonnais ma patrie dĂ©chirĂ©e, lorsqu'elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m'Ă©loignais Ă©galement incertain des destinĂ©es de mon pays et des miennes qui pĂ©rirait de la France ou de moi ? Reverrais-je jamais cette France et ma famille ? Le calme nous arrĂȘta avec la nuit au dĂ©bouquement de la rade ; les feux de la ville et les phares s'allumĂšrent ces lumiĂšres qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient Ă la fois me sourire et me dire adieu, en m'Ă©clairant parmi les rochers, les tĂ©nĂšbres de la nuit et l'obscuritĂ© des flots. Je n'emportais que ma jeunesse et mes illusions ; je dĂ©sertais un monde dont j'avais foulĂ© la poussiĂšre et comptĂ© les Ă©toiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m'Ă©taient inconnus. Que devait-il m'arriver si j'atteignais le but de mon voyage ? EgarĂ© sur les rives hyperborĂ©ennes, les annĂ©es de discorde qui ont Ă©crasĂ© tant de gĂ©nĂ©rations avec tant de bruit, seraient tombĂ©es en silence sur ma tĂȘte ; la sociĂ©tĂ© eĂ»t renouvelĂ© sa face, moi absent. Il est probable que je n'aurais jamais eu le malheur d'Ă©crire ; mon nom serait demeurĂ© ignorĂ©, ou il ne s'y fĂ»t attachĂ© qu'une de ces renommĂ©es paisibles au-dessous de la gloire, dĂ©daignĂ©es de l'envie et laissĂ©es au bonheur. Qui sait si j'eusse repassĂ© l'Atlantique, si je ne me serais point fixĂ© dans les solitudes, Ă mes risques et pĂ©rils explorĂ©es et dĂ©couvertes, comme un conquĂ©rant au milieu de ses conquĂȘtes ! Mais non ! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misĂšres, pour y ĂȘtre tout autre chose que ce que j'avais Ă©tĂ©. Cette mer, au giron de laquelle j'Ă©tais nĂ©, allait devenir le berceau de ma seconde vie ; j'Ă©tais portĂ© par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs. Le jusant, au dĂ©faut de la brise, nous entraĂźna au large, les lumiĂšres du rivage diminuĂšrent peu Ă peu et disparurent. EpuisĂ© de rĂ©flexions, de regrets vagues, d'espĂ©rances plus vagues encore, je descendis Ă ma cabine je me couchai, balancĂ© dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva ; les voiles dĂ©ferlĂ©es qui coiffaient les mĂąts s'enflĂšrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France. Ici changent mes destinĂ©es " Encore Ă la mer ! Again to sea ! " Byron. 1. Prologue. - 2. TraversĂ©e de l'ocĂ©an. - 3. Francis Tulloch. - Christophe Colomb. - CamoĂ«ns. - 4. Les Açores. - Ile Graciosa. - 5. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. - 6. CĂŽtes de la Virginie. - Soleil couchant. - PĂ©ril. - J'aborde en AmĂ©rique. - Baltimore. - SĂ©paration des passagers. - Tulloch. - 7. Philadelphie. - Le gĂ©nĂ©ral Washington. - 8. ParallĂšle de Washington et de Bonaparte. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. Trente et un ans aprĂšs m'ĂȘtre embarquĂ©, simple sous-lieutenant, pour l'AmĂ©rique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport conçu en ces termes " Laissez passer " disait ce passeport, " laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du Roi prĂšs Sa MajestĂ© britannique, etc., etc. ". Point de signalement ; ma grandeur devait faire connaĂźtre mon visage en tous lieux. Un bateau Ă vapeur, nolisĂ© [Signifie affrĂ©ter.] pour moi seul, me porte de Calais Ă Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis saluĂ© par le canon du fort. Un officier vient de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu Ă Shipwright-Inn, le maĂźtre et les garçons de l'auberge me reçurent bras pendants et tĂȘtes nues. Madame la mairesse m'invite Ă une soirĂ©e, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attachĂ© Ă mon ambassade, m'attendait. Un dĂźner d'Ă©normes poissons et de monstrueux quartiers de boeuf restaura monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appĂ©tit et qui n'Ă©tait pas du tout fatiguĂ©. Le peuple, attroupĂ© sous mes fenĂȘtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revint et posa, malgrĂ© moi, des sentinelles Ă ma porte. Le lendemain, aprĂšs avoir distribuĂ© force argent du Roi mon maĂźtre, je me suis mis en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une lĂ©gĂšre voiture, qu'emportaient quatre beaux chevaux menĂ©s au grand trot par deux Ă©lĂ©gants jockeys. Mes gens suivaient dans d'autres carrosses, des courriers Ă ma livrĂ©e accompagnaient le cortĂšge. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John-Bull et des Ă©quipages qui nous croisaient. A Black-Heath, bruyĂšre jadis hantĂ©e des voleurs, je trouvai un village tout neuf. BientĂŽt m'apparut l'immense calotte de fumĂ©e qui couvre la citĂ© de Londres. PlongĂ© dans le gouffre de vapeur charbonnĂ©e, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entiĂšre dont je reconnaissais les rues, j'abordai l'hĂŽtel de l'ambassade, Portland-Place. Le chargĂ© d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, MM. les secrĂ©taires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attachĂ©s Ă l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'hĂŽtel, Ă©taient assemblĂ©s sur le trottoir. On me prĂ©senta les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs Ă©trangers, dĂ©jĂ instruits de ma prochaine arrivĂ©e. Le 17 mai de l'an de grĂące 1793, je dĂ©barquai pour la mĂȘme ville de Londres, humble et obscur voyageur, Ă Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais ; le maire de la ville, William Smith, me dĂ©livra le 18, pour Londres, une feuille de route Ă laquelle Ă©tait joint un extrait de l' Alien-bill . Mon signalement porte en anglais " François de Chateaubriand, officier français Ă l'armĂ©e des Ă©migrĂ©s french officer in the Ă©migrant army , taille de cinq pieds quatre pouces five Feet for inches high , mince thin shape , favoris et cheveux bruns Brown hair and fits ". Je partageai modestement la voiture la moins chĂšre avec quelques matelots en congĂ© ; je relayai aux plus chĂ©tives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, oĂč M. Pitt rĂ©gnait ; j'allai loger, Ă six schillings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait prĂ©parĂ© un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road. Ah ! Monseigneur, que votre vie D'honneurs aujourd'hui si remplie, DiffĂšre de ces heureux temps ! Cependant une autre obscuritĂ© m'entĂ©nĂ©brait Ă Londres. Ma place politique mettait Ă l'ombre ma renommĂ©e littĂ©raire ; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne prĂ©fĂ©rĂąt l'ambassadeur de Louis XVIII Ă l'auteur du GĂ©nie du Christianisme . Je verrai comment la chose tournera aprĂšs ma mort, ou quand j'aurai cessĂ© de remplacer M. le duc Decazes auprĂšs de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie. ArrivĂ© Ă Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs Ă©tait de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller Ă pied parcourir les ruelles que j'avais jadis frĂ©quentĂ©es, les faubourgs populaires et Ă bon marchĂ©, oĂč se rĂ©fugie le malheur sous la protection d'une mĂȘme souffrance, les abris ignorĂ©s que je hantais avec mes associĂ©s de dĂ©tresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois et quatre services couvraient la table en 1822. A toutes ces portes Ă©troites et indigentes qui m'Ă©taient autrefois ouvertes, je ne rencontrais que des visages Ă©trangers. Je ne voyais plus errer mes compatriotes, reconnaissables Ă leurs gestes, Ă leur maniĂšre de marcher, Ă la forme et Ă la vĂ©tustĂ© de leurs habits ; je n'apercevais plus ces prĂȘtres martyrs, portant le petit collet, le grand chapeau Ă trois cornes, la longue redingote noire usĂ©e, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordĂ©es de palais avaient Ă©tĂ© percĂ©es, des ponts bĂątis, des promenades plantĂ©es Regent ' s-Park occupait, auprĂšs de Portland-Place , les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetiĂšre, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, avait disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rendais chez lord Liverpool, j'avais de la peine Ă retrouver l'espace vide de l'Ă©chafaud de Charles Ier ; des bĂątisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, s'Ă©taient avancĂ©es avec l'oubli sur des Ă©vĂ©nements mĂ©morables. Que je regrettais, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps oĂč je mĂȘlais mes peines Ă celles d'une colonie d'infortunĂ©s ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur mĂȘme pĂ©rit comme la prospĂ©ritĂ© ! Que sont devenus mes frĂšres en Ă©migration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinĂ©es ils ont vu comme moi disparaĂźtre leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'Ă©taient sur la terre Ă©trangĂšre. N'avions-nous pas sur cette terre nos rĂ©unions, nos divertissements, nos fĂȘtes et surtout notre jeunesse ? Des mĂšres de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l'adversitĂ©, apportaient le fruit semainier du labeur pour s'Ă©jouir Ă quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir aprĂšs le travail, sur les gazons d'Hamstead et de Primrose-Hill. A des chapelles ornĂ©es de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la Reine, tout Ă©mus d'une oraison funĂšbre prononcĂ©e par le curĂ© Ă©migrĂ© de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantĂŽt voir surgir aux docks les vaisseaux chargĂ©s des richesses du monde, tantĂŽt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privĂ©s du toit paternel toutes ces choses sont de vĂ©ritables fĂ©licitĂ©s ! Quand je rentrais en 1822, au lieu d'ĂȘtre reçu par mon ami, tremblotant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprĂšs du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, - je passais Ă la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui allaient aboutir Ă cinq ou six respectueux secrĂ©taires. J'arrivais, tout criblĂ© sur ma route des mots Monseigneur , Mylord, Votre Excellence, Monsieur l ' ambassadeur , Ă un salon tapissĂ© d'or et de soie. - Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi ! TrĂȘve de ces Mylords ! Que voulez-vous que je fasse de vous ? Allez rire Ă la chancellerie, comme si je n'Ă©tais pas lĂ . PrĂ©tendez-vous me faire prendre au sĂ©rieux cette mascarade ? Pensez-vous que je sois assez bĂȘte, pour me croire changĂ© de nature, parce que j'ai changĂ© d'habit ? Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de Wellington m'a demandĂ© ; M. Canning me cherche ; lady Jersey m'attend Ă dĂźner, avec M. Brougham ; lady Gwidir m'espĂšre, Ă dix heures, dans sa loge Ă l'opĂ©ra ; lady Mansfieid, Ă minuit, Ă Almacks. - MisĂ©ricorde ! oĂč me fourrer ! qui me dĂ©livrera ? qui m'arrachera Ă ces persĂ©cutions ? Revenez, beaux jours de ma misĂšre et de ma solitude ! Ressuscitez, compagnons de mon exil ! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne dĂ©daignĂ©e, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thĂ©, en parlant de nos folles espĂ©rances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nĂ©cessiteux que nous. VoilĂ ce que j'Ă©prouvais, ce que je me disais dans ces premiers jours de mon ambassade Ă Londres. Je n'Ă©chappais Ă la tristesse qui m'assiĂ©geait sous mon toit, qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point changĂ©, comme j'ai pu m'en assurer en 1843 ; les arbres seulement ont grandi ; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus mĂȘme la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame RĂ©camier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses dĂ©sertes de Kensington, j'aimais Ă voir courre, Ă travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure en 1822 mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillĂątre Ă©migrĂ©, je remontais l'allĂ©e oĂč le confesseur banni disait autrefois son brĂ©viaire. C'est dans ce parc de Kensington que j'ai mĂ©ditĂ© l ' Essai historique ; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tirĂ© les amours d' Atala ; c'est aussi dans ce parc, aprĂšs avoir errĂ© au loin dans les campagnes sous un ciel baissĂ©, blondissant et comme pĂ©nĂ©trĂ© de la clartĂ© polaire, que je traçai au crayon les premiĂšres Ă©bauches des passions de RenĂ© . Je dĂ©posais, la nuit, la moisson de mes rĂȘveries du jour dans l ' Essai historique et dans les Natchez . Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachĂ©es aux tasseaux de mon grenier, faute de fil. Ces lieux de mes premiĂšres inspirations me faisaient sentir leur puissance ; ils reflĂ©taient sur le prĂ©sent la douce lumiĂšre des souvenirs - je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me fault pas plus ici qu'Ă Berlin pour continuer mes MĂ©moires , Ă©difice que je bĂątis avec des ossements et des ruines. Mes secrĂ©taires Ă Londres dĂ©siraient aller le matin Ă des pique-niques, et le soir au bal trĂšs volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis allaient Ă leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, Ă la promenade des trottoirs ; j'en Ă©tais charmĂ©. On me laissait la clef de la porte extĂ©rieure monsieur l'ambassadeur Ă©tait commis Ă la garde de sa maison, si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti, me voilĂ seul mettons-nous Ă l'oeuvre. Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais Ă Londres les Natchez et Atala ; j'en suis prĂ©cisĂ©ment dans mes MĂ©moires Ă l'Ă©poque de mes voyages en AmĂ©rique cela se rejoint Ă merveille. Supprimons ces vingt-deux ans comme ils sont en effet supprimĂ©s de ma vie, et partons pour les forĂȘts du Nouveau-Monde le rĂ©cit de mon ambassade viendra Ă sa date, quand il plaira Ă Dieu ; mais pour peu que je reste ici quelques mois, j'aurai le loisir d'arriver de la cataracte de Niagara Ă l'armĂ©e des Princes en Allemagne, et de l'armĂ©e des Princes Ă ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du Roi de France peut raconter l'histoire de l'Ă©migrĂ© français dans le lieu mĂȘme oĂč celui-ci Ă©tait exilĂ©. Londres, d'avril Ă septembre 1822. TraversĂ©e de l'ocĂ©an. Le livre prĂ©cĂ©dent se termine par mon embarquement Ă Saint-Malo. BientĂŽt nous sortĂźmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique. Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais naviguĂ©, de se faire une idĂ©e des sentiments qu'on Ă©prouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sĂ©rieuse de l'abĂźme. Il y a dans la vie pĂ©rilleuse du marin une indĂ©pendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'Ă©lĂ©ment sur lequel on est portĂ© plus de devoirs Ă remplir, plus de visites Ă rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue mĂȘme des matelots n'est pas la langue ordinaire c'est une langue telle que la parlent l'ocĂ©an et le ciel, le calme et la tempĂȘte. Vous habitez un univers d'eau parmi des crĂ©atures dont le vĂȘtement, les goĂ»ts les maniĂšres, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la lĂ©gĂšretĂ© de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la sociĂ©tĂ© ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuĂ©e, et sont moins creusĂ©es par l'Ăąge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces crĂ©atures, imprĂ©gnĂ©e de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'Ă©cueil battu de la lame. Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; aprĂšs avoir jurĂ© cent fois qu'ils ne s'exposeront plus Ă la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une maĂźtresse orageuse et infidĂšle. Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors nĂ©s sur des vaisseaux depuis leur enfance jusqu'Ă leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde oĂč ils ne sont point entrĂ©s. Dans cette vie rĂ©duite Ă un si petit espace, sous les nuages et sur les abĂźmes, tout s'anime pour le marinier une ancre, une voile, un mĂąt, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire. La voile fut dĂ©chirĂ©e sur la cĂŽte du Labrador ; le maĂźtre voilier lui mit la piĂšce que vous voyez. L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassĂ© sur ses autres ancres, au milieu des coraux des Ăźles Sandwich. Le mĂąt fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-EspĂ©rance ; il n'Ă©tait que d'un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu'il est composĂ© de deux piĂšces. Le canon est le seul qui ne fut pas dĂ©montĂ© au combat de la Chesapeake. Les nouvelles du bord sont des plus intĂ©ressantes on vient de jeter le loch ; le navire file dix noeuds. Le ciel est clair Ă midi ; on a pris hauteur on est Ă telle latitude. On a fait le point il y a tant de lieues gagnĂ©es en bonne route. La dĂ©clinaison de l'aiguille est de tant de degrĂ©s on s'est Ă©levĂ© au nord. Le sable des sabliers passe mal on aura de la pluie. On a remarquĂ© des procellaria dans le sillage du vaisseau on essuiera un grain. Des poissons volants se sont montrĂ©s au sud le temps va calmer. Une Ă©claircie s'est formĂ©e Ă l'ouest dans les nuages c'est le pied du vent, demain le vent soufflera de ce cĂŽtĂ©. L'eau a changĂ© de couleur. On a vu flotter du bois et des goĂ«mons ; on a aperçu des mouettes et des canards ; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit. Dans l'Ă©pinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacrĂ© qui survit Ă tous les autres ; il est fameux pour avoir chantĂ© pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat peau verdĂątre zĂ©brĂ©e, queue pelĂ©e, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis ; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvĂ© d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempĂ© dans du vin, et Matou a le privilĂšge de dormir, quand il lui plaĂźt, dans le witchoura du second capitaine. Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont diffĂ©rentes, il est vrai le matelot a menĂ© une vie errante, le laboureur n'a jamais quittĂ© son champ ; mais ils connaissent Ă©galement les Ă©toiles et prĂ©disent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; Ă l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, - leurs prophĂštes. Ils se retirent le soir celui-ci dans sa cabine, celui-lĂ dans sa chaumiĂšre ; frĂȘlĂ©s demeures, oĂč l'ouragan qui les Ă©branle n'agite point des consciences tranquilles. If the wind tempestuous is blowing, Still ne danger they descry ; The guiltless heart its boon bestowing, Soothes them with its Lullaby, etc., etc. " Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent aucun danger ; le coeur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l ' enfant do ; dodo, l ' enfant do , etc. " Le matelot ne sait oĂč la mort le surprendra, Ă quel bord il laissera sa vie peut-ĂȘtre, quand il aura mĂȘlĂ© au vent son dernier soupir, sera-t-il lancĂ© au sein des flots attachĂ© sur deux avirons, pour continuer son voyage, peut-ĂȘtre sera-t-il enterrĂ© dans un Ăźlot dĂ©sert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isolĂ© dans son hamac, au milieu de l'ocĂ©an. Le vaisseau seul est un spectacle sensible au plus lĂ©ger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailĂ© il obĂ©it Ă la main du pilote, comme un cheval Ă la main d'un cavalier. L'Ă©lĂ©gance des mĂąts et des cordages, la lĂ©gĂšretĂ© des matelots qui voltigent sur les vergues, les diffĂ©rents aspects dans lesquels se prĂ©sente le navire soit qu'il vogue penchĂ© par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du gĂ©nie de l'homme. TantĂŽt la lame et son Ă©cume brise et rejaillit contre la carĂšne ; tantĂŽt l'onde paisible se divise, sans rĂ©sistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles achĂšvent la beautĂ© de ce palais de Neptune les plus basses voiles dĂ©ployĂ©es dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprimĂ©es dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirĂšne. AnimĂ© d'un souffle impĂ©tueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure Ă grand bruit le champ des mers. Sur ce chemin de l'ocĂ©an le long duquel on n'aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quĂȘte de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se dĂ©couvre mutuellement Ă l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige les uns vers les autres. Les Ă©quipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bĂątiments s'approchent, hissent leur pavillon, carguent Ă demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placĂ©s sur le gaillard d'arriĂšre, se hĂšlent avec le porte-voix " Le nom du navire ? De quel port ? Le nom du capitaine ? D'oĂč vient-il ? Combien de jours ? de traversĂ©e ? La latitude et la longitude ? Adieu, va ! " on lĂąche les ris ; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront Ă©galement mourir. Le temps emporte et sĂ©pare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sĂ©pare sur l'ocĂ©an ; se fait un signe de loin Adieu, va ! Le port commun est l'Ă©ternitĂ©. Et si le vaisseau rencontrĂ© Ă©tait celui de Cook ou de La PĂ©rouse ? Le maĂźtre de l'Ă©quipage de mon vaisseau malouin Ă©tait un ancien subrĂ©cargue, appelĂ© Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait Ă cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde sous le Bailli de Suffren, et en AmĂ©rique sous le comte d'Estaing ; il s'Ă©tait trouvĂ© Ă une multitude d'affaires. AppuyĂ© sur l'avant du vaisseau, auprĂšs du beauprĂ©, de mĂȘme qu'un vĂ©tĂ©ran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossĂ© des Invalides, Pierre, en mĂąchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des dĂ©tonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affĂ»ts, les canons, les piĂšces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nĂšgres, des colons. Je lui demandais comment Ă©taient habillĂ©s les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goĂ»t les fruits ; si les ananas Ă©taient meilleurs que les pĂȘches, les palmiers plus beaux que les chĂȘnes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais le palmier Ă©tait un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand-mĂšre ; les chameaux ressemblaient Ă un Ăąne bossu ; tous les peuples de l'orient, et notamment les Chinois, Ă©taient des poltrons et des voleurs. Villeneuve Ă©tait de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'Ă©loge de l'incomparable beautĂ© de notre patrie. La cloche interrompait nos conversations ; elle rĂ©glait les quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, Ă un signal, l'Ă©quipage, rangĂ© sur le pont, dĂ©pouillait la chemise bleue pour en revĂȘtir une autre qui sĂ©chait dans les haubans. La chemise quittĂ©e Ă©tait immĂ©diatement lavĂ©e dans des baquets, oĂč cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnĂ©es. Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un aprĂšs l'autre, rĂ©guliĂšrement et sans fraude, leur cuiller d'Ă©tain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim, vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit et de viande salĂ©e Ă leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arriĂšre du vaisseau, et l'on dĂźnait Ă la vue d'une mer bleue, tachetĂ©e ça et lĂ de marques blanches par les Ă©corchures de la brise. EnveloppĂ© de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les Ă©toiles au-dessus de ma tĂȘte. La voile enflĂ©e me renvoyait la fraĂźcheur de la brise qui me berçait sous le dĂŽme cĂ©leste Ă demi assoupi et poussĂ© par le vent, je changeais de ciel en changeant de rĂȘve. Les passagers, Ă bord d'un vaisseau, offrent une sociĂ©tĂ© diffĂ©rente de celle de l'Ă©quipage ils appartiennent Ă un autre Ă©lĂ©ment ; leurs destinĂ©es sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos ; ceux-lĂ retournent Ă leur patrie, ceux-ci la quittent ; d'autres naviguent pour s'instruire des moeurs des peuples, pour Ă©tudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaĂźtre dans cette hĂŽtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiĂ©s. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nĂ©es du sang anglais et du sang indien, qui joignent Ă la beautĂ© de Clarisse la dĂ©licatesse de Sacontala, alors se forment des chaĂźnes que nouent et dĂ©nouent les vents parfumĂ©s de Ceylan, douces comme eux, comme eux lĂ©gĂšres. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Francis Tulloch. - Cristophe Colomb. - CamoĂ«ns. Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un jeune Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie peintre, musicien, mathĂ©maticien, il parlait plusieurs langues. L'abbĂ© Nagot, supĂ©rieur des Sulpiciens, ayant rencontrĂ© l'officier anglican, en fit un catholique il emmenait son nĂ©ophyte Ă Baltimore. Je m'accointai avec Tulloch comme j'Ă©tais alors profond philosophe, je l'invitais Ă revenir chez ses parents. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont Ă©tait abandonnĂ© Ă l'officier de quart et Ă quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence Tuta aequora silent . Le vaisseau roulait au grĂ© des lames sourdes et lentes, tandis que des Ă©tincelles de feu couraient avec une blanche Ă©cume le long de ses flancs. Des milliers d'Ă©toiles rayonnant dans le sombre azur du dĂŽme cĂ©leste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m'a plus troublĂ© de sa grandeur que dans ces nuits oĂč j'avais l'immensitĂ© sur ma tĂȘte et l'immensitĂ© sous mes pieds. Des vents d'ouest, entremĂȘlĂ©s de calmes, retardĂšrent notre marche. Le 4 mai nous n'Ă©tions qu'Ă la hauteur des Açores. Le 6, vers les huit heures du matin, nous eĂ»mes connaissance de l'Ăźle du Pico. Ce volcan domina longtemps des mers non naviguĂ©es, inutile phare la nuit, signal sans tĂ©moin le jour. Il y a quelque chose de magique Ă voir s'Ă©lever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un Ă©quipage rĂ©voltĂ©, prĂȘt Ă retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumiĂšre sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guidĂ© vers l'AmĂ©rique ; la lueur du foyer d'un sauvage lui rĂ©vĂšle un nouvel univers. Colomb dut Ă©prouver cette sorte de sentiment que l'Ecriture donne au CrĂ©ateur, quand, aprĂšs avoir tirĂ© le monde du nĂ©ant, il vit que son ouvrage Ă©tait bon vidit Deus quod esset bonum . Colomb crĂ©ait un monde. Une des premiĂšres vies du pilote gĂ©nois, est celle que Giustiniani, publiant un psautier hĂ©breu, plaça en forme de note sous le psaume Coeli narrant gloria Dei . Vasco de Gama ne dut pas ĂȘtre moins Ă©merveillĂ© lorsqu'en 1498, il aborda la cĂŽte de Malabar. Alors, tout change sur le globe une nature nouvelle apparaĂźt, le rideau qui depuis des milliers de siĂšcles cachait une partie de la terre se lĂšve on dĂ©couvre la patrie du soleil, le lieu d'oĂč il sort chaque matin " comme un Ă©poux, ou comme un gĂ©ant, tanquam sponsus, ut gigas " ; on voit Ă nu ce sage et brillant orient, dont l'histoire mystĂ©rieuse se mĂȘlait aux voyages de Pythagore, aux conquĂȘtes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient Ă travers les champs de l'Arabie et les mers de la GrĂšce. L'Europe lui envoya un poĂšte pour le saluer le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde. CamoĂ«ns leur emprunta leur Ă©clat, leur renommĂ©e et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses. Les Açores. - Ile Graciosa. Lorsque Gonzalo Villo, aĂŻeul maternel de CamoĂ«ns, dĂ©couvrit une partie de l'archipel des Açores, il aurait dĂ», s'il eĂ»t prĂ©vu l'avenir, se rĂ©server une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils. Nous ancrĂąmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'Ăźle Graciosa, devant laquelle nous Ă©tions mouillĂ©s, nous prĂ©sentait des collines un peu renflĂ©es dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore Ă©trusque elles Ă©taient drapĂ©es de la verdure des blĂ©s, et elles exhalaient une odeur fromentacĂ©e agrĂ©able, particuliĂšre aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formĂ©es de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassĂ©es les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre ; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'Ăźle entiĂšre, avec ses dĂ©coupures de baies, de caps, de criques, de promontoires, rĂ©pĂ©tait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extĂ©rieure. Au fond du tableau, le cĂŽne du volcan du Pico, plantĂ© sur une coupole de nuages, perçait, par-delĂ Graciosa, la perspective aĂ©rienne. Il fut dĂ©cidĂ© que j'irais Ă terre avec Tulloch et le second capitaine ; on mit la chaloupe en mer elle nagea au rivage dont nous Ă©tions Ă environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la cĂŽte ; une prame s'avança vers nous. AussitĂŽt qu'elle fut Ă portĂ©e de la voix, nous distinguĂąmes une quantitĂ© de moines. Ils nous hĂ©lĂšrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous rĂ©pondĂźmes dans ces quatre langues. L'alarme rĂ©gnait, notre vaisseau Ă©tait le premier bĂątiment d'un grand port qui eĂ»t osĂ© mouiller dans la rade dangereuse oĂč nous Ă©talions la marĂ©e. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la premiĂšre fois le pavillon tricolore ; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement portĂ© par CybĂšle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extrĂȘme. Les moines nous recueillirent dans leur bateau, et nous ramĂąmes gaiement vers Santa-Cruz nous y dĂ©barquĂąmes avec quelque difficultĂ©, Ă cause d'un ressac assez violent. Toute l'Ăźle accourut. Quatre ou cinq alguazils, armĂ©s de piques rouillĂ©es, s'emparĂšrent de nous. L'uniforme de Sa MajestĂ© m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la dĂ©putations. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, oĂč Son Excellence, vĂȘtue d'un mĂ©chant habit vert, autrefois galonnĂ© d'or, nous donna une audience solennelle il nous permit le ravitaillement. Nos religieux nous menĂšrent Ă leur couvent, Ă©difice Ă balcons commode et bien Ă©clairĂ©. Tulloch avait trouvĂ© un compatriote le principal frĂšre, qui se donnait tous les mouvements pour nous, Ă©tait un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait pĂ©ri corps et biens sur Graciosa. SauvĂ© seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux leçons des catĂ©chistes ; il apprit le portugais et quelques mots de latin ; sa qualitĂ© d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logĂ©, vĂȘtu et nourri Ă l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien mĂ©tier ayant Ă©tĂ© longtemps sans parler sa langue, il Ă©tait enchantĂ© de rencontrer quelqu'un qui l'entendĂźt ; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'Ăźle. Les maisons des villages, bĂąties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries extĂ©rieures qui donnaient un air propre Ă ces cabanes, parce qu'il y rĂ©gnait beaucoup de lumiĂšre. Les paysans, presque tous vignerons, Ă©taient Ă moitiĂ© nus et bronzĂ©s par le soleil ; les femmes, petites, jaunes comme des mulĂątresses, mais Ă©veillĂ©es, Ă©taient naĂŻvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaĂźnes. Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau Ă©tait rare, mais partout oĂč sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'Ă©levait un oratoire avec un portique peint Ă fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'Ăźle et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues non palmipĂšdes. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchaĂźnĂ©s comme des cristaux. Quand il fut ornĂ© des oiseaux cĂ©rulĂ©s qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre Ă©clatante, tandis que l'arbre semblait avoir poussĂ© tout Ă coup un feuillage d'azur. Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois ; il est certain que des monnaies phĂ©niciennes ont Ă©tĂ© dĂ©terrĂ©es dans l'Ăźle de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordĂšrent les premiers Ă cette Ăźle trouvĂšrent, dit-on, une statue Ă©questre, le bras droit Ă©tendu et montrant du doigt l'occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui dĂ©core les anciens portulans. J'ai supposĂ©, dans le manuscrit des Natchez , que Chactas, revenant d'Europe, prit terre Ă l'Ăźle de Corvo, et qu'il rencontra la statue mystĂ©rieuse. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient Ă Graciosa, en me rappelant la tradition " J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignĂ©e de l'Ă©cume des flots, Ă©taient gravĂ©s des caractĂšres inconnus la mousse et le salpĂȘtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l'Alcyon perchĂ© sur le casque du colosse, y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouĂŻr des rumeurs confuses. " Un bon souper nous fut servi chez les religieux, aprĂšs notre course ; nous passĂąmes la nuit Ă boire avec nos hĂŽtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquĂ©es, nous retournĂąmes Ă bord. Les religieux se chargĂšrent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'Ă©tait trouvĂ© en danger par la levĂ©e d'un fort sud-est. On vira l'ancre ; mais engagĂ©e dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareillĂąmes le vent continuant de fraĂźchir, nous eĂ»mes bientĂŽt dĂ©passĂ© les Açores. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. Fac pelagus me scire probes, que carbasa laxo. " Muse, aide-moi Ă montrer que je connais la mer sur laquelle je dĂ©ploie mes voiles. " C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume le Breton, mon compatriote. Rendu Ă la mer, je recommençai Ă contempler ses solitudes ; mais Ă travers le monde idĂ©al de mes rĂȘveries, m'apparaissaient, moniteurs sĂ©vĂšres, la France et les Ă©vĂ©nements rĂ©els. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais Ă©viter les passagers, Ă©tait la hune du grand mĂąt ; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues. L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile prĂ©parĂ©e pour recevoir les futures crĂ©ations d'un grand peintre. La couleur des eaux Ă©tait pareille Ă celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines, des Ă©chappĂ©es de vue sur les dĂ©serts de l'ocĂ©an ces vacillants paysages rendaient sensible Ă mes yeux la comparaison que fait l'Ă©criture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eĂ»t dit l'espace Ă©troit et bornĂ©, faute d'un point de saillie ; mais si une vague venait Ă lever la tĂȘte, un flot Ă se courber en imitation d'une cĂŽte lointaine, un escadron de chiens de mer Ă passer Ă l'horizon, alors se prĂ©sentait une Ă©chelle de mesure. L'Ă©tendue se rĂ©vĂ©lait surtout lorsqu'une brume rampant Ă la surface pĂ©lagienne, semblait accroĂźtre l'immensitĂ© mĂȘme. Descendu de l'aire du mĂąt comme autrefois du nid de mon saule, toujours rĂ©duit Ă une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron ; ensuite, je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre je n'avais qu'Ă dĂ©ployer le bras pour atteindre de mon lit Ă mon cercueil. Le vent nous força d'anordir et nous accostĂąmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rĂŽdaient au milieu d'une bruine froide et pĂąle. Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers quand on passe la Ligne, il faut se rĂ©soudre Ă recevoir le baptĂȘme mĂȘme cĂ©rĂ©monie sous le Tropique, mĂȘme cĂ©rĂ©monie sur le banc de Terre-Neuve, et quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique . Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots le bonhomme Tropique a donc une bedaine Ă©norme ; il est vĂȘtu, lors mĂȘme qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrĂ©es de l'Ă©quipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en-bas il commence Ă descendre le long des haubans pesant comme un ours, trĂ©buchant comme SilĂšne. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas passĂ© la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus Ă la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les Ă©coutilles, on grimpe aux mĂąts pĂšre Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d'un large pourboire jeux d'Amphitrite, qu'HomĂšre aurait cĂ©lĂ©brĂ©s comme il a chantĂ© ProtĂ©e, si le vieil OcĂ©anus eĂ»t Ă©tĂ© connu tout entier du temps d'Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa tĂȘte aux Colonnes d'Hercule ; son corps cachĂ© couvrait le monde. Nous gouvernĂąmes vers les Ăźles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relĂąche. Quand nous approchĂąmes de la premiĂšre, un matin entre dix heures et midi, nous Ă©tions presque dessus ; ses cĂŽtes perçaient, en forme de bosse noire, Ă travers la brume. Nous mouillĂąmes devant la capitale de l'Ăźle nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hĂątĂšrent de dĂ©barquer ; le supĂ©rieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelĂ© du mal de mer, Ă©tait si faible, qu'on fut obligĂ© de le porter au rivage. Je pris un logement Ă part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montrĂąt le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hĂŽtes dans ce pays des ombres. Le port et la rade de Saint-Pierre sont placĂ©s entre la cĂŽte orientale de l'Ăźle et un Ăźlot allongĂ©, l' Ăźle aux Chiens . Le port, surnommĂ© le barachois , creuse les terres et aboutit Ă une flaque saumĂątre. Des mornes stĂ©riles se serrent au noyau de l'Ăźle quelques-uns, dĂ©tachĂ©s, surplombent le littoral ; les autres ont Ă leur pied une lisiĂšre de landes tourbeuses et arasĂ©es. On aperçoit du bourg le morne de la vigie. La maison du gouverneur fait face Ă l'embarcadĂšre. L'Ă©glise, la cure, le magasin aux vivres sont placĂ©s au mĂȘme lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg. Je dĂźnai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques lĂ©gumes d'Europe. AprĂšs le dĂźner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin. Une odeur fine et suave d'hĂ©liotrope s'exhalait d'un petit carrĂ© de fĂšves en fleurs, elle ne nous Ă©tait point apportĂ©e par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilĂ©e sans sympathie de rĂ©miniscence et de voluptĂ©. Dans ce parfum non respirĂ© de la beautĂ©, non Ă©purĂ© dans son sein, non rĂ©pandu sur ses traces, dans ce parfum chargĂ© d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mĂ©lancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse. Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrĂȘtions au pied du mĂąt de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tĂȘte ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes ; elle nous sĂ©parait de la terre natale ! Le gouverneur Ă©tait inquiet ; il appartenait Ă l'opinion battue. Il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable Ă un songe-creux de mon espĂšce, rude sĂ©jour pour un homme occupĂ© d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait disparaĂźtre le reste du monde. Mon hĂŽte s'enquĂ©rait de la RĂ©volution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il Ă©tait Ă l'avant-garde du dĂ©sert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix. Un matin, j'Ă©tais allĂ© seul au Cap-Ă -l'Aigle, pour voir se lever le soleil du cĂŽtĂ© de la France. LĂ , une eau hyĂ©male formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui dĂ©ferlait au bas de la falaise. Une jeune mariniĂšre parut dans les dĂ©clivitĂ©s supĂ©rieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fĂźt froid et marchait parmi la rosĂ©e. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tĂȘte Ă©tait entortillĂ©e ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyĂšres lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'Ăźle thĂ© naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut sans ĂȘtre effrayĂ©e, elle se vint asseoir Ă mon cĂŽtĂ©, posa son panier prĂšs d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, Ă regarder le soleil. Nous restĂąmes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis " Que cueillez-vous lĂ ? La saison des lucets et des atocas est passĂ©e. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me rĂ©pondit " Je cueillais du thĂ©. " Elle me prĂ©senta son panier. " Vous portez ce thĂ© Ă votre pĂšre et Ă votre mĂšre ? - Mon pĂšre est Ă la pĂȘche avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'Ăźle ? - Nous tressons des filets, nous pĂȘchons les Ă©tangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons Ă la messe et aux vĂȘpres, oĂč nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. - Votre pĂšre va bientĂŽt revenir ? - Oh ! non le capitaine mĂšne le navire Ă GĂȘnes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, Ă la saison prochaine, au retour des pĂȘcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayĂ©e, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez parĂ©e pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. " Elle se leva, prit son panier, et se prĂ©cipita par un sentier rapide, le long d'une sapiniĂšre. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions Tout brĂ»lant d'une ardeur immortelle, C'est vers Dieu que tendent mes dĂ©sirs. Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelĂ©s aigrettes, Ă cause du panache de leur tĂȘte ; elle avait l'air d'ĂȘtre de leur troupe. ArrivĂ©e Ă la mer, elle sauta dans un bateau, dĂ©ploya la voile et s'assit au gouvernail ; on l'eĂ»t prise pour la Fortune elle s'Ă©loigna de moi. Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy , l'image du jeune matelot sur une vergue au milieu des vents, changeait en terre de dĂ©lices l'affreux rocher de Saint-Pierre L'isole di Fortuna or a vedete Nous passĂąmes quinze jours dans l'Ăźle. De ses cĂŽtes dĂ©solĂ©es on dĂ©couvre les rivages encore plus dĂ©solĂ©s de Terre-Neuve. Les mornes Ă l'intĂ©rieur Ă©tendent des chaĂźnes divergentes dont la plus Ă©levĂ©e se prolonge au nord vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mĂȘlĂ©e d'un mica rouge et verdĂątre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum. De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie , du courval du Pain de Sucre , du Kergariou , de la TĂȘte galante . Ces flaques sont connues sous le nom des Etangs du Savoyard , du Cap Noir, du Ravenel , du Colombier , du Cap Ă 1 ' Aigle . Quand les tourbillons fondent sur ces Ă©tangs, ils dĂ©chirent les eaux peu profondes, mettant Ă nu çà et lĂ quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde. La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du dĂ©troit de Magellan. Le nombre des vĂ©gĂ©taux diminue en allant vers le pĂŽle ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espĂšces de phanĂ©rogames. On changeant de localitĂ©, des races de plantes s'Ă©teignent les unes au nord, habitantes des steppes glacĂ©es, deviennent au midi des filles de la montagne ; les autres, nourries dans l'atmosphĂšre tranquille des plus Ă©paisses forĂȘts, viennent, en dĂ©croissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'ocĂ©an. A Saint-Pierre, le myrtille marĂ©cageux vaccinium fulginosum est rĂ©duit Ă l'Ă©tat des traĂźnasses ; il sera bientĂŽt enterrĂ© dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes prĂ©cautions pour disparaĂźtre au bord de la mer, mon site natal. La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquĂ©e de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de mĂ©lĂšzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent Ă brasser une biĂšre antiscorbutique. Ces arbres ne dĂ©passent pas la hauteur d'un homme. Le vent ocĂ©anique les Ă©tĂȘte, les secoue, les prosterne Ă l'instar des fougĂšres ; puis se glissant sous ces forĂȘts en broussailles, il les relĂšve ; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voĂ»tes, ni Ă©chos pour y gĂ©mir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruyĂšre. Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on dĂ©couvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argentĂ© alectoria trichodes les ours blancs semblent avoir accrochĂ© leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les Ă©tranges grimpereaux. Les swamps de cette Ăźle de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamĂ©s ; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies. La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive Ă la latitude du cap Charles Ier du Labrador. quelques degrĂ©s plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme Ă ces rĂ©gions le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revĂȘtus de neige, les vallĂ©es tapissĂ©es de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semĂ©es de glaces flottantes, toute cette scĂšne brille Ă©clairĂ©e comme Ă la fois par les feux du couchant et la lumiĂšre de l'aurore on ne sait si l'on assiste Ă la crĂ©ation ou Ă la fin du monde. Un petit oiseau, semblable Ă celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour amĂšne alors l'Esquimau sur le rocher de glace oĂč l'attendait sa compagne ces noces de l'homme aux derniĂšres bornes de la terre, ne sont ni sans pompe ni sans fĂ©licitĂ©. Londres, d'avril Ă septembre 1822. CĂŽtes de la Virginie. - Soleil couchant. - PĂ©ril. - J'aborde en AmĂ©rique. - Baltimore. - SĂ©paration des passagers. - Tulloch. AprĂšs avoir embarquĂ© des vivres et remplacĂ© l'ancre perdue Ă Graciosa, nous quittĂąmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignĂźmes la latitude de 38 degrĂ©s. Les calmes nous arrĂȘtĂšrent Ă une petite distance des cĂŽtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des rĂ©gions borĂ©ales, avait succĂ©dĂ© le plus beau ciel ; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des forĂȘts de pins arrivait jusqu'Ă nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crĂ©puscules et les nuits Ă©taient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder VĂ©nus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide. Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine ; la cloche de la priĂšre sonna j'allai mĂȘler mes voeux Ă ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arriĂšre avec les passagers ; l'aumĂŽnier, un livre Ă la main, un peu en avant d'eux, prĂšs du gouvernail ; les matelots se pressaient pĂȘle-mĂȘle sur le tillac nous nous tenions debout, le visage tournĂ© vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles Ă©taient pliĂ©es. Le globe du soleil, prĂȘt Ă se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes on eĂ»t dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait Ă chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le GĂ©nie de Christianisme , mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la scĂšne ; mais, hĂ©las ! quand j'y assistai en personne, le vieil homme Ă©tait vivant en moi ce n'Ă©tait pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses oeuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautĂ©s du ciel me semblaient Ă©closes de son souffle ; j'aurais vendu l'Ă©ternitĂ© pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derriĂšre ce voile de l'univers qui la cachait Ă mes yeux. Oh ! que n'Ă©tait-il en ma puissance de dĂ©chirer le rideau pour presser la femme idĂ©alisĂ©e contre mon coeur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon dĂ©sespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller Ă ces mouvements si propres Ă ma carriĂšre future de coureur des bois il ne s'en fallut guĂšre qu'un accident ne mĂźt un terme Ă mes desseins et Ă mes songes. La chaleur nous accablait ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile et trop chargĂ© de ses mĂąts, Ă©tait tourmentĂ© du roulis brĂ»lĂ© sur le pont et fatiguĂ© du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beauprĂ© Ă la mer. Tout alla d'abord Ă merveille, et plusieurs passagers m'imitĂšrent. Je nageais sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins Ă tourner la tĂȘte, je m'aperçus que le courant l'entraĂźnait dĂ©jĂ loin. Les matelots, alarmĂ©s, avaient filĂ© un patelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les Ă©carter. La houle Ă©tait si grosse, qu'elle retardait mon retour, en Ă©puisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient Ă tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le bĂątiment, le maĂźtre d'Ă©quipage cherchait Ă descendre un canot dans la mer, mais il fallait Ă©tablir un palan, et cela prenait un temps considĂ©rable. Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva ; le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je me pus emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma tĂ©mĂ©ritĂ© s'Ă©taient accrochĂ©s Ă cette corde, quand on nous tira au flanc du bĂątiment, me trouvant Ă l'extrĂ©mitĂ© de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repĂȘcha ainsi un Ă un, ce qui fut long. Les roulis continuaient ; Ă chacun de ces roulis en sens opposĂ©, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous Ă©tions suspendus en l'air Ă un mĂȘme nombre de pieds comme des poissons au bout d'une ligne Ă la derniĂšre immersion, je me sentis prĂȘt Ă m'Ă©vanouir ; un roulis de plus, et s'en Ă©tait fait. On me hissa sur le pont Ă demi mort ; si je m'Ă©tais noyĂ©, le bon dĂ©barras pour moi et pour les autres ! Deux jours aprĂšs cet accident, nous aperçûmes la terre. Le coeur me battit quand le capitaine me la montra l'AmĂ©rique ! Elle Ă©tait Ă peine dĂ©linéée par la cime de quelques Ă©rables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiquĂšrent depuis le rivage de l'Egypte de la mĂȘme maniĂšre. Un pilote vint Ă notre bord, nous entrĂąmes dans la baie de Chesapeake. Le soir mĂȘme, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientĂŽt je foulai le sol amĂ©ricain. Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent peut-ĂȘtre ignorĂ© pendant la durĂ©e des temps anciens et un grand nombre de siĂšcles modernes ; les premiĂšres destinĂ©es sauvages de ce continent, et ses secondes destinĂ©es depuis l'arrivĂ©e de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l'Europe Ă©branlĂ©e dans ce nouveau monde ; la vieille sociĂ©tĂ© finissant dans la jeune AmĂ©rique ; une rĂ©publique d'un genre inconnu annonçant un changement dans l'esprit humain ; la part que mon pays avait eue Ă ces Ă©vĂ©nements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indĂ©pendance au pavillon et au sang français ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des dĂ©serts ; Washington habitant une ville florissante, dans le mĂȘme lieu oĂč Guillaume Penn avait achetĂ© un coin de forĂȘts ; les Etats-Unis renvoyant Ă la France la rĂ©volution que la France avait soutenue de ses armes ; enfin mes propres desseins, ma muse vierge que je venais livrer Ă la passion d'une nouvelle nature ; les dĂ©couvertes que je voulais tenter dans ces dĂ©serts, lesquels Ă©tendaient encore leur large royaume derriĂšre l'Ă©troit empire d'une civilisation Ă©trangĂšre telles Ă©taient les choses qui roulaient dans mon esprit. Nous nous avançùmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cĂšdres de la Virginie, des oiseaux moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison, oĂč nous arrivĂąmes au bout d'une demi-heure, tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un crĂ©ole. Des troupeaux de vaches europĂ©ennes pĂąturaient des herbages entourĂ©s de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des Ă©cureuils Ă peau rayĂ©e. Des noirs sciaient des piĂšces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une nĂ©gresse de treize Ă quatorze ans presque nue et d'une beautĂ© singuliĂšre, nous ouvrit la barriĂšre de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achetĂąmes des gĂąteaux de maĂŻs, des poules, des oeufs, du lait et nous retournĂąmes au bĂątiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie Ă la petite Africaine ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la libertĂ©. On dĂ©sancra pour gagner la rade et le port de Baltimore ; en approchant, les eaux se rĂ©trĂ©cirent ; elles Ă©taient lisses et immobiles ; nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bordĂ© d'avenues. Baltimore s'offrit Ă nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville s'Ă©levait une colline boisĂ©e, au pied de laquelle on commençait Ă bĂątir. Nous amarrĂąmes au quai du port. Je dormis Ă bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger Ă l'auberge avec mes bagages ; les sĂ©minaristes se retirĂšrent Ă l'Ă©tablissement prĂ©parĂ© pour eux, d'oĂč ils se sont dispersĂ©s en AmĂ©rique. Qu'est devenu Francis Tulloch ? La lettre suivante m'a Ă©tĂ© remise Ă Londres, le 12 du mois d'avril 1822 " Trente ans s'Ă©tant Ă©coulĂ©s, mon trĂšs cher vicomte, depuis l'Ă©poque de notre voyage Ă Baltimore, il est trĂšs, possible que vous ayez oubliĂ© jusqu'Ă mon nom ; mais Ă juger d'aprĂšs les sentiments de mon coeur, qui vous a toujours Ă©tĂ© vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fĂąchĂ© de me revoir presqu'en face l'un de l'autre comme vous verrez par la date de cette lettre, je ne sens que trop que bien des choses nous sĂ©parent. Mais tĂ©moignez le moindre dĂ©sir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours comme j'ai toujours Ă©tĂ©, votre fidĂšle et dĂ©vouĂ©, " Fran. Tulloch. " " P. S. Le rang distinguĂ© que vous vous ĂȘtes acquis et que vous mĂ©ritez par tant de titres m'est devant les yeux ; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous Ă©crire au moins cette fois-ci comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi, pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance. " Vendredi 12 avril. " Portland-Place, ne 30. " Ainsi, Tulloch Ă©tait Ă Londres ; il ne s'est point fait prĂȘtre, il s'est mariĂ© ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dĂ©pose en faveur de la vĂ©racitĂ© de mes MĂ©moires et de la fidĂ©litĂ© de mes souvenirs. Qui aurait rendu tĂ©moignage d'une alliance et d'une amitiĂ© formĂ©es il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fĂ»t survenue ? et quelle perspective morne et rĂ©trograde me dĂ©roule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la mĂȘme ville que moi, dans la mĂȘme rue que moi ; la porte de sa maison Ă©tait en face de la porte de la mienne, ainsi que nous nous Ă©tions rencontrĂ©s dans le mĂȘme vaisseau, sur le mĂȘme tillac, cabine vis-Ă -vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus ! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent. Lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils rĂ©pondent " PrĂ©sents ! " Aucun ne manque Ă l'appel. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Philadelphie. - Le gĂ©nĂ©ral Washington. Baltimore, comme toutes les autres mĂ©tropoles des Etats-Unis, n'avait pas l'Ă©tendue qu'elle a maintenant c'Ă©tait une jolie petite ville catholique, propre, animĂ©e, oĂč les moeurs et la sociĂ©tĂ© avaient une grande affinitĂ© avec les moeurs et la sociĂ©tĂ© de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dĂźner d'adieu. J'arrĂȘtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voilĂ roulant sur les chemins du Nouveau-Monde. La route que nous parcourĂ»mes, plutĂŽt tracĂ©e que faite, traversait un pays assez plat presque point d'arbres, fermes Ă©parses, villages clairsemĂ©s, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'Ă©tang de Combourg. En approchant de Philadelphie, nous rencontrĂąmes des paysans allant au marchĂ©, des voitures publiques et des voitures particuliĂšres. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantĂ©es, se coupant Ă angle droit dans un ordre rĂ©gulier du nord au sud et de l'est Ă l'ouest. La Delaware coule parallĂšlement Ă la rue qui suit son bord occidental. Cette riviĂšre serait considĂ©rable en Europe on n'en parle pas en AmĂ©rique ; ses rives sont basses et peu pittoresques. A l'Ă©poque de mon voyage 1791, Philadelphie ne s'Ă©tendait pas encore jusqu'Ă la Shuylkill ; le terrain, en avançant vers cet affluent, Ă©tait divisĂ© par lots, sur lesquels on construisait çà et lĂ des maisons. L'aspect de Philadelphie est monotone. En gĂ©nĂ©ral, ce qui manque aux citĂ©s protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes oeuvres de l'architecture la RĂ©formation jeune d'Ăąge, qui ne sacrifia point Ă l'imagination, a rarement Ă©levĂ© ces dĂŽmes, ces nefs aĂ©riennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronnĂ© l'Europe. Aucun monument Ă Philadelphie, Ă New-York, Ă Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits l'oeil est attristĂ© de ce niveau. Descendu d'abord Ă l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension oĂč logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français Ă©migrĂ©s avec d'autres idĂ©es que les miennes. Une terre de libertĂ© offrait un asile Ă ceux qui fuyaient la libertĂ© rien ne prouve mieux le haut prix des institutions gĂ©nĂ©reuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure dĂ©mocratie. Un homme, dĂ©barquĂ© comme moi aux Etats-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigiditĂ© des premiĂšres moeurs romaines, dut ĂȘtre fort scandalisĂ© de trouver partout le luxe des Ă©quipages, la frivolitĂ© des conversations, l'inĂ©galitĂ© des fortunes, l'immoralitĂ© des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire Ă Liverpool ou Ă Bristol. L'apparence du peuple Ă©tait agrĂ©able les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pĂąles, paraissaient belles. A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les rĂ©publiques, bien que je ne les crusse pas possibles Ă l'Ă©poque du monde oĂč nous Ă©tions parvenus je connaissais la libertĂ© Ă la maniĂšre des anciens, la libertĂ© fille des moeurs dans une sociĂ©tĂ© naissante ; mais j'ignorais la libertĂ© fille des lumiĂšres et d'une vieille civilisation, libertĂ© dont la rĂ©publique reprĂ©sentative a prouvĂ© la rĂ©alitĂ© Dieu veuille qu'elle soit durable ! on n'est plus obligĂ© de labourer soi-mĂȘme son petit champ, de maugrĂ©er les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour ĂȘtre libre. Lorsque j'arrivai Ă Philadelphie, le gĂ©nĂ©ral Washington n'y Ă©tait pas ; je fus obligĂ© de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits Ă grandes guides. Washington, d'aprĂšs mes idĂ©es d'alors, Ă©tait nĂ©cessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dĂ©rangeait un peu ma rĂ©publique de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il ĂȘtre autre qu'un rustre, piquant ses boeufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicitĂ© du vieux Romain. Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines Ă©tait le palais du prĂ©sident des Etats-Unis point de gardes ; pas mĂȘme de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le gĂ©nĂ©ral Ă©tait chez lui ; elle me rĂ©pondit qu'il y Ă©tait. Je rĂ©pliquai que j'avais une lettre Ă lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile Ă prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement " Walk in, sir . Entrez, monsieur " et elle marcha devant moi dans un de ces Ă©troits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises elle m'introduisit dans un parloir oĂč elle me pria d'attendre le gĂ©nĂ©ral. Je n'Ă©tais pas Ă©mu la grandeur de l'Ăąme ou celle de la fortune ne m'imposent point ; j'admire la premiĂšre sans en ĂȘtre Ă©crasĂ© ; la seconde m'inspire plus de pitiĂ© que de respect visage d'homme ne me troublera jamais. Au bout de quelques minutes, le gĂ©nĂ©ral entra d'une grande taille, d'un air calme et froid plutĂŽt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui prĂ©sentai ma lettre en silence ; il l'ouvrit, courut Ă la signature qu'il lut tout haut avec exclamation " Le colonel Armand ! " C'Ă©tait ainsi qu'il l'appelait et qu'avait signĂ© le marquis de La RouĂ«rie. Nous nous assĂźmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me rĂ©pondait par monosyllabes anglais et français, et m'Ă©coutait avec une sorte d'Ă©tonnement ; je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacitĂ© " Mais il est moins difficile de dĂ©couvrir le passage du nord-ouest que de crĂ©er un peuple comme vous l'avez fait. - Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme " s'Ă©cria-t-il en me tendant la main. Il m'invita Ă dĂźner pour le jour suivant, et nous nous quittĂąmes. Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'Ă©tions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la RĂ©volution française. Le gĂ©nĂ©ral nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai dĂ©jĂ remarquĂ© Ă©taient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les expĂ©ditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au prĂ©sident des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la libertĂ© Ă la France et Ă l'AmĂ©rique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille , il aurait moins respectĂ© sa relique. Le sĂ©rieux et la force de la RĂ©volution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la rĂ©vocation de l'Edit de Nantes, en 1685, la mĂȘme populace du faubourg Saint-Antoine, dĂ©molit le temple protestant Ă Charenton, avec autant de zĂšle qu'elle dĂ©vasta l'Ă©glise de Saint-Denis en 1793. Je quittai mon hĂŽte Ă dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage. Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libĂ©rateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attachĂ© Ă mes pas ; j'ai passĂ© devant lui comme l'ĂȘtre le plus inconnu ; il Ă©tait dans tout son Ă©clat, moi dans toute mon obscuritĂ© ; mon nom n'est peut-ĂȘtre pas demeurĂ© un jour entier dans sa mĂ©moire heureux pourtant que ses regards soient tombĂ©s sur moi je m'en suis senti Ă©chauffĂ© le reste de ma vie il y a une vertu dans les regards d'un grand homme. ParallĂšle de Washington et de Bonaparte. Bonaparte achĂšve Ă peine de mourir. Puisque je viens de heurter Ă la porte de Washington, le parallĂšle entre le fondateur des Etats-Unis et l'empereur des Français se prĂ©sente naturellement Ă mon esprit ; d'autant mieux, qu'au moment oĂč je trace ces lignes Washington lui-mĂȘme n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arrĂȘte au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon ; moi, je m'arrĂȘte au dĂ©but de ma course dans la Pennsylvanie pour comparer Washington Ă Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'Ă l'Ă©poque oĂč je rencontrai NapolĂ©on ; mais si je venais Ă toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'annĂ©e 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais Ă dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens de Castelnau ambassadeur comme moi en Angleterre, il Ă©crivait comme moi une partie de sa vie Ă Londres. A la derniĂšre page du livre VIIe il dit Ă son fils " Je traiterai de ce fait au VIIIe livre ", et le VIIIe livre des MĂ©moires de Castelnau n'existe pas cela m'avertit de profiter de la vie. Washington n'appartient pas, comme Bonaparte Ă cette race qui dĂ©passe la stature humaine. Rien d'Ă©tonnant ne s'attache Ă sa personne. il n'est point placĂ© sur un vaste théùtre ; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis Ă Vienne, de Cadix Ă Moscou il se dĂ©tend avec une poignĂ©e de citoyens sur une terre sans cĂ©lĂ©britĂ©, dans le cercle Ă©troit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trĂŽnes pour en recomposer d'autres avec leurs dĂ©bris ; il ne fait point dire aux rois Ă sa porte Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie. Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur. On dirait qu'il se sent chargĂ© de la libertĂ© de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinĂ©es que porte ce hĂ©ros d'une nouvelle espĂšce ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilitĂ© quelle lumiĂšre va jaillir ! Cherchez les bois oĂč brilla l'Ă©pĂ©e de Washington qu'y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissĂ© les Etats-Unis pour trophĂ©e sur son champ de bataille. Bonaparte n'a aucun trait de ce grave AmĂ©ricain il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut crĂ©er que sa renommĂ©e ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'Ă©coulera vite. il se hĂąte de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'HomĂšre, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraĂźt sur tous les rivages ; il inscrit prĂ©cipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes Ă sa famille et Ă ses soldats ; il se dĂ©pĂȘche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. PenchĂ© sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le gĂ©ant rĂ©volutionnaire ; mais, en Ă©crasant l'anarchie, il Ă©touffe la libertĂ©, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille. Chacun est rĂ©compensĂ© selon ses oeuvres Washington Ă©lĂšve une nation Ă l'indĂ©pendance ; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vĂ©nĂ©ration des peuples. Bonaparte ravit Ă une nation son indĂ©pendance empereur dĂ©chu, il est prĂ©cipitĂ© dans l'exil, oĂč la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonnĂ© sous la garde de l'ocĂ©an. Il expire cette nouvelle publiĂ©e Ă la porte du palais devant laquelle le conquĂ©rant fit proclamer tant de funĂ©railles, n'arrĂȘte, ni n'Ă©tonne le passant qu'avaient Ă pleurer les citoyens ? La rĂ©publique de Washington subsiste ; l'empire de Bonaparte est dĂ©truit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la dĂ©mocratie nĂ©s tous deux de la libertĂ©, le premier lui fut fidĂšle, le second la trahit. Washington a Ă©tĂ© le reprĂ©sentant des besoins, des idĂ©es des lumiĂšres, des opinions de son Ă©poque ; il a secondĂ© au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose mĂȘme Ă laquelle il Ă©tait appelĂ© de lĂ la cohĂ©rence et la perpĂ©tuitĂ© de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays sa gloire est le patrimoine de la civilisation. sa renommĂ©e s'Ă©lĂšve comme un de ces sanctuaires publics oĂč coule une source fĂ©conde et intarissable. Bonaparte pouvait enrichir Ă©galement le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occupĂ© par lui, s'il eĂ»t joint la magnanimitĂ© Ă ce qu'il avait d'hĂ©roĂŻque, si, Washington et Bonaparte Ă la fois, il eĂ»t nommĂ© la libertĂ© lĂ©gataire universelle de sa gloire ! Mais ce gĂ©ant ne liait point ses destinĂ©es Ă celles de ses contemporains ; son gĂ©nie appartenait Ă l'Ăąge moderne son ambition Ă©tait des vieux jours ; il ne s'aperçut pas que les miracles de sa vie excĂ©daient la valeur d'un diadĂšme, et que cet ornement gothique lui siĂ©rait mal. TantĂŽt il se prĂ©cipitait sur l'avenir, tantĂŽt il reculait vers le passĂ© ; et, soit qu'il remontĂąt ou suivĂźt le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraĂźnait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent Ă ses yeux qu'un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s'Ă©tablit entre leur bonheur et le sien il avait promis de les dĂ©livrer, il les enchaĂźna ; il s'isola d'eux, ils s'Ă©loignĂšrent de lui. Les rois d'Egypte plaçaient leurs pyramides funĂšbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stĂ©riles ; ces grands tombeaux s'Ă©lĂšvent comme l'Ă©ternitĂ© dans la solitude Bonaparte a bĂąti Ă leur image le monument de sa renommĂ©e. 1. Voyage de Philadelphie Ă New York et Ă Boston. - Mackenzie. - 2. RiviĂšre du Nord. - Chant de la passagĂšre. - Albany. - M. Swift. - DĂ©part pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. - 3. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquĂ©e. - Chiens-pĂȘcheurs. - Insectes. - 4. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. - 5. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - CĂ©rĂ©monie de l'hospitalitĂ©. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. - 6. Voyage du lac des Onondagas Ă la riviĂšre Genesee. - Abeilles. - DĂ©frichements. - HospitalitĂ©. - Lit. - Serpent Ă sonnettes enchantĂ©. - 7. Famille indienne. - Nuit dans les forĂȘts. - DĂ©part de la famille. - Sauvage du saut du Niagara. - Le Capitaine Gordon. - JĂ©rusalem. - 8. Cataracte de Niagara. - Serpent Ă sonnettes. - Je tombe au bord de l'abĂźme. - 9. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. - 10. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - DĂ©gradation des moeurs. - Vraie civilisation rĂ©pandue par la religion ; fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - MĂ©tis ou Bois-brĂ»lĂ©s. - Guerres des Compagnies. - Mort des langues indiennes. - 11. Anciennes possessions françaises en AmĂ©rique. - Regrets. - Manie du passĂ©. - Billet de Francis Conyngham. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. Voyage de Philadelphie Ă New York et Ă Boston. - Mackenzie. J'Ă©tais impatient de continuer mon voyage. Ce n'Ă©taient pas les AmĂ©ricains que j'Ă©tais venu voir, mais quelque chose de tout Ă fait diffĂ©rent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes idĂ©es ; je brĂ»lais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de prĂ©parĂ© que mon imagination et mon courage. Quand je formai le projet de dĂ©couvrir le passage au nord-ouest on ignorait si l'AmĂ©rique septentrionale s'Ă©tendait sous le pĂŽle en rejoignant le GroĂ«nland, ou si elle se terminait Ă quelque mer contiguĂ« Ă la baie d'Hudson et au dĂ©troit de Behring. En 1772, Hearne avait dĂ©couvert la mer Ă l'embouchure de la riviĂšre de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrĂ©s 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrĂ©s 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [Latitude et longitude reconnues aujourd'hui trop fortes de 4 degrĂ©s 1/4. . Sur la cĂŽte de l'ocĂ©an Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subsĂ©quents avaient laissĂ© des doutes. En 1787, un vaisseau disait ĂȘtre entrĂ© dans une mer intĂ©rieure de l'AmĂ©rique septentrionale ; selon le rĂ©cit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la cĂŽte non interrompue au nord de la Californie, n'Ă©tait qu'une chaĂźne d'Ăźles extrĂȘmement serrĂ©es. L'amirautĂ© d'Angleterre envoya Vancouver vĂ©rifier ces rapports qui se trouvĂšrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage. Aux Etats-Unis, en 1797, on commençait Ă s'entretenir de la course de Mackenzie parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit Ă la mer du pĂŽle par le fleuve auquel il a donnĂ© son nom. Cette dĂ©couverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'altĂ©rer le plan arrĂȘtĂ© entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher Ă l'ouest, de maniĂšre Ă intersecter [entre-croiser, ou couper] la cĂŽte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de lĂ , suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prĂ©tendais reconnaĂźtre le dĂ©troit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'AmĂ©rique, descendre Ă l'est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les Etats-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada. Quels moyens avais-je d'exĂ©cuter cette prodigieuse pĂ©rĂ©grination ? aucun. La plupart des voyageurs français ont Ă©tĂ© des hommes isolĂ©s, abandonnĂ©s Ă leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employĂ©s ou secourus. Des Anglais, des AmĂ©ricains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, Ă l'aide du concours des volontĂ©s nationales, ce que chez nous des individus dĂ©laissĂ©s ont commencĂ© en vain. Mackenzie, et aprĂšs lui plusieurs autres au profit des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'AmĂ©rique des conquĂȘtes que j'avais rĂȘvĂ©es pour agrandir ma terre natale. En cas de succĂšs, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français Ă des rĂ©gions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'ocĂ©an Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries Ă une puissance rivale, d'empĂȘcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-mĂȘme en possession de ce chemin. J'ai consignĂ© ces projets dans l ' Essai historique , publiĂ© Ă Londres en 1796, et ces projets Ă©taient tirĂ©s du manuscrit de mes voyages Ă©crit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancĂ© par mes voeux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques. Je ne trouvai aucun encouragement Ă Philadelphie. J'entrevis dĂšs lors que le but de ce premier voyage serait manquĂ©, et que ma course ne serait que le prĂ©lude d'un second et plus long voyage. J'en Ă©crivis dans ce sens Ă M. de Malesherbes, et en attendant l'avenir, je promis Ă la poĂ©sie ce qui serait perdu pour la science. En effet si je ne rencontrai pas en AmĂ©rique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse. Un stage-coach semblable Ă celui qui m'avait amenĂ© de Baltimore me conduisit de Philadelphie Ă New-York ville gaie, peuplĂ©e, commerçante, qui cependant Ă©tait loin d'ĂȘtre ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques annĂ©es car les Etats-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pĂšlerinage Ă Boston saluer le premier champ de bataille de la libertĂ© amĂ©ricaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis Ă Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obĂ©ir aux saintes lois de la patrie . MĂ©morable exemple de l'enchaĂźnement des choses humaines ! un bill de finances, passĂ© dans le Parlement d'Angleterre en 1765, Ă©lĂšve un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait disparaĂźtre du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 ! Londres, d'avril Ă septembre 1822. RiviĂšre du Nord. - Chant de la PassagĂšre. - Albanie. - M. Swift. - DĂ©part pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. Je m'embarquai Ă New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situĂ© en amont de la riviĂšre du Nord. La sociĂ©tĂ© Ă©tait nombreuse. Vers le soir de la premiĂšre journĂ©e, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes Ă©taient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, Ă leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps Ă 'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout Ă coup, je ne sais qui s'Ă©cria " VoilĂ l'endroit oĂč Asgill fut arrĂȘtĂ©. " On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d' Asgill . Nous Ă©tions entre des montagnes ; la voix de la passagĂšre expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus prĂšs la rive. La destinĂ©e d'un jeune soldat, amant, poĂšte et brave, honorĂ© de l'intĂ©rĂȘt de Washington et de la gĂ©nĂ©reuse intervention d'une reine infortunĂ©e ajoutait un charme au romantique de la scĂšne. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mĂ©moire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait Ă monter au trĂŽne oĂč s'Ă©tait assise Marie-Antoinette. Les officiers amĂ©ricains semblaient touchĂ©s du chant de la Pennsylvanienne le souvenir des troubles passĂ©s de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment prĂ©sent. Ils contemplaient avec Ă©motion ces lieux naguĂšre chargĂ©s de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde ; ces lieux dorĂ©s des derniers feux du jour, animĂ©s du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudĂ©s sur des clĂŽtures frangĂ©es de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux. ArrivĂ© Ă Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donnĂ© une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclavĂ©es dans le territoire cĂ©dĂ© par l'Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilisĂ©es, rĂ©publicaines et monarchiques, se partagent sans façon en AmĂ©rique des terres qui ne leur appartiennent pas. AprĂšs m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections trĂšs raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime-abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, amĂ©ricains, espagnols, oĂč je serais forcĂ© de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais Ă des rĂ©gions glacĂ©es oĂč je pĂ©rirais de froid et de faim il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita Ă apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, Ă vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la compagnie de la baie d'Hudson. Ces expĂ©riences prĂ©liminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement français, procĂ©der Ă ma hasardeuse mission. Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en Ă©tais cru, je serais parti tout droit pour aller au pĂŽle, comme on va de Paris Ă Pontoise. Je cachai Ă M. Swift mon dĂ©plaisir ; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre Ă Niagara et Ă Pittsburgh Ă Pittsburgh, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles Ă mes futurs projets. J'avais toujours dans la tĂȘte mon premier plan de route. M. Swift engagea Ă mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany. Tout le pays qui s'Ă©tend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara, est habitĂ© et dĂ©frichĂ© ; le canal de New-York le traverse ; mais alors une grande partie de ce pays Ă©tait dĂ©serte. Lorsqu'aprĂšs avoir passĂ© le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais Ă©tĂ© abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indĂ©pendance j'allais d'arbre en arbre, Ă gauche, Ă droite, me disant " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de rĂ©publique, plus de prĂ©sidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'Ă©tais rĂ©tabli dans mes droits originels, je me livrais Ă des actes de volontĂ© qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son Ăąme, me croyait fou. HĂ©las ! je me figurais ĂȘtre seul dans cette forĂȘt oĂč je levais une tĂȘte si fiĂšre ! tout Ă coup, je viens m'Ă©naser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent Ă mes yeux Ă©baubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils Ă©taient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillĂ©s comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles dĂ©coupĂ©es, des plumes de corbeau sur la tĂȘte et des anneaux passĂ©s dans les narines. Un petit Français, poudrĂ© et frisĂ©, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet Ă ces Iroquois. M. Violet c'Ă©tait son nom Ă©tait maĂźtre de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait Ă©tĂ© marmiton au service du gĂ©nĂ©ral Rochambeau, pendant la guerre d'AmĂ©rique. DemeurĂ© Ă New-York aprĂšs le dĂ©part de notre armĂ©e, il se rĂ©solut d'enseigner les beaux-arts aux AmĂ©ricains. Ses vues s'Ă©tant agrandies avec le succĂšs, le nouvel OrphĂ©e porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la lĂ©gĂšretĂ© de ses Ă©coliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de dĂ©mons. - N'Ă©tait-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction Ă la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du gĂ©nĂ©ral Rochambeau donnait Ă des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'Ă©tais cruellement humiliĂ©. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquĂ©e. - Chiens pĂȘcheurs. - Insectes. J'achetai des Indiens un habillement complet deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis, Ă mon nouvel accoutrement, la calotte de drap rouge Ă cĂŽtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandouliĂšre des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou dĂ©couvert ; je portais la barbe longue j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita Ă une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dĂ©pister un carcajou. Cette race d'animaux est presque entiĂšrement dĂ©truite dans le Canada, ainsi que celle des castors. Nous nous embarquĂąmes avant le jour, pour remonter une riviĂšre sortant du bois oĂč l'on avait aperçu le carcajou. Nous Ă©tions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois amĂ©ricains et canadiens une partie de la troupe cĂŽtoyait, avec les meutes, la marche de la flottille, et des femmes portaient nos vivres. Nous ne rencontrĂąmes pas le carcajou ; mais nous tuĂąmes des loups-cerviers et des rats musquĂ©s. Jadis les Indiens menaient un grand deuil, lorsqu'ils avaient immolĂ©, par mĂ©garde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musquĂ© Ă©tant comme chacun sait, la mĂšre du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain, que le rat se change en caille, et la taupe en loriot. Des oiseaux de riviĂšre et des poissons fournirent abondamment Ă notre table. On accoutume les chiens Ă plonger ; quand ils ne vont pas Ă la chasse ils vont Ă la pĂȘche ils se prĂ©cipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions, servait aux femmes pour les apprĂȘts de notre repas. Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux Ă l'abri de la fumĂ©e, dont le nuage, flottant au-dessus de nos tĂȘtes, nous garantissait tellement quellement [Ni fort bien ni fort mal, mais plutĂŽt mal que bien.] de la piqĂ»re des maringouins. Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils Ă©taient peut-ĂȘtre ces dragons ailĂ©s dont on retrouve les anatomies diminuĂ©s de taille Ă mesure que la matiĂšre diminuait d'Ă©nergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui Ă l'Ă©tat d'insectes. Les gĂ©ants antĂ©diluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. M. Violet m'offrit ses lettres de crĂ©ance pour les Onondagas, reste d'une des six nations Iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre Ă Ă©tablir notre camp une riviĂšre sortait du lac ; notre appareil fut dressĂ© dans la courbe de cette riviĂšre. Nous fichĂąmes en terre, Ă six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus ; nous suspendĂźmes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des Ă©corces de bouleau, un bout appuyĂ© sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, formĂšrent le toit inclinĂ© de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachĂąmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lĂąchĂąmes dans les bois prĂšs de notre camp ils ne s'en Ă©loignĂšrent pas. Lorsque, quinze ans plus tard, je bivouaquais dans les sables du dĂ©sert de Sabba, Ă quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils lĂ©gers de l'Arabie, avaient l'air d'Ă©couter les contes du scheik, et de prendre part Ă l'histoire d'Antar et du cheval de Job. Il n'Ă©tait guĂšre que quatre heures aprĂšs midi lorsque nous fĂ»mes huttĂ©s. Je pris mon fusil et j'allai flĂąner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels ; Ă la couleur du mĂąle je reconnus le passereau-blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractĂ©risĂ©e par sa voix. Le vol de l ' exclamateur m'avait conduit Ă un vallon resserrĂ© entre des hauteurs nues et pierreuses ; Ă mi-cĂŽte s'Ă©levait une mĂ©chante cabane ; une vache maigre errait dans un prĂ© au-dessous. J'aime les petits abris " A chico pajarillo chiro nidillo , Ă petit oiseau petit nid. " Je m'assis sur la pente en face de la hutte plantĂ©e sur le coteau opposĂ©. Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent paĂźtre et Ă©loignĂšrent Ă coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avança vers l'animal effrayĂ© et l'appela. La vache courut Ă elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacĂšrent de loin l'Indienne, qui revint Ă sa cabane. La vache la suivit. Je me levai, descendis le rampant de la cĂŽte, traversai le vallon et montant la colline parallĂšle, j'arrivai Ă la hutte. Je prononçai le salut qu'on m'avait appris " Siegoh ! Je suis venu " l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la rĂ©pĂ©tition d'usage " Vous ĂȘtes venu ", ne rĂ©pondit rien. Alors je caressai la vache le visage jaune et attristĂ© de l'Indienne laissa paraĂźtre des signes d'attendrissement. J'Ă©tais Ă©mu de ces mystĂ©rieuses relations de l'infortune il y a de la douceur Ă pleurer sur des maux qui n'ont Ă©tĂ© pleurĂ©s de personne. Mon hĂŽtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misĂšre et de solitude. EncouragĂ© par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais Ă©puisĂ© mon indien " Elle est bien maigre ! " L'Indienne repartit en mauvais anglais " Elle mange fort peu, she eats very little . " - " On l'a chassĂ©e rudement ", repris-je. Et la femme rĂ©pondit " Nous sommes accoutumĂ©es Ă cela toutes deux ; Both . " Je repris " Cette prairie n'est donc pas Ă vous ? " Elle rĂ©pondit " Cette prairie Ă©tait Ă mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches mĂšnent leurs vaches dans ma prairie. " Je n'avais rien Ă offrir Ă cette crĂ©ature de Dieu. Nous nous quittĂąmes. Mon hĂŽtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c'Ă©taient sans doute des souhaits de prospĂ©ritĂ© ; s'ils n'ont pas Ă©tĂ© entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmitĂ© de celui pour qui la priĂšre Ă©tait offerte. Toutes les Ăąmes n'ont pas une Ă©gale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas Ă©galement des moissons. Je retournai Ă mon ajoupa , oĂč m'attendait une collation de pommes de terre et de maĂŻs. La soirĂ©e fut magnifique ; le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride ; la riviĂšre baignait en murmurant notre presqu'Ăźle que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-mill rĂ©pĂ©tait son chant nous l'entendions tantĂŽt plus prĂšs, tantĂŽt plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will ! Londres, d'avril Ă septembre 1822. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - CĂ©rĂ©monie de l'hospitalitĂ©. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j'arrivai Ă son village Ă dix heures du matin. AussitĂŽt, je fus environnĂ© de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mĂȘlĂ©e de phrases anglaises et de quelques mots français ; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis Ă Coron, en dĂ©barquant sur le sol de la GrĂšce. Ces tribus indiennes, enclavĂ©es dans les dĂ©frichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux. leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achetĂ©s, d'un cĂŽtĂ©, Ă QuĂ©bec, Ă MontrĂ©al, Ă Niagara, au DĂ©troit, et, de l'autre, aux marchĂ©s des Etats-Unis. Quand on parcourut l'intĂ©rieur de l'AmĂ©rique septentrionale, on trouva dans l'Ă©tat de nature, parmi les diverses nations sauvages, les diffĂ©rentes formes de gouvernement connues des peuples civilisĂ©s. L'Iroquois appartenait Ă une race qui semblait destinĂ©e Ă conquĂ©rir les races indiennes, si des Ă©trangers n'Ă©taient venus Ă©puiser ses veines et arrĂȘter son gĂ©nie. Cet homme intrĂ©pide ne fut point Ă©tonnĂ© des armes Ă feu, lorsque pour la premiĂšre fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les eĂ»t entendus toute sa vie ; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'Ă un orage. AussitĂŽt qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un EuropĂ©en. Il n'abandonna pas pour cela le casse-tĂȘte, le couteau de scalp, l'arc et la flĂšche ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement parĂ© des instruments meurtriers de l'Europe et de l'AmĂ©rique, la tĂȘte ornĂ©e de panaches, les oreilles dĂ©coupĂ©es, le visage bariolĂ© de diverses couleurs, les bras tatouĂ©s et teints de sang, ce champion du Nouveau-Monde devint aussi redoutable Ă voir qu'Ă combattre, sur le rivage qu'il dĂ©fendit pied Ă pied contre les envahisseurs. Le sachem des Onondagas Ă©tait un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot ; sa personne gardait la tradition des anciens temps du dĂ©sert. Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman . Or, le vieux gentilhomme est tout nu ; il a une plume ou une arĂȘte de poisson passĂ©e dans ses narines, et couvre quelquefois sa tĂȘte, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bordĂ© Ă trois cornes, en signe d'honneur europĂ©en. Velly ne peint-il pas l'histoire avec la mĂȘme vĂ©ritĂ© ? Le cheftain frank KhilpĂ©rick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infunders acido coma butyro , se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrĂ©e ou un sayon de peau de bĂȘte ; il est reprĂ©sentĂ© par Velly comme un prince magnifique jusqu'Ă l'ostentation dans ses meubles et dans ses Ă©quipages, voluptueux jusqu'Ă la dĂ©bauche, croyant Ă peine en Dieu, dont les ministres Ă©taient le sujet de ses railleries. Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français ; mon guide savait l'iroquois la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eĂ»t toujours Ă©tĂ© en guerre avec la mienne, elle l'avait toujours estimĂ©e. Il se plaignit des AmĂ©ricains ; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'eĂ»t pas augmentĂ© le lot des Anglais. Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalitĂ© est la derniĂšre vertu restĂ©e aux sauvages au milieu des vices de la civilisation europĂ©enne ; on sait quelle Ă©tait autrefois cette hospitalitĂ© ; le foyer avait la puissance de l'autel. Lorsqu'une tribu chassĂ©e de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalitĂ©, l'Ă©tranger commençait ce qu'on appelait la danse du suppliant ; l'enfant de la hutte touchait le seuil de la porte et disait " Voici l'Ă©tranger ! " Et le chef rĂ©pondait " Enfant, introduis l'homme dans la hutte. " L'Ă©tranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation " L'Ă©tranger a retrouvĂ© une mĂšre et une femme ; le soleil se lĂšvera et se couchera pour lui comme auparavant. " Ces usages semblent empruntĂ©s des Grecs ThĂ©mistocle, chez AdmĂšte, embrasse les pĂ©nates et le jeune fils de son hĂŽte j'ai peut-ĂȘtre foulĂ© Ă MĂ©gare l'Ăątre de la pauvre femme sous lequel fut cachĂ©e l'urne cinĂ©raire de Phocion ; et Ulysse, chez AlcinoĂŒs, implore ArĂ©tĂ© " Noble ArĂ©tĂ©, fille de RhexĂ©nor, aprĂšs avoir souffert des maux cruels, je me jette Ă vos pieds... " En achevant ces mots, le hĂ©ros s'Ă©loigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. - Je pris congĂ© du vieux sachem. Il s'Ă©tait trouvĂ© Ă la prise de QuĂ©bec. Dans les honteuses annĂ©es du rĂšgne de Louis XV, l'Ă©pisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvĂ©e Ă la Tour de Londres. Montcalm, chargĂ© sans secours de dĂ©fendre le Canada contre des forces souvent rafraĂźchies et le quadruple des siennes, lutte avec succĂšs pendant deux annĂ©es ; il bat lord Loudon et le gĂ©nĂ©ral Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne ; blessĂ© sous les murs de QuĂ©bec, il tombe et deux jours aprĂšs il rend le dernier soupir ses grenadiers l'enterrent dans le trou creusĂ© par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes ! Son noble ennemi Wolf meurt en face de lui ; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux français. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Voyage du lac des Onondagas Ă la riviĂšre Genesee. - Abeilles. - DĂ©frichements. - HospitalitĂ©. - Lit. - Serpent Ă sonnettes enchantĂ©. Nous voilĂ , mon guide et moi, remontĂ©s Ă cheval. Notre route, devenue plus pĂ©nible, Ă©tait Ă peine tracĂ©e par des abattis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondriĂšres. La population amĂ©ricaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bontĂ© du sol, la qualitĂ© des arbres, le cours et la foison des eaux. On a remarquĂ© que les colons sont souvent prĂ©cĂ©dĂ©s dans les bois par des abeilles avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. EtrangĂšres Ă l'AmĂ©rique, arrivĂ©es Ă la suite des voiles de Colomb, ces conquĂ©rants pacifiques n'ont ravi Ă un nouveau monde de fleurs que des trĂ©sors dont les indigĂšnes ignoraient l'usage ; elles ne se sont servi de ces trĂ©sors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirĂ©s. Les dĂ©frichements sur les deux bords de la route que je parcourais, offraient un curieux mĂ©lange de l'Ă©tat de nature et de l'Ă©tat civilisĂ©. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bĂȘte fauve, on rencontrait une terre labourĂ©e ; on apercevait du mĂȘme point de vue le wigwam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, dĂ©jĂ achevĂ©es, rappelaient la propretĂ© des fermes hollandaises ; d'autres n'Ă©taient qu'Ă demi terminĂ©es et n'avaient pour toit que le ciel. J'Ă©tais reçu dans ces demeures, ouvrages d'un matin ; j'y trouvais souvent une famille avec les Ă©lĂ©gances de l'Europe des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, Ă quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs Ă©taient revenus des bois ou des champs avec la cognĂ©e ou la houe, on ouvrait les fenĂȘtres. Les filles de mon hĂŽte, en beaux cheveux blonds annelĂ©s, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de PaĂ«siello, ou un cantabile de Cimarosa, le tout Ă la vue du dĂ©sert et quelquefois au murmure d'une cascade. Dans les terrains les meilleurs, s'Ă©tablissaient des bourgades. La flĂšche d'un nouveau clocher s'Ă©lançait du sein d'une vieille forĂȘt. Comme les moeurs anglaises suivent partout les Anglais, aprĂšs avoir traversĂ© des pays oĂč il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait Ă une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontraient Ă ces caravansĂ©rails ; la premiĂšre fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la derniĂšre. Il arriva qu'en entrant dans une de ces hĂŽtelleries, je restai stupĂ©fait Ă l'aspect d'un lit immense, bĂąti en rond autour d'un poteau chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tĂȘte Ă la circonfĂ©rence du cercle, de maniĂšre que les dormeurs Ă©taient rangĂ©s symĂ©triquement, comme les rayons d'une roue ou les bĂątons d'un Ă©ventail. AprĂšs quelque hĂ©sitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commençais Ă m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi c'Ă©tait la jambe de mon grand Hollandais ; je n'ai de ma vie Ă©prouvĂ© une plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aĂŻeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agrĂ©able, de frais et de pur. Au bord de la Genesee nous trouvĂąmes un bac. Une troupe de colons et d'indiens passa la riviĂšre avec nous. Nous campĂąmes dans des prairies peinturĂ©es de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos diffĂ©rents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachĂ©s ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est lĂ que je fis la rencontre de ce serpent Ă sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flĂ»te. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, OrphĂ©e ; de la flĂ»te, une lyre ; du serpent, CerbĂšre, ou peut-ĂȘtre Eurydice. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Famille indienne. - Nuit dans la forĂȘt ForĂȘts. - DĂ©part de la famille. - Sauvage du Saut du Niagara. - Le capitaine Gordon. - JĂ©rusalem. Nous avançùmes vers Niagara. Nous n'en Ă©tions plus qu'Ă huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chĂȘnaie, le feu de quelques sauvages, arrĂȘtĂ©s au bord d'un ruisseau, oĂč nous songions nous-mĂȘmes Ă bivouaquer. Nous profitĂąmes de leur Ă©tablissement chevaux pansĂ©s, toilette de nuit faite, nous accostĂąmes la horde. Les jambes croisĂ©es Ă la maniĂšre des tailleurs, nous nous assĂźmes avec les Indiens, autour du bĂ»cher, pour mettre rĂŽtir nos quenouilles de maĂŻs. La famille Ă©tait composĂ©e de deux femmes, de deux enfants Ă la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint gĂ©nĂ©rale, c'est-Ă -dire par quelques mots entrecoupĂ©s de ma part et par beaucoup de gestes ; ensuite chacun s'endormit dans la place oĂč il Ă©tait. RestĂ© seul Ă©veillĂ©, j'allai m'asseoir Ă l'Ă©cart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau. La lune se montrait Ă la cime des arbres ; une brise embaumĂ©e, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la prĂ©cĂ©der dans les forĂȘts, comme sa fraĂźche haleine. L'astre solitaire gravit peu Ă peu dans le ciel tantĂŽt il suivait sa course, tantĂŽt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaĂźne de montagnes couronnĂ©es de neiges. Tout aurait Ă©tĂ© silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gĂ©missement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de dĂ©sert en dĂ©sert, et expiraient Ă travers les forĂȘts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, Ă la clartĂ© des Ă©toiles, comme un musicien vulgaire Ă©crirait les notes que lui dicterait quelque grand maĂźtre des harmonies. Le lendemain, les Indiens s'armĂšrent, les femmes rassemblĂšrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon Ă mes hĂŽtes. Nous nous sĂ©parĂąmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussĂšrent le cri de marche et partirent en avant ; les femmes cheminĂšrent derriĂšre, chargĂ©es des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux Ă©paules de leurs mĂšres, tournaient la tĂȘte pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche, jusqu'Ă ce que la troupe entiĂšre eĂ»t disparu entre les arbres de la forĂȘts. Les sauvages du Saut de Niagara dans la dĂ©pendance des Anglais Ă©taient chargĂ©s de la police de la frontiĂšre de ce cĂŽtĂ©. Cette bizarre gendarmerie, armĂ©e d'arcs et de flĂšches, nous empĂȘcha de passer. Je fus obligĂ© d'envoyer le Hollandais au fort Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le coeur, car il me souvenait que la France avait jadis commandĂ© dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis je le conserve encore ; il est signĂ© le capitaine Gordon . N'est-il pas singulier que j'aie retrouvĂ© le mĂȘme nom anglais sur la porte de ma cellule Ă JĂ©rusalem ? " Treize pĂšlerins avaient Ă©crit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait Ă JĂ©rusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804. " ItinĂ©raire. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Cataracte de Niagara. - Serpent Ă sonnette. - Je tombe au bord de l'abĂźme. Je restai deux jours dans le village indien, d'oĂč j'Ă©crivis encore une lettre Ă M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de diffĂ©rents ouvrages ; leurs nourrissons Ă©taient suspendus dans des rĂ©seaux aux branches d'un gros hĂȘtre pourpre. L'herbe Ă©tait couverte de rosĂ©e, le vent sortait des forĂȘts tout parfumĂ©, et les plantes Ă coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient Ă des rosiers blancs. La brise berçait les couches aĂ©riennes d'un mouvement presque insensible ; les mĂšres se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s'ils n'avaient point Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©s par les oiseaux. Du village indien Ă la cataracte, on comptait trois Ă quatre lieues il nous fallut autant d'heures, Ă mon guide et Ă moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait dĂ©jĂ le lieu du dĂ©versoir. Le coeur me battait d'une joie mĂȘlĂ©e de terreur en entrant dans le bois qui me dĂ©robait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes. Nous mĂźmes pied Ă terre. Tirant aprĂšs nous nos chevaux par la bride, nous parvĂźnmes, Ă travers des brandes et des halliers, au bord de la riviĂšre Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avançais incessamment, le guide me saisit par le bras ; il m'arrĂȘta au rez mĂȘme de l'eau, qui passait avec la vĂ©locitĂ© d'une flĂšche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc ; son silence avant sa chute formait contraste avec le fracas de sa chute mĂȘme. L'Ecriture compare souvent un peuple aux grandes eaux, c'Ă©tait ici un peuple mourant, qui, privĂ© de la voix par l'agonie, allait se prĂ©cipiter dans l'abĂźme de l'Ă©ternitĂ©. Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraĂźnĂ© par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. TantĂŽt je portais mes regards amont, sur le rivage ; tantĂŽt aval, sur l'Ăźle qui partageait les eaux et oĂč ces eaux manquaient tout Ă coup, comme si elles avaient Ă©tĂ© coupĂ©es dans le ciel. AprĂšs un quart d'heure de perplexitĂ© et d'une admiration indĂ©finie, je me rendis Ă la chute. On peut chercher dans l' Essai sur les rĂ©volutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites. Aujourd'hui, de grands chemins passent Ă la cataracte ; il y a des auberges sur la rive amĂ©ricaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme. Je ne pouvais communiquer les pensĂ©es qui m'agitaient Ă la vue d'un dĂ©sordre si sublime. Dans le dĂ©sert de ma premiĂšre existence, j'ai Ă©tĂ© obligĂ© d'inventer des personnages pour la dĂ©corer ; j'ai tirĂ© de ma propre substance des ĂȘtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai placĂ© des souvenirs d' Atala et de RenĂ© aux bords de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe Ă©ternellement Ă l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est lĂ avec ses destinĂ©es et ses malheurs ? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle. Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez Ă l'Ăąme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraĂźche haleine de l'onde, tout va devenir ravissement le voyage du jour, le repos plus doux de la fin de la journĂ©e, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du coeur sa plus profonde tendresse. J'ai assis VellĂ©da sur les grĂšves de l'Armorique, CymodocĂ©e sous les portiques d'AthĂšnes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre crĂ©ait des villes partout oĂč il courait j'ai laissĂ© des songes partout oĂč j'ai traĂźnĂ© ma vie. J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des PyrĂ©nĂ©es avec leurs isards ; je n'ai pas remontĂ© le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se rĂ©duisent Ă des rapides ; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, Ă©lĂ©gantes Ă©charpes de ruines ou sujets de chansons pour le poĂšte Et praeceps Anio a Tiburni lucus. " Et l'Anio rapide et le bois sacrĂ© de Tibur. " Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que rĂ©vĂ©lĂšrent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon espĂšce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient Ă genoux, Ă la vue de quelque merveille de la nature, et recevaient le martyre, en achevant leur cantique d'admiration. Nos prĂȘtres saluĂšrent les beaux sites de l'AmĂ©rique et les consacrĂšrent de leur sang ; nos soldats ont battu des mains aux ruines de ThĂšbes et prĂ©sentĂ© les armes Ă l'Andalousie tout le gĂ©nie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels. Je tenais la bride de mon cheval entortillĂ©e Ă mon bras ; un serpent Ă sonnettes vint Ă bruire dans les buissons. Le cheval effrayĂ© se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dĂ©gager mon bras des rĂȘnes ; le cheval, toujours plus effarouchĂ©, m'entraĂźne aprĂšs lui. DĂ©jĂ ses pieds de devant quittent la terre ; accroupi sur le bord de l'abĂźme, il ne s'y tenait plus qu'Ă force de reins. C'en Ă©tait fait de moi, lorsque l'animal, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme du nouveau pĂ©ril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon Ăąme aurait-elle portĂ© au tribunal suprĂȘme les sacrifices, les bonnes oeuvres, les vertus des pĂšres Jogues et Lallemand, ou des jours vides et de misĂ©rables chimĂšres ? Ce ne fut pas le seul danger que je courus Ă Niagara une Ă©chelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin infĂ©rieur ; elle Ă©tait alors rompue. DĂ©sirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en dĂ©pit des reprĂ©sentations du guide, sur le flanc d'un rocher presqu'Ă pic. MalgrĂ© les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tĂȘte et je parvins Ă une quarantaine de pieds du fond. ArrivĂ© lĂ , la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher ; je demeurai suspendu par une main Ă la derniĂšre racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps il y a peu d'hommes qui aient passĂ© dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguĂ©e lĂącha la tenue ; je tombai. Par un bonheur inouĂŻ, je me trouvai sur le redan d'un roc oĂč j'aurais dĂ» me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j'Ă©tais Ă un demi-pied de l'abĂźme et je n'y avais pas roulĂ© mais lorsque le froid et l'humiditĂ© commencĂšrent Ă me pĂ©nĂ©trer, je m'aperçus que je n'en Ă©tais pas quitte Ă si bon marchĂ© j'avais le bras gauche cassĂ© au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de dĂ©tresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissĂšrent avec des harts [Cordes.] par un sentier de loutres, et me transportĂšrent Ă leur village. Je n'avais qu'une fracture simple deux lattes, un bandage et une Ă©charpe suffirent Ă ma guĂ©rison. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. Je demeurai douze jours chez mes mĂ©decins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient du DĂ©troit ou des pays situĂ©s au midi et Ă l'orient du lac EriĂ©. Je m'enquis de leurs coutumes ; j'obtins pour de petits prĂ©sents des reprĂ©sentations de leurs anciennes moeurs, car ces moeurs elles-mĂȘmes n'existent presque plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indĂ©pendance amĂ©ricaine les sauvages mangeaient encore les prisonniers, ou plutĂŽt les tuĂ©s un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller Ă pot, en retira une main. La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point Ă la vanvole [A la lĂ©gĂšre.] comme la partie de la vie qui les sĂ©pare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confĂšre encore au nouveau-nĂ©, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aĂŻeule, par exemple car les noms sont toujours pris dans la lignĂ©e maternelle. DĂšs ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degrĂ© de parentĂ© que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-mĂšre. Cette coutume en apparence risible est nĂ©anmoins touchante. Elle ressuscite les vieux dĂ©cĂ©dĂ©s ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrĂ©mitĂ©s de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espĂšce d'immortalitĂ© aux ancĂȘtres et les suppose prĂ©sents au milieu de leur postĂ©ritĂ©. En ce qui regarde les morts, il est aisĂ© de trouver les motifs de l'attachement du sauvage Ă de saintes reliques. Les nations civilisĂ©es ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, les mnĂ©moniques des lettres et des arts ; elles ont des citĂ©s, des palais, des tours, des colonnes des obĂ©lisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivĂ©s. les noms sont entaillĂ©s dans l'airain et le marbre, les actions consignĂ©es dans les chroniques. Rien de tout cela aux peuples de la solitude leur nom n'est point Ă©crit sur les arbres ; leur hutte, bĂątie en quelques heures, disparaĂźt en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu mĂȘme Ă©lever un sillon. Leurs chansons traditionnelles pĂ©rissent avec la derniĂšre mĂ©moire qui les retient, s'Ă©vanouissent avec la derniĂšre voix qui les rĂ©pĂšte. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument la tombe. Enlevez Ă des sauvages les os de leurs pĂšres vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'Ă leurs dieux ; vous ravissez Ă ces hommes, parmi les gĂ©nĂ©rations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur nĂ©ant. Je voulais entendre le chant de mes hĂŽtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommĂ©e Mila, trĂšs jolie les femmes indiennes ne sont jolies qu'Ă cet Ăąge chanta quelque chose de fort agrĂ©able. N'Ă©tait-ce point le couplet citĂ© par Montaigne ? " Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, Ă fin que ma soeur tire sur le patron de ta peincture, la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner Ă ma mie ainsi, soit en tout temps ta beautĂ© et ta disposition prĂ©fĂ©rĂ©e Ă tous les aultres serpens. " L'auteur des Essais vit Ă Rouen des Iroquois qui selon lui, Ă©taient des personnages trĂšs sensĂ©s " Mais quoi , ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! " Si jamais je publie les stromates ou folies de ma jeunesse, pour parler comme saint ClĂ©ment d'Alexandrie, on y verra Mila. [ Voir dans les textes retranchĂ©s la Pantomime de Mila[C M 1 571] .] Londres, d'avril Ă septembre 1822. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - DĂ©gradation des moeurs. - Vraie civilisation rĂ©pandue par la religion. - Fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - MĂ©tis ou Bois-brĂ»lĂ©s. - Guerres des compagnies. - Mort des langues indiennes. Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Laffiteau, Charlevoix et les Lettres Ă©difiantes le seiziĂšme siĂšcle et le commencement du dix-septiĂšme Ă©taient encore le temps de la grande imagination et des moeurs naĂŻves ; la merveille de l'une reflĂ©tait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicitĂ© du sauvage. Champlain, Ă la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que " proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, oĂč fait rĂ©sidence un monstre Ă©pouvantable que les sauvages appellent Cougou ". Le Canada avait son gĂ©ant comme le cap des TempĂȘtes avait le sien. HomĂšre est le vĂ©ritable pĂšre de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous. La population sauvage de l'AmĂ©rique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, ne s'Ă©lĂšve pas aujourd'hui Ă quatre cent mille Ăąmes, en deçà et au delĂ des montagnes Rocheuses ; des voyageurs ne la portent mĂȘme qu'Ă cent cinquante mille. La dĂ©gradation des moeurs indiennes a marchĂ© de pair avec la dĂ©population des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses ; l'instruction rĂ©pandue par les jĂ©suites du Canada a mĂȘlĂ© des idĂ©es Ă©trangĂšres aux idĂ©es natives des indigĂšnes on aperçoit, au travers des fables grossiĂšres, les croyances chrĂ©tiennes dĂ©figurĂ©es ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, Ă l'honneur de notre patrie et Ă la gloire de notre religion, que les Indiens s'Ă©taient fortement attachĂ©s Ă nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire un missionnaire est encore en vĂ©nĂ©ration dans les forĂȘts amĂ©ricaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre oĂč nous fĂ»mes ses premiers hĂŽtes, sur le sol que nous avons foulĂ©, et oĂč nous lui avons confiĂ© des tombeaux. Quand l'Indien Ă©tait nu ou vĂȘtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble ; Ă cette heure, des haillons europĂ©ens, sans couvrir sa nuditĂ©, attestent sa misĂšre c'est un mendiant Ă la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forĂȘt. Enfin, il s'est formĂ© une espĂšce de peuple mĂ©tis, nĂ© des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommĂ©s Bois-brĂ»lĂ©s , Ă cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pĂšres et de leurs mĂšres ils ont les vices des deux races. Ces bĂątards de la nature civilisĂ©e et de la nature sauvage, se vendent tantĂŽt aux AmĂ©ricains, tantĂŽt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalitĂ©s des compagnies anglaises de la Baie d ' Hudson et du Nord-Ouest , et des compagnies amĂ©ricaines, Fur Colombian-AmĂ©rican company, Missouri ' s fur Company et autres ils font eux-mĂȘmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldĂ©s par les compagnies. La grande guerre de l'indĂ©pendance amĂ©ricaine est seule connue. On ignore que le sang a coulĂ© pour les chĂ©tifs intĂ©rĂȘts d'une poignĂ©e de marchands. La compagnie de la Baie d ' Hudson vendit, en 1811, Ă lord Selkirk un terrain au bord de la riviĂšre Rouge ; l'Ă©tablissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliĂ©es Ă diverses tribus indiennes et secondĂ©es des Bois-brĂ»lĂ©s , en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses dĂ©tails, avait lieu au milieu des dĂ©serts glacĂ©s de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut dĂ©truite au mois de juin 1815, prĂ©cisĂ©ment Ă l'Ă©poque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théùtres, si diffĂ©rents par l'Ă©clat et par l'obscuritĂ©, les malheurs de l'espĂšce humaine Ă©taient les mĂȘmes. Ne cherchez plus en AmĂ©rique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire la monarchie des Hurons, la rĂ©publique des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, mĂȘme sous nos yeux ; un poĂšte prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits hĂ©roĂŻques des anciens guerriers de son pays personne ne le comprit, et on lui donna, pour rĂ©compense cent noix vides. Aujourd'hui, le bas-breton, le basque, le gaĂ«lique meurent de cabane en cabane, Ă mesure que meurent les chevriers et les laboureurs. Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigĂšnes s'Ă©teignit vers l'an 1676. Un pĂ©cheur disait Ă des voyageurs " Je ne connais guĂšre que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante Ă quatre-vingts ans ; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot. " Des peuplades de l'OrĂ©noque n'existent plus ; il n'est restĂ© de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcĂ©s dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tĂŽt ou tard le sort de nos jargons modernes, dĂ©bris du grec et du latin. Quelque corbeau envolĂ© de la cage du dernier curĂ© franco-gaulois, dira, du haut d'un clocher en ruine, Ă des peuples Ă©trangers, nos successeurs " AgrĂ©ez les accents d'une voix qui vous fut connue vous mettrez fin Ă tous ces discours. " Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier rĂ©sultat votre chef-d'oeuvre survive dans la mĂ©moire d'un oiseau, Ă votre langage et Ă votre souvenir chez les hommes ! Londres, d'avril Ă septembre 1822. Anciennes possessions françaises en AmĂ©rique. - Regrets. - Manie du passĂ©. - Billet de Francis Conyngham. En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'Ă©tendue des anciennes colonies françaises en AmĂ©rique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser pĂ©rir ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source inĂ©puisable de prospĂ©ritĂ©. De l'Acadie et du Canada Ă la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent Ă celle du Mississippi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confĂ©dĂ©ration des treize premiers Ă©tats unis les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-ouest, du Missouri, de l'Oregon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux Etats-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'ocĂ©an Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-Ă -dire plus des deux tiers de l'AmĂ©rique septentrionale, reconnaĂźtraient les lois de la France. J'ai peur que la Restauration ne se perde par les idĂ©es contraires Ă celles que j'exprime ici ; la manie de s'en tenir au passĂ©, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le trĂŽne. L'immobilitĂ© politique est impossible ; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majestĂ© du temps ; contemplons avec vĂ©nĂ©ration les siĂšcles Ă©coulĂ©s, rendus sacrĂ©s par la mĂ©moire et les vestiges de nos pĂšres ; toutefois n'essayons pas de rĂ©trograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature rĂ©elle, et si nous prĂ©tendions les saisir, ils s'Ă©vanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dorĂ©e, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles Ă©crit en lettres d'or ; devant lui Ă©taient posĂ©s son sceptre et son bouclier d'or ; il avait au cĂŽtĂ© sa Joyeuse engainĂ©e dans un fourreau d'or. Il Ă©tait revĂȘtu des habits impĂ©riaux. Sur sa tĂȘte, qu'une chaĂźne d'or forçait Ă rester droite, Ă©tait un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantĂŽme ; il tomba en poussiĂšre. Nous possĂ©dions outre-mer de vastes contrĂ©es elles offraient un asile Ă l'excĂ©dant de notre population, un marchĂ© Ă notre commerce, un aliment Ă notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers, oĂč le genre humain recommence les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l'OcĂ©anie, dans les lies de la mer du Sud, sur le continent des deux AmĂ©riques, Ă l'interprĂ©tation de la pensĂ©e de plusieurs millions d'hommes ; et nous, dĂ©shĂ©ritĂ©s des conquĂȘtes de notre courage et de notre gĂ©nie, Ă peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination Ă©trangĂšre, la langue de Colbert et de Louis XIV elle n'y reste que comme un tĂ©moin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique. Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du Roi de France, sur les forĂȘts canadiennes ? Celui qui jadis me faisait Ă©crire ce billet " Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822. " Monsieur le vicomte, " J'ai les ordres du Roi d'inviter Votre Excellence Ă venir dĂźner et coucher ici jeudi 6 courant. " Le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur, " Francis Conyngham.. " Il Ă©tait dans ma destinĂ©e d'ĂȘtre tourmentĂ© par les princes. Je m'interrompais ; je repassais l'Atlantique ; je remettais mon bras cassĂ© Ă Niagara ; je me dĂ©pouillais de ma peau d'ours ; je reprenais mon habit dorĂ© ; je me rendais du wigwam d'un Iroquois Ă la royale Loge de Sa MajestĂ© britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes ; je laissais mes hĂŽtes aux oreilles dĂ©coupĂ©es et la petite sauvage Ă la perle ; souhaitant Ă lady Conyngham la gentillesse de Mila, avec cet Ăąge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'Ă ces jours qui prĂ©cĂšdent le mois de mai, et que nos poĂštes gaulois appelaient l'AvrillĂ©e. Revu le 26 juillet 1846. 1. Manuscrit original en AmĂ©rique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - VallĂ©e du Tombeau. - DestinĂ©e des fleuves. - 2. Cours de l'Ohio. - 3. Fontaine de Jouvence. - Muscogulges et Siminoles. - Notre camp. - 4. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. - 5. Quelles Ă©taient les demoiselles muscogulges. - Arrestation du Roi Ă Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. - 6. Dangers pour les Etats-Unis. - 7. Retour en Europe. - Naufrage. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. Manuscrit original en AmĂ©rique. - Lacs du Canada. - Flotte de canots indiens. - Ruines de la nature. - VallĂ©e du Tombeau. - DestinĂ©e des fleuves. La tribu de la petite fille Ă la perle partit ; mon guide, le Hollandais, refusa de m'accompagner au-delĂ de la cataracte ; je le payai et je m'associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio ; je jetai, avant de partir, un coup d'oeil sur les lacs du Canada. Rien n'est triste comme l'aspect de ces lacs. Les plaines de l'ocĂ©an et de la MĂ©diterranĂ©e ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habitĂ©s par des peuples civilisĂ©s, nombreux et puissants ; les lacs du Canada ne prĂ©sentent que la nuditĂ© de leurs eaux laquelle va rejoindre une terre dĂ©vĂȘtue solitudes qui sĂ©parent d'autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux ; vous descendez des flots dĂ©serts sur des grĂšves dĂ©sertes. Le lac EriĂ© a plus de cent lieues de circonfĂ©rence. Les nations riveraines furent exterminĂ©es par les Iroquois, il y a deux siĂšcles. C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans des nacelles d'Ă©corce sur ce lac renommĂ© par ses tempĂȘtes, oĂč fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous Ă la poupe des canots, et s'Ă©lancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulevĂ©es. Les vagues, de niveau avec l'orifice des canots, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyĂ©es sur le bord, poussent des abois tandis que leurs maĂźtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s'avancent Ă la file Ă la proue du premier se tient debout un chef qui rĂ©pĂšte la diphtongue oah ; o sur une note sourde et longue, a sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manoeuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. A travers le brouillard et les vents, on n'aperçoit que les plumes dont la tĂȘte des Indiens est ornĂ©e, le cou tendu des dogues hurlants, et les Ă©paules des deux sachems , pilote et augure on dirait les dieux de ces lacs. Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l'ancien monde ; autre est la destinĂ©e du Gange, de l'Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n'ont-ils point vus sur leurs bords ! que de sueur et de sang les conquĂ©rants ont rĂ©pandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu'un chevrier franchit d'un pas Ă leur source. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Cours de l'Ohio. Partis des lacs du Canada, nous vĂźnmes Ă Pittsburgh, au confluent du Kentucky et de l'Ohio ; lĂ , le paysage dĂ©ploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s'appelle pourtant Kentucky, du nom de sa riviĂšre qui signifie riviĂšre de sang . Il doit ce nom Ă sa beautĂ© pendant plus de deux siĂšcles, les nations du parti des ChĂ©rokis et du parti des nations iroquoises, s'en disputĂšrent les chasses. Les gĂ©nĂ©rations europĂ©ennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les gĂ©nĂ©rations amĂ©ricaines exterminĂ©es ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maĂźtres, dans ces dĂ©serts de la primitive indĂ©pendance de l'homme ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier oĂč l'oiseau pend sa couvĂ©e ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naĂźtre de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d'ĂȘtre la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio, que les monuments de la nature ? Le Wabach, la grande CypriĂšre, la RiviĂšre aux Ailes ou Cumberland, le ChĂ©roki ou Tennessee, les Bancs Jaunes passĂ©s, on arrive Ă une langue de terre souvent noyĂ©e dans les grandes eaux ; lĂ s'opĂšre le confluent de l'Ohio et du Mississipi par les 36 o 51' de latitude. Les deux fleuves s'opposant une rĂ©sistance Ă©gale ralentissent leur cours ; ils dorment l'un auprĂšs de l'autre sans se confondre pendant quelques milles dans le mĂȘme chenal comme deux grands peuples divisĂ©s d'origine, puis rĂ©unis pour ne plus former qu'une seule race ; comme deux illustres rivaux, partageant la mĂȘme couche aprĂšs une bataille ; comme deux Ă©poux, mais de sang ennemi, qui d'abord ont peu de penchant Ă mĂȘler dans le lit nuptial leurs destinĂ©es. Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves j'ai rĂ©pandu le petit cours de ma vie, tantĂŽt d'un cĂŽtĂ© de la montagne, tantĂŽt de l'autre ; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant ; prĂ©fĂ©rant les vallons pauvres aux riches plaines, m'arrĂȘtant aux fleurs plutĂŽt qu'aux palais. Du reste, j'Ă©tais si charmĂ© de mes courses, que je ne pensais presque plus au pĂŽle. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre. Nous nous acheminĂąmes vers les pays connus alors sous le nom gĂ©nĂ©ral des Florides, et oĂč s'Ă©tendent aujourd'hui les Etats de l'Alabama, de la GĂ©orgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions Ă peu prĂšs des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez Ă Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem pays dans ce temps peu frĂ©quentĂ© et dont cependant Bartram avait explorĂ© les lacs et les sites. Les planteurs de la GĂ©orgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliĂ©s Ă l'infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j'ai fait reposer Atala et Chactas. Ils Ă©tendaient mĂȘme leur course jusqu'Ă l'Ohio. Nous Ă©tions poussĂ©s par un vent frais. L'Ohio grossi de cent riviĂšres, tantĂŽt allait se perdre dans les lacs qui s'ouvraient devant nous, tantĂŽt dans les bois. Des Ăźles s'Ă©levaient au milieu des lacs. Nous fĂźmes voile vers une des plus grandes nous l'abordĂąmes Ă huit heures du matin. Je traversai une prairie semĂ©e de jacobĂ©es Ă fleurs jaunes, d'alcĂ©es Ă panaches roses et d'obĂ©larias dont l'aigrette est pourpre. Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un dĂ©sert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette Ăźle ? Son nom, sa race, le temps de son passage ? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il Ă©tait cachĂ© existait ignorĂ© des trois autres parties de la terre ? Le silence de ce peuple est peut-ĂȘtre contemporain du bruit de quelques grandes nations tombĂ©es Ă leur tour dans le silence [Les ruines de Mitla et de Palenque au Mexique, prouvent aujourd'hui que le Nouveau-Monde dispute d'antiquitĂ© avec l'ancien. 1834.] . Des anfractuositĂ©s sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots Ă fleurs roses pendant au bout d'un pĂ©doncule inclinĂ© d'un vert pĂąle. La tige et la fleur ont un arĂŽme qui reste attachĂ© aux doigts lorsqu'on touche la plante. Le parfum qui survit Ă cette fleur, est une image du souvenir d'une vie passĂ©e dans la solitude. J'observai la nymphĂ©a elle se prĂ©parait Ă cacher son lis blanc dans l'onde, Ă la fin du jour ; l'arbre triste pour dĂ©clore le sien n'attendait que la nuit l'Ă©pouse se couche Ă l'heure oĂč la courtisane se lĂšve. L'oenothĂšre pyramidale, haute de sept Ă huit pieds, Ă feuilles oblongues dentelĂ©es d'un vert noir, a d'autres moeurs et une autre destinĂ©e sa fleur jaune commence Ă s'entrouvrir le soir, dans l'espace de temps que VĂ©nus met Ă descendre sous l'horizon ; elle continue de s'Ă©panouir aux rayons des Ă©toiles ; l'aurore la trouve dans tout son Ă©bat ; vers la moitiĂ© du matin elle se fane ; elle tombe Ă midi. Elle ne vit que quelques heures ; mais elle dĂ©pĂȘche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de VĂ©nus et de l'aurore ; qu'importe alors la briĂšvetĂ© de la vie ? Un ruisseau s'enguirlandait de dionĂ©es ; une multitude d'Ă©phĂ©mĂšres bourdonnaient Ă l'entour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d'Ă©clat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces Ă©tudes j'Ă©tais souvent frappĂ© de leur futilitĂ©. Quoi ! la RĂ©volution qui pesait dĂ©jĂ sur moi et me chassait dans les bois, ne m'inspirait rien de plus grave ? Quoi ! c'Ă©tait pendant les heures du bouleversement de mon pays, que je m'occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs ? L'individualitĂ© humaine sert Ă mesurer la petitesse des plus grands Ă©vĂ©nements. Combien d'hommes sont indiffĂ©rents Ă ces Ă©vĂ©nements ? De combien d'autres seront-ils ignorĂ©s ? La population gĂ©nĂ©rale du globe est Ă©valuĂ©e de onze Ă douze cents millions. il meurt un homme par seconde ainsi, Ă chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gĂ©missent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaĂźne de deuil et de funĂ©railles qui nous entortille, ne se brise point, elle s'allonge ; nous en formerons nous-mĂȘmes un anneau. Et puis, magnifions l'importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n'entendront jamais parler ! Haletons aprĂšs une renommĂ©e qui ne volera pas Ă quelques lieues de notre tombe ! Plongeons-nous dans l'ocĂ©an d'une fĂ©licitĂ© dont chaque minute s'Ă©coule entre soixante cercueils incessamment renouvelĂ©s ! Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est. Quae non audierit mixtos vagitibus aegris Ploratus, mortis comites et funeris atri. " Aucun jour n'a suivi la nuit, aucune nuit n'a Ă©tĂ© suivie de l'aurore, qui n'ait entendu des pleurs mĂȘlĂ©s Ă des vagissements douloureux, compagnons de la mort et du noir trĂ©pas. " Londres, d'avril Ă septembre 1822. Fontaine de Jouvence. - Muscogulgues et Siminoles. - Notre camp. Les sauvages de la Floride racontent qu'au milieu d'un lac est une Ăźle oĂč vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tentĂ© maintes fois la conquĂȘte ; mais cet Eden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimĂšres qui se retirent devant nos dĂ©sirs. Cette contrĂ©e renfermait aussi une fontaine de Jouvence qui voudrait revivre ? Peu s'en fallut que ces fables ne prissent Ă mes yeux une espĂšce de rĂ©alitĂ©. Au moment oĂč nous nous y attendions le moins, nous vĂźmes sortir d'une baie une flottille de canots, les uns Ă la rame, les autres Ă la voile. Ils abordĂšrent notre Ăźle. Ils portaient deux familles de Creeks, l'une siminole, l'autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des ChĂ©rokis et des Bois-brĂ»lĂ©s . Je fus frappĂ© de l'Ă©lĂ©gance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien Ă ceux du Canada. Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mĂšres, leurs Ă©pouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en AmĂ©rique. Les Indiennes qui dĂ©barquĂšrent auprĂšs de nous, issues d'un sang mĂȘlĂ© de chĂ©roki et de castillan, avaient la taille Ă©levĂ©e. Deux d'entre elles ressemblaient Ă des crĂ©oles de Saint-Domingue et de l'Ile-de-France, mais jaunes et dĂ©licates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du cĂŽtĂ© paternel, m'ont servi de modĂšles, l'une pour Atala , l'autre pour CĂ©luta elles surpassaient seulement les portraits que j'en ai faits par cette vĂ©ritĂ© de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n'ai pu rendre. Il y avait quelque chose d'indĂ©finissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombrĂ© que l'on croyait voir Ă travers une fumĂ©e orangĂ©e et lĂ©gĂšre, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, Ă demi cachĂ©s sous le voile de deux paupiĂšres satinĂ©es qui s'entrouvraient avec lenteur ; enfin, dans la double sĂ©duction de l'Indienne et de l'Espagnole. La rĂ©union Ă nos hĂŽtes changea quelque peu nos allures ; nos agents de traite commencĂšrent Ă s'enquĂ©rir des chevaux il fut rĂ©solu que nous irions nous Ă©tablir dans les environs des haras. La plaine de notre camp Ă©tait couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pĂ©licans ces oiseaux marbraient de blanc de noir et de rose le fond vert de la savane. Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs non des passions de rang, d'Ă©ducation, de prĂ©jugĂ©s, mais des passions de la nature, pleines, entiĂšres, allant directement Ă leur but, ayant pour tĂ©moins un arbre tombĂ© au fond d'une forĂȘt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creeks, faisaient le fond des aventures les Bois-brĂ»lĂ©s jouaient le rĂŽle principal dans ces romans. Une histoire Ă©tait cĂ©lĂšbre, celle d'un marchand d'eau-de-vie sĂ©duit et ruinĂ© par une fille peinte une courtisane. Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois [Je l'ai donnĂ©e dans mes Voyages. 1832.] . EnlevĂ©es Ă leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientĂŽt dĂ©laissĂ©es Ă Pensacola leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprĂšs des complaintes de ChimĂšne. Deux Floridiennes. - Ruines sur l'Ohio. C'est une mĂšre charmante que la terre nous sortons de son sein ; dans l'enfance, elle nous tient Ă ses mamelles gonflĂ©es de lait et de miel ; dans la jeunesse et l'Ăąge mĂ»r, elle nous prodigue ses eaux fraĂźches, ses moissons et ses fruits ; elle nous offre en tous lieux l'ombre, le bain, la table et le lit, Ă notre mort, elle nous rouvre ses entrailles jette sur notre dĂ©pouille une couverture d'herbe et de fleurs, tandis qu'elle transforme secrĂštement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. VoilĂ ce que je me disais en m'Ă©veillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dĂŽme de ma couche. Les chasseurs Ă©tant partis pour les opĂ©rations de la journĂ©e, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittais plus mes deux sylvaines l'une Ă©tait fiĂšre, et l'autre triste. Je n'entendais pas un mot de ce qu'elles me disaient, elles ne me comprenaient pas ; mais j'allais chercher l'eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladĂ©es Ă l'espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues Ă©taient losangĂ©es de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs ; elles se maillaient de chaĂźnes et de colliers de verre. A leurs oreilles pendaient des graines empourprĂ©es ; elles avaient une jolie perruche qui parlait oiseau d'Amide ; elles l'agrafaient Ă leur Ă©paule en guise d'Ă©meraude, ou la portaient chaperonnĂ©e sur la main comme les grandes dames du dixiĂšme siĂšcle portaient l'Ă©pervier. Pour s'affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l'apoya ou souchet d'AmĂ©rique. Au Bengale, les bayadĂšres mĂąchent le bĂ©tel, et dans le Levant, les almĂ©es sucent le mastic de Chio ; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d'un blanc azurĂ©, des larmes de liquidambar et des racines de libanis , qui mĂȘlaient la fragrance de l'angĂ©lique, du cĂ©drat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphĂšre de parfums Ă©manĂ©s d'elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. Je m'amusais Ă mettre sur leur tĂȘte quelque parure elles se soumettaient, doucement effrayĂ©es ; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L'une d'elles, la fiĂšre priait souvent ; elle me paraissait demi-chrĂ©tienne. L'autre chantait avec une voix de velours ; poussant Ă la fin de chaque phrase musicale un cri qui troublait. Quelquefois, elles se parlaient vivement je croyais dĂ©mĂȘler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait. Faible que j'Ă©tais, je cherchais des exemples de faiblesse afin de m'encourager. CamoĂ«ns n'avait-il pas aimĂ© dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en AmĂ©rique offrir des hommages Ă deux jeunes sultanes jonquilles ? CamoĂ«ns n'avait-il pas adressĂ© des Endechas, ou des stances, Ă Barbara escrava ? ? Ne lui avait-il pas dit Aquella captiva Que me tem captivo Porque nella vivo, JĂĄ naĂŽ quer que viva. Eu nunqua vi rosa Em suaves mĂłlhos, Que para meus olhos Fosse mais formosa. .......... PretidaĂ” de amor, TaĂ” doce a figura, Que a neve lhe jura Que trocĂĄra a cĂŽr. LĂ©da mansidaĂ”, Que o siso acompanha Bem parece estranha, Mas Barbara naĂ”. " Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n'Ă©pargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut Ă mes yeux plus charmante... " SĂ©duisante d'amour, sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle ; sa gaĂźtĂ© est accompagnĂ©e de rĂ©serve c'est une Ă©trangĂšre ; une barbare, non. " On fit une partie de pĂȘche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chĂȘnes dont les rameaux Ă©talaient des Ă©cheveaux de mousse blanche. DerriĂšre ce premier plan s'Ă©levait le plus charmant des arbres, le papayer qu'on eĂ»t pris pour un style [Nom que les grecs donnaient Ă une colonne, et par mĂ©taphore, Ă un poinçon ou forte aiguille avec laquelle ils traçaient les lettres sur des tablettes de cire.] d'argent ciselĂ©, surmontĂ© d'une urne corinthienne. Au troisiĂšme plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars. Le soleil tomba derriĂšre ce rideau un rayon glissant Ă travers le dĂŽme d'une futaie, scintillait comme une escarboucle enchĂąssĂ©e dans le feuillage sombre ; la lumiĂšre divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c'Ă©taient des lilas, des azalĂ©as, des lianes annelĂ©es, aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumĂ©es de rose ou cardĂ©es de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s'ouvrir des gueules de four, s'amonceler des tas de braise, couler des riviĂšres de lave tout Ă©tait Ă©clatant, radieux, dorĂ©, opulent, saturĂ© de lumiĂšre. AprĂšs l'insurrection de la MorĂ©e en 1770 des familles grecques se rĂ©fugiĂšrent Ă la Floride elles se purent croire encore dans ce climat de l'Ionie, qui semble s'ĂȘtre amolli avec les passions des hommes Ă Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguĂ©e d'amour. A notre droite Ă©taient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvĂ©es sur l'Ohio, Ă notre gauche un ancien camp de sauvages ; l'Ăźle oĂč nous Ă©tions, arrĂȘtĂ©e dans l'onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. A l'orient, la lune reposait sur des collines lointaines ; Ă l'occident, la voĂ»te du ciel Ă©tait fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, Ă demi plongĂ©, paraissait se dissoudre. Les animaux de la crĂ©ation veillaient ; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l'ambre exhalĂ© de son sein retombait sur elle en rosĂ©e, comme la priĂšre redescend sur celui qui prie. QuittĂ© de mes compagnes, je me reposai au bord d'un massif d'arbres son obscuritĂ©, glacĂ©e de lumiĂšre, formait la pĂ©nombre oĂč j'Ă©tais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrĂȘpĂ©s, et s'Ă©clipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d'or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux Ă©taient fixĂ©s sur les eaux ; je dĂ©clinais peu Ă peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde nul souvenir distinct ne me restait ; je me sentais vivre et vĂ©gĂ©ter avec la nature dans une espĂšce de panthĂ©isme. Je m'adossai contre le tronc d'un magnolia et je m'endormis ; mon repos flottait sur un fond vague d'espĂ©rance. Quand je sortis de ce LĂ©thĂ©, je me trouvai entre deux femmes ; les odalisques Ă©taient revenues ; elles n'avaient pas voulu me rĂ©veiller ; elles s'Ă©taient assises en silence Ă mes cĂŽtĂ©s ; soit qu'elles feignissent le sommeil, soit qu'elles fussent rĂ©ellement assoupies, leurs tĂȘtes Ă©taient tombĂ©es sur mes Ă©paules. Une brise traversa le bocage et nous inonda d'une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit Ă chanter quiconque n'est pas sĂ»r de sa vie se garde de l'exposer ainsi jamais ! on ne peut savoir ce que c'est que la passion infiltrĂ©e avec la mĂ©lodie dans le sein d'un homme. A cette voix une voix rude et jalouse rĂ©pondit un Bois-brĂ»lĂ© appelait les deux cousines ; elles tressaillirent, se levĂšrent l'aube commençait Ă poindre. Aspasie de moins, j'ai retrouvĂ© cette scĂšne aux rivages de la GrĂšce montĂ© aux colonnes du ParthĂ©non avec l'aurore, j'ai vu le CythĂ©ron, le mont Hymette, l'Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignĂ©s dans une rosĂ©e de lumiĂšre dorĂ©e, transparente, volage, que rĂ©flĂ©chissaient les mers, que rĂ©pandaient comme un parfum les zĂ©phyrs de Salamine et de DĂ©los. Nous achevĂąmes au rivage notre navigation sans paroles. A midi, le camp fut levĂ© pour examiner des chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous Ă©taient convoquĂ©s comme tĂ©moins, selon la coutume, dans les marchĂ©s solennels. Les Ă©talons de tous les Ăąges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des gĂ©nisses, commencĂšrent Ă fuir et Ă galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus sĂ©parĂ© des Creeks. Un groupe Ă©pais de chevaux et d'hommes s'agglomĂ©ra Ă l'orĂ©e d'un bois. Tout Ă coup, j'aperçois de loin mes deux Floridiennes ; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient Ă crĂ» un Bois-brĂ»lĂ© et un Siminole. O Cid ! que n'avais-je ta rapide Babieça pour les rejoindre ! Les cavales prennent leur course, l'immense escadron les suit. Les chevaux ruent sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l'air, leurs queues et leurs criniĂšres volent sanglantes. Un tourbillon d'insectes dĂ©vorants enveloppe l'orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de CĂ©rĂšs, enlevĂ©e par le dieu des enfers. VoilĂ comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a passĂ© si vite je descendrai aux Champs-ElysĂ©es avec plus d'ombres qu'homme n'en a jamais emmenĂ© avec soi. La faute en est Ă mon organisation je ne sais profiter d'aucune fortune ; je ne m'intĂ©resse Ă quoi que ce soit de ce qui intĂ©resse les autres. Hors en religion, je n'ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette ? Je me serais Ă©galement fatiguĂ© de la gloire et du gĂ©nie, du travail et du loisir, de la prospĂ©ritĂ© et de l'infortune. Tout me lasse je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bĂąillant ma vie. Quelles Ă©taient les demoiselles Muscogules. - Arrestation du roi Ă Varennes. - J'interromps mon voyage pour repasser en Europe. Ronsard nous peint Marie Stuart prĂȘte Ă partir pour l'Ecosse, aprĂšs la mort de François II. De tel habit vous estiez accoustrĂ©e, Partant hĂ©las ! de la belle contrĂ©e Dont aviez eu le sceptre dans la main Lorsque pensive et baignant vostre sein Du beau crystal de vos larmes roulĂ©es, Triste, marchiez par les longues allĂ©es Du grand jardin de ce royal chasteau Qui prend son nom de la source d'une eau. Ressemblais-je Ă Marie Stuart se promenant Ă Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane aprĂšs mon veuvage ? Ce qu'il y a de certain c'est que mon esprit, sinon ma personne, Ă©tait enveloppĂ© d' un crespe long, subtil et dĂ©liĂ© , comme dit encore Ronsard, ancien poĂšte de la nouvelle Ă©cole. Le diable ayant emportĂ© les demoiselles muscogulges, j'appris du guide qu'un Bois-brĂ»lĂ© , amoureux d'une des deux femmes, avait Ă©tĂ© jaloux de moi et qu'il s'Ă©tait rĂ©solu, avec un Siminole, frĂšre de l'autre cousine, de m'enlever Atala et CĂ©luta . Les guides les appelaient sans façon des filles peintes, ce qui choquait ma vanitĂ©. Je me sentais d'autant plus humiliĂ© que le Bois-brĂ»lĂ© , mon rival prĂ©fĂ©rĂ©, Ă©tait un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caractĂšres des insectes qui, selon la dĂ©finition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est Ă l'intĂ©rieur et les os Ă l'extĂ©rieur. La solitude me parut vide aprĂšs ma mĂ©saventure. Je reçus mal ma sylphide gĂ©nĂ©reusement accourue pour consoler un infidĂšle, comme Julie lorsqu'elle pardonnait Ă Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me hĂątai de quitter le dĂ©sert, oĂč j'ai ranimĂ© depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu'elles me donnĂšrent ; du moins, j'ai fait de l'une une vierge, et de l'autre une chaste Ă©pouse, par expiation. Nous repassĂąmes les montagnes Bleues, et nous rapprochĂąmes des dĂ©frichements europĂ©ens vers Chillicothi. Je n'avais recueilli aucune lumiĂšre sur le but principal de mon entreprise ; mais j'Ă©tais escortĂ© d'un monde de poĂ©sie Comme une jeune abeille aux roses engagĂ©e, Ma muse revenait de son butin chargĂ©e. J'avisai au bord d'un ruisseau une maison amĂ©ricaine, ferme Ă l'un de ses pignons, moulin Ă l'autre. J'entrai, demandai le vivre et le couvert, et fus bien reçu. Mon hĂŽtesse me conduisit par une Ă©chelle dans une chambre au-dessus de l'axe de la machine hydraulique. Ma petite croisĂ©e, festonnĂ©e de lierre et de cobĂ©es Ă cloches d'iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait Ă©troit et solitaire, entre deux Ă©paisses bordures de saules, d'aulnes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages, en laissant retomber de longs rubans d'eau. Des perches et des truites sautaient dans l'Ă©cume du remous ; des bergeronnettes volaient d'une rive Ă l'autre, et des espĂšces de martins-pĂȘcheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues. N'aurais-je pas bien Ă©tĂ© lĂ avec la triste , supposĂ©e fidĂšle, rĂȘvant assis Ă ses pieds, la tĂȘte appuyĂ©e sur ses genoux, Ă©coutant le bruit de la cascade, les rĂ©volutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements Ă©gaux du traquet, respirant la fraĂźcheur de l'onde et l'odeur de l'effleurage des orges perlĂ©es ? La nuit vint. Je descendis Ă la chambre de la ferme. Elle n'Ă©tait Ă©clairĂ©e que par des feurres de maĂŻs et des coques de fasĂ©oles qui flambaient au foyer. Les fusils du maĂźtre, horizontalement couchĂ©s au porte-armes, brillaient au reflet de l'Ăątre. Je m'assis sur un escabeau dans le coin de la cheminĂ©e, auprĂšs d'un Ă©cureuil qui sautait alternativement du dos d'un gros chien sur la tablette d'un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meuniĂšre coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d'or radiĂ©e. Tandis que les patates de mon souper Ă©bouillaient sous ma garde, je m'amusai Ă lire Ă la lueur du feu, en baissant la tĂȘte, un journal anglais tombĂ© Ă terre entre mes jambes j'aperçus, Ă©crits en grosses lettres, ces mots Flight of the king Fuite du Roi. C'Ă©tait le rĂ©cit de l'Ă©vasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortunĂ© monarque Ă Varennes. Le journal racontait aussi les progrĂšs de l'Ă©migration et la rĂ©union des officiers de l'armĂ©e sous le drapeau des princes français. Une conversion subite s'opĂ©ra dans mon esprit Renaud vit sa faiblesse au miroir de l'honneur dans les jardins d'Amide ; sans ĂȘtre le hĂ©ros du Tasse, la mĂȘme glace m'offrit mon image au milieu d'un verger amĂ©ricain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit Ă mon oreille sous le chaume d'un moulin cachĂ© dans des bois inconnus. J'interrompis brusquement ma course, et je me dis " Retourne en France. " Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la premiĂšre de ces pĂ©ripĂ©ties dont ma carriĂšre a Ă©tĂ© marquĂ©e. Les Bourbons n'avaient pas besoin qu'un cadet de Bretagne revĂźnt d'outre-mer leur offrir son obscur dĂ©vouement, pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscuritĂ©. Si, continuant mon voyage, j'eusse allumĂ© ma pipe avec le journal qui a changĂ© ma vie, personne ne se fĂ»t aperçu de mon absence ; ma vie Ă©tait alors aussi ignorĂ©e et ne pesait pas plus que la fumĂ©e de mon calumet. Un simple dĂ©mĂȘlĂ© entre moi et ma conscience me jeta sur le théùtre du monde. J'eusse pu faire ce que j'aurais voulu, puisque j'Ă©tais seul tĂ©moin du dĂ©bat ; mais de tous les tĂ©moins, c'est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir. Pourquoi les solitudes de l'EriĂ©, de l'Ontario, se prĂ©sentent-elles aujourd'hui Ă ma pensĂ©e avec un charme que n'a point Ă ma mĂ©moire le brillant spectacle du Bosphore ? C'est qu'Ă l'Ă©poque de mon voyage aux Etats-Unis, j'Ă©tais plein d'illusions ; les troubles de la France commençaient en mĂȘme temps que commençait mon existence ; rien n'Ă©tait achevĂ© en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu'ils me rappellent l'innocence des sentiments inspirĂ©s par la famille et les plaisirs de la jeunesse. Quinze ans plus tard, aprĂšs mon voyage au Levant, la RĂ©publique, grossie de dĂ©bris et de larmes, s'Ă©tait dĂ©chargĂ©e comme un torrent du dĂ©luge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimĂšres ; mes souvenirs, prenant dĂ©sormais leur source dans la sociĂ©tĂ© et dans des passions, Ă©taient sans candeur. Déçu dans mes deux pĂšlerinages en occident et en orient, je n'avais point dĂ©couvert le passage au pĂŽle, je n'avais point enlevĂ© la gloire des bords du Niagara oĂč je l'Ă©tais allĂ© chercher, et je l'avais laissĂ©e assise sur les ruines d'AthĂšnes. Parti pour ĂȘtre voyageur en AmĂ©rique, revenu pour ĂȘtre soldat en Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces carriĂšres un mauvais gĂ©nie m'arracha le bĂąton et l'Ă©pĂ©e, et me mit la plume Ă la main. Il y a de cette heure quinze autres annĂ©es, qu'Ă©tant Ă Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient dĂ©jĂ vu mon sommeil paisible ou troublĂ© parmi les bois de l'Allemagne, dans les bruyĂšres de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des mers, dans les forĂȘts canadiennes, j'avais dĂ©jĂ saluĂ© les mĂȘmes Ă©toiles que je voyais briller sur la patrie d'HĂ©lĂšne et de MĂ©nĂ©las. Mais que me servait de me plaindre aux astres, immobiles tĂ©moins de mes destinĂ©es vagabondes ? Un jour leur regard ne se fatiguera plus Ă me poursuivre maintenant, indiffĂ©rent Ă mon sort, je ne demanderai pas Ă ces astres de l'incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux oĂč il passe. Si je revoyais aujourd'hui les Etats-Unis, je ne les reconnaĂźtrais plus lĂ oĂč j'ai laissĂ© des forĂȘts, je trouverais des champs cultivĂ©s ; lĂ oĂč je me suis frayĂ© un sentier Ă travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes ; aux Natchez , au lieu de la hutte de CĂ©luta, s'Ă©lĂšve une ville d'environ cinq mille habitants ; Chactas pourrait ĂȘtre aujourd'hui dĂ©putĂ© au CongrĂšs. J'ai reçu derniĂšrement une brochure imprimĂ©e chez les ChĂ©rokis , laquelle m'est adressĂ©e dans l'intĂ©rĂȘt de ces sauvages, comme au dĂ©fenseur de la libertĂ© de la presse . Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une citĂ© d'AthĂšnes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence ; on trouve un comtĂ© de la Colombie et un comtĂ© de Marengo la gloire de tous les pays a placĂ© un nom dans ces mĂȘmes dĂ©serts oĂč j'ai rencontrĂ© le pĂšre Aubry et l'obscure Atala . Le Kentucky montre un Versailles ; un territoire appelĂ© Bourbon a pour capitale un Paris. Tous les exilĂ©s, tous les opprimĂ©s qui se sont retirĂ©s en AmĂ©rique y ont portĂ© la mĂ©moire de leur patrie. ... Falsi Simoentis ad undam Libabat cineri Andromache. Les Etats-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la libertĂ©, une image et un souvenir de la plupart des lieux cĂ©lĂšbres de l'antiquitĂ© et de la moderne Europe dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait rĂ©pĂ©ter les monuments de son empire. Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole ; elles aboutissent, en se ramifiant, Ă la circonfĂ©rence des Etats-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont montĂ©es. On prend la diligence pour l'Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interprĂšte indien. Ces moyens de transport sont doubles des lacs et des riviĂšres existent partout, liĂ©s ensemble par des canaux ; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes Ă rames et Ă voiles, ou sur des coches d'eau, ou sur des bateaux Ă vapeur. Le combustible est inĂ©puisable, puisque des forĂȘts immenses couvrent des mines de charbon Ă fleur de terre. La population des Etats-Unis s'est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu'en 1820 dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On prĂ©sume qu'en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille Ăąmes. En continuant Ă doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille Ăąmes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880 elle dĂ©passerait cinquante millions. Cette sĂšve humaine fait fleurir de toutes parts le dĂ©sert. Les lacs du Canada, naguĂšre sans voiles, ressemblent aujourd'hui Ă des docks oĂč des frĂ©gates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les galĂšres se mĂȘlent aux pinques, aux chaloupes et aux calques dans les eaux de Constantinople. Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans la solitude des trois-mĂąts les remontent ; plus de deux cents bateaux Ă vapeur en vivifient les rivages. Cette immense navigation intĂ©rieure, qui suffirait seule Ă la prospĂ©ritĂ© des Etats-Unis, ne ralentit point leurs expĂ©ditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent Ă toutes les espĂšces d'entreprises, promĂšnent le pavillon Ă©toilĂ© du couchant, le long de ces rivages de l'aurore qui n'ont jamais connu que la servitude. Pour achever ce tableau surprenant, il se faut reprĂ©senter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, la Nouvelle-OrlĂ©ans Ă©clairĂ©es la nuit, remplies de chevaux et de voitures, ornĂ©es de cafĂ©s, de musĂ©es, de bibliothĂšques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe. Toutefois, il ne faut pas chercher aux Etats-Unis ce qui distingue l'homme des autres ĂȘtres de la crĂ©ation, ce qui est son extrait d'immortalitĂ© et l'ornement de ses jours les lettres sont inconnues dans la nouvelle rĂ©publique, quoiqu'elles soient appelĂ©es par une foule d'Ă©tablissements. L'AmĂ©ricain a remplacĂ© les opĂ©rations intellectuelles par les opĂ©rations positives ; ne lui imputez point Ă infĂ©rioritĂ© sa mĂ©diocritĂ© dans les arts, car ce n'est pas de ce cĂŽtĂ© qu'il a portĂ© son attention. JetĂ© par diffĂ©rentes causes sur un sol dĂ©sert, l'agriculture et le commerce ont Ă©tĂ© l'objet de ses soins ; avant de penser, il faut vivre ; avant de planter des arbres, il faut les abattre, afin de labourer. Les colons primitifs, l'esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu'au sein des forĂȘts ; mais il fallait qu'ils marchassent d'abord Ă la conquĂȘte du dĂ©sert la hache sur l'Ă©paule, n'ayant pupitre, dans l'intervalle de leurs labeurs, que l'orme qu'ils Ă©quarrissaient. Les AmĂ©ricains n'ont point parcouru les degrĂ©s de l'Ăąge des peuples ; ils ont laissĂ© en Europe leur enfance et leur jeunesse ; les paroles naĂŻves du berceau leur ont Ă©tĂ© inconnues ; ils n'ont joui des douceurs du foyer qu'Ă travers le regret d'une patrie qu'ils n'avaient jamais vue, dont ils pleuraient l'Ă©ternelle absence et le charme qu'on leur avait racontĂ©. Il n'y a dans le nouveau continent ni littĂ©rature classique, ni littĂ©rature romantique, ni littĂ©rature indienne classique, les AmĂ©ricains n'ont point de modĂšles ; romantique, les AmĂ©ricains n'ont point de moyen Ăąge ; indienne, les AmĂ©ricains mĂ©prisent les sauvages et ont horreur des bois comme d'une prison qui leur Ă©tait destinĂ©e. Ainsi, ce n'est donc pas la littĂ©rature Ă part, la littĂ©rature proprement dite, que l'on trouve en AmĂ©rique c'est la littĂ©rature appliquĂ©e, servant aux divers usages de la sociĂ©tĂ© ; c'est la littĂ©rature d'ouvriers, de nĂ©gociants, de marins, de laboureurs. Les AmĂ©ricains ne rĂ©ussissent guĂšre que dans la mĂ©canique et dans les sciences, parce que les sciences ont un cĂŽtĂ© matĂ©riel Franklin et Fulton se sont emparĂ©s de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait Ă l'AmĂ©rique de doter le monde de la dĂ©couverte par laquelle aucun continent ne pourra dĂ©sormais Ă©chapper aux recherches du navigateur. La poĂ©sie et l'imagination, partage d'un trĂšs petit nombre de dĂ©soeuvrĂ©s, sont regardĂ©es aux Etats-Unis comme des puĂ©rilitĂ©s du premier et du dernier Ăąge de la vie les AmĂ©ricains n'ont point eu d'enfance, ils n'ont point encore de vieillesse. De ceci il rĂ©sulte que les hommes engagĂ©s dans les Ă©tudes sĂ©rieuses ont dĂ» nĂ©cessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d'en acquĂ©rir la connaissance, et qu'ils ont dĂ» de mĂȘme se trouver acteurs dans leur rĂ©volution. Mais une chose triste est Ă remarquer ; la dĂ©gĂ©nĂ©ration prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles amĂ©ricains jusqu'aux hommes de ces derniers temps ; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens prĂ©sidents de la rĂ©publique ont un caractĂšre religieux, simple, Ă©levĂ©, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la RĂ©publique et de l'empire. La solitude dont les AmĂ©ricains Ă©taient environnĂ©s a rĂ©agi sur leur nature ; ils ont accompli en silence leur libertĂ©. Le discours d'adieu du gĂ©nĂ©ral Washington au peuple des Etats-Unis pourrait avoir Ă©tĂ© prononcĂ© par les personnages les plus graves de l'antiquitĂ© " Les actes publics, dit le gĂ©nĂ©ral, prouvent jusqu'Ă quel point les principes que je viens de rappeler m'ont guidĂ© lorsque je me suis acquittĂ© des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu'en repassant les actes de mon administration, je n'aie connaissance d'aucune faute d'intention, j'ai un sentiment trop profond de mes dĂ©fauts pour ne pas penser que probablement j'ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d'Ă©carter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient entraĂźner. J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne cessera jamais de les considĂ©rer avec indulgence, et qu'aprĂšs quarante-cinq annĂ©es de ma vie dĂ©vouĂ©es Ă son service avec zĂšle et droiture, les torts d'un mĂ©rite insuffisant tomberont dans l'oubli, comme je tomberai bientĂŽt moi-mĂȘme dans la demeure du repos. " Jefferson, dans son habitation de Monticello, Ă©crit aprĂšs la mort de l'un de ses deux enfants " La perte que j'ai Ă©prouvĂ©e est rĂ©ellement grande. D'autres peuvent perdre ce qu'ils ont en abondance mais moi, de mon strict nĂ©cessaire, j'ai Ă dĂ©plorer lĂ moitiĂ©. Le dĂ©clin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d'une vie humaine. Peut-ĂȘtre suis-je destinĂ© Ă voir rompre ce dernier lien de l'affection d'un pĂšre ! " La philosophie, rarement touchante, l'est ici au souverain degrĂ©. Et ce n'est pas lĂ la douleur oiseuse d'un homme qui ne s'Ă©tait mĂȘlĂ© de rien Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatriĂšme annĂ©e de son Ăąge, et la cinquante-quatriĂšme de l'indĂ©pendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d'une pierre n'ayant pour Ă©pitaphe que ces mots. " Thomas Jefferson, auteur de la DĂ©claration d ' indĂ©pendance . " PĂ©riclĂšs et DĂ©mosthĂšne avaient prononcĂ© l'oraison funĂšbre des jeunes Grecs tombĂ©s pour un peuple qui disparut bientĂŽt aprĂšs eux Brackenridge, en 1817, cĂ©lĂ©brait la mort des jeunes AmĂ©ricains dont le sang a fait naĂźtre un peuple. On a une galerie nationale des portraits des AmĂ©ricains distinguĂ©s, en quatre volumes In-octavo, et ce qu'il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles " Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp Ă©gorgea tous les parents de Logan il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d'aucune crĂ©ature vivante. C'est lĂ ce qui m'a appelĂ© Ă la vengeance. Je l'ai cherchĂ©e ; j'ai tuĂ© beaucoup de monde. Est-il quelqu'un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan ? Personne. " Sans aimer la nature, les AmĂ©ricains se sont appliquĂ©s Ă l'Ă©tude de l'histoire naturelle. Townsend, parti de Philadelphie, a parcouru Ă pied les rĂ©gions qui sĂ©parent l'Atlantique de l'ocĂ©an Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say, voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donnĂ© un ouvrage sur l'entomologie amĂ©ricaine. Wilson, tisserand, devenu auteur, a des peintures assez finies. ArrivĂ©s Ă la littĂ©rature proprement dite, quoiqu'elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques Ă©crivains Ă citer parmi les romanciers et les poĂštes. Le fils d'un quaker, Brown, est l'auteur de Wieland , lequel Wieland est la source et le modĂšle des romans de la nouvelle Ă©cole. Contrairement Ă ses compatriotes, " j'aime mieux, assurait Brown, Ă errer parmi les forĂȘts que de battre le blĂ© ". Wieland, le hĂ©ros du roman, est un puritain Ă qui le ciel a commandĂ© de tuer sa femme. " Je t'ai amenĂ©e ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu c'est par moi que tu dois pĂ©rir, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dĂ©gager - Wieland, ne suis-je pas ta femme ? et tu veux me tuer ; me tuer, moi, oh ! non, oh ! grĂące ! grĂące ! - Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grĂące et secours. " Wieland Ă©trangle sa femme et Ă©prouve d'ineffables dĂ©lices auprĂšs du cadavre expirĂ©. L'horreur de nos inventions modernes est ici surpassĂ©e. Brown s'Ă©tait formĂ© Ă la lecture de Caleb Williams, et il imitait dans Wieland une scĂšne d' Othello . A cette heure, les romanciers amĂ©ricains, Cooper, Washington-Irving, sont forcĂ©s de se rĂ©fugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands Ă©crivains de l'Angleterre s'est crĂ©olisĂ©e, provincialisĂ©e, barbarisĂ©e , sans avoir rien gagnĂ© en Ă©nergie au milieu de la nature vierge ; on a Ă©tĂ© obligĂ© de dresser des catalogues des expressions amĂ©ricaines. Quant aux poĂštes amĂ©ricains, leur langage a de l'agrĂ©ment ; mais ils s'Ă©lĂšvent peu au-dessus de l'ordre commun. Cependant, l' Ode Ă la brise du soir , le Lever du soleil sur la montagne , le Torrent , et quelques autres poĂ©sies, mĂ©ritent d'ĂȘtre parcourues. Halleck a chantĂ© Botzaris expirant, et Georges Hill a errĂ© parmi les ruines de la GrĂšce " O, AthĂšnes ! dit-il, c'est donc toi, reine solitaire, reine dĂ©trĂŽnĂ©e !... ParthĂ©non, roi des temples tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dĂ©rober leurs prĂȘtres et leurs dieux. " Il me plaĂźt, Ă moi voyageur aux rivages de l'HellĂ©nie et de l'Atlantide, d'entendre la voix indĂ©pendante d'une terre inconnue Ă l'antiquitĂ© gĂ©mir sur la libertĂ© perdue du vieux monde. Dangers pour les Etats-Unis. Mais l'AmĂ©rique conservera-t-elle la forme de son gouvernement ? Les Etats ne se diviseront-ils pas ? Un dĂ©putĂ© de la Virginie n'a-t-il pas dĂ©jĂ soutenu la thĂšse de la libertĂ© antique avec des esclaves rĂ©sultat du paganisme, contre un dĂ©putĂ© du Massachusetts, dĂ©fendant la cause de la libertĂ© moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite ? Les Etats du nord et du midi ne sont-ils pas opposĂ©s d'esprit et d'intĂ©rĂȘts ? Les Etats de l'ouest, trop Ă©loignĂ©s de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un rĂ©gime Ă part ? D'un cĂŽtĂ©, le lien fĂ©dĂ©ral est-il assez fort pour maintenir l'union et contraindre chaque Etat Ă s'y resserrer ? D'un autre cĂŽtĂ©, si l'on augmente le pouvoir de la prĂ©sidence, le despotisme n'arrivera-t-il pas avec les gardes et les privilĂšges du dictateur ? L'isolement des Etats-Unis leur a permis de naĂźtre et de grandir il est douteux qu'ils eussent pu vivre et croĂźtre en Europe. La Suisse fĂ©dĂ©rale subsiste au milieu de nous pourquoi ? parce qu'elle est petite, pauvre, cantonnĂ©e au giron des montagnes ; pĂ©piniĂšre de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs. SĂ©parĂ©e de l'ancien monde, la population des Etats-Unis habite encore la solitude ; ses dĂ©serts ont Ă©tĂ© sa libertĂ© mais dĂ©jĂ les conditions de son existence s'altĂšrent. L'existence des dĂ©mocraties du Mexique, de la Colombie, du PĂ©rou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troublĂ©es qu'elles sont, est un danger. Lorsque les Etats-Unis n'avaient auprĂšs d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre sĂ©rieuse n'Ă©tait probable ; maintenant des rivalitĂ©s ne sont-elles pas Ă craindre ? que de part et d'autre on coure aux armes, que l'esprit militaire s'empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trĂŽne la gloire aime les couronnes. J'ai dit que les Etats du nord, du midi et de l'ouest Ă©taient divisĂ©s d'intĂ©rĂȘts ; chacun le sait ces Etats rompant l'union, les rĂ©duira-t-on par les armes ? Alors, quel ferment d'inimitiĂ©s rĂ©pandu dans le corps social ! Les Etats dissidents maintiendront-ils leur indĂ©pendance ? Alors, quelles discordes n'Ă©clateront-elles pas parmi ces Etats Ă©mancipĂ©s ! Ces rĂ©publiques d'outre-mer, dĂ©sengrenĂ©es, ne formeraient plus que des unitĂ©s dĂ©biles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguĂ©es par l'une d'entre elles. Je laisse de cĂŽtĂ© le grave sujet des alliances et des interventions Ă©trangĂšres. Le Kentucky, peuplĂ© d'une race d'hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destinĂ© Ă devenir l'Etat conquĂ©rant. Dans cet Etat qui dĂ©vorerait les autres, le pouvoir d'un seul ne tarderait pas Ă s'Ă©lever sur la ruine du pouvoir de tous. J'ai parlĂ© du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d'une longue paix. Les Etats-Unis, depuis leur Ă©mancipation, ont joui, Ă quelques mois prĂšs, de la tranquillitĂ© la plus profonde tandis que cent batailles Ă©branlaient l'Europe, ils cultivaient leurs champs en sĂ»retĂ©. De lĂ un dĂ©bordement de population et de richesses, avec tous les inconvĂ©nients de la surabondance des richesses et des populations. Si des hostilitĂ©s survenaient chez un peuple imbelle [Latinisme littĂ©ralement, impropre Ă la guerre, peuple pacifique.] , saurait-on rĂ©sister ? Les fortunes et les moeurs consentiraient-elles Ă des sacrifices ? Comment renoncer aux usances cĂąlines, au confort, au bien-ĂȘtre indolent de la vie ? La Chine et l'Inde, endormies dans leur mousseline ont constamment subi la domination Ă©trangĂšre. Ce qui convient Ă la complexion d'une sociĂ©tĂ© libre, c'est un Ă©tat de paix modĂ©rĂ© par la guerre, et un Ă©tat de guerre attrempĂ© de paix. Les AmĂ©ricains ont dĂ©jĂ portĂ© trop longtemps de suite la couronne d'olivier l'arbre qui la fournit n'est pas naturel Ă leur rive. L'esprit mercantile commence Ă les envahir ; l'intĂ©rĂȘt devient chez eux le vice national. DĂ©jĂ , le jeu des banques des divers Etats s'entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la libertĂ© produit de l'or, une rĂ©publique industrielle fait des prodiges ; mais quand l'or est acquis ou Ă©puisĂ©, elle perd son amour de l'indĂ©pendance non fondĂ© sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l'industrie. De plus, il est difficile de crĂ©er une patrie parmi des Etats qui n'ont aucune communautĂ© de religion et d'intĂ©rĂȘts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers vivent sur un sol diffĂ©rent et sous un diffĂ©rent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la GĂ©orgie, tous rĂ©putĂ©s AmĂ©ricains ? Celui-lĂ lĂ©ger et duelliste ; celui-lĂ catholique, paresseux et superbe ; celui-lĂ luthĂ©rien, laboureur et sans esclaves ; celui-lĂ anglican et planteur avec des nĂšgres ; celui-lĂ puritain et nĂ©gociant ; combien faudra-t-il de siĂšcles pour rendre ces Ă©lĂ©ments homogĂšnes ! Une aristocratie chrysogĂšne est prĂȘte Ă paraĂźtre avec l'amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu'il rĂšgne un niveau gĂ©nĂ©ral aux Etats-Unis c'est une complĂšte erreur. Il y a des sociĂ©tĂ©s qui se dĂ©daignent et ne se voient point entre elles ; il y a des salons oĂč la morgue des maĂźtres surpasse celle d'un prince allemand Ă seize quartiers. Ces nobles-plĂ©bĂ©iens aspirent Ă la caste, en dĂ©pit du progrĂšs des lumiĂšres qui les a faits Ă©gaux et libres. Quelques-uns d'entre eux ne parlent que de leurs aĂŻeux, fiers barons, apparemment bĂątards et compagnons de Guillaume-le-BĂątard. Ils Ă©talent les blasons de chevalerie de l'ancien monde, ornĂ©s des serpents, des lĂ©zards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage rĂ©publicain, s'il a soin de se surnommer marquis , est considĂ©rĂ© sur les bateaux Ă vapeur. L'Ă©norme inĂ©galitĂ© des fortunes menace encore plus sĂ©rieusement de tuer l'esprit d'Ă©galitĂ©. Tel AmĂ©ricain possĂšde un ou deux millions de revenu ; aussi, les Yankees de la grande sociĂ©tĂ© ne peuvent-ils dĂ©jĂ plus vivre comme Franklin le vrai gentleman , dĂ©goĂ»tĂ© de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux ; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l'extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rĂŽdeurs de la Caroline ou de la Virginie achĂštent des ruines d'abbayes en France, et plantent, Ă Melun, des jardins anglais avec des arbres amĂ©ricains. Naples envoie Ă New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs joies exotiques qui ne rendent pas l'Union plus gaie. On s'y divertit en se jetant dans la cataracte de Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine Ă faire rire. Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'en mĂȘme temps que dĂ©borde l'inĂ©galitĂ© des fortunes et qu'une aristocratie commence, la grande impulsion Ă©galitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers Ă cacher leur luxe, Ă dissimuler leurs richesses, de crainte d'ĂȘtre assommĂ©s par leurs voisins. On ne reconnaĂźt point la puissance exĂ©cutive ; on chasse Ă volontĂ© les autoritĂ©s locales que l'on a choisies, et on leur substitue des autoritĂ©s nouvelles. Cela ne trouble point l'ordre ; la dĂ©mocratie pratique est observĂ©e, et l'on se rit des lois posĂ©es par la mĂȘme dĂ©mocratie en thĂ©orie. L'esprit de famille existe peu ; aussitĂŽt que l'enfant est en Ă©tat de travailler, il faut, comme l'oiseau emplumĂ©, qu'il vole de ses propres ailes. De ces gĂ©nĂ©rations Ă©mancipĂ©es dans un hĂątif orphelinage et des Ă©migrations qui arrivent de l'Europe, il se forme des compagnies nomades qui dĂ©frichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s'attacher au sol ; elles commencent des maisons dans le dĂ©sert oĂč le propriĂ©taire passager restera Ă peine quelques jours. Un Ă©goĂŻsme froid et dur rĂšgne dans les villes ; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c'est tout l'entretien ; on se croirait Ă la Bourse ou au comptoir d'une grande boutique. Les journaux d'une dimension immense, sont remplis d'expositions d'affaires ou de caquets grossiers. Les AmĂ©ricains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d'un climat oĂč la nature vĂ©gĂ©tale paraĂźt avoir profitĂ© aux dĂ©pens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distinguĂ©s, mais non pas tout Ă fait mise hors d'examen par la rĂ©futation mĂȘme ? on pourrait s'enquĂ©rir si l'AmĂ©ricain n'a pas Ă©tĂ© trop tĂŽt usĂ© dans la libertĂ© philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisĂ©. En somme, les Etats-Unis donnent l'idĂ©e d'une colonie et non d'une patrie-mĂšre ils n'ont point de passĂ©, les moeurs s'y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idĂ©es politiques entraient dans une phase ascendante cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapiditĂ© extraordinaire. La sociĂ©tĂ© permanente semble devenir impraticable chez eux, d'un cĂŽtĂ© par l'extrĂȘme ennui des individus, de l'autre par l'impossibilitĂ© de rester en place, et par la nĂ©cessitĂ© de mouvement qui les domine car on n'est jamais bien fixĂ© lĂ oĂč les pĂ©nates sont errants. PlacĂ© sur la route des ocĂ©ans, Ă la tĂȘte des opinions progressives aussi neuves que son pays, l'AmĂ©ricain semble avoir reçu de Colomb plutĂŽt la mission de dĂ©couvrir d'autres univers que de les crĂ©er. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Retour en Europe. - Naufrage. Revenu du dĂ©sert Ă Philadelphie, comme je l'ai dĂ©jĂ dit, et ayant Ă©crit sur le chemin Ă la hĂąte ce que je viens de raconter , comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j'attendais ; ce fut le commencement des embarras pĂ©cuniaires oĂč j'ai Ă©tĂ© plongĂ© le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitĂŽt que nous nous sommes vus. Selon HĂ©rodote certaines fourmis de l'Inde ramassaient des tas d'or ; d'aprĂšs AthĂ©nĂ©e, le soleil avait donnĂ© Ă Hercule un vaisseau d'or pour aborder Ă l'Ăźle d'Erythia, retraite des HespĂ©rides bien que fourmi, je n'ai pas l'honneur d'appartenir Ă la grande famille indienne, et bien que navigateur, je n'ai jamais traversĂ© l'eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bĂątiment de cette espĂšce qui me ramena d'AmĂ©rique en Europe. Le capitaine me donna mon passage Ă crĂ©dit. Le 10 de dĂ©cembre 1791, je m'embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, par divers motifs, retournaient comme moi en France. La dĂ©signation du navire Ă©tait le Havre. Un coup de vent d'ouest nous prit au dĂ©bouquer de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours Ă l'autre bord de l'Atlantique. Souvent Ă mĂąt et Ă corde ; Ă peine pouvions-nous mettre Ă la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau gouvernant Ă l'estime, fuyait devant la lame. Je traversai l'ocĂ©an au milieu des ombres ; jamais il ne m'avait paru si triste. Moi-mĂȘme, plus triste, je revenais trompĂ© dĂšs mon premier pas dans la vie " On ne bĂątit point de palais sur la mer ", dit le poĂšte persan Feryd-Eddin. J'Ă©prouvais je ne sais quelle pesanteur de coeur, comme Ă l'approche d'une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinĂ©e, ou j'Ă©crivais, plus gĂȘnĂ© de leur mouvement qu'occupĂ© de leur menace. Loin de calmer, la tempĂȘte augmentait Ă mesure que nous approchions de l'Europe, mais d'un souffle Ă©gal ; il rĂ©sultait de l'uniformitĂ© de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hĂąve et la mer plombĂ©e. Le capitaine, n'ayant pu prendre hauteur, Ă©tait inquiet ; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l'horizon avec une lunette. Une vigie Ă©tait placĂ©e sur le beauprĂ©, une autre dans le petit hunier du grand mĂąt. La lame devenait courte et la couleur de l'eau changeait, signes des approches de la terre de quelle terre ? Les matelots bretons ont ce proverbe " Celui qui voit Belle-Isle, voit son Ăźle ; celui qui voit Groie, voit sa joie ; celui qui voit Ouessant, voit son sang. " J'avais passĂ© deux nuits Ă me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les tĂ©nĂšbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et dĂ©couvrait le pont c'Ă©tait tout autour de nous une Ă©meute de vagues. FatiguĂ© des chocs et des heurts, Ă l'entrĂ©e de la troisiĂšme nuit je m'allai coucher. Le temps Ă©tait horrible ; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. BientĂŽt j'entends courir d'un bout du pont Ă l'autre et tomber des paquets de cordages j'Ă©prouve le mouvement que l'on ressent lorsqu'un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l'Ă©chelle de l'entrepont s'ouvre ; une voix effrayĂ©e appelle le capitaine cette voix, au milieu de la nuit et de la tempĂȘte, avait quelque chose de formidable. Je prĂȘte l'oreille ; il me semble ouĂŻr des marins discutant sur le gisement d'une terre. Je me jette en bas de mon branle ; une vague enfonce le chĂąteau de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pĂȘle-mĂȘle tables, lits, coffres, meubles et armes ; je gagne le tillac Ă demi-noyĂ©. En mettant la tĂȘte hors de l'entrepont, je fus frappĂ© d'un spectacle sublime. Le bĂątiment avait essayĂ© de virer de bord ; mais n'ayant pu y parvenir, il s'Ă©tait affalĂ© sous le vent. A la lueur de la lune Ă©cornĂ©e, qui Ă©mergeait des nuages pour s'y replonger aussitĂŽt, on dĂ©couvrait sur les deux bords du navire, Ă travers une brume jaune, des cĂŽtes hĂ©rissĂ©es de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal oĂč nous nous trouvions engouffrĂ©s ; tantĂŽt ils s'Ă©panouissaient en Ă©cumes et en Ă©tincelles ; tantĂŽt ils n'offraient qu'une surface huileuse et vitreuse, marbrĂ©e de taches noires, cuivrĂ©es, verdĂątres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l'abĂźme et ceux du vent Ă©taient confondus ; l'instant d'aprĂšs, on distinguait le dĂ©taler des courants, le sifflement des rĂ©cifs, la voix de la lame lointaine. De la concavitĂ© du bĂątiment sortaient des bruits qui faisaient battre le coeur aux plus intrĂ©pides matelots. La proue du navire tranchait la masse Ă©paisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d'eau s'Ă©coulaient en tourbillonnant, comme Ă l'Ă©chappĂ©e d'une Ă©cluse. Au milieu de ce fracas, rien n'Ă©tait aussi alarmant qu'un certain murmure sourd, pareil Ă celui d'un vase qui se remplit. EclairĂ©s d'un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route Ă©taient dĂ©ployĂ©s sur une cage Ă poulets. Dans l'habitacle de la boussole une rafale avait Ă©teint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous Ă©tions entrĂ©s dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant Ă chaque vague, courait en dĂ©rive entre l'Ăźle de Guernesey et celle d'Aurigny, Le naufrage parut inĂ©vitable, et les passagers serrĂšrent ce qu'ils avaient de plus prĂ©cieux afin de le sauver. Il y avait parmi l'Ă©quipage des matelots français ; un d'entre eux, au dĂ©faut d'aumĂŽnier, entonna ce cantique Ă Notre-Dame de Bon-secours , premier enseignement de mon enfance ; je le rĂ©pĂ©tai Ă la vue des cĂŽtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mĂšre. Les matelots amĂ©ricains-protestants se joignaient de coeur aux chants de leurs camarades français-catholiques le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs voeux. Passagers et marins, tous Ă©taient sur le pont, qui accrochĂ© aux manoeuvres, qui au bordage qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n'ĂȘtre pas balayĂ© de la lame ou versĂ© Ă la mer par le roulis. Le capitaine criait " Une hache ! une hache ! " pour couper les mĂąts ; et le gouvernail dont le timon avait Ă©tĂ© abandonnĂ©, allait, tournant sur lui-mĂȘme, avec un bruit rauque. Un essai restait Ă tenter la sonde ne marquait plus que quatre brasses sur un banc de sable qui traversait le chenal ; il Ă©tait possible que la lame nous fĂźt franchir le banc et nous portĂąt dans une eau profonde mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun ? Un faux coup de barre, nous Ă©tions perdus. Un de ces hommes qui jaillissent des Ă©vĂ©nements et qui sont les enfants spontanĂ©s du pĂ©ril, se trouva un matelot de New-York s'empare de la place dĂ©sertĂ©e du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux Ă©pars et diluviĂ©s, tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tĂȘte tournĂ©e, il regardait Ă la poupe l'ondulĂ©e qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu'une mer envahissant les flots d'une autre mer de grands oiseaux blancs, au vol calme, la prĂ©cĂšdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait ; il se fit un silence profond ; tous les visages blĂȘmirent. La houle arrive au moment oĂč elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre ; le vaisseau, prĂšs de tomber sur le flanc, prĂ©sente l'arriĂšre et la lame qui paraĂźt nous engloutir, nous soulĂšve. On jette la sonde ; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu'au ciel et nous y joignons le cri de Vive le Roi ! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI ; il ne profita qu'Ă nous. DĂ©gagĂ©s des deux Ăźles, nous ne fĂ»mes pas hors de danger ; nous ne pouvions parvenir Ă nous Ă©lever au-dessus de la cĂŽte de Granville. Enfin la marĂ©e retirante nous emporta et nous doublĂąmes le cap de La Hougue. Je n'Ă©prouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d'ĂȘtre sauvĂ©. Mieux vaut dĂ©guerpir de la vie quand on est jeune, que d'en ĂȘtre chassĂ© par le temps. Le lendemain, nous entrĂąmes au Havre. Toute la population Ă©tait accourue pour nous voir. Nos mĂąts de hune Ă©taient rompus, nos chaloupes emportĂ©es, le gaillard d'arriĂšre rasĂ©, et nous embarquions l'eau Ă chaque tangage. Je descendis Ă la jetĂ©e. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J'amenais avec moi, non des Esquimaux des rĂ©gions polaires, mais deux sauvages d'une espĂšce inconnue Chactas et A t ala . 1. Je vais trouver ma mĂšre Ă Saint-Malo. - ProgrĂšs de la RĂ©volution. - Mon mariage. - 2. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbĂ© BarthĂ©lĂ©my. - Saint-Ange. - Théùtre. - 3. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. - 4. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. - 5. Opinion de M. de Malesherbes sur l'Ă©migration. - 6. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland. - BarrĂšre Ă l'Ermitage. - Seconde FĂ©dĂ©ration du 14 juillet. - PrĂ©paratifs d'Ă©migration. - 7. J'Ă©migre avec mon frĂšre. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontiĂšre. - 8. Bruxelles. - DĂźner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - DĂ©part pour l'armĂ©e des Princes. - Route. - Rencontre de l'armĂ©e prussienne. - J'arrive Ă TrĂšves. - 9. ArmĂ©e des Princes. - Amphithéùtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. - 10. Vie de soldat. - DerniĂšre reprĂ©sentation de l'ancienne France militaire. - 11. Commencement du siĂšge de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. - 12. Continuation du siĂšge. - Contrastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Patrouille. - Rencontre imprĂ©vue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. - 13. MarchĂ© du camp. - 14. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle Ă©tait ma compagnie aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. - 15. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. - 16. LevĂ©e du siĂšge. - EntrĂ©e Ă Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-vĂ©role. Londres,d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. Je vais trouver ma mĂšre Ă Saint Malo. - ProgrĂšs de la RĂ©volution. - Mon mariage. J'Ă©crivis Ă mon frĂšre, Ă Paris, le dĂ©tail de ma traversĂ© lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prĂȘter la somme nĂ©cessaire pour payer mon passage. Mon frĂšre me rĂ©pondit qu'il venait d'envoyer ma lettre Ă ma mĂšre. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit Ă mĂȘme de me libĂ©rer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile Ă©tait auprĂšs d'elle avec mon oncle de BedĂ©e et sa famille. Ces renseignements me dĂ©cidĂšrent Ă me rendre Ă Saint-Malo, oĂč je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon Ă©migration prochaine. Les rĂ©volutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours ; je trouvai celle que j'avais laissĂ©e en France Ă©normĂ©ment Ă©largie et dĂ©bordant ses rivages ; je l'avais quittĂ©e avec Mirabeau sous la Constituante , je la retrouvai avec Danton sous la LĂ©gislative . Le traitĂ© de Pilnitz, du 27 aoĂ»t 1791 avait Ă©tĂ© connu Ă Paris. Le 14 dĂ©cembre 1791, lorsque j'Ă©tais au milieu des tempĂȘtes, le Roi annonça qu'il avait Ă©crit aux princes du corps germanique notamment Ă l'Ă©lecteur de TrĂšves sur les armements de l'Allemagne. Les frĂšres de Louis XVI, le prince de CondĂ©, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau et M. de La Queuille furent presque aussitĂŽt dĂ©clarĂ©s traĂźtres. DĂšs le 9 de novembre un prĂ©cĂ©dent dĂ©cret avait frappĂ© les autres Ă©migrĂ©s c'Ă©tait dans ces rangs dĂ©jĂ proscrits que j'accourais me placer ; d'autres auraient peut-ĂȘtre reculĂ©, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du cĂŽtĂ© du plus faible l'orgueil de la victoire m'est insupportable. En me rendant du Havre Ă Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France les chĂąteaux brĂ»lĂ©s ou abandonnĂ©s ; les propriĂ©taires Ă qui l'on avait envoyĂ© des quenouilles, Ă©taient partis ; les femmes vivaient rĂ©fugiĂ©es dans les villes. Les hameaux et les bourgades gĂ©missaient sous la tyrannie des clubs affiliĂ©s au club central des Cordeliers, depuis rĂ©uni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la SociĂ©tĂ© monarchique ou des Feuillants , n'existait plus ; l'ignoble dĂ©nomination de sans-culottes Ă©tait devenue populaire ; on n'appelait le Roi que monsieur Veto ou mons Capet . Je fus reçu tendrement de ma mĂšre et de ma famille qui cependant dĂ©ploraient l'inopportunitĂ© de mon retour. Mon oncle, le comte de BedĂ©e, se disposait Ă passer Ă Jersey avec sa femme son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les Princes. Mon voyage d'AmĂ©rique avait fait brĂšche Ă ma fortune ; mes propriĂ©tĂ©s Ă©taient presque anĂ©anties dans mon partage de cadet par la suppression des droits fĂ©odaux ; les bĂ©nĂ©fices simples qui me devaient Ă©choir en vertu de mon affiliation Ă l'ordre de Malte, Ă©taient tombĂ©s avec les autres biens du clergĂ© aux mains de la nation. Ce concours de circonstances dĂ©cida de l'acte le plus grave de ma vie on me maria, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas. Vivait retirĂ© Ă Saint-Malo M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logĂ© chez lui dans cette derniĂšre ville lorsqu'il visita la Bretagne charmĂ© de son hĂŽte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite. M. de Lavigne eut deux fils l'un d'eux Ă©pousa mademoiselle de La PlaceliĂšre. Deux filles, nĂ©es de ce mariage, restĂšrent en bas Ăąge, orphelines de pĂšre et de mĂšre. L'aĂźnĂ©e se maria au comte du Plessis-Parscau, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-mĂȘme, cordon rouge et commandant des Ă©lĂšves de la marine Ă Brest ; la cadette, demeurĂ©e chez son grand-pĂšre, avait dix-sept ans lorsque, Ă mon retour d'AmĂ©rique j'arrivai Ă Saint-Malo. Elle Ă©tait blanche, dĂ©licate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclĂ©s. On estimait sa fortune de cinq Ă six cent mille francs. Mes soeurs se mirent en tĂȘte de me faire Ă©pouser mademoiselle de Lavigne, qui s'Ă©tait fort attachĂ©e Ă Lucile. L'affaire fut conduite Ă mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois mademoiselle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon Ă sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflĂ©e du vent, lorsque sur la grĂšve je me livrais aux caresses de ma vieille maĂźtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualitĂ© du mari. Toutes mes illusions Ă©taient vivantes, rien n'Ă©tait Ă©puisĂ© en moi ; l'Ă©nergie mĂȘme de mon existence avait doublĂ© par mes courses. J'Ă©tais tourmentĂ© de la muse. Lucile aimait mademoiselle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indĂ©pendance de ma fortune " Faites donc ! " dis-je. Chez moi l'homme public est inĂ©branlable, l'homme privĂ© est Ă la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour Ă©viter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un siĂšcle. Le consentement de l'aĂŻeul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu restait Ă conquĂ©rir un oncle maternel, M. de Vauvert, grand dĂ©mocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa niĂšce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'Ă©tais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mĂšre exigea que le mariage religieux fĂ»t fait par un prĂȘtre non assermentĂ© , ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lĂącha contre nous la magistrature, sous prĂ©texte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la prĂ©tendue enfance dans laquelle le grand-pĂšre M. de Lavigne, Ă©tait tombĂ©. Mademoiselle de Lavigne, devenue madame de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevĂ©e au nom de la justice et mise Ă Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en attendant l'arrĂȘt des tribunaux. Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais cĂŽtĂ© du roman la vĂ©ritĂ©. La cause fut plaidĂ©e, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles Ă©tant d'accord, M. de Vauvert se dĂ©sista de la poursuite. Le curĂ© constitutionnel, largement payĂ© ne rĂ©clama plus contre la premiĂšre bĂ©nĂ©diction nuptiale, et madame de Chateaubriand sortit du couvent, oĂč Lucile s'Ă©tait enfermĂ©e avec elle. C'Ă©tait une nouvelle connaissance que j'avais Ă faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais dĂ©sirer. Je ne sais s'il a jamais existĂ© une intelligence plus fine que celle de ma femme elle devine la pensĂ©e et la parole Ă naĂźtre sur le front ou sur les lĂšvres de la personne avec qui elle cause la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivĂ©, Ă©crivant de la maniĂšre la plus piquante, racontant Ă merveille, madame de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des idĂ©es qui ne sont pas les siennes, ou de dĂ©couvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionnĂ©, elle est instruite et bon juge. Les inconvĂ©nients de madame de Chateaubriand, si elle en a, dĂ©coulent de la surabondance de ses qualitĂ©s ; mes inconvĂ©nients trĂšs rĂ©els rĂ©sultent de la stĂ©rilitĂ© des miennes. Il est aisĂ© d'avoir de la rĂ©signation, de la patience, de l'obligeance gĂ©nĂ©rale, de la sĂ©rĂ©nitĂ© d'humeur, lorsqu'on ne prend Ă rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on rĂ©pond au malheur comme au bonheur par un dĂ©sespĂ©rĂ© et dĂ©sespĂ©rant " Qu'est-ce que cela fait ? " Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je Ă©tĂ© irrĂ©prochable envers elle ? Ai-je reportĂ© Ă ma compagne tous les sentiments qu'elle mĂ©ritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle goĂ»tĂ© pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais dĂ©mentie ? Elle a subi mes adversitĂ©s ; elle a Ă©tĂ© plongĂ©e dans les cachots de la Terreur, les persĂ©cutions de l'empire, les disgrĂąces de la Restauration, et n'a point trouvĂ© dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. PrivĂ©e d'enfants, qu'elle aurait eus peut-ĂȘtre dans une autre union, et qu'elle eĂ»t aimĂ©s avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mĂšre de famille, qui consolent une femme de ses belles annĂ©es, elle s'est avancĂ©e, stĂ©rile et solitaire vers la vieillesse. Souvent sĂ©parĂ©e de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dĂ©dommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiĂ©tudes sans cesse renaissantes lui ĂŽtent le sommeil et le temps de guĂ©rir ses maux je suis sa permanente infirmitĂ© et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a donnĂ©es aux soucis que je lui ai causĂ©s ? Pourrais-je opposer mes qualitĂ©s telles quelles Ă ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont Ă©levĂ© l'infirmerie de Marie-ThĂ©rĂšse en dĂ©pit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux auprĂšs des oeuvres de cette chrĂ©tienne ? Quand l'un et l'autre nous paraĂźtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamnĂ©. Somme toute, lorsque je considĂšre l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait gĂątĂ© ma destinĂ©e ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais Ă©tĂ© mieux accueilli de certaines sociĂ©tĂ©s et de certaines grandeurs de la terre ; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'a contrariĂ© elle ne m'a jamais arrĂȘtĂ©, parce que lĂ , comme en fait d'honneur, je ne juge que d'aprĂšs mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'Ă©tais restĂ© indĂ©pendant, et ces ouvrages eussent-ils Ă©tĂ© meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, oĂč, me mariant hors de France, j'aurais cessĂ© d'Ă©crire et renoncĂ© Ă ma patrie ? Si je ne me fusse pas mariĂ©, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livrĂ© en proie Ă quelque indigne crĂ©ature ? N'aurais-je pas gaspillĂ© et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les annĂ©es, toutes mes folies seraient passĂ©es ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets vieux garçon sans estime, ou trompĂ© ou dĂ©trompĂ©, vieil oiseau rĂ©pĂ©tant Ă qui ne l'Ă©couterait pas ma chanson usĂ©e. La pleine licence de mes dĂ©sirs n'aurait pas ajoutĂ© une corde de plus Ă ma lyre, un son plus Ă©mu Ă ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystĂšre de mes pensĂ©es, ont peut-ĂȘtre augmentĂ© l'Ă©nergie de mes accents, animĂ© mes ouvrages d'une fiĂšvre interne ; d'une flamme cachĂ©e, qui se fĂ»t dissipĂ©e Ă l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai achetĂ© d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je goĂ»te aujourd'hui. Je n'ai conservĂ© des maux de mon existence que la parue inguĂ©rissable. Je dois donc une tendre et Ă©ternelle reconnaissance Ă ma femme, dont l'attachement a Ă©tĂ© aussi touchant que profond et sincĂšre. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbĂ© BarthĂ©lĂ©my. - Saint Ange. - Théùtre. Je me mariai Ă la fin de mars 1792, et le 20 avril, l'AssemblĂ©e lĂ©gislative dĂ©clara la guerre Ă François II, qui venait de succĂ©der Ă son pĂšre LĂ©opold ; le 10 du mĂȘme mois, on avait bĂ©atifiĂ© Ă Rome BenoĂźt Labre voilĂ deux mondes. La guerre prĂ©cipita le reste de la noblesse hors de France. D'un cĂŽtĂ©, les persĂ©cutions redoublĂšrent, de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester Ă leurs foyers sans ĂȘtre rĂ©putĂ©s poltrons il fallut m'acheminer vers le camp que j'Ă©tais venu chercher de si loin. Mon oncle de BedĂ©e et sa famille s'embarquĂšrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes soeurs, Lucile et Julie. Nous avions fait arrĂȘter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac FĂ©tou, petit hĂŽtel de Villette. Je me hĂątai de chercher ma premiĂšre sociĂ©tĂ©. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du savant abbĂ© BarthĂ©lĂ©my et du poĂšte Saint-Ange. L'abbĂ© a trop dessinĂ© les gynĂ©cĂ©es d'AthĂšnes d'aprĂšs les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'Ă©tait pas un homme sans talent ; le talent est un don, une chose isolĂ©e ; il se peut rencontrer avec les autres facultĂ©s mentales, il peut en ĂȘtre sĂ©parĂ© Saint-Ange en fournissait la preuve ; il se tenait Ă quatre pour n'ĂȘtre pas bĂȘte, mais il ne pouvait s'en empĂȘcher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre manquait d'esprit, et malheureusement son caractĂšre Ă©tait au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gĂątĂ©s dans les Etudes de la nature par la borne de l'intelligence et par le dĂ©faut d'Ă©lĂ©vation d'Ăąme de l'Ă©crivain ! RulhiĂšre Ă©tait mort subitement, en 1791, avant mon dĂ©part pour l'AmĂ©rique. J'ai vu depuis sa petite maison Ă Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers D'Egmont avec l'Amour visita cette rive Une image de sa beautĂ© Se peignit un moment sur l'onde fugitive D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est restĂ©. Lorsque je quittai la France, les théùtres de Paris retentissaient encore du RĂ©veil d ' EpimĂ©nide et de ce couplet J'aime la vertu guerriĂšre De nos braves dĂ©fenseurs, Mais d'un peuple sanguinaire Je dĂ©teste les fureurs. A l'Europe redoutables, Soyons libres Ă jamais Mais soyons toujours aimables Et gardons l'esprit français. A mon retour, il n'Ă©tait plus question du RĂ©veil d ' EpimĂ©nide ; et si le couplet eĂ»t Ă©tĂ© chantĂ©, on aurait fait un mauvais parti Ă l'auteur. Charles IX avait prĂ©valu. La vogue de cette piĂšce tenait principalement aux circonstances ; le tocsin, un peuple armĂ© de poignards, la haine des rois et des prĂȘtres offraient une rĂ©pĂ©titon Ă huis clos de la tragĂ©die qui se jouait publiquement. Talma, dĂ©butant, continuait ses succĂšs. Tandis que la tragĂ©die rougissait les rues, la bergerie florissait au théùtre ; il n'Ă©tait question que d'innocents pasteurs et de virginales pastourelles champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, Ăąge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les roucoulants Tircis et les naĂŻves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait jouĂ© le rĂŽle de Colin, et mademoiselle ThĂ©roigne de MĂ©ricourt, celui de Babet. Les Conventionnels se piquaient d'ĂȘtre les plus bĂ©nins des hommes bons pĂšres, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse Ă leurs simples jeux, ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitiĂ©, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces bĂ©ats de philanthropie faisaient couper le cou Ă leurs voisins avec une extrĂȘme sensibilitĂ©, pour le plus grand bonheur de l'espĂšce humaine. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n'Ă©tait plus la RĂ©volution naissante, c'Ă©tait un peuple marchant ivre Ă ses destins, au travers des abĂźmes, par des voies Ă©garĂ©es. L'apparence du peuple n'Ă©tait plus tumultueuse, curieuse, empressĂ©e ; elle Ă©tait menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayĂ©es ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'ĂȘtre pas aperçus, ou qui rodaient cherchant leur proie des regards peureux et baissĂ©s se dĂ©tournaient de vous, ou d'Ăąpres regards se fixaient sur les vĂŽtres pour vous deviner et vous percer. La variĂ©tĂ© des costumes avait cessĂ© ; le vieux monde s'effaçait ; on avait endossĂ© la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'Ă©tait alors que le dernier vĂȘtement des condamnĂ©s Ă venir. Les licences sociales manifestĂ©es au rajeunissement de la France, les libertĂ©s de 1789, ces libertĂ©s fantasques et dĂ©rĂ©glĂ©es d'un ordre de choses qui se dĂ©truit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient dĂ©jĂ sous le sceptre populaire on sentait l'approche d'une jeune tyrannie plĂ©bĂ©ienne, fĂ©conde, il est vrai, et remplie d'espĂ©rances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royautĂ© car le peuple souverain Ă©tant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c'est la prĂ©sence universelle d'un universel TibĂšre. Dans la population parisienne se mĂȘlait une population Ă©trangĂšre de coupe-jarrets du midi ; l'avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journĂ©e du 10 aoĂ»t et les massacres de septembre, se faisait connaĂźtre Ă ses haillons, Ă son teint bruni, Ă son air de lĂąchetĂ© et de crime, mais de crime d'un autre soleil in vultu vitium , au visage le vice. A l'AssemblĂ©e lĂ©gislative, je ne reconnaissais personne Mirabeau et les premiĂšres idoles de nos troubles, ou n'Ă©taient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisĂ© par ma course en AmĂ©rique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut. Vue rĂ©trospective. La fuite du Roi du 21 juin 1791, fit faire Ă la RĂ©volution un pas immense. RamenĂ© Ă Paris le 25 du mĂȘme mois, il avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ© une premiĂšre fois, puisque l'AssemblĂ©e nationale dĂ©clara que les dĂ©crets auraient force de loi, sans qu'il fĂ»t besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal rĂ©volutionnaire, Ă©tait Ă©tablie Ă OrlĂ©ans. DĂšs cette Ă©poque, madame Roland demandait la tĂȘte de la Reine, en attendant que la RĂ©volution lui demandĂąt la sienne. L'attroupement du Champ-de-Mars avait eu lieu contre le dĂ©cret qui suspendait le Roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'Ă©tait agi de dĂ©clarer la dĂ©chĂ©ance de Louis XVI ; si elle eut eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas Ă©tĂ© commis ; la position du peuple français changeait par rapport Ă la monarchie et vis-Ă -vis de la postĂ©ritĂ©. Les Constituants qui s'opposĂšrent Ă la dĂ©chĂ©ance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la dĂ©chĂ©ance, l'auraient sauvĂ©e. Presque toujours, en politique, le rĂ©sultat est contraire Ă la prĂ©vision. Le 30 du mĂȘme mois de septembre 1791, l'AssemblĂ©e constituante tint sa derniĂšre sĂ©ance ; l'imprudent dĂ©cret du 17 mai prĂ©cĂ©dent, qui dĂ©fendait la réélection des membres sortants, engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires gĂ©nĂ©rales, que les rĂ©solutions particuliĂšres Ă des individus ou Ă des corps, alors mĂȘme qu'elles sont honorables. Le dĂ©cret du 29 septembre, pour le rĂšglement des sociĂ©tĂ©s populaires, ne servit qu'Ă les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de l'AssemblĂ©e constituante ; elle se sĂ©para le lendemain, et laissa Ă la France une rĂ©volution. AssemblĂ©e lĂ©gislative. - Clubs. L'AssemblĂ©e lĂ©gislative, installĂ©e le 1er octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles ensanglantĂšrent les dĂ©partements ; Ă Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le coeur de M. de Belzunce. Le Roi apposa son veto au dĂ©cret contre les Ă©migrĂ©s et Ă celui qui privait de tout traitement les ecclĂ©siastiques non assermentĂ©s. Ces actes lĂ©gaux augmentĂšrent l'agitation. PĂ©tion Ă©tait devenu maire de Paris. Les dĂ©putĂ©s dĂ©crĂ©tĂšrent d'accusation, le 1er janvier 1791, les princes Ă©migrĂ©s le 2, ils fixĂšrent Ă ce ler janvier le commencement de l'an IV de la libertĂ©. Vers le 13 fĂ©vrier, les bonnets rouges se montrĂšrent dans les rues de Paris, et la municipalitĂ© fit fabriquer des piques. Le manifeste des Ă©migrĂ©s parut le 1er mars. L'Autriche armait. Paris Ă©tait divisĂ© en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres. Le 20 mars 1791 l'AssemblĂ©e lĂ©gislative adopta la mĂ©canique sĂ©pulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exĂ©cuter. On l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprĂźt d'eux son oeuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau puisque des personnes, touchĂ©es de ses bons services lui faisaient prĂ©sent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine Ă meurtre, au moment mĂȘme oĂč elle Ă©tait nĂ©cessaire au crime est une preuve mĂ©morable de cette intelligence des faits coordonnĂ©s les uns aux autres, ou plutĂŽt une preuve de l'action cachĂ©e de la Providence, quand elle veut changer la face des empires. Le ministre Roland Ă l'instigation des Girondins avait Ă©tĂ© appelĂ© au conseil du Roi. Le 20 avril, la guerre fut dĂ©clarĂ©e au roi de Hongrie et de BohĂȘme. Marat publia l' Ami du peuple , malgrĂ© le dĂ©cret dont lui, Marat, Ă©tait frappĂ©. Le rĂ©giment Royal-Allemand et le rĂ©giment de Berchini dĂ©sertĂšrent. Isnard parlait de la perfidie de la cour. GensonnĂ© et Brissot dĂ©nonçaient le comitĂ© autrichien. Une insurrection Ă©clata Ă propos de la garde du Roi, qui fut licenciĂ©e. Le 28 mai, l'AssemblĂ©e se forma en sĂ©ances permanentes. Le 20 juin, le chĂąteau des Tuileries fut forcĂ© par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le prĂ©texte Ă©tait le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prĂȘtres ; le Roi courut risque de la vie. La patrie Ă©tait dĂ©crĂ©tĂ©e en danger, on brĂ»lait en effigie M. de La Fayette. Les fĂ©dĂ©rĂ©s de la seconde fĂ©dĂ©ration arrivaient ; les Marseillais, attirĂ©s par Danton, Ă©taient en marche ; ils entrĂšrent dans Paris le 30 juillet, et furent logĂ©s par PĂ©tion aux Cordeliers. Les Cordeliers. AuprĂšs de la tribune nationale, s'Ă©taient Ă©levĂ©es deux tribunes concurrentes celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres Ă la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'eĂ»t pas eu lieu, Paris faute d'un point de concentration, se serait divisĂ©, et les diffĂ©rentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux. Le club des Cordeliers Ă©tait Ă©tabli dans ce monastĂšre, dont une amende en rĂ©paration d'un meurtre avait servi Ă bĂątir l'Ă©glise sous saint Louis, en 1259 [Elle fut brĂ»lĂ©e en 1850.] ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs. Il y a des lieux qui semblent ĂȘtre le laboratoire des factions " Avis fut donnĂ©, dit L'Estoile 12 juillet 1593, au duc de Mayenne, de deux cents Cordeliers, arrivĂ©s Ă Paris, se fournissant d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblĂ©s aux Cordeliers, se dĂ©chargĂšrent de leurs armes. " Les ligueurs fanatiques avaient donc cĂ©dĂ© Ă nos rĂ©volutionnaires philosophes le monastĂšre des Cordeliers, comme une morgue. Les tableaux, les images sculptĂ©es ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s ; la basilique, Ă©corchĂ©e, ne prĂ©sentait plus aux yeux que ses ossements et ses arĂȘtes. Au chevet de l'Ă©glise, oĂč le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des Ă©tablis de menuisier servaient de bureau au prĂ©sident, quand la sĂ©ance se tenait dans l'Ă©glise. Sur ces Ă©tablis Ă©taient dĂ©posĂ©s des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter Ă la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutĂ©es, et traversĂ©es d'une planche dans leur X, comme un Ă©chafaud. DerriĂšre le prĂ©sident, avec une statue de la LibertĂ©, on voyait de prĂ©tendus instruments de l'ancienne justice, instruments supplĂ©es par un seul, la machine Ă sang, comme les mĂ©caniques compliquĂ©es sont remplacĂ©es par le bĂ©lier hydraulique. Le club des Jacobins Ă©purĂ©s emprunta quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers. Orateurs. Les orateurs, unis pour dĂ©truire, ne s'entendaient ni sur les chefs Ă choisir, ni sur les moyens Ă employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de voleurs, de massacreurs, Ă la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs diffĂ©rents groupes de diables. Les mĂ©taphores Ă©taient prises du matĂ©riel des meurtres, empruntĂ©es des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirĂ©es des lieux consacrĂ©s aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout Ă©tait appelĂ© par son nom avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscĂšne et impie de jurements et de blasphĂšmes. DĂ©truire et produire, mort et gĂ©nĂ©ration, on ne dĂ©mĂȘlait que cela Ă travers l'argot sauvage dont les oreilles Ă©taient assourdies. Les harangueurs, Ă la voix grĂȘle ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants les petites chouettes noires du cloĂźtre sans moines et du clocher sans cloches s'Ă©jouissaient aux fenĂȘtres brisĂ©es, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord Ă l'ordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence ; elles tombaient palpitantes, blessĂ©es et fatidiques, au milieu du PandĂ©monium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux des stalles dĂ©mantibulĂ©es, des tronçons de saints roulĂ©s et poussĂ©s contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottĂ©s, poudreux, soĂ»ls, suants, en carmagnole percĂ©e, la pique sur l'Ă©paule ou les bras nus croisĂ©s. Les plus difformes de la bande obtenaient de prĂ©fĂ©rence la parole. Les infirmitĂ©s de l'Ăąme et du corps ont jouĂ© un rĂŽle dans nos troubles l'amour-propre en souffrance a fait de grands rĂ©volutionnaires. Marat et ses amis. D'aprĂšs ces prĂ©sĂ©ances de hideur, passait successivement, mĂȘlĂ©e aux fantĂŽmes des Seize, une sĂ©rie de tĂȘtes de gorgones. L'ancien mĂ©decin des gardes-du-corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat, les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrĂ©s, pĂ©rorait le premier en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou Ă la cour du peuple, il s'Ă©criait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalitĂ© de politesse que l'ancienne Ă©ducation mettait sur toutes les faces " Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille tĂȘtes ! " A ce Caligula de carrefour succĂ©dait le cordonnier athĂ©e, Chaumette. Celui-ci Ă©tait suivi du procureur-gĂ©nĂ©ral de la lanterne , Camille Desmoulins, CicĂ©ron bĂšgue, conseiller public de meurtres, Ă©puisĂ© de dĂ©bauches solitaire, lĂ©ger rĂ©publicain Ă calembours et Ă bons mots, diseur de gaudrioles de cimetiĂšre, lequel dĂ©clara qu'aux massacres de septembre, tout s ' Ă©tait passĂ© avec ordre . Il consentait Ă devenir Spartiate, pourvu qu'on laissĂąt la façon du brouet noir au restaurateur MĂ©ot. FouchĂ©, accouru de Juilly et de Nantes, Ă©tudiait le dĂ©sastre sous ces docteurs dans le cercle des bĂȘtes fĂ©roces attentives au bas de la chaire, il avait l'air d'une hyĂšne habillĂ©e. Il haleinait les futures effluves du sang ; il humait dĂ©jĂ l'encens, des processions Ă Ăąnes et Ă bourreaux , en attendant le jour ou, chassĂ© du club dĂ©s Jacobins, comme voleur, athĂ©e, assassin, il serait choisi pour ministre. Quand Marat Ă©tait descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maĂźtres ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds ; le bousculaient avec des huĂ©es, ce qui ne l'empĂȘcha pas de devenir le chef de la multitude, de monter Ă l'horloge de l'hĂŽtel-de-ville, d'y sonner le tocsin d'un massacre gĂ©nĂ©ral, et de triompher au tribunal rĂ©volutionnaire. Marat, comme le PĂ©chĂ© de Milton, fut violĂ© par la Mort ChĂ©nier fit son apothĂ©ose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Evangile, on lui dĂ©dia cette priĂšre " Coeur de JĂ©sus, coeur de Marat, ĂŽ sacrĂ© coeur de JĂ©sus, ĂŽ sacrĂ© coeur de Marat ! " Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide prĂ©cieuse du garde-meuble. On visitait dans un cĂ©notaphe de gazon Ă©levĂ© sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'Ă©critoire de la divinitĂ©. Puis le vent tourna l'immondice, versĂ©e de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidĂ©e Ă l'Ă©gout. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. Les scĂšnes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le tĂ©moin, Ă©taient dominĂ©es et prĂ©sidĂ©es par Danton, Hun Ă taille de Goth, Ă nez camus, Ă narines au vent, Ă mĂ©plats couturĂ©s, Ă face de gendarme mĂ©langĂ© de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son Ă©glise, comme dans la carcasse des siĂšcles, Danton, avec ses trois furies mĂąles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brĂ»ler tout ce qui Ă©tait dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noyĂąt tous les dĂ©tenus ; Marat se dĂ©clara pour un massacre gĂ©nĂ©ral. On implorait Danton pour les victimes " Je me f... des prisonniers ", rĂ©pondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres Ă rĂ©pĂ©ter dans les dĂ©partements l'Ă©normitĂ© perpĂ©trĂ©e aux Carmes et Ă l'Abbaye. Prenons garde Ă l'histoire Sixte-Quint Ă©gala pour le salut des hommes le dĂ©vouement de Jacques ClĂ©ment au mystĂšre de l'Incarnation, comme on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX Ă©crivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint BarthĂ©lĂ©my, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins Ă©taient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI Ă l'instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouvĂ©s mĂȘlĂ©s Ă un grand mouvement social, on s'est, trĂšs mal Ă propos, figurĂ© que ces crimes avaient produit les grandeurs de la RĂ©volution, dont ils n'Ă©taient que les affreux pastiches d'une belle nature souffrante, des esprits passionnĂ©s ou systĂ©matiques n'ont admirĂ© que la convulsion. Danton, plus franc que les Anglais, disait " Nous ne jugerons pas le Roi, nous le tuerons. " Il disait aussi " Ces prĂȘtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gĂȘnent l'avenir. " Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune Ă©tendue de gĂ©nie car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut ĂȘtre retranchĂ© de l'ordre politique sans le faire pĂ©rir, ce qui est faux. Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait ; il ne s'Ă©tait affublĂ© du manteau rĂ©volutionnaire que pour arriver Ă la fortune. " Venez brailler avec nous ", conseillait-il Ă un jeune homme ; " quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez. " Il confessa que s'il ne s'Ă©tait pas livrĂ© Ă la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher effronterie d'une intelligence qui se connaĂźt et d'une corruption qui s'avoue Ă gueule bĂ©e . InfĂ©rieur, mĂȘme en laideur, Ă Mirabeau dont il avait Ă©tĂ© l'agent, Danton fut supĂ©rieur Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donnĂ© son nom Ă ses crimes. Il conservait le sens religieux " Nous n'avons pas ", disait-il, " dĂ©truit la superstition pour Ă©tablir l'athĂ©isme. " Ses passions auraient pu ĂȘtre bonnes, par cela seul qu'elles Ă©taient des passions. On doit faire la part du caractĂšre dans les actions des hommes les coupables Ă imagination comme Danton semblent, en raison mĂȘme de l'exagĂ©ration de leurs dits et dĂ©portements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple pris collectivement, le peuple est un poĂšte, auteur et acteur ardent de la piĂšce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excĂšs ne sont pas tant l'instinct d'une cruautĂ© native que le dire d'une foule enivrĂ©e de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donnĂ© au tableau et Ă l'Ă©motion. Danton fut attrapĂ© au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servit de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de rĂ©pondre avec courage et noblesse, de faire hĂ©siter le tribunal, de mettre en pĂ©ril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement sur des forfaits par qui la puissance mĂȘme de ses ennemis avait Ă©tĂ© créée, de s'Ă©crier, saisi d'un stĂ©rile repentir " C'est moi qui ai fait instituer ce tribunal infĂąme j'en demande pardon Ă Dieu et aux hommes ! " phrase qui plus d'une fois a Ă©tĂ© pillĂ©e. C'Ă©tait avant d'ĂȘtre traduit au tribunal, qu'il fallait en dĂ©clarer l'infamie. Il ne restait Ă Danton qu'Ă se montrer aussi impitoyable Ă sa propre mort qu'il l'avait Ă©tĂ© Ă celle de ses victimes, qu'Ă dresser son front plus haut que le coutelas suspendu c'est ce qu'il fit. Du théùtre de la Terreur, oĂč ses pieds se collaient dans le sang Ă©paissi de la veille, aprĂšs avoir promenĂ© un regard de mĂ©pris et de domination sur la foule, il dit au bourreau " Tu montreras ma tĂȘte au peuple ; elle en vaut la peine. " Le chef de Danton demeura aux mains de l'exĂ©cuteur, tandis que l'ombre acĂ©phale alla se mĂȘler aux ombres dĂ©capitĂ©es de ses victimes c'Ă©tait encore de l'Ă©galitĂ©. Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine, pĂ©rirent de la mĂȘme maniĂšre que leur prĂȘtre. A l'Ă©poque oĂč l'on faisait des pensions Ă la guillotine, oĂč l'on portait alternativement Ă la boutonniĂšre de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, ou un petit morceau de coeur de guillotinĂ©, Ă l'Ă©poque oĂč l'on vocifĂ©rait Vive l ' enfer ! oĂč l'on cĂ©lĂ©brait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, oĂč l'on trinquait au nĂ©ant ; oĂč l'on dansait tout nu le chahut des trĂ©passĂ©s, pour n'avoir pas la peine de se dĂ©shabiller en allant les rejoindre ; Ă cette Ă©poque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier banquet Ă la derniĂšre facĂ©tie de la douleur. Desmoulins fut conviĂ© au tribunal de Fouquier-Tinville " Quel Ăąge as-tu ? " lui demanda le prĂ©sident. " L'Ăąge du sans-culotte JĂ©sus ", rĂ©pondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces Ă©gorgeurs de chrĂ©tiens Ă confesser incessamment le nom du Christ. Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses Ă©garements. Il donna le signal de la rĂ©action contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'Ă©nergie en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'Ă©loquence Ă l'intrĂ©pide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'un grand air les Ă©chafauds qu'il avait aidĂ© Ă Ă©lever. Conformant sa conduite Ă ses paroles, il ne consentit point Ă son supplice ; il se colleta avec l'exĂ©cuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'Ă moitiĂ© dĂ©chirĂ©. Fabre d'Eglantine, auteur d'une piĂšce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prĂȘtĂ© son ministĂšre aux assassins du prĂ©sident Brisson, ne se pouvait rĂ©soudre Ă la corde. Il paraĂźt qu'on n'apprend pas Ă mourir en tuant les autres. Les dĂ©bats, aux Cordeliers, me constatĂšrent le fait d'une sociĂ©tĂ© dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'AssemblĂ©e constituante commencer le meurtre de la royautĂ©, en 1789 et 1790 ; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livrĂ© en 1792 aux boyaudiers lĂ©gislateurs ils l'Ă©ventraient et le dissĂ©quaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers dĂ©pecĂšrent et brĂ»lĂšrent le corps du BalafrĂ© dans les souterrains du chĂąteau de Blois. De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une sociĂ©tĂ© naissante en AmĂ©rique et une sociĂ©tĂ© mourante en Europe ; entre les forĂȘts du Nouveau Monde et les solitudes de l'exil je n'avais pas comptĂ© quelques mois sur le sol Ă©tranger, que ces amants de la mort s'Ă©taient dĂ©jĂ Ă©puisĂ©s avec elle. A la distance oĂč je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte elles complĂštent les songes variĂ©s de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Opinion de M. de Malesherbes sur l'Ă©migration. Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais Ă faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne je courais Ă l'armĂ©e des Princes, je revenais en courant pourfendre la RĂ©volution ; le tout Ă©tant terminĂ© en deux ou trois mois. Je hissais ma voile et retournais au Nouveau-Monde avec une rĂ©volution de moins et un mariage de plus. Et cependant, mon zĂšle surpassait ma foi ; je sentais que l'Ă©migration Ă©tait une sottise et une folie " PelaudĂ© Ă toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. " Mon peu de goĂ»t pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais je nourrissais des scrupules, et bien que rĂ©solu de me sacrifier Ă l'honneur, je voulus avoir sur l'Ă©migration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai trĂšs animĂ© les crimes continuĂ©s sous ses yeux avaient fait disparaĂźtre la tolĂ©rance politique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'hĂ©sitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait dans mon cas particulier qu'un homme portant l'Ă©pĂ©e ne se pouvait dispenser de rejoindre les frĂšres d'un Roi opprimĂ© et livrĂ© Ă ses ennemis. Il approuvait mon retour d'AmĂ©rique et pressait mon frĂšre de partir avec moi. Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des Ă©trangers, sur les intĂ©rĂȘts de la patrie, etc, etc. Il y rĂ©pondit ; des raisonnements gĂ©nĂ©raux passant aux dĂ©tails, il me cita des exemples embarrassants. Il me prĂ©senta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean-sans-Terre. Enfin, de nos jours, il citait la rĂ©publique des Etats-Unis, implorant le secours de la France. " Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus dĂ©vouĂ©s Ă la libertĂ© et Ă la philosophie, les rĂ©publicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui pĂ»t donner la victoire Ă leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau-Monde serait-il aujourd'hui Ă©mancipĂ© ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les nĂ©gociations de Silas Deane, et pourtant Franklin Ă©tait-il un traĂźtre ? La libertĂ© amĂ©ricaine Ă©tait-elle moins honorable parce qu'elle a Ă©tĂ© assistĂ©e par La Fayette et conquise par des grenadiers français ? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir, des garanties aux lois fondamentales de la sociĂ©tĂ©, transgresse lui-mĂȘme les lois de l'Ă©quitĂ©, les rĂšgles de la justice, n'existe plus et rend l'homme Ă l'Ă©tat de nature. Il est licite alors de se dĂ©fendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres Ă renverser la tyrannie, Ă rĂ©tablir les droits de chacun et de tous. " Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, dĂ©veloppĂ©s par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuyĂ©s de nombreux exemples historiques, me frappĂšrent sans me convaincre je ne cĂ©dai rĂ©ellement qu'au mouvement de mon Ăąge, au point d'honneur. - J'ajouterai Ă ces exemples de M. de Malesherbes des exemples rĂ©cents pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti rĂ©publicain français est allĂ© servir sous le drapeau des CortĂšs, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicitĂ©, en 1830 et 1831, les secours de la France, et les Portugais de la charte ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'Ă©tranger. Nous avons deux poids et deux mesures nous approuvons, pour une idĂ©e, un systĂšme, un intĂ©rĂȘt, un homme, ce que nous blĂąmons pour une autre idĂ©e, un autre systĂšme, un autre intĂ©rĂȘt, un autre homme. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland BarrĂšre Ă l'Ermitage. - Seconde FĂ©dĂ©ration du 14 juillet. - PrĂ©paratifs d'Ă©migration. Ces conversations entre moi et l'illustre dĂ©fenseur du Roi avaient lieu chez ma belle-soeur elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au baptĂȘme de cet enfant, qui ne devait voir son pĂšre et sa mĂšre qu'Ă l'Ăąge oĂč la vie n'a point de souvenir, et apparaĂźt de loin comme un songe immĂ©morable. Les prĂ©paratifs de mon dĂ©part traĂźnĂšrent. On avait cru me faire faire un riche mariage il se trouva que la fortune de ma femme Ă©tait en rentes sur le clergĂ© ; la nation se chargea de les payer Ă sa façon. Madame de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, prĂȘtĂ© l'inscription d'une forte partie de ces rentes Ă sa soeur la comtesse du Plessis-Parscau, Ă©migrĂ©e. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter. Un notaire nous procura dix mille francs je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac FĂ©rou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au rĂ©giment de Navarre, le comte Achard. Il Ă©tait grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... oĂč nous pourrions causer le diable me pousse ; je monte, je joue, le perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la premiĂšre voiture venue. Je n'avais jamais jouĂ© le jeu produisit sur moi une espĂšce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'eĂ»t atteint, elle m'aurait renversĂ© la cervelle. L'esprit Ă moitiĂ© Ă©garĂ©, je quitte la voiture Ă Saint-Sulpice, et j'oublie mon portefeuille renfermant l'Ă©cornure de mon trĂ©sor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laissĂ© les dix mille francs dans un fiacre. Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir envie de me jeter Ă l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, oĂč j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent Ă boire aux rosses, je dĂ©peins mon Ă©quipage, on m'indique au hasard un numĂ©ro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce numĂ©ro appartient Ă un loueur de carrosses demeurant au haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends Ă la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'Ă©curie, attendant le retour des fiacres il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, Ă deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconnaĂźtre mes deux coursiers blancs, que les pauvres bĂȘtes, Ă©reintĂ©es se laissĂšrent choir sur la paille, raides, le ventre ballonnĂ© les jambes tendues comme si elles Ă©taient mortes. Le cocher se souvint de m'avoir menĂ©. AprĂ©s moi, il avait chargĂ© un citoyen qui s'Ă©tait fait descendre aux Jacobins ; aprĂšs le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de ClĂ©ry, n° 13 ; aprĂšs cette dame, un monsieur qu'il avait dĂ©posĂ© aux RĂ©collets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voilĂ , sitĂŽt que le jour fut venu, procĂ©dant Ă la dĂ©couverte de mes quinze cents francs, comme Ă la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisquĂ©s du droit de sa souverainetĂ©. La demoiselle de la rue de ClĂ©ry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive Ă la troisiĂšme station, sans aucune espĂ©rance le cocher donne, tant bien que mal le signalement du monsieur qu'il a voiturĂ©. Le portier s'Ă©crie " C'est le PĂšre tel ! " Il me conduit, Ă travers les corridors et les appartements abandonnĂ©s, chez un rĂ©collet restĂ© seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines Ă©coute le rĂ©cit que je lui fais. " Etes-vous ", me dit-il " le chevalier de Chateaubriand ? - Oui ", rĂ©pondis-je " VoilĂ votre portefeuille ", rĂ©pliqua-t-il " je vous l'aurais portĂ© aprĂšs mon travail ; j'y avais trouvĂ© votre adresse. " Ce fut ce moine chassĂ© et dĂ©pouillĂ©, occupĂ© Ă compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloĂźtre, qui me rendit les quinte cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas Ă©migrĂ© que serais- je devenu ? toute ma. vie Ă©tait changĂ©e. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux ĂȘtre pendu. Ceci se passait le 16 juin 1792. FidĂšle Ă mes instincts, j'Ă©tais revenu d'AmĂ©rique pour offrir mon Ă©pĂ©e Ă Louis XVI, non pour m'associer Ă des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du Roi, dans laquelle se trouvait Murat ; les ministĂšres successifs, de Roland, de Dumouriez, de Duport du Tertre ; les petites conspirations de cour, ou les grands soulĂšvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et mĂ©pris. J'entendais beaucoup parler de madame Roland, que je ne vis point ; ses MĂ©moires prouvent qu'elle possĂ©dait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agrĂ©able ; reste Ă savoir si elle l'Ă©tait assez pour faire supporter Ă ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'Ă©crire les derniers moments de son voyage, de consigner les dĂ©couvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie Ă la place de la RĂ©volution, une telle femme montre une prĂ©occupation d'avenir, un dĂ©dain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caractĂšre plutĂŽt que du gĂ©nie le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier. Le 19 juin, j'Ă©tais allĂ© Ă la vallĂ©e de Montmorency, visiter l'Ermitage de Rousseau non que je me plusse au souvenir de madame d'Epinay et de cette sociĂ©tĂ© factice et dĂ©pravĂ©e ; mais je voulais dire adieu Ă la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs Ă mes moeurs, bien que douĂ© d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'Ă©tais encore Ă l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu dĂ©sert pendant le jour fatal de la monarchie, indiffĂ©rents qu'ils Ă©taient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde l'un Ă©tait M. Maret, de l'empire ; l'autre, M. BarrĂšre, de la RĂ©publique. Le gentil BarrĂšre Ă©tait venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes rĂ©volutionnaires Ă l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention dĂ©crĂ©ta que la Terreur Ă©tait Ă l ' ordre du jour , Ă©chappa Ă cette Terreur en se cachant dans le panier aux tĂȘtes ; du fond du baquet de sang, sous l'Ă©chafaud, on l'entendait seulement croasser la mort ! BarrĂšre Ă©tait de l'espĂšce de ces tigres qu'Open fait naĂźtre du souffle lĂ©ger du vent ZĂ©phyr vĂ© Favoni aura . GinguenĂ©, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, Ă©taient charmĂ©s de la journĂ©e du 20 juin. Laharpe continuant ses leçons au LycĂ©e, criait d'une voix de Stentor " InsensĂ©s ! vous rĂ©pondiez Ă toutes les reprĂ©sentations du peuple Les baĂŻonnettes ! les baĂŻonnettes ! Eh bien ! les voilĂ les baĂŻonnettes ! " Quoique mon voyage en AmĂ©rique m'eĂ»t rendu un personnage moins insignifiant, je ne me pouvais Ă©lever Ă une si grande hauteur de principes et d'Ă©loquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la SociĂ©tĂ© monarchique . Mon frĂšre faisait partie d'un club d' enragĂ©s . Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de Berlin ; dĂ©jĂ une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du cĂŽtĂ© de Mons. Il Ă©tait plus que temps de prendre une dĂ©termination. Mon frĂšre et moi, nous nous procurĂąmes de faux passeports pour Lille nous Ă©tions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures pour l'armĂ©e. Le valet de chambre de mon frĂšre, Louis Poullain, appelĂ© Saint-Louis, voyageait sous son propre nom bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre Ă©migration fut fixĂ© au 15 de juillet, lendemain de la seconde fĂ©dĂ©ration. Nous passĂąmes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait Ă M. Boutin, dont la fille avait Ă©pousĂ© M. de Malesherbes. Vers la fin de la journĂ©e, nous vĂźmes errer Ă la dĂ©bandade bon nombre fĂ©dĂ©rĂ©s, sur les chapeaux desquels Ă©tait Ă©crit Ă la craie " Portion, ou la mort ! " Tivoli, point de dĂ©part de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fĂȘtes. Nos parents se sĂ©parĂšrent de nous sans tristesse ; ils Ă©taient persuadĂ©s que nous faisions un voyage d'agrĂ©ment. Mes quinze cents francs retrouvĂ©s semblaient un trĂ©sor suffisant pour me ramener triomphant Ă Paris. Londres, d'avril Ă septembre 1822. J'Ă©migre avec mon frĂšre. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontiĂšre. Le 15 juillet Ă six heures du matin, nous montĂąmes en diligence nous avions arrĂȘtĂ© nos places dans le cabriolet auprĂšs du conducteur ; le valet de chambre que nous Ă©tions censĂ©s ne pas connaĂźtre, s'enfourna dans le carrosse, avec les autres voyageurs. Saint-Louis Ă©tait somnambule ; il allait la nuit chercher son maĂźtre dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il dĂ©shabillait mon frĂšre, le mettait au lit, toujours dormant, rĂ©pondant Ă tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques " Je sais, je sais ", ne s'Ă©veillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage ; homme d'une quarantaine d'annĂ©es, haut de prĂšs de six pieds, et aussi laid qu'il Ă©tait grand. Ce pauvre garçon, trĂšs-respectueux, n'avait jamais servi d'autre maĂźtre que mon frĂšre ; il fut tout troublĂ©, lorsqu'au souper, il lui fallut s'asseoir Ă la table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates Ă la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'idĂ©e qu'au bout de tout cela, il serait obligĂ© de passer Ă travers l'armĂ©e autrichienne, pour s'aller battre Ă l'armĂ©e des Princes, acheva de dĂ©ranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentrĂąmes dans le coupĂ©. Au milieu de la nuit nous entendons les voyageurs crier, la tĂȘte Ă la portiĂšre " ArrĂȘtez, postillon, arrĂȘtez ! " on arrĂȘte, la portiĂšre de la diligence s'ouvre, et aussitĂŽt des voix de femmes et d'hommes " Descendez, citoyen, descendez ! on n'y tient pas, descendez, cochon ! c'est un brigand ! descendez, descendez ! " Nous descendons aussi. Nous voyons Saint-Louis bousculĂ©, jetĂ© en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant Ă fuir Ă toutes jambes sans chapeau, du cĂŽtĂ© de Paris. Nous ne le pouvions rĂ©clamer car nous nous serions trahis ; il le fallut abandonner Ă sa destinĂ©e. Pris et apprĂ©hendĂ© au premier village, il dĂ©clara qu'il Ă©tait le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait Ă Paris, rue de Bondy. La marĂ©chaussĂ©e le conduisit de brigade en brigade chez le prĂ©sident de Rosambo les dĂ©positions de ce malheureux homme servirent Ă prouver notre Ă©migration, et Ă envoyer mon frĂšre et ma belle-soeur Ă l'Ă©chafaud. Le lendemain, au dĂ©jeuner de la diligence, il fallut Ă©couter vingt fois toute l'histoire " Cet homme avait l'imagination troublĂ©e ; il rĂȘvait tout haut ; il disait des choses Ă©tranges ; c'Ă©tait sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. " Les citoyennes bien Ă©levĂ©es rougissaient en agitant de grands Ă©ventails de papier vert Ă la Constitution . Nous reconnĂ»mes aisĂ©ment dans ces rĂ©cits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin. ArrivĂ©s Ă Lille, nous cherchĂąmes la personne qui nous devait mener au-delĂ de la frontiĂšre. L'Ă©migration avait ses agents de salut qui devinrent, par le rĂ©sultat, des agents de perdition. Le parti monarchique Ă©tait encore puissant, la question non dĂ©cidĂ©e ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'Ă©vĂ©nement. Nous sortĂźmes de Lille avant la fermeture des portes nous nous arrĂȘtĂąmes dans une maison Ă©cartĂ©e, et nous ne nous mĂźmes en route qu'Ă dix heures du soir lorsque la nuit fut tout Ă fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne Ă la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forĂȘts amĂ©ricaines. Nous traversĂąmes des blĂ©s parmi lesquels serpentaient des sentiers Ă peine tracĂ©s. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevĂźmes de loin des cavaliers isolĂ©s, immobiles et l'arme au poing ; nous ouĂźmes des pas de chevaux dans des chemins creux, en mettant l'oreille Ă terre, nous entendĂźmes le bruit rĂ©gulier d'une marche d'infanterie. AprĂšs trois heures d'une route tantĂŽt faite en courant, tantĂŽt lentement sur la pointe du pied, nous arrivĂąmes au carrefour d'un bois oĂč quelques rossignols chantaient en tardivitĂ©. Une compagnie de hulans qui se tenait derriĂšre une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criĂąmes " Officiers qui vont rejoindre les Princes ! " Nous demandĂąmes Ă ĂȘtre conduits Ă Tournay, dĂ©clarant ĂȘtre en mesure de nous faire reconnaĂźtre. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena. Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insultĂšrent les couleurs que la France allait faire porter Ă l'Europe vassale. Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis rĂ©sida pendant les premiĂšres annĂ©es de son rĂšgne il partit de Tournay avec ses compagnons, appelĂ© qu'il Ă©tait Ă la conquĂȘte des Gaules " Les armes attirĂšrent Ă elles tous les droits ", dit Tacite. Dans cette ville d'oĂč sortit en 486 le premier roi de la premiĂšre race, pour former sa longue et puissante monarchie, j'ai passĂ© en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisiĂšme race sur le sol Ă©tranger, et j'y repassai en 1814, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du premier roi des Franks omnia migrant . ArrivĂ© Ă Tournay, je laissai mon frĂšre se dĂ©battre avec les autoritĂ©s, et sous la garde d'un soldat je visitai la cathĂ©drale. Jadis Odon d'OrlĂ©ans, scolastique de cette cathĂ©drale, assis pendant la nuit devant le portail de l'Ă©glise, enseignait Ă ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voie lactĂ©e et les Ă©toiles. J'aurais mieux aimĂ© trouver Ă Tournay ce naĂŻf astronome du onziĂšme siĂšcle que des Pandours. Je me plais Ă ces temps oĂč les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait Ă©tĂ© mĂ©tamorphosĂ© en Ăąne c'est ce qui pensa m'arriver Ă moi-mĂȘme, comme on l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maĂźtresses de lecture. Hildebert, en 1114, a remarquĂ© une fille des oreilles de laquelle sortaient des Ă©pis de blĂ© c'Ă©tait peut-ĂȘtre CĂ©rĂšs. La Meuse, que j'allais bientĂŽt traverser fut suspendue en l'air l'annĂ©e 1118, tĂ©moins Guillaume de Nangis et AlbĂ©ric. Rigord assure que l'an 1194, entre CompiĂšgne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grĂȘle entremĂȘlĂ©e de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la tempĂȘte, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait Ă©teindre une chandelle sur la fenĂȘtre du prieurĂ© de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocĂšse d'UzĂšs une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale les consciences d'aujourd'hui ne se dĂ©rangent pas pour si peu. - Lecteur,. je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon frĂšre qui nĂ©gocie le voici ; il revient aprĂšs s'ĂȘtre expliquĂ©, Ă la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est permis de nous rendre Ă Bruxelles, exil achetĂ© par trop de soin. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Bruxelles. - DĂźner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - DĂ©part pour l'armĂ©e des princes. - Route. - Rencontre de l'armĂ©e prussienne. - J'arrive Ă TrĂšve. Bruxelles Ă©tait le quartier-gĂ©nĂ©ral de la haute Ă©migration les femmes les plus Ă©lĂ©gantes de Paris et les hommes les plus Ă la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides-de-camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs ils paradaient de toute la rigueur de leur lĂ©gĂšretĂ©. Des sommes considĂ©rables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques annĂ©es, ils les mangĂšrent en quelques jours ce n'Ă©tait pas la peine d'Ă©conomiser, puisqu'on serait incessamment Ă Paris... Ces brillants chevaliers se prĂ©paraient par les succĂšs de l'amour Ă la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient dĂ©daigneusement cheminer Ă pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyĂ©es et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos Ă©pĂ©es. Je trouvai Ă Bruxelles mon petit bagage, arrivĂ© en fraude avant moi il consistait dans mon uniforme du rĂ©giment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes prĂ©cieuses paperasses, dont je ne pouvais me sĂ©parer. Je fus invitĂ© Ă dĂźner avec mon frĂšre chez le baron de Breteuil ; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des Ă©vĂȘques martyrs, Ă soutane de moire et Ă croix d'or ; de jeunes magistrats transformĂ©s en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne l'avait point nommĂ© ; je fus frappĂ© du langage d'un homme qui pĂ©rorait seul et se faisait Ă©couter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait Ă son talent, sa parole Ă sa plume. Il disait, Ă propos des rĂ©volutions " Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu'un marbre insensible. " J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant-d'infanterie ; je devais partir en sortant du dĂźner et mon havresac Ă©tait derriĂšre la porte. J'Ă©tais encore bronzĂ© par le soleil d'AmĂ©rique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gĂȘnaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiositĂ© inquiĂšte, le satisfit " D'oĂč vient votre frĂšre le chevalier ? " dit-il Ă mon frĂšre. Je rĂ©pondis " De Niagara. " Rivarol s'Ă©cria " De la cataracte ! " Je me tus. Il hasarda un commencement de question " Monsieur va... ? - OĂč l'on se bat ", interrompis-je. On se leva de table. Cette Ă©migration fate m'Ă©tait odieuse ; j'avais hĂąte de voir mes pairs, des Ă©migrĂ©s comme moi, Ă six cents livres de rentes. Nous Ă©tions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapiĂšre au vent et si nous eussions obtenu des succĂšs, ce n'est pas nous qui aurions profitĂ© de la victoire. Mon frĂšre resta Ă Bruxelles, auprĂšs du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp ; je partis seul pour Coblentz. Rien de plus historique que le chemin que je suivis ; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai LiĂšge, une de ces rĂ©publiques municipales, qui tant de fois se soulevĂšrent contre leurs Ă©vĂȘques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, alliĂ© des LiĂ©geois, fut obligĂ© d'assister au sac de leur ville, pour Ă©chapper Ă sa ridicule prison de PĂ©ronne. J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire Ă de pareilles choses. En 1792, les relations entre LiĂšge et la France Ă©taient plus paisibles l'abbĂ© de Saint-Hubert Ă©tait obligĂ© d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert. A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France le drap mortuaire qui servait Ă l'enterrement d'un monarque trĂšs-chrĂ©tien Ă©tait envoyĂ© au tombeau de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief dominant. Nos Rois prĂȘtaient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'hĂ©ritage de l'EternitĂ© ; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidĂšles, aprĂšs lui avoir donnĂ© le baiser fĂ©odal sur la bouche. Du reste, c'Ă©tait la seule suzerainetĂ© dont la France se reconnĂ»t vassale. La cathĂ©drale d'Aix-la Chapelle fut bĂątie par Karl-le-Grand et consacrĂ©e par LĂ©on III. Deux prĂ©lats, ayant manquĂ© Ă la cĂ©rĂ©monie, ils furent remplacĂ©s par deux Ă©vĂȘques de MaĂ«stricht, depuis longtemps dĂ©cĂ©dĂ©s, et qui ressuscitĂšrent exprĂšs. Charlemagne, ayant perdu une belle maĂźtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point sĂ©parer. On attribua cette passion Ă un charme la jeune morte examinĂ©e, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetĂ©e dans un marais ; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler, il y bĂątit un palais et une Ă©glise, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autoritĂ©s sont ici l'archevĂȘque Turpin et PĂ©trarque. A Cologne, j'admirai la cathĂ©drale si elle Ă©tait achevĂ©e, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines Ă©taient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de maĂźtre-maçon, caementarius . Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des dĂ©mocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prolĂ©taires enfroquĂ©s, ces ordres mendiants Ă qui nous devons presque tout, avaient Ă©tĂ© des gentilshommes. Cologne me remit en mĂ©moire Caligula et Saint Bruno j'ai vu le reste des digues du premier Ă BaĂŻes, et la cellule abandonnĂ©e du second Ă la Grande-Chartreuse. Je remontai le Rhin jusqu'Ă Coblentz Confluentia . L'armĂ©e des Princes n'y Ă©tait plus. Je traversai ces royaumes vides inania regna ; je vis cette belle vallĂ©e du Rhin, le TempĂ© des muses barbares, oĂč des chevalier apparaissaient autour des ruines de leurs chĂąteaux, oĂč l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir. Entre Coblentz et TrĂšves, je tombai dans l'armĂ©e prussienne je filais le long de la colonne, lorsque, arrivĂ© Ă la hauteur des gardes, je m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi et le duc de Brunswick occupaient le centre du carrĂ©, composĂ© des vieux grenadiers de FrĂ©dĂ©ric. Mon uniforme blanc attira les yeux du roi ; il me fit appeler le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau Ă la main, et saluĂšrent l'ancienne armĂ©e française dans ma personne. Ils me demandĂšrent mon nom, celui de mon rĂ©giment, le lieu oĂč j'allais rejoindre les Princes. Cet accueil militaire me toucha je rĂ©pondis avec Ă©motion qu'ayant appris en AmĂ©rique le malheur de mon Roi, j'Ă©tais revenu pour verser mon sang Ă son service. Les officiers et gĂ©nĂ©raux qui environnaient FrĂ©dĂ©ric-Guillaume firent un mouvement approbatif et le monarque prussien me dit " Monsieur, on reconnaĂźt toujours les sentiments de la noblesse française. " Il ĂŽta de nouveau son chapeau, resta dĂ©couvert et arrĂȘtĂ©, jusqu'Ă ce que j'eusse disparu derriĂšre la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les Ă©migrĂ©s ; ce sont des tigres qui dĂ©chiraient le sein de leur mĂšre ; Ă l'Ă©poque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidĂ©litĂ© au serment passait encore pour un devoir ; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardĂ©e comme une vertu. Une scĂšne Ă©trange, qui s'Ă©tait dĂ©jĂ rĂ©pĂ©tĂ©e pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre Ă TrĂšves, oĂč l'armĂ©e des Princes Ă©tait parvenue " J'Ă©tais un de ces hommes qui attendent l'Ă©vĂ©nement pour se dĂ©cider. Il y avait trois ans que j'aurais dĂ» ĂȘtre au cantonnement ; j'arrivais quand la victoire Ă©tait assurĂ©e. On n'avait pas besoin de moi ; on n'avait dĂ©jĂ que trop de ces braves aprĂšs combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie dĂ©sertaient ; l'artillerie mĂȘme passait en masse et si cela continuait, on ne saurait que faire de ces gens-lĂ . " Prodigieuse illusion des partis ! Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida, ma cause. On me fit venir ; je m'expliquai je dis que j'arrivais, de l'AmĂ©rique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la campagne Ă©tait ouverte, non commencĂ©e, de sorte que j'Ă©tais encore Ă temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais, si on l'exigeait, mais aprĂšs avoir obtenu raison d'une insulte non mĂ©ritĂ©e. L'affaire s'arrangea comme j'Ă©tais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix. ArmĂ©e des Princes. - Amphithéùtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. L'armĂ©e des Princes Ă©tait composĂ©e de gentilshommes, classĂ©s par provinces et servant en qualitĂ© de simples soldats la noblesse remontait Ă son origine et Ă l'origine de la monarchie, au moment mĂȘme oĂč cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne Ă l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers Ă©migrĂ©s de divers rĂ©giments, Ă©galement redevenus soldats de ce nombre Ă©taient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tentĂ© de m'enrĂŽler avec La MartiniĂšre, dĂ»t-il encore ĂȘtre amoureux ; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septiĂšme compagnie bretonne, que commandait M. de Gouyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies. On en comptait une huitiĂšme de jeunes gens du tiers-Ă©tat l'uniforme gris-de-fer de cette derniĂšre compagnie diffĂ©rait de celui des sept autres, couleur bleu-de-roi avec retroussis Ă l'hermine. Des hommes attachĂ©s Ă la mĂȘme cause et exposĂ©s aux mĂȘmes dangers perpĂ©tuaient leurs inĂ©galitĂ©s politiques par des signalements odieux les vrais hĂ©ros Ă©taient les soldats plĂ©bĂ©iens, puisqu'aucun intĂ©rĂȘt personnel ne se mĂȘlait Ă leur sacrifice. DĂ©nombrement de notre petite armĂ©e Infanterie de soldats nobles et d'officiers ; quatre compagnies de dĂ©serteurs, habillĂ©s des diffĂ©rents uniformes des rĂ©giments dont ils provenaient ; une compagnie d'artillerie ; quelques officiers du gĂ©nie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres l'artillerie et le gĂ©nie, qui embrassĂšrent presqu'en entier la cause de la RĂ©volution, en firent le succĂšs au dehors. Une trĂšs belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon appuyait notre infanterie. L'Ă©migration gĂ©nĂ©rale de ces derniers officiers, replongea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirĂ©e. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'Ă©taient montrĂ©es avec plus de gloire. Mes camarades Ă©taient dans la joie ; moi j'avais les larmes aux yeux, quand je voyais passer ces dragons de l'OcĂ©an, qui ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humiliĂšrent les Anglais et dĂ©livrĂšrent l'AmĂ©rique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les lĂ©guer Ă la France, ces compagnons de La PĂ©rouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consacrĂ© Ă Neptune ; mais ils avaient changĂ© d'Ă©lĂ©ment, et la terre n'Ă©tait pas Ă eux. En vain leur commandant portait Ă leur tĂȘte le pavillon dĂ©chirĂ© de la Belle-Poule , sainte relique du drapeau blanc aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'oĂč Ă©tait tombĂ©e la victoire. Nous avions des tentes ; du reste nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'Ă©paule, et souvent n'Ă©taient pas en Ă©tat de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas. Nous demeurĂąmes deux jours Ă TrĂšves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, aprĂšs avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagĂ©e, dont Salvien disait " Fugitifs de TrĂšves, vous demandez aux Empereurs oĂč est le théùtre et le cirque que ne demandez-vous oĂč est la ville, oĂč est le peuple ? " Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis ? cui, quaeso, statui, cui populo, cui civitati ? Fugitifs de France, oĂč Ă©tait le peuple pour qui nous voulions rĂ©tablir les monuments de saint Louis ? Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en AmĂ©rique ; j'en dĂ©posais les pages sĂ©parĂ©es sur l'herbe autour de moi, je relisais et corrigeais une description de forĂȘt, un passage d' Atala , dans les dĂ©combres d'un amphithéùtre romain, me prĂ©parant ainsi Ă conquĂ©rir la France. Puis, je serrais mon trĂ©sor dont le poids, mĂȘlĂ© Ă celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissĂ©e [clisser mettre des clisses Petites claies d'osier, de jonc., garnir, revĂȘtir de clisses. Ex. revĂȘtir une bouteille avec des brins d'osier choisis pour cet usage.] et de mon petit HomĂšre, me faisait cracher le sang. J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles dĂ©bordantes des deux cĂŽtĂ©s du couvercle de cuir. La Providence vint Ă mon secours une nuit, ayant couchĂ© dans un grenier Ă foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac Ă mon rĂ©veil ; on avait laissĂ© les paperasses. Je bĂ©nis Dieu cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux Ă©paules m'auraient rendu poitrinaire. " Combien ai-je de chemises ? " disait Henri IV Ă son valet de chambre. " Une douzaine, Sire, encore y en a-t-il de dĂ©chirĂ©es. - Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j'ai ? - Il n'y en a pour cette heure que cinq. " Le BĂ©arnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume Ă ses enfants en perdant les miennes. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Vie de soldat. - DerniĂšre reprĂ©sentation de l'ancienne France militaire. L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq Ă six lieues par jour. Le temps Ă©tait affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange, en chantant O Richard ! ĂŽ mon roi ! oĂč Pauvre Jacques ! ArrivĂ©s Ă l'endroit du campement,.n'ayant ni fourgons, ni vivres, nous allions avec des Ăąnes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions trĂšs scrupuleusement ; je subis nĂ©anmoins une faction correctionnelle, pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un chĂąteau. " Un grand clocher, une grande riviĂšre et un grand seigneur dit le proverbe, sont de mauvais voisins. " Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous Ă©tions sans cesse obligĂ©s de battre la toile afin d'en Ă©largir les fils et d'empĂȘcher l'eau de la traverser. Nous Ă©tions dix soldats par tente, chacun Ă son tour Ă©tait chargĂ© du soin de la cuisine celui-ci allait Ă la viande, celui-ci au pain, celui-ci au bois, celui-ci Ă la paille. Je faisais la soupe Ă merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je mĂȘlais Ă la ratatouille du lait et des choux, Ă la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois Ă braver la. fumĂ©e, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouillĂ©es. Cette vie de soldat est trĂšs amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'Ă©cot. Une chose me fatiguait, c'Ă©tait de laver mon linge ; il le fallait, et souvent car les obligeants voleurs ne m'avaient laissĂ© qu'une chemise empruntĂ©e Ă mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la tĂȘte en bas et les reins en l'air, il me prenait des Ă©tourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable Ă la poitrine. J'Ă©tais obligĂ© de m'asseoir parmi les prĂȘles et les cressons, et au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais Ă voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une bergĂšre ; cette bergĂšre m'eĂ»t Ă©tĂ© bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes Floridiennes. Une armĂ©e est ordinairement composĂ©e de soldats Ă peu prĂšs du mĂȘme Ăąge, de la mĂȘme taille, de la mĂȘme force. Bien diffĂ©rente Ă©tait la nĂŽtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un pĂšre servait avec ses fils, un beau-pĂšre avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frĂšre avec un frĂšre, un cousin avec un cousin. Cet arriĂšre-ban, tout ridicule qu'il paraissait avait quelque chose d'honorable et de touchant parce qu'il Ă©tait animĂ© de convictions sincĂšres ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une derniĂšre reprĂ©sentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, Ă mine sĂ©vĂšre, Ă poil gris, habit dĂ©chirĂ©, sac sur le dos, fusil en bandouliĂšre, se traĂźnant avec un bĂąton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue, le pĂšre de mon camarade massacrĂ© aux Etats de Rennes auprĂšs de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers Ă la pointe de sa baĂŻonnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes blessĂ©s couchĂ©s sous un arbre, et un aumĂŽnier en redingote et en Ă©tole, Ă genoux Ă leur chevet, les envoyant Ă Saint Louis dont ils s'Ă©taient efforcĂ©s de dĂ©fendre les hĂ©ritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des Princes, faisait la guerre Ă ses dĂ©pens tandis que les dĂ©crets achevaient de la dĂ©pouiller et jetaient nos femmes et nos mĂšres dans les cachots. Les vieillards d'autrefois Ă©taient moins malheureux et moins isolĂ©s que ceux d'aujourd'hui si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changĂ© autour d'eux ; Ă©trangers Ă la jeunesse, ils ne l'Ă©taient pas Ă la sociĂ©tĂ©. Maintenant, un traĂźnard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais vu mourir les idĂ©es principes, moeurs, goĂ»ts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble Ă ce qu'il a connu. Il est d'une race diffĂ©rente de l'espĂšce humaine au milieu de laquelle il achĂšve ses jours. Et pourtant, France du dix-neuviĂšme siĂšcle, apprenez Ă estimer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille Ă votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir Ă des idĂ©es surannĂ©es. Ce sont vos pĂšres que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous ĂȘtes sortis de leur sang. S'ils n'eussent Ă©tĂ© gĂ©nĂ©reusement fidĂšles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisĂ© dans cette fidĂ©litĂ© native l'Ă©nergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Commencement du siĂšge de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. AuprĂšs de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'Ă©tat-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides-de-camp. Rien ne reprĂ©sentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante Ă Versailles et la monarchie mourante dans les bruyĂšres du Guesclin. Les aides-de-camp nous Ă©taient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions " En avant, les aides-de-camp ! " comme les patriotes criaient " En avant, les officiers ! " J'Ă©prouvai un saisissement de coeur, lorsqu'arrivĂ©s par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois Ă©taient en France. Passer en armes la frontiĂšre de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre j'eus comme une espĂšce de rĂ©vĂ©lation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement Ă la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient ; j'Ă©tais lĂ comme Falkland dans l'armĂ©e de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, Ă©clopĂ©, coiffĂ© d'un bonnet de nuit sous son castor Ă trois cornes, qui ne se crĂ»t trĂšs fermement capable de mettre en fuite, Ă lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges Ă une autre Ă©poque, ne m'avait pas atteint je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras. Nous surgĂźmes invaincus Ă Thionville, le 1er septembre ; car, chemin faisant, nous ne rencontrĂąmes personne. La cavalerie campa Ă droite, l'infanterie Ă gauche du grand chemin qui conduisait Ă la ville du cĂŽtĂ© de l'Allemagne De l'assiette du camp on ne dĂ©couvrait pas la forteresse ; mais Ă six cents pas en avant, on arrivait Ă la crĂȘte d'une colline d'oĂč l'oeil plongeait dans la vallĂ©e de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la mĂȘme infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranchĂąmes sur le front par un fossĂ©, le long duquel Ă©taient rangĂ©s les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades. Ces travaux, qui durĂšrent trois jours, Ă©tant achevĂ©s, Monsieur et le comte d'Artois arrivĂšrent ; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la semblĂąt vouloir rendre. Comme le grand CondĂ©, nous n'avions pas gagnĂ© la bataille de Rocroi, ainsi nous ne pĂ»mes nous emparer de Thionville ; mais nous ne fĂ»mes pas battus sous ses murs, comme FeuquiĂšres. On se logea sur la voie publique, dans la tĂȘte d'un village servant de faubourg Ă la ville, en dehors de l'ouvrage Ă cornes qui dĂ©fendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point Ă cette premiĂšre affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie Ă©tait commandĂ©e pour une batterie Ă Ă©tablir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la dĂ©clivitĂ© de cette colline, des vignes descendaient jusqu'Ă la plaine adhĂ©rente aux fortifications extĂ©rieures de Thionville. L'ingĂ©nieur qui nous dirigeait nous fit Ă©lever un cavalier gazonnĂ©, destinĂ© Ă nos canons ; nous filĂąmes un boyau parallĂšle, Ă ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous Ă©tions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutumĂ©s Ă remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous ; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter ; deux piĂšces de huit et un obusier Ă la Cohorn, qui n'avait pas la portĂ©e, Ă©taient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançùmes tomba en dehors des glacis ; il excita les huĂ©es de la garnison. Peu de jours aprĂšs, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relevĂ©s Ă cette batterie. Les assiĂ©gĂ©s se disposĂšrent Ă l'attaquer. On remarquait avec le tĂ©lescope du mouvement sur les remparts. A l'entrĂ©e de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette Ă l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut commandĂ©e de renfort. A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagĂšrent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville ; puis, tournant Ă gauche, ils vinrent Ă travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutĂ©e et nous dĂ©couvrit. Nous Ă©tions trop mal armĂ©s pour croiser le feu ; nous marchĂąmes la baĂŻonnette en avant. Les assaillants se retirĂšrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient. Nous eĂ»mes plusieurs blessĂ©s et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur la balle qui lui ĂŽta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle raideur, qu'elle lui perça les deux tempes. sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue ! Quand le marĂ©chal d'Aubeterre tint en 17.. les Etats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le pĂšre, pauvre gentilhomme, demeurant Ă Dinard, prĂšs de Saint-Malo ; le marĂ©chal, qui l'avait suppliĂ© de n'inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son hĂŽte. " Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai Ă dĂźner que mes enfants. " M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la mĂȘme mĂšre. La RĂ©volution a fauchĂ©, avant la maturitĂ©, cette riche moisson du pĂšre de famille. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Continuation du siĂšge. - Contastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Rencontre imprĂ©vue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. Le corps autrichien de Waldeck commença d'opĂ©rer. L'attaque devint plus vive de notre cĂŽtĂ©. C'Ă©tait un beau spectacle la nuit des pots-Ă -feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zĂ©nith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, dĂ©crivaient une parabole de lumiĂšre. Dans les intervalles des dĂ©tonations, on entendait des roulements de tambour, des Ă©clats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et Ă nos postes ; malheureusement, ils criaient en français dans les deux camps " Sentinelles, prenez garde Ă vous ! " Si les combats avaient lieu Ă l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succĂ©dait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche bĂ©ante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en Ă©tait de mĂȘme lorsque je rencontrais quelques tuĂ©s parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, Ă quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues de saints et de Vierge. Une chevriĂšre, un pĂątre, un mendiant portant besace agenouillĂ©s devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curĂ© Ă©tait aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le champ de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son curĂ©, parce que celui-ci n'aurait pu dĂ©poser la sainte hostie sur les lĂšvres des communiants. Pendant cette cĂ©rĂ©monie, et du sein de la nuit, il bĂ©nissait la lumiĂšre ! Nos pĂšres croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire , Dominique l' EncuirassĂ© , Jacques l" Intercis , Paul le Simple , Basle l' Ermite , et tant d'autres n'Ă©taient point Ă©trangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protĂ©gĂ©es. Le jour mĂȘme de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, Ă Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et dĂ©robĂšrent les vases sacrĂ©s. Le sacristain se prĂ©sente devant la chĂąsse du bienheureux Ă©vĂȘque, et lui dit en gĂ©missant " Germain, oĂč Ă©tais-tu, lorsque ces brigands ont osĂ© violer ton sanctuaire ? " Une voix sortant de la chĂąsse rĂ©pondit " J'Ă©tais auprĂšs de Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur Roi Ă qui une victoire Ă©clatante a Ă©tĂ© donnĂ©e par notre secours " Cui fait auxilio victoria praestita nostro . Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux, sous les premiers retranchements de Thionville. Le village trans-Moselle du grand chemin Ă©tait sans cesse pris et repris. Je me trouvai deux fois Ă ces assauts. Les patriotes nous traitaient d'ennemis de la libertĂ© , d' aristocrates , de satellites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-tĂȘtes, traĂźtres et rĂ©volutionnaires . On s'arrĂȘtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants devenus tĂ©moins impartiaux ; singulier caractĂšre français que les passions mĂȘmes ne peuvent Ă©touffer ! Un jour, j'Ă©tais de patrouille dans une vigne, j'avais Ă vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour dĂ©busquer un liĂšvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l'espoir de voir partir un patriote ; chacun Ă©tait lĂ avec ses moeurs. Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine se dĂ©ployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal Ă propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'Ă©tions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'approche un homme Ă©tendu de tout son long, le nez en terre, ne prĂ©sentait qu'un large dos. Je le crus blessĂ© je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai Ă demi la tĂȘte. Il ouvre des yeux effarĂ©s, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'Ă©clate de rire c'Ă©tait mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite Ă madame de Chastenay. CouchĂ© Ă plat ventre au descendu d'une bombe, il lui avait Ă©tĂ© impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde Ă le mettre debout ; sa bedaine Ă©tait triplĂ©e. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste il portait un chapelet ; Hugues MĂ©tel parle d'un loup qui vers l'an 1203 ou 1204 rĂ©solut d'embrasser l'Ă©tat monastique ; mais n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine. En rentrant au camp, un officier du gĂ©nie passa prĂšs de moi, menant son cheval par la bride ; un boulet atteint la bĂȘte Ă l'endroit le plus Ă©troit de l'encolure et la coupe net ; la tĂȘte et le cou restent pendus Ă la main du cavalier qu'ils entraĂźnent Ă terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond la gamelle disparut ; les officiers culbutĂ©s et ensablĂ©s criaient comme le vieux capitaine de vaisseau " Feu de tribord, feu de bĂąbord, feu partout ! feu dans ma perruque ! " Ces coups singuliers semblent appartenir Ă Thionville en 1558, François de Guise mit le siĂšge devant cette place. Le marĂ©chal Strozzi y fut tuĂ© parlant dans la tranchĂ©e audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l ' Ă©paule . Londres, d'avril Ă septembre 1822. MarchĂ© du camp. Il s'Ă©tait formĂ© derriĂšre notre camp une espĂšce de marchĂ©. Les paysans avaient amenĂ© des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeuraient sur les voitures les chevaux dĂ©telĂ©s mangeaient attachĂ©s Ă un bout des charrettes, tandis qu'on buvait Ă l'autre bout. Des fouĂ©es brillaient çà et lĂ . On faisait frire des saucisses dans des poĂȘlons, bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crĂȘpes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anisĂ©es, des pains de seigle d'un sou, des gĂąteaux de mats, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchandĂ©es par les passants, des villageoises, Ă califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun prĂ©sentant sa tasse Ă la laitiĂšre et attendant son tour. On voyait rĂŽder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en uniforme. Des cantiniĂšres allaient criant en allemand et en français. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis Ă des tables de sapin plantĂ©es de travers sur un sol raboteux. On s'abritait Ă l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupĂ©s dans la forĂȘt, comme Ă PĂąques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes auraient pu facilement, Ă l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mariĂ©e Rapit esseda victor, Nubentemque nurum . Sidoine Apollinaire. On chantait, on riait, on fumait. Cette scĂšne Ă©tait extrĂȘmement gaie la nuit, entre les feux qui l'Ă©clairaient Ă terre et les Ă©toiles qui brillaient au-dessus. Quand je n'Ă©tais ni de garde aux batteries ni de service Ă la tente, j'aimais Ă souper Ă la foire. LĂ recommençaient les histoires du camp ; mais animĂ©es de rogomme et de chĂšre-lie, elles Ă©taient beaucoup plus belles. Un de nos camarades, capitaine Ă brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donnĂ©, Ă©tait cĂ©lĂšbre par ses contes. il eĂ»t Ă©tĂ© plus correct de dire Sheherazade , mais nous n'y regardions pas de si prĂšs. AussitĂŽt que nous le voyions, nous courions Ă lui, nous nous le disputions c'Ă©tait Ă qui l'aurait Ă son Ă©cot. Taille courte, cuisses longues, figure dĂ©valante, moustaches tristes, yeux faisant la virgule Ă l'angle extĂ©rieur, voix creuse, grande Ă©pĂ©e Ă fourreau cafĂ© au lait, prestance de poĂšte militaire, entre le suicide et le luron Dinarzade, goguenard sĂ©rieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il Ă©tait le tĂ©moin obligĂ© de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire Ă mĂȘme d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse. Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau penchĂ© vers nous sur une charrette dont les brancards Ă©taient en l'air. Une chandelle collĂ©e Ă la futaille nous Ă©clairait ; un morceau de serpilliĂšre tendu du bout des brancards Ă deux poteaux nous servait de toit. Dinarzade, son Ă©pĂ©e de guingois Ă la façon de FrĂ©dĂ©ric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire Ă notre grande satisfaction. Les cantiniĂšres qui nous apportaient la pitance, restaient avec nous pour Ă©couter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silĂšnes qui formaient le choeur, accompagnait le rĂ©cit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation. " Messieurs, disait le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? " Et chacun de rĂ©pondre " oui, oui. " Dinarzade engloutit, en se brĂ»lant, une crĂȘpe roulĂ©e. " Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous l'avez vu, Ă©tait fort beau quand le vent rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela ressemblait Ă un tortis de filasse autour d'un turban vert. " L'assemblĂ©e " Bravo ! " " Par une soirĂ©e de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un chĂąteau de Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce chĂąteau demeurait la Dame des grandes compagnies . Elle reçut bien le chevalier, le fit dĂ©sarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui Ă une table magnifique ; mais elle ne mangea point, et les pages servants Ă©taient muets. " L'assemblĂ©e " Oh ! oh ! " " La dame, messieurs, Ă©tait grande, plate, maigre et disloquĂ©e comme la femme du major ; d'ailleurs, beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on ne savait plus oĂč l'on en Ă©tait. Elle devint amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eĂ»t peur. " Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son brĂ»le-gueule ; on le força de continuer " Le chevalier Vert, tout anĂ©anti, se rĂ©solut de quitter le chĂąteau ; mais avant de partir, il requiert de la chĂątelaine l'explication de plusieurs choses Ă©tranges ; il lui faisait en mĂȘme temps une offre loyale de mariage, si, toutefois elle n'Ă©tait pas sorciĂšre. " La rapiĂšre de Dinarzade Ă©tait plantĂ©e droite et raide entre ses genoux. Assis et penchĂ©s en avant, nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammĂšches comme l'anneau de Saturne. Tout Ă coup Dinarzade s'Ă©cria comme hors de lui " Oui, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'Ă©tait la Mort ! " Et le capitaine, rompant les rangs et s'Ă©criant " La mort ! la mort ! " mit en fuite les cantiniĂšres. La sĂ©ance fut levĂ©e le brouhaha fut grand et les rires prolongĂ©s. Nous nous rapprochĂąmes de Thionville, au bruit du canon de la place. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle Ă©tait ma compagne aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. Le siĂšge continuait, ou plutĂŽt il n'y avait pas de siĂšge, car on n'ouvrait point la tranchĂ©e et les troupes manquaient pour investir rĂ©guliĂšrement la Place. On comptait sur des intelligences, et l'on attendait la nouvelle des succĂšs de l'armĂ©e prussienne ou de celle de Clairfayt, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de Bourbon. Nos petites ressources s'Ă©puisaient ; Paris semblait s'Ă©loigner. Le mauvais temps ne cessait ; nous Ă©tions inondĂ©s au milieu de nos travaux ; je m'Ă©veillais quelquefois dans un fossĂ© avec de l'eau jusqu'au cou le lendemain j'Ă©tais perclus. Parmi mes compatriotes, j'avais rencontrĂ© Ferron de La SigoniĂšre, mon ancien camarade de classe Ă Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos tĂȘtes, dĂ©passant la toile, recevaient la pluie de cette espĂšce de gouttiĂšre, je me levais et j'allais avec Ferron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'Ă©taient pas aussi gaies que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, Ă©coutant la voix des sentinelles, regardant les lumiĂšres des rues de nos tentes, de mĂȘme que nous avions vu autrefois au collĂšge les lampions de nos corridors. Nous causions du passĂ© et de l'avenir, des fautes que l'on avait commises, de celles que l'on commettrait ; nous dĂ©plorions l'aveuglement des Princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec une poignĂ©e de serviteurs et raffermir par le bras de l'Ă©tranger la couronne sur la tĂȘte de leur frĂšre. Je me souviens d'avoir dit Ă mon camarade, dans ces conversations, que la France voudrait imiter l'Angleterre, que le Roi pĂ©rirait sur l'Ă©chafaud, et que, vraisemblablement, notre expĂ©dition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappĂ© de ma prĂ©diction c'est la premiĂšre de ma vie. Depuis ce temps, j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu Ă©coutĂ©es ; l'accident Ă©tait-il arrivĂ© ? on se mettait Ă l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prĂ©vu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l'intĂ©rieur du navire, ferment les Ă©coutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer Ă la tempĂȘte ; le danger passĂ©, on renvoie FidĂšle Ă sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai Ă©tĂ© le chien hollandais du vaisseau de la lĂ©gitimitĂ©. Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravĂ©s dans ma pensĂ©e ; ce sont eux que j'ai retracĂ©s au sixiĂšme livre des Martyrs . Barbare de l'Armorique au camp des Princes, je portais HomĂšre avec mon Ă©pĂ©e ; je prĂ©fĂ©rais ma patrie, la pauvre, la petite Ăźle d ' Aaron, aux cent villes de la CrĂšte . Je disais comme TĂ©lĂ©maque " L'Ăąpre pays qui ne nourrit que des chĂšvres m'est plus agrĂ©able que ceux oĂč l'on Ă©lĂšve des chevaux. " Mes paroles auraient fait rire le candide MĂ©nĂ©las, agaqos Menelaos . Londres, d'avril Ă septembre 1822. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. Le bruit se rĂ©pandit qu'enfin on allait en venir Ă une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la riviĂšre, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du cĂŽtĂ© de la France. Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le rĂ©giment des volontaires, composĂ© de jeunes paysans lorrains et de dĂ©serteurs des divers rĂ©giments, furent commandĂ©s de service. Nous devions ĂȘtre soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des diffĂ©rents corps des dragons qui couvraient notre gauche mon frĂšre se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait Ă©pousĂ© une fille de M. de Malesherbes, soeur de madame de Rosambo, et par consĂ©quent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois compagnies d'artillerie autrichienne avec des piĂšces de gros calibre et une batterie de trois mortiers. Nous partĂźmes Ă six heures du soir ; Ă dix, nous passĂąmes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre amoena fluenta Subterlabentis tacito rumore Mosellae . Ausone. Au lever du jour, nous Ă©tions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'Ă©chelonnant aux ailes, la lĂ©gĂšre en tĂȘte. A notre second mouvement, nous nous formĂąmes en colonne et nous commençùmes de dĂ©filer. Vers neuf heures, nous entendĂźmes Ă notre gauche le feu d'une dĂ©charge. Un officier de carabiniers, accourant Ă bride abattue, vint nous apprendre qu'un dĂ©tachement de l'armĂ©e de Kellermann Ă©tait prĂšs de nous joindre et que l'action Ă©tait dĂ©jĂ engagĂ©e entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait Ă©tĂ© frappĂ© d'une balle au chanfrein ; il se cabrait en jetant l'Ă©cume par la bouche et le sang par les naseaux ce carabinier, le sabre Ă la main sur ce cheval blessĂ©, Ă©tait superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour nous prendre en flanc ; il avait des piĂšces de campagne dont le tir entama le rĂ©giment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touchĂ©es du boulet ; ces derniers cris de la jeunesse arrachĂ©e toute vivante de la vie me firent une profonde pitiĂ© je pensai aux pauvres mĂšres. Les tambours battirent la charge, et nous allĂąmes en dĂ©sordre Ă l'ennemi. On s'approcha de si prĂšs que la fumĂ©e n'empĂȘchait pas de voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prĂȘt Ă verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire leurs mouvements Ă©taient mous ils tĂątonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient passĂ© sur le ventre d'une masse hĂ©tĂ©rogĂšne de vieux et jeunes nobles indisciplinĂ©s ; mille Ă douze cents fantassins s'Ă©tonnĂšrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne, ils se retirĂšrent ; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues. Une sourde et muette allemande, appelĂ©e Libbe ou Libba, s'Ă©tait attachĂ©e Ă mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglantait sa robe ses coudes Ă©taient posĂ©s sur ses genoux pliĂ©s et relevĂ©s, sa main passĂ©e sous ses cheveux blonds Ă©pars appuyait sa tĂȘte. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tuĂ©s, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle n'avait point ouĂŻ les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'Ă©chappaient de ses lĂšvres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait, et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein ; si le sĂ©pulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y ĂȘtre descendue. Au surplus les champs de carnage sont partout ; au cimetiĂšre de l'Est, de Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps vous apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit Ă votre porte. AprĂšs une halte assez longue, nous reprĂźmes notre route, et nous arrivĂąmes Ă l'entrĂ©e de la nuit sous les murs de Thionville. Les tambours ne battaient point ; le commandement se faisait Ă voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie, se glissa le long des chemins et des haies jusqu'Ă la porte que nous devions canonner. L'artillerie autrichienne, protĂ©gĂ©e par notre infanterie, prit position Ă vingt-cinq toises des ouvrages avancĂ©s, derriĂšre des gabions Ă©paulĂ©s Ă la hĂąte. A une heure du matin, le 6 septembre, une fusĂ©e lancĂ©e du camp du prince de Waldeck, de l'autre cĂŽtĂ© de la place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la ville rĂ©pondit vigoureusement. Nous tirĂąmes aussitĂŽt. Les assiĂ©gĂ©s, ne croyant pas que nous eussions des troupes de ce cĂŽtĂ© et n'ayant pas prĂ©vu cette insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perdĂźmes pas pour attendre la garnison arma une double batterie, qui perça nos Ă©paulements et dĂ©monta deux de nos piĂšces. Le ciel Ă©tait en feu ; nous Ă©tions ensevelis dans des torrents de fumĂ©e. Il m'arriva d'ĂȘtre un petit Alexandre extĂ©nuĂ© de fatigue, je m'endormis profondĂ©ment presque sous les roues des affĂ»ts oĂč j'Ă©tais de garde. Un obus crevĂ© Ă six pouces de terre, m'envoya un Ă©clat Ă la cuisse droite. RĂ©veillĂ© du coup, mais ne sentant point la douleur je ne m'aperçus de ma blessure qu'Ă mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine deux balles avaient frappĂ© mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala , en fille dĂ©vouĂ©e, se plaça entre son pĂšre et le plomb ennemi ; il lui restait Ă soutenir le feu de l'abbĂ© Morellet. A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous crĂ»mes la ville rendue ; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer Ă la retraite. Nous rentrĂąmes dans nos positions, aprĂšs une marche accablante de trois jours. Le prince de Waldeck s'Ă©tait approchĂ© jusqu'au bord des fossĂ©s qu'il avait essayĂ© de franchir, espĂ©rant une reddition au moyen de l'attaque simultanĂ©e on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux Princes. Les Autrichiens, ayant tirĂ© Ă barbette, perdirent un monde considĂ©rable ; le prince de Waldeck eut un bras emportĂ©. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait Ă torrents dans les prisons de Paris ma femme et mes soeurs Ă©taient plus en danger que moi. Londres ; d'avril Ă septembre 1822. LevĂ©e du siĂšge. - EntrĂ© Ă Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-VĂ©role. Nous levĂąmes le siĂšge de Thionville et nous partĂźmes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alliĂ©s. Longwy, patrie de François de Mercy, Ă©tait tombĂ© le 23 aoĂ»t. De toutes parts des festons et des couronnes attestaient le passage de FrĂ©dĂ©ric-Guillaume. Je remarquai, au milieu des paisibles trophĂ©es, l'aigle de Prusse attachĂ©e sur les fortifications de Vauban elle n'y devait pas rester longtemps, quant aux fleurs, elles allaient bientĂŽt voir se faner comme elles les innocentes crĂ©atures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur, fut celui des jeunes filles de Verdun. " Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parĂ©es pour une fĂȘte publique, furent menĂ©es ensemble Ă l'Ă©chafaud. Elles disparurent tout Ă coup et furent moissonnĂ©es dans leur printemps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dĂ©garni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de dĂ©sespoir pareil Ă celui qu'excita cette barbarie. " Verdun est cĂ©lĂšbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de GrĂ©goire de Tours, Deuteric, voulant dĂ©rober sa fille aux poursuites de ThĂ©odebert, la plaça dans un tombereau attelĂ© de deux boeufs indomptĂ©s et la fit prĂ©cipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poĂ©tereau rĂ©gicide, Pons de Verdun, acharnĂ© contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanitĂ© des mĂ©diocritĂ©s en souffrance produisit autant de rĂ©volutionnaires que l'orgueil blessĂ© des culs-de-jatte et des avortons rĂ©volte analogue des infirmitĂ©s de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha Ă ses Ă©pigrammes Ă©moussĂ©es la pointe d'un poignard. FidĂšle apparemment aux traditions de la GrĂšce, le poĂšte ne voulait offrir Ă ses dieux que le sang des vierges car la Convention dĂ©crĂ©ta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait ĂȘtre mise en jugement. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait Ă mort madame de Bonchamp, veuve du cĂ©lĂšbre gĂ©nĂ©ral vendĂ©en. HĂ©las ! nous autres royalistes Ă la suite des Princes, nous arrivĂąmes aux revers de la VendĂ©e, sans avoir passĂ© par sa gloire. Nous n'avions pas Ă Verdun, pour passer le temps, " cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, aprĂšs avoir quittĂ© les habits de femme, montait Ă cheval et servait elle-mĂȘme d'escorte aux dames qui l'accompagnaient et qu'elle avait laissĂ©es dans son carrosse... " Nous n'Ă©tions pas passionnĂ©s pour le vieux gaulois , et nous ne nous Ă©crivions pas des billets en langage d ' Amadis. Arnauld. La maladie des Prussiens se communiqua Ă notre petite armĂ©e ; j'en fus atteint. Notre cavalerie Ă©tait allĂ©e rejoindre FrĂ©dĂ©ric-Guillaume Ă Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure l'ordre de nous porter en avant ; nous reçûmes celui de battre en retraite. ExtrĂȘmement affaibli, et ma gĂȘnante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me traĂźnai comme je pus Ă la suite de ma compagnie, qui bientĂŽt se dĂ©banda. Jean Balue, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son pĂšre avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la ville du guĂ© selon Saumaise ver dunum , je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contrĂŽleur des finances, ni Ă©vĂȘque, ni cardinal. Si, dans les romans que j'ai Ă©crits j'ai touchĂ© Ă ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racontĂ©es j'ai placĂ© des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retracĂ© quelques-unes des scĂšnes qui s'Ă©taient passĂ©es sous mes yeux " Quand on licencie une armĂ©e, elle retourne dans ses foyers ; mais les soldats de l'armĂ©e de CondĂ© avaient-ils des foyers ? oĂč les devait guider le bĂąton qu'on leur permettait Ă peine de couper dans les bois de l'Allemagne, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© le mousquet qu'ils avaient pris pour la dĂ©fense de leur Roi ? Il fallut se sĂ©parer. Les frĂšres d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allĂšrent, avant de partir, saluer leur pĂšre et leur capitaine, le vieux CondĂ© en cheveux blancs le patriarche de la gloire donna sa bĂ©nĂ©diction Ă ses enfants, pleura sur sa tribu dispersĂ©e et vit tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit, s'Ă©crouler les toits paternels. " Moins de vingt ans aprĂšs, le chef de la nouvelle armĂ©e française, Bonaparte, prit aussi congĂ© de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renommĂ©e la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun ! Nous quittĂąmes Verdun. Les pluies avaient dĂ©foncĂ© les chemins ; on rencontrait partout caissons, affĂ»ts, canons embourbĂ©s, chariots renversĂ©s, vivandiĂšres avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expirĂ©s dans la boue. En traversant une terre labourĂ©e, j'y restai enfoncĂ© jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrachĂšrent malgrĂ© moi je les priais de me laisser lĂ . Je prĂ©fĂ©rais mourir. Le capitaine de ma compagnie, M. de Gouyon-Miniac, me dĂ©livra le 16 octobre, au camp prĂšs de Longwy, un certificat de congĂ© fort honorable. A Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots attelĂ©s les chevaux, les uns debout, les autres agenouillĂ©s, les autres appuyĂ©s sur le nez Ă©taient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards on eĂ»t dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui rĂ©pondis " Si je puis parvenir Ă Ostende, je m'embarquerai pour Jersey oĂč je trouverai mon oncle de BedĂ©e de lĂ , je serai Ă mĂȘme de rejoindre les royalistes de Bretagne. " La fiĂšvre me minait ; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enflĂ©e. Je me sentis saisi d'un autre mal. AprĂšs vingt-quatre heures de vomissements, une Ă©bullition me couvrit le corps et le visage ; une petite-vĂ©role confluente se dĂ©clara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de l'air. ArrangĂ© de la sorte, je commençai Ă pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'Ă©tais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prĂȘtĂ© mes six petits Ă©cus de trois francs, Ă©tant attendu Ă Luxembourg, me quitta. 1. Les Ardennes. - 2. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frĂšre Ă Bruxelles. - Nos derniers adieux. - 3. Ostende. - Passage Ă Jersey. - On me met Ă terre Ă Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de BedĂ©e et sa famille. - Description de l'Ăźle. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - DerniĂšre rencontre avec Gesril. - 4. Literary fund . - Grenier de Holborn. - DĂ©pĂ©rissement de ma santĂ©. - Visite aux mĂ©decins. - EmigrĂ©s Ă Londres. - 5. Pelletier. - Travaux littĂ©raires. - Ma sociĂ©tĂ© avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'Ă©glise de Westminster. - 6. DĂ©tresse. - Secours imprĂ©vu. - Logement sur un cimetiĂšre. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La BouĂ«tardais. - 7. FĂȘte somptueuse. - Fin de mes quarante Ă©cus. - Nouvelle dĂ©tresse. - Table d'hĂŽte. - EvĂȘques. - DĂźner Ă London-tavern. - Manuscrits de Camden. - 8. Mes occupations dans la province. - Mort de mon frĂšre. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. - 9. Charlotte. - 10. Retour Ă Londres. - 11. Rencontre extraordinaire. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en fĂ©vrier 1845. Les Ardennes. En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de quatre sous, et me dĂ©posa Ă cinq lieues de lĂ sur un tas de pierres. Ayant sautillĂ© quelques pas Ă l'aide de ma bĂ©quille, je lavai le linge de mon Ă©raflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite-vĂ©role Ă©tait complĂštement sortie et je me sentais soulagĂ©. Je n'avais point abandonnĂ© mon sac dont les bretelles me coupaient les Ă©paules. Je passai une premiĂšre nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propriĂ©taire de la grange, refusa le loyer de ma couchĂ©e ; elle m'apporta au lever du jour une grande Ă©cuellĂ©e de cafĂ© au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoint par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils Ă©taient aussi fort malades. Nous rencontrĂąmes des villageois ; de charrettes en charrettes, nous gagnĂąmes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixiĂšme jour, je me retrouvai seul. Ma petite-vĂ©role blanchissait et s'aplatissait. AprĂšs avoir marchĂ© deux lieues, qui me coĂ»tĂšrent six heures de temps, j'aperçus une famille de bohĂ©miens campĂ©e avec deux chĂšvres et un Ăąne, derriĂšre un fossĂ©, autour d'un feu de brandes. A peine arrivais-je, je me laissai choir, et les singuliĂšres crĂ©atures s'empressĂšrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animĂ© sa danse, puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait curieusement Ă la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou ; c'Ă©tait trop cher. Il Ă©tait difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de misĂšre que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j'aurais Ă©tĂ© un digne fils, me quittĂšrent ; lorsque, Ă l'aube, je sortis de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventuriĂšre s'en Ă©tait allĂ©e avec le secret de mon avenir. En Ă©change de mon petit sou, elle avait dĂ©posĂ© Ă mon chevet une pomme qui servit Ă me rafraĂźchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la rosĂ©e ; mais je ne pouvais ni brouter , ni trotter , ni faire beaucoup de tours . Je me levai nĂ©anmoins dans l'intention de faire ma cour Ă l ' aurore elle Ă©tait bien belle, et j'Ă©tais bien laid ; son visage rose annonçait sa bonne santĂ© ; elle se portait mieux que le pauvre CĂ©phale de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous Ă©tions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-lĂ ses pleurs Ă©taient pour moi. Je m'enfonçai dans la forĂȘt, je n'Ă©tais pas trop triste ; la solitude m'avait rendu Ă ma nature. Je chantonnais la romance de l'infortunĂ© Cazotte Tout au beau milieu des Ardennes, Est un chĂąteau sur le haut d'un rocher, etc., etc. N'Ă©tait-ce point dans le donjon de ce chĂąteau des fantĂŽmes, que le roi d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand-mĂšre une Chateaubriand ? Philippe consentait Ă relĂącher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait Ă se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa chĂšre Bretagne. HĂ©las ! j'Ă©tais possĂ©dĂ© du mĂȘme dĂ©sir, et pour m'ĂŽter la vue, je n'avais besoin que du mal dont il avait plu Ă Dieu de m'affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d ' Espagne , mais de pauvres traĂźne-malheurs, de petits marchands forains qui avaient comme moi, toute leur fortune sur leur dos. Un bĂ»cheron, avec des genouillĂšres de feutre, entrait dans le bois il aurait dĂ» me prendre pour une branche morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes quelques bruants, espĂšce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres attentifs Ă l'Ă©mouchet qui planait circulairement dans le ciel. De fois Ă autre, j'entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits Ă la glandĂ©e. Je me reposai Ă la hutte roulante d'un berger ; je n'y trouvai pour maĂźtre qu'un chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis Ă diffĂ©rentes distances autour des moutons ; le jour, ce pĂątre cueillait des simples, c'Ă©tait un mĂ©decin et un sorcier ; la nuit, il regardait les Ă©toiles, c'Ă©tait un berger chaldĂ©en. Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de tragĂ©laphes des chasseurs passaient Ă l'extrĂ©mitĂ©. Une fontaine sourdait Ă mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette mĂȘme forĂȘt, Roland innamorato , non pas furioso , aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit ses brillantes naĂŻades, avait du moins laissĂ© Bride d'Or au bord de la source ; si Shakespeare m'eĂ»t envoyĂ© Rosalinde et le Duc exilĂ©, ils m'auraient Ă©tĂ© bien secourables. Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idĂ©es affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fantĂŽmes, ayant Ă peine la consistance d'ombres trois quarts effacĂ©es, m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des souvenirs ; je voyais dans un lointain indĂ©terminĂ©, et mĂȘlĂ©es Ă des images inconnues, les formes aĂ©riennes de mes parents et de mes amis. Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumĂ©e bleue Ă©chappĂ©e du toit des chaumiĂšres, dans la cime des arbres, dans le transparent des nuĂ©es, dans les gerbes lumineuses du soleil traĂźnant ses rayons sur les bruyĂšres comme un rĂąteau d'or. Ces apparitions Ă©taient celles des Muses qui venaient assister Ă la mort du poĂšte ma tombe, creusĂ©e avec le linteau de leurs lyres sous un chĂȘne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyĂ©es dans le gĂźte des liĂšvres sous des troĂ«nes, faisaient seules, avec des insectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi lĂ©gĂšres, aussi ignorĂ©es que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extrĂȘmement mal ; la petite-vĂ©role rentrait et m'Ă©touffait. Vers la fin du jour, je m'Ă©tendis sur le dos Ă terre, dans un fossĂ©, la tĂȘte soutenue par le sac d' Atala , ma bĂ©quille Ă mes cĂŽtĂ©s, les yeux attachĂ©s sur le soleil, dont les regards s'Ă©teignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensĂ©e l'astre qui avait Ă©clairĂ© ma premiĂšre jeunesse dans mes landes paternelles nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisemblances, pour ne me rĂ©veiller jamais. Je m'Ă©vanouis dans un sentiment de religion le dernier bruit que j'entendis Ă©tait la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Fourgons du prince de Ligne. - Femmes de Namur. - Je retrouve mon frĂšre Ă Bruxelles. - Nos derniers adieux. Il paraĂźt que je demeurai Ă peu prĂšs deux heures en dĂ©faillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent Ă passer ; un des conducteurs s'Ă©tant arrĂȘtĂ© pour couper un scion de bouleau, trĂ©bucha sur moi sans me voir il me crut mort et me poussa du pied ; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et par un instinct de pitiĂ©, ils me jetĂšrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitĂšrent ; je pus parler Ă mes sauveurs ; je leur dis que j'Ă©tais un soldat de l'armĂ©e des Princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'Ă Bruxelles, ou ils allaient, je les rĂ©compenserais de leur peine. " Bien, camarade, me rĂ©pondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes Ă Namur, car il nous est dĂ©fendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de l'autre cotĂ© de la ville. " Je demandai Ă boire ; j'avalai quelques gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaĂźtre en dehors les symptĂŽmes de mon mal et dĂ©barrassĂšrent un moment ma poitrine ; la nature m'avait douĂ© d'une force extraordinaire. Nous arrivĂąmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied Ă terre et suivis de loin les chariots ; je les perdis bientĂŽt de vue. A l'entrĂ©e de la ville, on m'arrĂȘta. Tandis qu'on examinait mes papiers je m'assis sous la porte. Les soldats de garde, Ă la vue de mon uniforme, m'offrirent un quignon de pain de munition, et le caporal me prĂ©senta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire Ă la coupe de l'hospitalitĂ© militaire. " Prends donc ! " s'Ă©cria-t-il en colĂšre, en accompagnant son injonction d'un Sacrament der Teufel sacrement du diable ! Ma traversĂ©e de Namur fut pĂ©nible j'allais, m'appuyant contre les maisons. La premiĂšre femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissante, m'aida Ă me traĂźner ; je la remerciai et elle rĂ©pondit " Non, non, soldat. " BientĂŽt d'autres femmes accoururent, apportĂšrent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. " Il est blessĂ© ", disaient les unes dans leur patois français-brabançon ; " il a la petite-vĂ©role ", s'Ă©criaient les autres, et elles Ă©cartaient les enfants. " Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher ; vous allez mourir, restez Ă l'hĂŽpital. " Elles me voulaient conduire Ă l'hĂŽpital, elles se relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'Ă celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir Ă Guernesey. Femmes, qui m'avez assistĂ© dans ma dĂ©tresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide Ă vos vieux jours et Ă vos douleurs ! Si vous avez quittĂ© la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m'a longtemps refusĂ© ! Les femmes de Namur m'aidĂšrent Ă monter dans le fourgon, me recommandĂšrent au conducteur et me forcĂšrent d'accepter une couverture de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de respect et de dĂ©fĂ©rence il y a dans la nature du Français quelque chose de supĂ©rieur et de dĂ©licat que les autres peuples reconnaissent. Les gens du prince de Ligne me dĂ©posĂšrent encore sur le chemin Ă l'entrĂ©e de Bruxelles et refusĂšrent mon dernier Ă©cu. A Bruxelles, aucun hĂŽtelier ne me voulut recevoir. Le Juif-errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville Quand il fut dans la ville De Bruxelles en Brabant, y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m'apercevant, on disait " Passez ! passez ! " et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un cafĂ©. Mes cheveux pendaient sur mon visage masquĂ© par ma barbe et mes moustaches ; j'avais la cuisse entourĂ©e d'un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes, nouĂ©e Ă mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l'odyssĂ©e Ă©tait plus insolent, mais n'Ă©tait pas si pauvre que moi. Je m'Ă©tais prĂ©sentĂ© d'abord inutilement Ă l'hĂŽtel que j'avais habitĂ© avec mon frĂšre ; je fis une seconde tentative comme j'approchais de la porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec le baron de Montboissier. Il fut effrayĂ© de mon spectre. On chercha une chambre hors de l'hĂŽtel, car le maĂźtre refusa absolument de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable Ă mes misĂšres. Mon frĂšre m'amena un chirurgien et un mĂ©decin. Il avait reçu des lettres de Paris ; M. de Malesherbes l'invitait Ă rentrer en France. Il m'apprit la journĂ©e du 10 aoĂ»t, les massacres de septembre et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva mon dessein de passer dans l'Ăźle de Jersey, et m'avança vingt-cinq louis. Mes regards affaiblis me permettaient Ă peine de distinguer les traits de mon malheureux frĂšre ; je croyais que ces tĂ©nĂšbres Ă©manaient de moi, et c'Ă©taient les ombres que l'EternitĂ© rĂ©pandait autour de lui sans le savoir, nous nous voyions pour la derniĂšre fois. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons Ă nous que la minute prĂ©sente ; celle qui la suit est Ă Dieu il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont jamais remontĂ© l'escalier qu'ils avaient descendu ? La mort nous touche plus avant qu'aprĂšs le trĂ©pas d'un ami c'est une partie de nous qui se dĂ©tache, un monde de souvenirs d'enfance, d'intimitĂ©s de famille, d'affections et d'intĂ©rĂȘts communs qui se dissout. Mon frĂšre me prĂ©cĂ©da dans les lombes [RĂ©gion postĂ©rieure de l'abdomen comprise entre la base de la poitrine et le bassin] de ma mĂšre ; il habita le premier ces mĂȘmes et saintes entrailles dont je sortis aprĂšs lui ; il s'assit avant moi au foyer paternel ; il m'attendit plusieurs annĂ©es pour me recevoir, me donner mon nom en JĂ©sus-Christ et s'unir Ă toute ma jeunesse. Mon sang, mĂȘlĂ© Ă son sang dans le vase rĂ©volutionnaire aurait eu la mĂȘme saveur, comme un lait fourni par le pĂąturage de la mĂȘme montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la tĂȘte de mon aĂźnĂ©, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'Ă©pargneront pas la mienne dĂ©jĂ mon front se dĂ©pouille ; je sens un Ugolin, le temps, penchĂ© sur moi qui me ronge le crĂąne ... como ' I pan per fame si manduca. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Ostende. - Passage Ă Jersey. - On me met Ă terre Ă Guernesey. - La femme du pilote. - Jersey. - Mon oncle de BedĂ©e et sa famille. - Description de l'Ăźle. - Le duc de Berry. - Parents et amis disparus. - Malheur de vieillir. - Je passe en Angleterre. - DerniĂšre rencontre avec Gesril. Le docteur ne revenait pas de son Ă©tonnement il regardait cette petite-vĂ©role sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui n'arrivait Ă aucune de ses crises naturelles, comme un phĂ©nomĂšne dont la mĂ©decine n'offrait pas d'exemple. La gangrĂšne s'Ă©tait mise Ă ma blessure. On la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, je m'obstinai Ă partir pour Ostende. Bruxelles m'Ă©tait odieux ; je brĂ»lais d'en sortir ; il se remplissait de nouveau de ces hĂ©ros de la domesticitĂ©, revenus de Verdun en calĂšche, et que je n'ai pas revus dans ce mĂȘme Bruxelles, lorsque j'ai suivi le Roi pendant les Cent-Jours. J'arrivai doucement Ă Ostende par les canaux j'y trouvai quelques Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisĂąmes [Noliser signifie affrĂ©ter] une barque pontĂ©e et nous dĂ©valĂąmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets qui servaient de lest. La vigueur de mon tempĂ©rament Ă©tait enfin Ă©puisĂ©e. Je ne pouvais plus parler ; les mouvements d'une grosse mer achevĂšrent de m'abattre. Je humais Ă peine quelques gouttes d'eau et de citron, et quand le mauvais temps nous força de relĂącher Ă Guernesey, on crut que j'allais expirer ; un prĂȘtre Ă©migrĂ© me lut les priĂšres des agonisants. Le capitaine, ne voulant pas que je mourusse Ă son bord, ordonna de me descendre sur le quai on m'assit au soleil, le dos appuyĂ© contre un mur, la tĂȘte tournĂ©e vers la pleine mer, en face de cette Ăźle d'Aurigny, oĂč, huit mois auparavant, j'avais vu la mort sous une autre forme. J'Ă©tais apparemment vouĂ© Ă la pitiĂ©. La femme d'un pilote anglais vint Ă passer ; elle fut Ă©mue, appela son mari qui, aidĂ© de deux ou trois matelots, me transporta dans une maison de pĂȘcheur, moi, l'ami des vagues ; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune mariniĂšre prit tous les soins possibles de l'Ă©tranger je lui dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hĂŽtesse pleurait presque en se sĂ©parant de son malade ; les femmes ont un instinct cĂ©leste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait Ă une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et brĂ»lantes dans ses fraĂźches et longues mains ; j'avais honte d'approcher tant de disgrĂąces de tant de charmes. Nous mĂźmes Ă la voile, et nous abordĂąmes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit Ă Saint-HĂ©lier, auprĂšs de mon oncle. M. de BedĂ©e le renvoya me chercher le lendemain avec une voiture. Nous traversĂąmes l'Ăźle entiĂšre tout expirant que je me sentais, je fus charmĂ© de ses bocages mais je n'en disais que des radoteries, Ă©tant tombĂ© dans le dĂ©lire. Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient Ă mon chevet. J'occupais un appartement dans une des maisons que l'on commençait Ă bĂątir le long du port les fenĂȘtres de ma chambre descendaient Ă fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le mĂ©decin, M. Delattre, avait dĂ©fendu de me parler de choses sĂ©rieuses et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille il m'apprit la mort de Louis XVI. Je n'en fus pas Ă©tonnĂ©. je l'avais prĂ©vue. Je m'informai des nouvelles de mes parents ; mes soeurs et ma femme Ă©taient revenues en Bretagne, aprĂšs les massacres de septembre ; elles avaient eu beaucoup de peine Ă sortir de Paris. Mon frĂšre, de retour en France s'Ă©tait retirĂ© Ă Malesherbes. Je commençais Ă me lever ; la petite-vĂ©role Ă©tait passĂ©e ; mais je souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai gardĂ©e longtemps. Jersey, la Caesarea de l'itinĂ©raire d'Antonin, est demeure sujette de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de Normandie ; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours sans succĂšs. Cette Ăźle est un dĂ©bris de notre primitive histoire les saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique, se reposaient Ă Jersey. Saint HĂ©lier, solitaire, demeurait dans les rochers de CĂ©sarĂ©e ; les Vandales le massacrĂšrent. On retrouve Ă Jersey un Ă©chantillon des vieux Normands ; on croit entendre parler Guillaume-le-BĂątard ou l'auteur du Roman de Rou . L'Ăźle est fĂ©conde ; elle a deux villes et douze paroisses ; elle est couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'ocĂ©an, qui semble dĂ©mentir sa rudesse, donne Ă Jersey du miel exquis, de la crĂšme d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un jaune foncĂ©, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre prĂ©sume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe nous tenons la pomme et la poire de la GrĂšce, comme nous devons la pĂȘche Ă la Perse, le citron Ă la MĂ©die, la prune Ă la Syrie, la cerise Ă CĂ©rasonte, la chĂątaigne Ă Castane, le coing Ă Cydon et la grenade Ă Chypre. J'eus un grand plaisir Ă sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve Ă Jersey toute sa jeunesse ; il pourrait encore s'appeler primevĂšre comme autrefois, nom qu'en devenant vieux, il a laissĂ© Ă sa fille, la premiĂšre fleur dont il se couronne. Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry ; c'est toujours vous raconter la mienne " AprĂšs vingt-deux ans de combats, la barriĂšre d'airain qui fermait la France fut forcĂ©e l'heure de la Restauration approchait ; nos Princes quittĂšrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur diffĂ©rents points des frontiĂšres, comme ces voyageurs qui cherchent, au pĂ©ril de leur vie, Ă pĂ©nĂ©trer dans un pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit pour la Suisse ; Monseigneur le duc d'AngoulĂȘme pour l'Espagne, et son frĂšre pour Jersey. Dans cette Ăźle, oĂč quelques juges de Charles Ier moururent ignorĂ©s de la terre, monseigneur le duc de Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et oubliĂ©s pour leurs vertus comme jadis les rĂ©gicides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux prĂȘtres, dĂ©sormais consacrĂ©s Ă la solitude ; il rĂ©alisa avec eux la fiction du poĂšte qui fait aborder un Bourbon dans l'Ăźle de Jersey, aprĂšs un orage. Tel confesseur et martyr pouvait dire Ă l'hĂ©ritier de Henri IV, comme l'ermite de Jersey Ă ce grand roi Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure, De ma religion je viens pleurer l'injure. Henriade " Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois Ă Jersey ; la mer, les vents, la politique l'y enchaĂźnĂšrent. Tout s'opposait Ă son impatience ; il se vit au moment de renoncer Ă son entreprise, et de s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui, Ă madame la marĂ©chale Moreau, nous retrace vivement ses occupations sur son rocher " 8 fĂ©vrier 1814. " Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a tant de peine Ă briser ses fers. Vous dont l'Ăąme est si belle, si française, jugez de tout ce que j'Ă©prouve ; combien il m'en coĂ»terait de m'Ă©loigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour atteindre ! Quand le soleil les Ă©claire, je monte sur les plus hauts rochers et, ma lunette Ă la main, je suis toute la cĂŽte ; je vois les rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant Ă terre, entourĂ© de Français, cocardes blanches aux chapeaux ; j'entends le cri de Vive le Roi ! ce cri que jamais Français n'a entendu de sang-froid ; la plus belle femme de la province me ceint d'une Ă©charpe blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous marchons sur Cherbourg ; quelque vilain fort, avec une garnison d'Ă©trangers, veut se dĂ©fendre nous l'emportons d'assaut, et un vaisseau part pour aller chercher le Roi, avec le pavillon blanc qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France ! Ah ! madame, quand on n'est qu'Ă quelques heures d'un rĂȘve si probable, peut-on penser Ă s'Ă©loigner ! " Il y a trois ans que j'Ă©crivais ces pages Ă Paris ; j'avais prĂ©cĂ©dĂ© M. le duc de Berry de vingt-deux annĂ©es Ă Jersey, ville de bannis ; j'y devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et que son fils FrĂ©dĂ©ric y est nĂ©. La joyeusetĂ© n'avait point abandonnĂ© la famille de mon oncle de BedĂ©e ; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui dont j'ai racontĂ© les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu'il Ă©tait galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgrĂ© sa noblesse. Madame de BedĂ©e se persuada que des officiers anglais, charmĂ©s de la beautĂ© d'Azor, l'avaient volĂ©, et qu'il vivait comblĂ© d'honneurs et de dĂźners dans le plus riche chĂąteau des trois royaumes. HĂ©las ! notre hilaritĂ© prĂ©sente ne se composait que de notre gaietĂ© passĂ©e. En nous retraçant les scĂšnes de Monchoix, nous trouvions le moyen de rire Ă Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur humain, les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent les joies nouvelles ne font point printaner les anciennes joies, mais les douleurs rĂ©centes font reverdir les vieilles douleurs. Au surplus, les Ă©migrĂ©s excitaient alors la sympathie gĂ©nĂ©rale ; notre cause paraissait la cause de l'ordre europĂ©en c'est quelque chose qu'un malheur honorĂ©, et le nĂŽtre l'Ă©tait. M. de Bouillon protĂ©geait Ă Jersey les rĂ©fugiĂ©s français il me dĂ©tourna du dessein de passer en Bretagne, hors d'Ă©tat que j'Ă©tais de supporter une vie de cavernes et de forĂȘts ; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du service rĂ©gulier. Mon oncle, trĂšs peu pourvu d'argent, commençait Ă se sentir mal Ă l'aise avec sa nombreuse famille ; il s'Ă©tait vu forcĂ© d'envoyer son fils Ă Londres se nourrir de misĂšre et d'espĂ©rance. Craignant d'ĂȘtre Ă charge Ă M. de BedĂ©e, je me dĂ©cidai Ă le dĂ©barrasser de ma personne. Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta, me mirent Ă mĂȘme d'exĂ©cuter mon dessein et j'arrĂȘtai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu Ă mon oncle, j'Ă©tais profondĂ©ment attendri il venait de me soigner avec l'affection d'un pĂšre ; Ă lui se rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aimĂ© de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressemblances de ma mĂšre. J'avais quittĂ© cette excellente mĂšre, et je ne devais plus la revoir ; j'avais quittĂ© ma soeur Julie et mon frĂšre, et j'Ă©tais condamnĂ© Ă ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine Ă©panouie ne devait plus rĂ©jouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi Ă toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment oĂč ils meurent, mais de celui oĂč nous cessons de vivre avec eux. Si l'on pouvait dire au temps " Tout beau ! " on l'arrĂȘterait aux heures des dĂ©lices ; mais comme on ne le peut, ne sĂ©journons pas ici-bas ; allons-nous-en, avant d'avoir vu fuir nos amis, et ces annĂ©es que le poĂšte trouvait seules dignes de la vie VitĂą dignior aetas. Ce qui enchante dans l'Ăąge des liaisons devient dans l'Ăąge dĂ©laissĂ© un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riants Ă la terre ; on le craint plutĂŽt les oiseaux, les fleurs, une belle soirĂ©e de la fin d'avril, une belle nuit commencĂ©e le soir avec le premier rossignol, achevĂ©e le matin avec la premiĂšre hirondelle, ces choses qui donnent le besoin et le dĂ©sir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous la jeunesse qui les goĂ»te Ă vos cĂŽtĂ©s et qui vous regarde dĂ©daigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profondeur de votre abandon. La fraĂźcheur et la grĂące de la nature, en vous rappelant vos fĂ©licitĂ©s passĂ©es, augmentent la laideur de vos misĂšres. Vous n'ĂȘtes plus qu'une tache dans cette nature, vous en gĂątez les harmonies et la suavitĂ© par votre prĂ©sence, par vos paroles, et mĂȘme par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printaniĂšre a renouvelĂ© ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaĂźt, de tout ce qui est heureux, vous rĂ©duit Ă la douloureuse mĂ©moire de vos plaisirs. Le paquebot sur lequel je m'embarquai Ă©tait encombrĂ© de familles Ă©migrĂ©es. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collĂšgue de mon frĂšre au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goĂ»t dont j'aurai trop Ă parler. Un officier de marine jouait aux Ă©checs dans la chambre du capitaine ; il ne se remit pas mon visage, tant j'Ă©tais changĂ© ; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous Ă©tions pas vus depuis Brest ; nous devions nous sĂ©parer Ă Southampton. Je lui racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, nĂ© auprĂšs de moi parmi les vagues, embrassa pour la derniĂšre fois son premier ami au milieu de ces vagues qu'il allait prendre Ă tĂ©moin de sa glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des GĂ©nois, ayant battu la flotte des VĂ©nitiens, apprend que son fils a Ă©tĂ© tuĂ© Qu ' on le jette Ă la mer , dit ce pĂšre, Ă la façon des Romains, comme s'il eĂ»t dit Qu ' on le jette Ă sa victoire . Gesril ne sortit volontairement des flots dans lesquels il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, que pour mieux leur montrer sa victoire sur leur rivage. J'ai dĂ©jĂ donnĂ© au commencement du sixiĂšme livre de ces MĂ©moires le certificat de mon dĂ©barquement de Jersey Ă Southampton. VoilĂ donc qu'aprĂšs mes courses dans les bois de l'AmĂ©rique et dans les camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre Ă©migrĂ©, sur cette terre oĂč j'Ă©cris tout ceci en 1822 et oĂč je suis aujourd'hui magnifique ambassadeur. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Literary Fund. - Grenier de Holborn. - DĂ©pĂ©rissement de ma santĂ©. - Visite aux mĂ©decins. - EmigrĂ©s Ă Londres. Il s'est formĂ© Ă Londres une sociĂ©tĂ© pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'Ă©trangers. Cette sociĂ©tĂ© m'a invitĂ© Ă sa rĂ©union annuelle ; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York occupait le fauteuil du prĂ©sident ; Ă sa droite Ă©taient le duc de Sommerset, les lords Torrington et Bolton ; il m'a fait placer Ă sa gauche. J'ai rencontrĂ© lĂ mon ami M. Canning. Le poĂšte, l'orateur, le ministre illustre a prononcĂ© un discours oĂč se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont rĂ©pĂ©tĂ© " Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caractĂšre et ses Ă©crits sont bien connus de toute l'Europe. Il commença sa carriĂšre par exposer les principes du Christianisme ; il l'a continuĂ©e en dĂ©fendant ceux de la Monarchie, et maintenant il vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux Etats par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chrĂ©tiennes. " Il y a bien des annĂ©es que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait Ă Londres aux leçons de la politique de M. Pitt ; il y a presque le mĂȘme nombre d'annĂ©es que je commençai Ă Ă©crire obscurĂ©ment dans cette mĂȘme capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivĂ©s Ă une haute fortune, nous voilĂ membres d'une sociĂ©tĂ© consacrĂ©e au soulagement des Ă©crivains malheureux. Est-ce l'affinitĂ© de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a rĂ©unis ici ? Que feraient au banquet des Muses affligĂ©es le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France ? C'est George Canning et François de Chateaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversitĂ© et peut-ĂȘtre de leur fĂ©licitĂ© passĂ©es ; ils ont bu Ă la mĂ©moire d'HomĂšre, chantant ses vers pour un morceau de pain. Si le Literary fund eĂ»t existĂ© lorsque j'arrivai de Southampton Ă Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-ĂȘtre payĂ© la visite du mĂ©decin dans le grenier de Holborn, oĂč mon cousin de La BouĂ«tardais, fils de mon oncle de BedĂ©e, me logea. On avait espĂ©rĂ© merveille du changement d'air pour me rendre les forces nĂ©cessaires Ă la vie d'un soldat ; mais ma santĂ©, au lieu de se rĂ©tablir dĂ©clina. Ma poitrine s'entreprit ; j'Ă©tais maigre et pĂąle, je toussais frĂ©quemment, je respirais avec peine ; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traĂźnaient de mĂ©decin en mĂ©decin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux Ă leur porte, puis me dĂ©claraient, au prix d'une guinĂ©e, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant T ' is done, dear sir " C'est fait, cher monsieur. " Le docteur Godwin, cĂ©lĂšbre par ses expĂ©riences relatives aux noyĂ©s et faites sur sa propre personne d'aprĂšs ses ordonnances, fut plus gĂ©nĂ©reux il m'assista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la duretĂ© dont il usait pour lui-mĂȘme, que je pourrais durer quelques mois, peut-ĂȘtre une ou deux annĂ©es, pourvu que je renonçasse Ă toute fatigue. " Ne comptez pas sur une longue carriĂšre " ; tel fut le rĂ©sumĂ© de ses consultations. La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition intĂ©rieure explique un passage de la notice placĂ©e Ă la tĂȘte de l' Essai historique , et cet autre passage de l' Essai mĂȘme " AttaquĂ© d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les objets d'un oeil tranquille ; l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n'en est plus qu'Ă quelques journĂ©es. " L'amertume des rĂ©flexions rĂ©pandues dans l' Essai n'Ă©tonnera donc pas c'est sous le coup d'un arrĂȘt de mort, entre la sentence et l'exĂ©cution, que j'ai composĂ© cet ouvrage. Un Ă©crivain qui croyait toucher au terme, dans le dĂ©nuement de son exil, ne pouvait guĂšre promener des regards riants sur le monde. Mais comment traverser le temps de grĂące qui m'Ă©tait accordĂ© ? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon Ă©pĂ©e on m'en interdisait l'usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n'Ă©tait ni connue, ni Ă©prouvĂ©e, et j'en ignorais la puissance. Le goĂ»t des lettres innĂ© en moi, des poĂ©sies de mon enfance, des Ă©bauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public ? L'idĂ©e d'Ă©crire un ouvrage sur les rĂ©volutions comparĂ©es m'Ă©tait venue ; je m'en occupais dans ma tĂȘte comme d'un sujet plus appropriĂ© aux intĂ©rĂȘts du jour ; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans prĂŽneurs, et pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait ? Si je n'avais que peu de jours Ă passer sur la terre, force Ă©tait nĂ©anmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, dĂ©jĂ fort Ă©cornĂ©s, ne pouvaient aller bien loin, et en surcroĂźt de mes afflictions particuliĂšres, il me fallait supporter la dĂ©tresse commune de l'Ă©migration. Mes compagnons Ă Londres avaient tous des occupations les uns s'Ă©taient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne savaient pas. Ils Ă©taient tous trĂšs gais. Le dĂ©faut de notre nation, la lĂ©gĂšretĂ©, s'Ă©tait dans ce moment changĂ© en vertu. On riait au nez de la fortune ; cette voleuse Ă©tait toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Pelletier. - Travaux littĂ©raires. - Ma sociĂ©tĂ© avec Hingant. - Nos promenades. - Une nuit dans l'Ă©glise de Wesminster. Pelletier, auteur du Domine salvum fac Regem et principal rĂ©dacteur des Actes des ApĂŽtres , continuait Ă Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas prĂ©cisĂ©ment de vices ; mais il Ă©tait rongĂ© d'une vermine de petits dĂ©fauts dont on ne pouvait l'Ă©purer libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de mĂȘme, Ă la fois serviteur de la lĂ©gitimitĂ© et ambassadeur du roi nĂšgre Christophe auprĂšs de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette espĂšce de M. Violet, jouant les grands airs de la RĂ©volution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services, en qualitĂ© de Breton. Je lui parlai de mon plan de l' Essai ; il l'approuva fort " Ce sera superbe ! " s'Ă©cria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et Ă mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Pelletier, emboucherait la trompette dans son journal l' Ambigu , tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier Français de Londres, dont la rĂ©daction passa bientĂŽt Ă M. de Montlosier. Pelletier ne doutait de rien il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siĂšge de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrĂ©s, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, oĂč il me loue sans façon une chambre au prix d'une guinĂ©e par mois. J'Ă©tais en face de mon avenir dorĂ© ; mais le prĂ©sent sur quelle planche le traverser ? Pelletier me procura des traductions du latin et de l'anglais ; je travaillais le jour Ă ces traductions, la nuit Ă l' Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rĂȘveries. Baylis me fournissait les livres, et j'employais mal Ă propos quelques schellings Ă l'achat des bouquins Ă©talĂ©s sur les Ă©choppes. Hingant, que j'avais rencontrĂ© sur le paquebot de Jersey, s'Ă©tait liĂ© avec moi. Il cultivait les lettres, il Ă©tait savant, Ă©crivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez prĂšs de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, Ă dix heures, je dĂ©jeunais avec lui ; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bĂąti de mon Ă©difice de nuit, l' Essai ; puis je retournais Ă mon oeuvre de jour, les traductions. Nous nous rĂ©unissions pour dĂźner, Ă un schelling par tĂȘte, dans un estaminet ; de lĂ , nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux Ă rĂȘvasser. Je dirigeais alors ma course Ă Kensington ou Ă Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait Ă Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon dĂ©laissement et de la foule, m'Ă©tait agrĂ©able. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion dĂ©sireuse que me faisait Ă©prouver autrefois ma sylphide, lorsqu'aprĂšs l'avoir parĂ©e de toutes mes folies, j'osais Ă peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, Ă laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystĂšre Ă cette vision d'un monde dont j'Ă©tais presque sorti. S'est-il jamais attachĂ© un regard sur l'Ă©tranger assis au pied d'un pin ? Quelque belle femme avait-elle devinĂ© l'invisible prĂ©sence de RenĂ© ? A Westminster, autre passe-temps dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prĂȘt Ă s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les sĂ©pulcres des monarques Cromwell n'y Ă©tait plus, et Charles Ier n'y Ă©tait pas. Les cendres d'un traĂźtre, de Robert d'Artois reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidĂšles. La destinĂ©e de Charles Ier venait de s'Ă©tendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents Ă©taient dĂ©jĂ creusĂ©es. Les chants des maĂźtres de chapelle et les causeries des Ă©trangers interrompaient mes rĂ©flexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'Ă©tais obligĂ© de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'Ă©tait nĂ©cessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je m'arrĂȘtais Ă considĂ©rer les clochers, jumeaux de grandeur inĂ©gale que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumĂ©es de la CitĂ©. Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler Ă jour failli l'intĂ©rieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. DominĂ© par le sentiment de la vastitĂ© sombre des Ă©glises chrestiennes Montaigne, j'errais Ă pas lents et je m'anuitai on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue ; j'appelai l' usher , je heurtai aux gates tout ce bruit, Ă©pandu et dĂ©layĂ© dans le silence, se perdit ; il fallut me rĂ©signer Ă coucher avec les dĂ©funts. AprĂšs avoir hĂ©sitĂ© dans le choix de mon gĂźte, je m'arrĂȘtai prĂšs du mausolĂ©e de lord Chatam, au bas du jubĂ© et du double Ă©tage de la chapelle des Chevaliers et de Henry VII. A l'entrĂ©e de ces escaliers, de ces asiles fermĂ©s de grilles, un sarcophage engagĂ© dans le mur vis Ă vis d'une mort de marbre armĂ©e de sa faulx, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, Ă©galement de marbre, me servit de niche Ă l'exemple de Charles-Quint, je m'habituais Ă mon enterrement. J'Ă©tais aux premiĂšres loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renfermĂ© sous ces dĂŽmes !! Qu'en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les fĂ©licitĂ©s ; l'infortunĂ©e Jane Gray n'est pas diffĂ©rente de l'heureuse Alix de Salisbury ; son squelette seulement est moins horrible, parce qu'il est sans tĂȘte ; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fit sa beautĂ©. Les tournois du vainqueur de CrĂ©cy, les jeux du Camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles funĂšbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondĂ©ment ensevelis, aussi passĂ©s Ă jamais que leurs plus obscurs contemporains. Mot banni, vagabond, pauvre, consentirais-je Ă n'ĂȘtre plus la petite chose oubliĂ©e et douloureuse que je suis pour avoir Ă©tĂ© un de ces morts fameux, puissants, rassasiĂ©s de plaisirs ? oh ! la vie n'est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne dĂ©couvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en Ă©tonnons pas le temps est un voile interposĂ© entre nous et Dieu, comme notre paupiĂšre entre notre oeil et la lumiĂšre. Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naĂŻves du lieu et du moment. Mon anxiĂ©tĂ© mĂȘlĂ©e de plaisir Ă©tait analogue Ă celle que j'Ă©prouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'Ă©coutais le vent un souffle et une ombre sont de nature pareille. Peu Ă peu, m'accoutumant Ă l'obscuritĂ©, j'entrevis les figures placĂ©es aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'oĂč l'on eĂ»t dit que descendaient en lampadaires gothiques les Ă©vĂ©nements passĂ©s et les annĂ©es qui furent l'Ă©difice entier Ă©tait comme un temple monolithe de siĂšcles pĂ©trifiĂ©s. J'avais comptĂ© dix heures, onze heures Ă l'horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain, Ă©tait le seul ĂȘtre vivant avec moi dans ces rĂ©gions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman , voila tout ces bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumĂ©e du charbon de terre s'infiltrĂšrent dans la basilique, et y rĂ©pandirent de secondes tĂ©nĂšbres. Enfin, un crĂ©puscule s'Ă©panouit dans un coin des ombres les plus Ă©teintes je regardais fixement croĂźtre la lumiĂšre progressive ; Ă©manait-elle des deux fils d'Edouard IV, assassinĂ©s par leur oncle ? " Ces aimables enfants, dit le grand tragique, Ă©taient couchĂ©s ensemble ; ils se tenaient entourĂ©s de leurs bras innocents et blancs comme l'albĂątre. Leurs lĂšvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l'Ă©clat de leur beautĂ©, se baisent l'une l'autre. " Dieu ne m'envoya pas ces Ăąmes tristes et charmantes ; mais le lĂ©ger fantĂŽme d'une femme Ă peine adolescente parut portant une lumiĂšre abritĂ©e dans une feuille de papier tournĂ©e en coquille c'Ă©tait la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout Ă©pouvantĂ©e lorsque je sortis avec elle par la porte du cloĂźtre. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu'elle Ă©tait venue remplir les fonctions de son pĂšre malade nous ne parlĂąmes pas du baiser. Londres, d'avril Ă septembre 1822. DĂ©tresse. - Secours imprĂ©vu. - Logement sur un cimetiĂšre. - Nouveaux camarades d'infortune. - Nos plaisirs. - Mon cousin de La BouĂ«tardais. J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fĂźmes le projet de nous enfermer Ă Westminster ; mais nos misĂšres nous appelaient chez les morts d'une maniĂšre moins poĂ©tique. Mes fonds s'Ă©puisaient Baylis et Deboffe s'Ă©taient hasardĂ©s, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, Ă commencer l'impression de l' Essai ; lĂ finissait leur gĂ©nĂ©rositĂ©, et rien n'Ă©tait plus naturel ; je m'Ă©tonne mĂȘme de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Pelletier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolongĂ©e. Il m'aurait bien donnĂ© ce qu'il avait, s'il n'eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© le manger ; mais quĂȘter des travaux çà et lĂ , faire une bonne oeuvre de patience, impossible Ă lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son trĂ©sor ; entre nous deux, nous ne possĂ©dions que soixante francs. Nous diminuĂąmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversĂ©e se prolonge. Au lieu d'un schelling par tĂȘte, nous ne dĂ©pensions plus Ă dĂźner qu'un demi-schelling. Le matin, Ă notre thĂ©, nous retranchĂąmes la moitiĂ© du pain, et nous supprimĂąmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il prĂȘtait l'oreille, et avait l'air d'Ă©couter quelqu'un ; en rĂ©ponse, il Ă©clatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnĂ©tisme et s'Ă©tait troublĂ© la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit il se fĂąchait si je lui niais ses imaginations. L'inquiĂ©tude qu'il me causait m'empĂȘchait de sentir mes souffrances. Elles Ă©taient grandes pourtant cette diĂšte rigoureuse jointe au travail, Ă©chauffait ma poitrine malade ; je commençais Ă avoir de la peine Ă marcher, et nĂ©anmoins, je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçût pas de ma dĂ©tresse. ArrivĂ©s Ă notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de dĂ©jeuner. Nous arrangeĂąmes que nous achĂšterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la thĂ©iĂšre ; que nous n'y mettrions point de thĂ© ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restĂ©es au fond du sucrier. Cinq jours s'Ă©coulĂšrent de la sorte. La faim me dĂ©vorait ; j'Ă©tais brĂ»lant ; le sommeil m'avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau ; je mĂąchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers, mon tourment Ă©tait horrible. Par une rude soirĂ©e d'hiver, je restai deux heures plantĂ© devant un magasin de fruits secs et de viandes fumĂ©es, avalant des yeux tout ce que je voyais ; j'aurais mangĂ©, non seulement les comestibles, mais leurs boites, paniers et corbeilles. Le matin du cinquiĂšme jour, tombant d'inanition, je me traĂźne chez Hingant ; je heurte Ă la porte, elle Ă©tait fermĂ©e ; j'appelle, Hingant est quelque temps sans rĂ©pondre ; il se lĂšve enfin et m'ouvre. Il riait d'un air Ă©garĂ© ; sa redingote Ă©tait boutonnĂ©e ; il s'assit devant la table Ă thĂ© " Notre dĂ©jeuner va venir " me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang Ă sa chemise ; je dĂ©boutonne brusquement sa redingote il s'Ă©tait donnĂ© un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure Ă©tait dangereuse. Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'Ă©tait refusĂ© Ă recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de mĂȘme que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumĂŽnĂ© par jour aux Ă©migrĂ©s j'Ă©crivis Ă M. de Barentin et lui rĂ©vĂ©lai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenĂšrent Ă la campagne. Dans ce moment mĂȘme, mon oncle de BedĂ©e me fit parvenir quarante Ă©cus, oblation touchante de ma famille persĂ©cutĂ©e ; il me sembla voir tout l'or du PĂ©rou le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilĂ©. Ma misĂšre avait mis obstacle Ă mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. PrivĂ© de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinĂ©e par mois ; je payai le terme Ă©chu et m'en allai. Au-dessous des Ă©migrĂ©s indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons Ă Londres, il y en avait d'autres, plus nĂ©cessiteux encore. Il est des degrĂ©s entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l'homme qui s'habille l'hiver avec un chien, jusqu'Ă celui qui grelotte dans ses haillons tailladĂ©s. Mes amis me trouvĂšrent une chambre mieux appropriĂ©e Ă ma fortune dĂ©croissante on n'est pas toujours au comble de la prospĂ©ritĂ© ; ils m'installĂšrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetiĂšre chaque nuit la crĂ©celle du watchman m'annonçait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant Ă©tait hors de danger. Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre indĂ©pendance et Ă notre pauvretĂ© on nous eĂ»t pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous Ă©tions des artistes en misĂšre sur les ruines de la France. Ma figure servait de modĂšle et mon lit de siĂšge Ă mes Ă©lĂšves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutĂ©s Ă ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retournĂ©e. Mon cousin de La BouĂ«tardais, chassĂ©, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il eĂ»t mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas-breton lui prĂȘta un lit de sangles. La BouĂ«tardais Ă©tait, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne possĂ©dait pas un mouchoir pour s'envelopper la tĂȘte ; mais il avait dĂ©sertĂ© avec armes et bagages, c'est-Ă -dire qu'il avait emportĂ© son bonnet carrĂ© et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre Ă mes cĂŽtĂ©s. FacĂ©tieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carrĂ©, et chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l' Hymne Ă VĂ©nus de MĂ©tastase Scendi propizia , il fut frappĂ© d'un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'Ă©migration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, aprĂšs les modes enrubannĂ©es et les chapeaux faits. Londres, d'avril Ă septembre 1822. FĂȘte somptueuse. - Fin de mes quarante Ă©cus. - Nouvelle dĂ©tresse. - Table d'hĂŽte. - EvĂȘques. DĂźner Ă London-Tavern. - Manuscrits de Camden. Ceux qui lisent cette partie de mes MĂ©moires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois une fois pour offrir un grand dĂźner au duc d'York, frĂšre du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une fĂȘte pour l'anniversaire de la rentrĂ©e du Roi de France Ă Paris, le 8 juillet. Cette fĂȘte m'a coĂ»tĂ© quarante mille francs. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les Ă©trangers de distinction ont rempli mes salons magnifiquement dĂ©corĂ©s. Mes tables Ă©tincelaient de l'Ă©clat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de SĂšvres. Ce qu'il y a de plus dĂ©licat en mets, vins et fleurs abondait. Portland-Place Ă©tait encombrĂ© de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mĂ©lancolie fashionable des dandys et les Ă©lĂ©gances rĂȘveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majoritĂ© ministĂ©rielles avaient fait trĂȘve lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette annĂ©e des compliments de mes somptuositĂ©s de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre lequel en attendant ses grandeurs, jeĂ»nait au-dessus d'un cimetiĂšre pour pĂ©chĂ© de fidĂ©litĂ©. Je me fĂ©licite aujourd'hui d'avoir essayĂ© du naufrage, entrevu la guerre, partagĂ© les souffrances des classes les plus humbles de la sociĂ©tĂ© comme je m'applaudis d'avoir rencontrĂ©, dans les temps de prospĂ©ritĂ©, l'injustice et la calomnie. J'ai profitĂ© Ă ces leçons la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant. J'Ă©tais l'homme aux quarante Ă©cus ; mais le niveau des fortunes n'Ă©tant pas encore Ă©tabli, et les denrĂ©es n'ayant pas baissĂ© de valeur, rien ne fit contrepoids Ă ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposĂ©e en Bretagne au double flĂ©au de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l'hĂŽpital ou la Tamise. Des domestiques d'Ă©migrĂ©s que leurs maĂźtres ne pouvaient plus nourrir, s'Ă©taient transformĂ©s en restaurateurs pour nourrir leurs maĂźtres. Dieu sait la chĂšre-lie que l'on faisait Ă ces tables d'hĂŽtes ! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait ! Toutes les victoires de la RĂ©publique Ă©taient mĂ©tamorphosĂ©es en dĂ©faites, et si par hasard on doutait d'une restauration immĂ©diate, on Ă©tait dĂ©clarĂ© Jacobin. Deux vieillardeaux Ă©vĂȘques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James " Monseigneur, disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin ? - Mais, monseigneur rĂ©pondait l'autre aprĂšs avoir mĂ»rement rĂ©flĂ©chi, je n'y vois pas d'inconvĂ©nient. " L'homme aux ressources, Pelletier, me dĂ©terra ou plutĂŽt me dĂ©nicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une sociĂ©tĂ© d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comtĂ© de Suffolk et qu'on demandait un Français capable de dĂ©chiffrer les manuscrits français du douziĂšme siĂšcle, de la collection de Camden. Le parson , ou ministre, de Beccles, Ă©tait Ă la tĂȘte de l'entreprise, c'Ă©tait Ă lui qu'il se fallait adresser. " VoilĂ votre affaire, me dit Pelletier, partez, vous dĂ©chiffrerez ces vieilles paperasses ; vous continuerez Ă envoyer de la copie de l' Essai Ă Baylis ; je forcerai ce pleutre Ă reprendre son impression ; vous reviendrez Ă Londres avec deux cents guinĂ©es, votre ouvrage fait, et vogue la galĂšre ! " Je voulus balbutier quelques objections " Eh ! que diable, s'Ă©cria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais oĂč j'ai dĂ©jĂ un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz, Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Gloires ! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d'enfer ? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah ! ah ! ah ! pouf !... Ah ! ah !... " Pelletier, pliĂ© en deux, se tenait les genoux Ă force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinĂ©es dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La BouĂ«tardais apoplectique, et deux Ă©migrĂ©s en guenilles qui se trouvĂšrent sous sa main, dĂźner Ă London-Tavern . Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding Ă en crever. " Comment, monsieur le comte, disait-il Ă mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers ? " La BouĂ«tardais, moitiĂ© choquĂ©, moitiĂ© content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu'il avait Ă©tĂ© tout Ă coup saisi en chantant ces deux mots O bella Venere ! Mon pauvre paralysĂ© avait un air si mort, si transi, si rĂąpĂ©, en barbouillant sa bella Venere, que Pelletier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds. A la rĂ©flexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enquĂȘtes, aprĂšs m'ĂȘtre fait habiller par le tailleur de Pelletier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me prĂȘta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l' Essai . Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait portĂ© mon frĂšre et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma premiĂšre jeunesse. Descendu Ă l'auberge, je prĂ©sentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimĂ© dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinages. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Mes occupations dans la province. - Mort de mon frĂšre. - Malheurs de ma famille. - Deux Frances. - Lettres de Hingant. Je repris des forces ; les courses que je faisais Ă cheval me rendirent un peu de santĂ©. L'Angleterre, vue ainsi en dĂ©tail, Ă©tait triste, mais charmante ; partout la mĂȘme chose et le mĂȘme aspect. M. de Combourg Ă©tait invitĂ© Ă toutes les parties. Je dus Ă l'Ă©tude le premier adoucissement de mon sort. CicĂ©ron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes Ă©taient charmĂ©es de rencontrer un Français pour parler français. Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent connaĂźtre sous mon vĂ©ritable nom car je ne pus cacher ma douleur, augmentĂšrent Ă mon Ă©gard l'intĂ©rĂȘt de la sociĂ©tĂ©. Les feuilles publiques annoncĂšrent la mort de M. de Malesherbes ; celle de sa fille, madame la prĂ©sidente de Rosambo ; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand mon frĂšre, immolĂ©s ensemble, le mĂȘme jour Ă la mĂȘme heure, au mĂȘme Ă©chafaud. M. de Malesherbes Ă©tait l'objet de l'admiration et de la vĂ©nĂ©ration des Anglais ; mon alliance de famille avec le dĂ©fenseur de Louis XVI ajouta Ă la bienveillance de mes hĂŽtes. Mon oncle de BedĂ©e me manda les persĂ©cutions Ă©prouvĂ©es par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mĂšre avait Ă©tĂ© jetĂ©e dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les geĂŽles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aimĂ©. Ma femme et ma soeur Lucile dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait Ă©tĂ© question de les enfermer au chĂąteau de Combourg, devenu forteresse d'Etat on accusait leur innocence du crime de mon Ă©migration. Qu'Ă©taient-ce que chagrins en terre Ă©trangĂšre, comparĂ©s Ă ceux des Français demeurĂ©s dans leur patrie ? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil mĂȘme devenait le prĂ©texte de la persĂ©cution de nos proches ! Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramassĂ© dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l'apporta ; il Ă©tait brisĂ© ; les deux cerceaux de l'alliance Ă©taient ouverts et pendaient enlacĂ©s l'un Ă l'autre ; les noms s'y lisaient parfaitement gravĂ©s. Comment cette bague s'Ă©tait-elle retrouvĂ©e ? Dans quel lieu et quand avait-elle Ă©tĂ© perdue ? La victime, emprisonnĂ©e au Luxembourg, avait-elle passĂ© par la rue Cassette en allant au supplice ? Avait-elle laissĂ© tomber la bague du haut du tombereau ? Cette bague avait-elle Ă©tĂ© arrachĂ©e de son doigt aprĂšs l'exĂ©cution ? Je fus tout saisi Ă la vue de ce symbole, qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destinĂ©es. Quelque chose de mystĂ©rieux et de fatal s'attachait Ă cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du sĂ©jour des morts, en mĂ©moire d'elle et de mon frĂšre. Je l'ai remis Ă son fils puisse-t-il ne pas lui porter malheur ! Cher orphelin image de ta mĂšre, Au ciel pour toi je demande ici-bas Les jours heureux retranchĂ©s Ă ton pĂšre Et les enfants que ton oncle n'a pas. Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul prĂ©sent de noces que j'aie pu faire Ă mon neveu lorsqu'il s'est mariĂ©. Un autre monument m'est restĂ© de ces malheurs voici ce que m'Ă©crit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la maison de ville et de la Sainte Chapelle a trouvĂ© l'ordre du tribunal rĂ©volutionnaire qui envoyait mon frĂšre et sa famille Ă l'Ă©chafaud " Monsieur le vicomte, " Il y a une sorte de cruautĂ© Ă rĂ©veiller dans une Ăąme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l'ont affectĂ©e le plus douloureusement. Cette pensĂ©e m'a fait hĂ©siter quelque temps Ă vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m'est tombĂ© sous la main. C'est un acte de dĂ©cĂšs signĂ© avant la mort par un homme qui s'est toujours montrĂ© implacable comme elle, toutes les fois qu'il a trouvĂ© rĂ©unies sur la mĂȘme tĂȘte l'illustration et la vertu. " Je dĂ©sire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais grĂ© d'ajouter Ă vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J'ai supposĂ© qu'il aurait de l'intĂ©rĂȘt pour vous, puisqu'il avait du prix Ă mes yeux, et dĂšs lors j'ai songĂ© Ă vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en fĂ©liciterai doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma dĂ©marche l'occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration sincĂšre que vous m'avez inspirĂ©s depuis longtemps. et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte, " Votre trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur, " A. de Contencin. " " HĂŽtel de la prĂ©fecture de la Seine. " Paris, le 28 mars 1835. " Voici ma rĂ©ponse Ă cette lettre " J'avais fait, monsieur, chercher Ă la Sainte-Chapelle les piĂšces du procĂšs de mon malheureux frĂšre et de sa femme, mais on n'avait pas trouvĂ© l ' ordre que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiĂ©s, auront Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s Ă Fouquier au tribunal de Dieu il lui aura bien fallu reconnaĂźtre sa signature. VoilĂ les temps qu'on regrette, et sur lesquels on Ă©crit des volumes d'admiration ! Au surplus, j'envie mon frĂšre depuis longues annĂ©es du moins il a quittĂ© ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur de l'estime que vous voulez bien me tĂ©moigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d'agrĂ©er l'assurance de la considĂ©ration trĂšs distinguĂ©e avec laquelle j'ai l'honneur d'ĂȘtre, etc. " Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle les meurtres Ă©taient commis des noms sont mal orthographiĂ©s, d'autres sont effacĂ©s. Ces dĂ©fauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrĂȘtaient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu'Ă l'heure exacte de la mort Ă cinq heures prĂ©cises . Voici la piĂšce authentique, je la copie fidĂšlement " ExĂ©cuteur des jugements criminels. " Tribunal rĂ©volutionnaire. " L'exĂ©cuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre Ă la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre Ă exĂ©cution le jugement qui condamne Mousset, d'EsprĂ©menil, Chapelier, Thouret, Hell, Lanmoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et sa femme le nom propre effacĂ©, illisible, la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart Rochechouart, et Parmentier - 14 Ă la peine de mort. L'exĂ©cution aura lieu aujourd'hui, Ă cinq heures prĂ©cises, sur la place de la RĂ©volution de cette ville. " L'accusateur public, " Fouquier. " " Fait au Tribunal, le trois florĂ©al, l'an second de la RĂ©publique française. " Deux voitures. " Le 9 thermidor sauva les jours de ma mĂšre ; mais elle fut oubliĂ©e Ă la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva " Que fais-tu lĂ , citoyenne ? lui dit-il ; qui es-tu ? pourquoi restes-tu ici ? " Ma mĂšre rĂ©pondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui Ă©tait indiffĂ©rent de mourir dans la prison ou ailleurs. " Mais tu as peut-ĂȘtre d'autres enfants ? " rĂ©pliqua le commissaire. Ma mĂšre nomma ma femme et mes soeurs dĂ©tenues Ă Rennes. L'ordre fut expĂ©diĂ© de mettre celles-ci en libertĂ©, et l'on contraignit ma mĂšre de sortir. Dans les histoires de la RĂ©volution, on a oubliĂ© de placer le tableau de la France extĂ©rieure auprĂšs du tableau de la France intĂ©rieure, de peindre cette grande colonie d'exilĂ©s, variant son industrie et ses peines de la diversitĂ© des climats et de la diffĂ©rence des moeurs des peuples. En dehors de la France, tout s'opĂ©rant par individu, mĂ©tamorphoses d'Ă©tats, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans rĂ©compense ; et dans cette variĂ©tĂ© d'individus de tout rang, de tout Ăąge, de tout sexe, une idĂ©e fixe conservĂ©e ; la vieille France voyageuse avec ses prĂ©jugĂ©s et ses fidĂšles, comme autrefois l'Eglise de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs. En dedans de la France, tout s'opĂ©rant par masse BarrĂšre annonçant des meurtres et des conquĂȘtes, des guerres civiles et des guerres Ă©trangĂšres ; les combats gigantesques de la VendĂ©e et des bords du Rhin ; les trĂŽnes croulant au bruit de la marche de nos armĂ©es ; nos flottes abĂźmĂ©es dans les flots ; le peuple dĂ©terrant les monarques Ă Saint-Denis et jetant la poussiĂšre des Rois morts au visage des Rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertĂ©s, fiĂšre mĂȘme de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontiĂšres, doublement armĂ©e du glaive du bourreau et de l'Ă©pĂ©e du soldat. Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables il m'Ă©crivait au mois de septembre 1795 " Votre lettre du 23 aoĂ»t est pleine de la sensibilitĂ© la plus touchante. Je l'ai montrĂ©e Ă quelques personnes qui avaient les yeux mouillĂ©s en la lisant. J'ai Ă©tĂ© presque tentĂ© de leur dire ce que Diderot disait le jour que Rousseau vint pleurer, dans sa prison, Ă Vincennes Voyez comme mes amis m ' aiment . Ma maladie n'a Ă©tĂ©, au vrai, qu'une de ces fiĂšvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs remĂšdes. Je lisais pendant cette fiĂšvre des extraits du PhĂ©don et du TimĂ©e . Ces livres-lĂ donnent appĂ©tit de mourir, et je disais comme Caton It must be so, Plato ; thou reason ' st well ! " Je me faisais une idĂ©e de mon voyage, comme on se ferait une idĂ©e d'un voyage aux grandes Indes. Je me reprĂ©sentais que je verrais beaucoup d'objets nouveaux dans le monde des esprits comme l'appelle Swedenborg, et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage. " Londres, d'avril Ă septembre 1822. Charlotte. Quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelĂ©e Bungay, demeurait un ministre anglais, le rĂ©vĂ©rend M. Ives, grand hellĂ©niste et grand mathĂ©maticien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de maniĂšres, et une fille unique, ĂągĂ©e de quinze ans. PrĂ©sentĂ© dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait Ă la maniĂšre des anciens Anglais, et on restait deux heures Ă table, aprĂšs les femmes. M. Ives, qui avait vu l'AmĂ©rique, aimait Ă conter ses voyages, Ă entendre le rĂ©cit des miens, Ă parler de Newton et d'HomĂšre. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, Ă©tait excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta. Elle reparaissait au thĂ© et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. AppuyĂ© au bout du piano, j'Ă©coutais miss Ives en silence. La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littĂ©rature ; elle me demandait des plans d'Ă©tudes ; elle dĂ©sirait particuliĂšrement connaĂźtre les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme . Peu Ă peu, j'Ă©prouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'Ăąme j'avais parĂ© les Floridiennes, je n'aurais pas osĂ© relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'Ă©tais plus Ă l'aise avec un gĂ©nie plus chaste et plus mĂąle, Dante. Les annĂ©es de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carriĂšre, il entre quelque mĂ©lancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point mĂȘlĂ©s Ă la partie des jours oĂč l'on respira sans la connaĂźtre ces jours, qui appartiennent Ă une autre sociĂ©tĂ©, sont pĂ©nibles Ă la mĂ©moire et comme retranchĂ©s de notre existence. Y a-t-il disproportion d'Ăąge ? les inconvĂ©nients augmentent le plus vieux a commencĂ© la vie avant que le plus jeune fut au monde ; le plus jeune est destinĂ© Ă demeurer seul Ă son tour ; l'un a marchĂ© dans une solitude en-deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-delĂ d'une tombe ; le passĂ© fut un dĂ©sert pour le premier, l'avenir sera un dĂ©sert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beautĂ©, temps opportun, harmonie de coeur, de goĂ»t, de caractĂšre, de grĂąces et d'annĂ©es. Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'Ă©tait l'hiver ; les songes de ma vie commencĂšrent Ă fuir devant la rĂ©alitĂ©. Miss Ives devenait plus rĂ©servĂ©e ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter. Si l'on m'eĂ»t dit que je passerais le reste de ma vie, ignorĂ© au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir il ne manque Ă l'amour que la durĂ©e, pour ĂȘtre Ă la fois l'Eden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beautĂ© reste, que la jeunesse demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la fĂ©licitĂ© primeraine qu'il est poursuivi de la chimĂšre d'ĂȘtre toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrĂ©vocables ; au dĂ©faut de ses joies, il cherche Ă Ă©terniser ses douleurs ; ange tombĂ©, il parle encore le langage qu'il parlait au sĂ©jour incorruptible ; son espĂ©rance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prĂ©tend se perpĂ©tuer par d'immortelles pensĂ©es et par des gĂ©nĂ©rations intarissables. Je voyais venir avec consternation le moment oĂč je serais obligĂ© de me retirer. La veille du jour annoncĂ© comme celui de mon dĂ©part, le dĂźner fut morne. A mon grand Ă©tonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives elle Ă©tait dans un embarras extrĂȘme. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu dĂ©couvrir, mais dont jamais je n'avais parlĂ©. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-mĂȘme, sĂ©duisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eĂ»t pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ĂŽtait la parole " Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion je ne sais si Charlotte vous plaĂźt, mais il est impossible de tromper une mĂšre ; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultĂ©s ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre hĂ©ritage, vous vivrez avec nous. " De toutes les peines que j'avais endurĂ©es, celle-lĂ me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit Ă sangloter de joie. Elle Ă©tendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille " ArrĂȘtez ! m'Ă©criai-je ; je suis mariĂ© ! " Elle tomba Ă©vanouie. Je sortis, et sans rentrer dans ma chambre, je partis Ă pied. J'arrivai Ă Beccles, et je pris la poste pour Londres, aprĂšs avoir Ă©crit Ă madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardĂ© de copie. Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est restĂ© de cet Ă©vĂ©nement. Avant ma renommĂ©e, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affection vĂ©ritable. Pauvre, ignorĂ©, proscrit, sans sĂ©duction, sans beautĂ©, je trouve un avenir assurĂ©, une patrie, une Ă©pouse charmante pour me retirer de mon dĂ©laissement, une mĂšre presque aussi belle que sa fille pour me tenir lieu de ma vieille mĂšre, un pĂšre instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le pĂšre dont le ciel m'avait privĂ© ; qu'apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi ; je devais croire ĂȘtre aimĂ©. Depuis cette Ă©poque, je n'ai rencontrĂ© qu'un attachement assez Ă©levĂ© pour m'inspirer la mĂȘme confiance. Quant Ă l'intĂ©rĂȘt dont j'ai paru ĂȘtre l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu dĂ©mĂȘler si des causes extĂ©rieures, si le fracas de la renommĂ©e, la parure des partis, l'Ă©clat des hautes positions littĂ©raires ou politiques n'Ă©taient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements. Au reste, en Ă©pousant Charlotte Ives, mon rĂŽle changeait sur la terre enseveli dans un comtĂ© de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur pas une seule ligne ne serait tombĂ©e de ma plume ; j'eusse mĂȘme oubliĂ© ma langue, car j'Ă©crivais en anglais, et mes idĂ©es commençaient Ă se former en anglais dans ma tĂȘte. Mon pays aurait-il beaucoup perdu Ă ma disparition ? Si je pouvais mettre Ă part ce qui m'a consolĂ©, je dirais que je compterais dĂ©jĂ bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble Ă©chus Ă mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'eĂ»t fait tout cela ? Je n'aurais pas eu chaque matin Ă pallier des fautes, Ă combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent vĂ©ritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? DĂ©passerai-je ma tombe ? Si je vais au-delĂ , y aura-t-il dans la transformation qui s'opĂšre, dans un monde changĂ© et occupĂ© de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux gĂ©nĂ©rations nouvelles ? Mes idĂ©es, mes sentiments, mon style mĂȘme ne seront-ils pas Ă la dĂ©daigneuse postĂ©ritĂ© choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile Ă Dante " Poeta fui e cantai , je fus poĂšte, et je chantai ! " Retour Ă Londres. Revenu Ă Londres, je n'y trouvai pas le repos j'avais fui devant ma destinĂ©e comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dĂ» ĂȘtre pĂ©nible Ă une famille si digne de mes hommages, de mes respects de ma reconnaissance, d'Ă©prouver une sorte de refus de l'homme inconnu qu'elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicitĂ©, une absence de soupçon, de prĂ©caution qui tenaient des moeurs patriarcales ! Je me reprĂ©sentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser car enfin j'avais mis de la complaisance Ă m'abandonner Ă une inclination dont je connaissais l'insurmontable illĂ©gitimitĂ©. Etait-ce donc une sĂ©duction que j'avais vaguement tentĂ©e, sans me rendre compte de cette blĂąmable conduite ? Mais en m'arrĂȘtant, comme je le fis, pour rester honnĂȘte homme, ou en passant par-dessus l'obstacle pour me livrer Ă un penchant flĂ©tri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette sĂ©duction dans le regret ou la douleur. De ces rĂ©flexions amĂšres, je me laissais aller Ă d'autres sentiments non moins remplis d'amertume je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors trĂšs malade, m'avait jetĂ© hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souffrante Ă laquelle j'Ă©tais soumis et de ces notions romanesques de libertĂ© que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eĂ»t Ă©tĂ© pour moi aussi pĂ©nible qu'une union plus indĂ©pendante. Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondĂ©ment triste l'image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes rĂ©voltes contre mon sort. Je fus cent fois tentĂ© de retourner Ă Bungay, d'aller, non me prĂ©senter Ă la famille troublĂ©e, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple oĂč nous avions le mĂȘme Dieu, sinon le mĂȘme autel, pour offrir Ă cette femme, Ă travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pensĂ©e, cette priĂšre de la bĂ©nĂ©diction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple " O Dieu, unissez, s'il vous plaĂźt, les esprits de ces Ă©poux, et versez dans leurs coeurs une sincĂšre amitiĂ©. Regardez d'un oeil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, qu'elle obtienne une heureuse fĂ©conditĂ© ; faites, Seigneur, que ces Ă©poux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'Ă la troisiĂšme et quatriĂšme gĂ©nĂ©ration, et qu'ils parviennent Ă une heureuse vieillesse. " Errant de rĂ©solution en rĂ©solution, j'Ă©crivais Ă Charlotte de longues lettres que je dĂ©chirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais reçus d'elle, me servaient de talisman ; attachĂ©e Ă mes pas par ma pensĂ©e, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultĂ©s ; elle Ă©tait le centre Ă travers lequel plongeait mon intelligence, de mĂȘme que le sang passe par le coeur ; elle me dĂ©goĂ»tait de tout, car j'en faisais un objet perpĂ©tuel de comparaison Ă son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonnĂ© qui reste au fond de l'Ăąme et qui gĂąterait le pain des anges. Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais Ă©changĂ©es avec Charlotte Ă©taient gravĂ©s dans ma mĂ©moire je voyais le sourire de l'Ă©pouse qui m'avait Ă©tĂ© destinĂ©e ; je touchais respectueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une chaĂźne de lis que j'aurais portĂ©e Ă mon cou. Je n'Ă©tais pas plutĂŽt dans un lieu Ă©cartĂ©, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer Ă mes cĂŽtĂ©s. Je devinais sa prĂ©sence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas. PrivĂ© de la sociĂ©tĂ© d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine libertĂ© d'y mener l'image de Charlotte. A la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruyĂšre, un chemin, une Ă©glise que je n'aie visitĂ©s. Les endroits les plus abandonnĂ©s, un prĂ©au d'orties, un fossĂ© plantĂ© de chardons, tout ce qui Ă©tait nĂ©gligĂ© des hommes, devenaient pour moi des lieux prĂ©fĂ©rĂ©s, et dans ces lieux Byron respirait dĂ©jĂ . La tĂȘte appuyĂ©e sur ma main, je regardais les sites dĂ©daignĂ©s ; quand leur impression pĂ©nible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir ; j'Ă©tais alors comme ce pĂšlerin, lequel, arrivĂ© dans une solitude Ă la vue des rochers du SinaĂŻ, entendit chanter le rossignol. A Londres, on Ă©tait surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne rĂ©pondais point, je ne savais ce que l'on me disait mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie. Rencontre extraordinaire. Qu'arrivera-t-il Ă Bungay aprĂšs mon dĂ©part ? Qu'est devenue cette famille oĂč j'avais apportĂ© la joie et le deuil ? Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprĂšs de George IV, et que j'Ă©cris Ă Londres, en 1822, ce qui m'arriva Ă Londres en 1795. Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligĂ© d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin entre midi et une heure, qu'une voiture Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă ma porte, et qu'une dame anglaise demandait Ă me parler. Comme je me suis fait une rĂšgle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame. J'Ă©tais dans mon cabinet ; on a annoncĂ© lady Sulton ; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagnĂ©e de deux beaux garçons Ă©galement en deuil l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancĂ© vers l'Ă©trangĂšre ; elle Ă©tait si Ă©mue qu'elle pouvait Ă peine marcher. Elle m'a dit d'une voix altĂ©rĂ©e " Mylord, do you remember me ? Me reconnaissez-vous ? " Oui, j'ai reconnu miss Ives ! les annĂ©es qui avaient passĂ© sur sa tĂȘte ne lui avaient laissĂ© que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis Ă ses cĂŽtĂ©s. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux Ă©taient pleins de larmes ; je la regardais en silence Ă travers ces larmes ; je sentais que je l'avais profondĂ©ment aimĂ©e par ce que j'Ă©prouvais. Enfin, j'ai pu lui dire Ă mon tour " Et vous, madame, me reconnaissez-vous ? " Elle a levĂ© les yeux qu'elle tenait baissĂ©s, et, pour toute rĂ©ponse elle m'a adressĂ© un regard souriant et mĂ©lancolique comme un long souvenir. Sa main Ă©tait toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit " Je suis en deuil de ma mĂšre ; mon pĂšre est mort depuis plusieurs annĂ©es. VoilĂ mes enfants. " A ces derniers mots, elle a retirĂ© sa main et s'est enfoncĂ©e dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir. BientĂŽt elle a repris " Mylord, je vous parle Ă prĂ©sent dans la langue que j'essayais avec vous Ă Bungay. Je suis honteuse excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'Ă©pousai trois ans aprĂšs votre dĂ©part d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la tĂȘte assez Ă moi pour entrer dans le dĂ©tail. Permettez-moi de revenir. " Je lui ai demandĂ© son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire Ă sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon coeur. Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la sĂ©rie de ces vous souvient-il ? qui font renaĂźtre toute une vie. A chaque vous souvient-il , nous nous regardions ; nous cherchions Ă dĂ©couvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de dĂ©part et l'Ă©tendue du chemin parcouru. J'ai dit Ă Charlotte " Comment votre mĂšre vous apprit-elle ? "... Charlotte rougit et m'interrompit vivement " Je suis venue Ă Londres pour vous prier de vous intĂ©resser aux enfants de l'amiral Sulton l'aĂźnĂ© dĂ©sirerait passer Ă Bombay. M. Canning, nommĂ© gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais Ă vous devoir le bonheur de mon premier enfant. Elle appuya sur ces derniers mots. " Ah ! Madame, lui rĂ©pondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destinĂ©es ! Vous qui avez reçu Ă la table hospitaliĂšre de votre pĂšre un pauvre banni ; vous qui n'avez point dĂ©daignĂ© ses souffrances ; vous qui peut-ĂȘtre aviez pensĂ© Ă l'Ă©lever jusqu'Ă un rang glorieux et inespĂ©rĂ©, c'est vous qui rĂ©clamez sa protection dans votre pays ! Je verrai M. Canning ; votre fils, quoi qu'il m'en coĂ»te de lui donner ce nom, votre fils, si cela dĂ©pend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd'hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. " Charlotte rĂ©pliqua " Je ne vous trouve point changĂ©, pas mĂȘme vieilli. Quand je parlais de vous Ă mes parents pendant votre absence, c'Ă©tait toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter n'Ă©tiez-vous pas pour moi comme un mari, mylord and master , mon seigneur et maĂźtre ? " Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Eve de Milton, en prononçant ces paroles elle n'Ă©tait point nĂ©e du sein d'une autre femme ; sa beautĂ© portait l'empreinte de la main divine qui l'avait pĂ©trie. Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry ; ils me firent des difficultĂ©s pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet Ă la cour. Je rendis compte Ă lady Sulton de ma dĂ©marche. Je la revis trois fois Ă ma quatriĂšme visite, elle me dĂ©clara qu'elle allait retourner Ă Bungay. Cette derniĂšre entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du passĂ©, de notre vie cachĂ©e, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des espĂ©rances d'autrefois. " Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom ; maintenant, qui l'ignore ? Savez-vous que je possĂšde un ouvrage et plusieurs lettres, Ă©crits de votre main ? Les voilĂ . " Et elle me remit un paquet. " Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous " et elle se prit Ă pleurer. " Farewell ! farewell ! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher Ă Bungay. - J'irai, m'Ă©criai-je ; j'irai vous porter le brevet de votre fils. " Elle secoua la tĂȘte d'un air de doute, et se retira. RentrĂ© Ă l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'Ă©tudes, avec des remarques sur les poĂštes anglais et italiens. J'avais espĂ©rĂ© trouver une lettre de Charlotte ; il n'y en avait point ; mais j'aperçus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune Ă©criture tĂ©moignaient qu'elles Ă©taient depuis longtemps dĂ©posĂ©es sur ces marges. VoilĂ mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette mĂȘme Ăźle oĂč je la perdis une premiĂšre. Mais entre ce que j'Ă©prouve Ă cette heure pour elle, et ce que j'Ă©prouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence des passions se sont interposĂ©es entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus Ă une femme ingĂ©nue la candeur des dĂ©sirs, la suave ignorance d'un amour restĂ© Ă la limite du rĂȘve. J'Ă©crivais alors sur le vague des tristesses ; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien ! si j'avais serrĂ© dans mes bras, Ă©pouse et mĂšre, celle qui me fut destinĂ©e vierge et Ă©pouse, c'eĂ»t Ă©tĂ© avec une sorte de rage, pour flĂ©trir, remplir de douleur et Ă©touffer ces vingt-sept annĂ©es livrĂ©es Ă un autre aprĂšs m'avoir Ă©tĂ© offertes. Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler, comme le premier de cette espĂšce entrĂ© dans mon coeur ; il n'Ă©tait cependant point sympathique Ă ma nature orageuse ; elle l'aurait corrompu ; elle m'eĂ»t rendu incapable de savourer longuement de saintes dĂ©lectations. C'Ă©tait alors qu'aigri par les malheurs, dĂ©jĂ pĂšlerin d'outre-mer, ayant commencĂ© mon solitaire voyage, c'Ă©tait alors que les folles idĂ©es peintes dans le mystĂšre de RenĂ© m'obsĂ©daient et faisaient de moi l'ĂȘtre le plus tourmentĂ© qui fĂ»t sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pĂ©nĂ©trer au fond de mon Ăąme quelques rayons d'une lumiĂšre vraie, dissipa d'abord une nuĂ©e de fantĂŽmes ma dĂ©mone, comme un mauvais gĂ©nie, se replongea dans l'abĂźme ; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses apparitions. 1. DĂ©faut de mon caractĂšre. - 2. L' Essai historique sur les RĂ©volutions . - Son effet. - Lettre de LemiĂšre, neveu du poĂšte. - 3. Fontanes. - ClĂ©ry. - 4. Mort de ma mĂšre. - Retour Ă la Religion. - 5. GĂ©nie du Christianisme . - Lettre du chevalier de Panat. - 6. Mon oncle, M. de BedĂ©e sa fille aĂźnĂ©e. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en dĂ©cembre 1846. DĂ©faut de mon caractĂšre. Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais Ă©tĂ© interrompus complĂštement pour l' Essai sur les RĂ©volutions , et il m'importait de les reprendre au plus vite Ă Londres pour soutenir ma vie matĂ©rielle. Mais d'oĂč m'Ă©tait venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractĂšre. En aucun temps, il ne m'a Ă©tĂ© possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intĂ©rieure qui m'empĂȘche de causer de ce qui me touche. Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie racontĂ© ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanitĂ©. Un nom, une confession de quelque gravitĂ©, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens jamais les passants de mes intĂ©rĂȘts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idĂ©es, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadĂ© de l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. SincĂšre et vĂ©ridique, je manque d'ouverture de coeur mon Ăąme tend incessamment Ă se fermer ; je ne dis point une chose entiĂšre et je n'ai laissĂ© passer ma vie complĂšte que dans ces MĂ©moires . Si j'essaie de commencer un rĂ©cit, soudain l'idĂ©e de sa longueur m'Ă©pouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois Ă rien exceptĂ© en religion, je me dĂ©fie de tout la malveillance et le dĂ©nigrement sont les deux caractĂšres de l'esprit français ; la moquerie et la calomnie, le rĂ©sultat certain d'une confidence. Mais qu'ai-je gagnĂ© Ă ma nature rĂ©servĂ©e ? d'ĂȘtre devenu, parce que j'Ă©tais impĂ©nĂ©trable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma rĂ©alitĂ©. Mes amis mĂȘmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaĂźtre et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les mĂ©diocritĂ©s d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafĂ©s m'ont supposĂ© de l'ambition et je n'en ai aucune. Froid et sec en matiĂšre usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimental ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les dĂ©pouille de toute importance. Loin de m'entraĂźner, d'idĂ©aliser les vĂ©ritĂ©s applicables, mon imagination ravale les plus hauts Ă©vĂ©nements, me dĂ©joue moi-mĂȘme ; le cĂŽtĂ© petit et ridicule des objets m'apparaĂźt tout d'abord ; de grands gĂ©nies et de grandes choses, il n'en existe guĂšre Ă mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supĂ©rieures, mon mĂ©pris cachĂ© rit et place sur tous ces visages enfumĂ©s d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excĂ©dĂ© la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence intĂ©rieure et thĂ©orique, je suis l'homme de tous les songes ; dans l'existence extĂ©rieure et pratique, l'homme des rĂ©alitĂ©s. Aventureux et ordonnĂ©, passionnĂ© et mĂ©thodique, il n'y a jamais eu d'ĂȘtre Ă la fois plus chimĂ©rique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacĂ© ; androgyne bizarre, pĂ©tri des sangs divers de ma mĂšre et de mon pĂšre. Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus Ă la rĂ©ticence de mes paroles. La foule est trop lĂ©gĂšre, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essayĂ© de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes prĂ©faces, on ne m'a pas cru. En dernier rĂ©sultat, tout m'Ă©tant Ă©gal, je n'insistais pas ; un comme vous voudrez m'a toujours dĂ©barrassĂ© de l'ennui de persuader personne ou de chercher Ă Ă©tablir une vĂ©ritĂ©. Je rentre dans mon for intĂ©rieur, comme un liĂšvre dans son gĂźte lĂ je me remets Ă contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline. Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire si elle n'est pas une faussetĂ©, elle en a l'apparence ; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus heureuses plus aimables, plus faciles, plus naĂŻves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent, elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et Ă©claircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, dĂ©tails et apologie. Au cas de la famille Ives, ce silence obstinĂ© de moi sur moi-mĂȘme me fut extrĂȘmement fatal. Vingt fois la mĂšre de Charlotte s'Ă©tait enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des rĂ©vĂ©lations. Ne prĂ©voyant pas oĂč mon mutisme me mĂšnerait je me contentai, comme d'usage, de rĂ©pondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse Ă©tĂ© atteint de cet odieux travers d'esprit toute mĂ©prise devenant impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus gĂ©nĂ©reuse hospitalitĂ© ; la vĂ©ritĂ©, dite par moi au moment dĂ©cisif, ne m'excusait pas un mal rĂ©el n'en avait pas moins Ă©tĂ© fait. Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproches que je me faisais. Je m'accommodais mĂȘme de ce travail, car il m'Ă©tait venu en pensĂ©e qu'en acquĂ©rant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'intĂ©rĂȘt qu'elle m'avait tĂ©moignĂ©. Charlotte, que je cherchais ainsi Ă me rĂ©concilier par la gloire, prĂ©sidait Ă mes Ă©tudes. Son image Ă©tait assise devant moi tandis que j'Ă©crivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image adorĂ©e, comme si le modĂšle eĂ»t Ă©tĂ© lĂ en effet. Les habitants de l'Ăźle de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans une pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit, et il en sortit une brillante crĂ©ature qui dit aux Ceylanais " Je viens rĂ©gner sur vous. " Charlotte, Ă©close d'un rayon de lumiĂšre, rĂ©gnait sur moi. Abandonnons-les, ces souvenirs. les souvenirs vieillissent et s'effacent comme les espĂ©rances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vallĂ©es. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais aprĂšs combien d'annĂ©es l'ai-je revue ? Douce lueur du passĂ©, rose pĂąle du crĂ©puscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couchĂ© ! Londres, d'avril Ă septembre 1822. L' Essai historique sur les rĂ©volutions . - Son effet. - Lettre de LemiĂšre, neveu du poĂšte. On a souvent reprĂ©sentĂ© la vie moi tout le premier, comme une montagne que l'on gravit d'un cĂŽtĂ© et que l'on dĂ©vale de l'autre il serait aussi vrai de la comparer Ă une Alpe, au sommet chauve couronnĂ© de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et Ă l'aide desquels il se fĂ»t Ă©levĂ© par une pente adoucie il regarde avec regret et douleur le point oĂč il a commencĂ© de s'Ă©garer. Ainsi, c'est Ă la publication de l' Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la premiĂšre partie du grand travail que je m'Ă©tais tracĂ© ; j'en Ă©crivis le dernier mot entre l'idĂ©e de la mort j'Ă©tais retombĂ© malade et un rĂȘve Ă©vanoui In somnis renit imago conjugis . ImprimĂ© chez Baylie, l' Essai parut chez Deboffe en 1797. Cette date est celle d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments oĂč notre destinĂ©e, soit qu'elle cĂšde Ă la sociĂ©tĂ©, soit qu'elle obĂ©isse Ă la nature, soit qu'elle commence Ă nous faire ce que nous devons demeurer, se dĂ©tourne soudain de sa ligne premiĂšre, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion. L' Essai offre le compendium de mon existence, comme poĂšte, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espĂ©rais, autant du moins que je puis espĂ©rer, un grand succĂšs de l'ouvrage, cela va tout de go nous autres auteurs, petits prodiges d'une Ăšre prodigieuse, nous avons la prĂ©tention d'entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postĂ©ritĂ©, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, Ă©crites ou chantĂ©es, qu'elles ne se fondront pas comme les paroles gelĂ©es de Rabelais. L' Essai devait ĂȘtre une sorte d'encyclopĂ©die historique. Le seul volume publiĂ© est dĂ©jĂ une assez grande investigation ; j'en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, auprĂšs des recherches et annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poĂšte, les Natchez , etc. Je comprends Ă peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer Ă des Ă©tudes aussi considĂ©rables, au milieu d'une vie active, errante et sujette Ă tant de revers. Mon opiniĂątretĂ© Ă l'ouvrage explique cette fĂ©conditĂ© dans ma jeunesse, j'ai souvent Ă©crit douze et quinze heures sans quitter la table oĂč j'Ă©tais assis, raturant et recomposant dix fois la mĂȘme page. L'Ăąge ne m'a rien fait perdre de cette facultĂ© d'application aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littĂ©raires, sont entiĂšrement de ma main. L' Essai fit du bruit dans l'Ă©migration il Ă©tait en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune ; mon indĂ©pendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessĂ© les hommes avec qui je marchais. J'ai tour Ă tour Ă©tĂ© le chef d'armĂ©es diffĂ©rentes dont les soldats n'Ă©taient pas de mon parti j'ai menĂ© les vieux royalistes Ă la conquĂȘte des libertĂ©s publiques et surtout de la libertĂ© de la presse, qu'ils dĂ©testaient ; j'ai ralliĂ© les libĂ©raux au nom de cette mĂȘme libertĂ© sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont en horreur. Il arriva que l'opinion Ă©migrĂ©e s'attacha, par amour-propre, Ă ma personne les Revues anglaises ayant parlĂ© de moi avec Ă©loge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidĂšles . J'avais adressĂ© des exemplaires de l' Essai Ă Laharpe, GinguenĂ© et de Sales. LemiĂšre, neveu du poĂšte du mĂȘme nom et traducteur des poĂ©sies de Gray, m'Ă©crivit de Paris le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succĂšs. Il est certain que si l' Essai fut un moment connu il fut presque aussitĂŽt oubliĂ© une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire. Etant devenu presque un personnage, la haute Ă©migration me rechercha Ă Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d'abord Holborn-Tottenham-Courtroad et m'avançai jusque sur la route d'Hampstead. LĂ , je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, mĂšre d'une trĂšs jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. LiĂ©s par cette conformitĂ© de passion, nous eĂ»mes le malheur de perdre deux Ă©lĂ©gantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir. Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'Ă©tais obligĂ© de prendre du thĂ© Ă l'ancienne façon. Madame de StaĂ«l a peint cette scĂšne dans Corinne chez lady Edgermond " Ma chĂšre, croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thĂ© ? - Ma chĂšre, je crois que ce serait trop tĂŽt. " Venait aussi Ă ces soirĂ©es une grande belle jeune Irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait You carry your heart in a sling vous portez votre coeur en Ă©charpe. Je portais mon coeur je ne sais comment. Madame O'Larry partit pour Dublin ; alors, m'Ă©loignant derechef du canton de la colonie de la pauvre Ă©migration de l'est, j'arrivai, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche Ă©migration de l'ouest, parmi les Ă©vĂȘques, les familles de cour et les colons de la Martinique. Pelletier m'Ă©tait revenu ; il s'Ă©tait mariĂ© Ă la vanvole [A la lĂ©gĂšre, sans rĂ©flexion.] ; toujours hĂąbleur, gaspillant son obligeance et frĂ©quentant l'argent de ses voisins plus que leur personne. Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la sociĂ©tĂ© oĂč j'avais des rapports de famille Christian de Lamoignon, blessĂ© griĂšvement d'une jambe Ă l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon collĂšgue Ă la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me prĂ©senta Ă madame Lindsay, attachĂ©e Ă Auguste de Lamoignon, son frĂšre le prĂ©sident Guillaume n'Ă©tait pas emmĂ©nagĂ© de la sorte Ă Basville, entre Boileau, madame de SĂ©vignĂ© et Bourdaloue. Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit un peu sec, d'une humeur un peu cassante, Ă©lĂ©gante de taille, agrĂ©able de figure, avait de la noblesse d'Ăąme et de l'Ă©lĂ©vation de caractĂšre les Ă©migrĂ©s de mĂ©rite passaient la soirĂ©e au foyer de la derniĂšre des Ninon. La vieille monarchie pĂ©rissait avec tous ses abus et toutes ses grĂąces. On la dĂ©terrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornĂ©s de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles qu'on exhume en Etrurie. Je rencontrai Ă ce rendez-vous M. MalouĂ«t et madame du Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat. Ce dernier avait une rĂ©putation mĂ©ritĂ©e d'esprit, de malpropretĂ© et de gourmandise il appartenait Ă ce parterre d'hommes de goĂ»t, assis autrefois les bras croisĂ©s devant la sociĂ©tĂ© française ; oisifs dont la mission Ă©tait de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux sans en avoir l'ĂąpretĂ©, mais aussi sans arriver Ă leur grande influence populaire. Montlosier Ă©tait restĂ© Ă cheval sur la renommĂ©e de sa fameuse phrase de la croix de bois , phrase un peu ratissĂ©e par moi, quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit Ă Coblentz mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embrochĂ©. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux tĂ©moins si la pointe de l'Ă©pĂ©e passait par derriĂšre " De trois pouces " lui dirent ceux-ci qui tĂątĂšrent. " Alors ce n'est rien ", rĂ©pondit Montlosier " Monsieur, retirez votre botte. " Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme passa en Angleterre et se rĂ©fugia dans les lettres, grand hĂŽpital des Ă©migrĂ©s oĂč j'avais une paillasse auprĂšs de la sienne. Il obtint la rĂ©daction du Courrier français . Outre son journal, il Ă©crivait des ouvrages physico-politico-philosophiques il prouvait dans l'une de ces oeuvres que le bleu Ă©tait la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent aprĂšs la mort, la vie venant Ă la surface du corps pour s'Ă©vaporer et retourner au ciel bleu comme j'aime beaucoup le bleu, j'Ă©tais tout charmĂ©. FĂ©odalement libĂ©ral, aristocrate et dĂ©mocrate, esprit bigarrĂ©, fait de piĂšces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficultĂ© d'idĂ©es disparates ; mais s'il parvient Ă les dĂ©gager de leur dĂ©livre, elles sont quelquefois belles, surtout Ă©nergiques anti-prĂȘtre comme noble, chrĂ©tien par sophisme et comme amateur des vieux siĂšcles il eĂ»t Ă©tĂ©, sous le paganisme, chaud partisan de l'indĂ©pendance en thĂ©orie et de l'esclavage en pratique faisant jeter l'esclave aux murĂšnes, au nom de la libertĂ© du genre humain. Brise-raison, ergoteur, raide et hirsute, l'ancien dĂ©putĂ© de la noblesse de Riom se permet nĂ©anmoins des condescendances au pouvoir ; il sait mĂ©nager ses intĂ©rĂȘts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met Ă l'abri ses faiblesses d'homme derriĂšre son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d'or et sa polĂ©mique de la Plaine ; j'ai du goĂ»t pour sa personne hĂ©tĂ©roclite. Ses longs dĂ©veloppements obscurs et tournoiements d'idĂ©es, avec parenthĂšses, bruits de gorge et oh ! oh ! chevrotants, m'ennuient le tĂ©nĂ©breux, l'embrouille, le vaporeux, le pĂ©nible me sont abominables ; mais, d'un autre cĂŽtĂ©, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manquĂ©, cet orateur de montagnes qui pĂ©rore Ă la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminĂ©e ; j'aime ce gazetier de tourbiĂšres et de castels, ce libĂ©ral expliquant la Charte Ă travers une fenĂȘtre gothique, ce seigneur pĂątre quasi mariĂ© Ă sa vachĂšre, semant lui-mĂȘme son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux je lui saurai toujours grĂ© de m'avoir consacrĂ© dans son chalet du Puy-de-DĂŽme, une vieille roche noire, prise d'un cimetiĂšre des Gaulois par lui dĂ©couvert. L'abbĂ© Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de L'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort chassĂ© du continent par le dĂ©bordement des victoires rĂ©publicaines, Ă©tait venu aussi s'Ă©tablir Ă Londres. L'Ă©migration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup ; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le lĂąchait que quand il avait gagnĂ© sa journĂ©e par un certain nombre de vers. Un jour, j'Ă©tais allĂ© chez lui ; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges on prĂ©tend que madame Delille le souffletait ; je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu. Qui n'a entendu l'abbĂ© Delille dire ses vers ? Il racontait trĂšs bien ; sa figure, laide, chiffonnĂ©e, animĂ©e par son imagination, allait Ă merveille Ă la nature coquette de son dĂ©bit, au caractĂšre de son talent et Ă sa profession d'abbĂ©. Le chef-d'oeuvre de l'abbĂ© Delille est sa traduction des GĂ©orgiques , aux morceaux de sentiment prĂšs ; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV. La littĂ©rature du dix-huitiĂšme siĂšcle, Ă part quelques beaux gĂ©nies qui la dominent, cette littĂ©rature, placĂ©e entre la littĂ©rature classique du dix-septiĂšme siĂšcle et la littĂ©rature romantique du dix-neuviĂšme, sans manquer de naturel, manque de nature ; vouĂ©e Ă des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme Ă©cole nouvelle ni assez pure comme Ă©cole antique. L'abbĂ© Delille Ă©tait le poĂšte des chĂąteaux modernes, de mĂȘme que le troubadour Ă©tait le poĂšte des vieux chĂąteaux ; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la diffĂ©rence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'Ăąge et l'aristocratie dans la dĂ©crĂ©pitude l'abbĂ© peint des lectures et des parties d'Ă©checs dans les manoirs, oĂč les troubadours chantaient des croisades et des tournois. Les personnages distinguĂ©s de notre Eglise militante Ă©taient alors en Angleterre l'abbĂ© Carron, dont je vous ai dĂ©jĂ parlĂ© en lui empruntant la vie de ma soeur Julie. l'Ă©vĂȘque de Saint-Pol-de-LĂ©on, prĂ©lat sĂ©vĂšre et bornĂ© qui contribuait Ă rendre M. le comte d'Artois de plus en plus Ă©tranger Ă son siĂšcle ; l'archevĂȘque d'Aix, calomniĂ© peut-ĂȘtre Ă cause de ses succĂšs dans le monde ; un autre Ă©vĂȘque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son Ăąme, il ne l'aurait jamais rachetĂ©e. Presque tous les avares sont gens d'esprit il faut que je sois bien bĂȘte. Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boignes, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrĂȘmement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis reprĂ©sentĂ© avec son pĂšre, le marquis d'Osmond, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle Ă©crit maintenant, et ses talents reproduiront Ă merveille ce qu'elle a vu. Mesdames de Caumont, de Gontaut et du Cluzel habitaient aussi le quartier des fĂ©licitĂ©s exilĂ©es, si toutefois je ne fais pas de confusion Ă l'Ă©gard de madame de Caumont et de madame de Cluzel, que j'avais entrevues Ă Bruxelles. TrĂšs certainement, Ă cette Ă©poque, madame la duchesse de Duras Ă©tait Ă Londres je ne devais la connaĂźtre que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie Ă cĂŽtĂ© de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aimĂ©e du ciel, qu'il n'a manquĂ©e que d'un horizon et d'un jour de voile ! J'Ă©cris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, Ă madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontrĂ© son premier souvenir. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Fontanes. - ClĂ©ry. De temps en temps, la RĂ©volution nous envoyait des Ă©migrĂ©s d'une espĂšce et d'une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d'exilĂ©s la terre renferme des lits de sable ou d'argile, dĂ©posĂ©s par les flots du dĂ©luge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je dĂ©plore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amitiĂ© a Ă©tĂ© un des honneurs comme une des consolations de ma vie. On a vu, au livre IV de ces MĂ©moires , que j'avais connu M. de Fontanes en 1789 c'est Ă Berlin, l'annĂ©e derniĂšre, que j'appris la nouvelle de sa mort. Il Ă©tait nĂ© Ă Niort, d'une famille noble et protestante son pĂšre avait eu le malheur de tuer en duel son beau-frĂšre. Le jeune Fontanes, Ă©levĂ© par un frĂšre d'un grand mĂ©rite, vint Ă Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand reprĂ©sentant du dix-huitiĂšme siĂšcle lui inspira ses premiers vers ses essais poĂ©tiques furent remarquĂ©s de Laharpe. Il entreprit quelques travaux pour le théùtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. LogĂ© auprĂšs de l'OdĂ©on, en errant autour de la Chartreuse, il en cĂ©lĂ©bra la solitude. Il avait rencontrĂ© un ami destinĂ© Ă devenir le mien, M. Joubert. La RĂ©volution arrivĂ©e, le poĂšte s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours dĂ©chirĂ©s par le parti du progrĂšs qui les tire en avant, et le parti rĂ©trograde qui les tire en arriĂšre. Les monarchiens attachĂšrent M. de Fontanes Ă la rĂ©daction du ModĂ©rateur . Quand les jours devinrent mauvais, il se rĂ©fugia Ă Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils pendant le siĂšge de la ville que les rĂ©volutionnaires avaient nommĂ©e Commune affranchie , de mĂȘme que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelĂ© Arras Ville franchise , madame de Fontanes Ă©tait obligĂ©e de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre Ă l'abri des bombes. RetournĂ© Ă Paris aprĂšs le 9 thermidor, M. de Fontanes Ă©tablit le MĂ©morial avec M. de Laharpe et l'abbĂ© de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut. M. de Fontanes a Ă©tĂ©, avec ChĂ©nier, le dernier Ă©crivain de l'Ă©cole classique de la branche aĂźnĂ©e sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mĂ©rite de mĂȘme nature. Ses pensĂ©es et ses images ont une mĂ©lancolie ignorĂ©e du siĂšcle de Louis XIV, qui connaissait seulement l'austĂšre et sainte tristesse de l'Ă©loquence religieuse. Cette mĂ©lancolie se trouve mĂȘlĂ©e aux ouvrages du chantre du Jour des Morts , comme l'empreinte de l'Ă©poque oĂč il a vĂ©cu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu'il est nĂ© depuis Rousseau, tenant par son goĂ»t Ă FĂ©nelon. Si l'on rĂ©duisait les Ă©crits de M. de Fontanes Ă deux trĂšs petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus Ă©lĂ©gant monument funĂšbre qu'on pĂ»t Ă©lever sur la tombe de l'Ă©cole classique [Il vient d'ĂȘtre Ă©levĂ© par la piĂ©tĂ© filiale de madame Christine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a ornĂ© de son ingĂ©nieuse notice le fronton du monument. 1839] . Parmi les papiers que mon ami a laissĂ©s, se trouvent plusieurs chants du poĂšme de la GrĂšce sauvĂ©e , des livres d'odes, des poĂ©sies diverses, etc. Il n'eĂ»t plus rien publiĂ© lui-mĂȘme car ce critique si fin, si Ă©clairĂ©, si impartial lorsque les opinions politiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a Ă©tĂ© souverainement injuste envers madame de StaĂ«l. Un article envieux de Garat, sur la ForĂȘt de Navarre , pensa l'arrĂȘter net au dĂ©but de sa carriĂšre poĂ©tique. Fontanes, en paraissant, tua l'Ă©cole affectĂ©e de Dorat, mais il ne put rĂ©tablir l'Ă©cole classique qui touchait Ă son terme avec la langue de Racine. Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l' Anniversaire de sa naissance elle a tout le charme du Jour des Morts , avec un sentiment plus pĂ©nĂ©trant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes La vieillesse dĂ©jĂ vient avec ses souffrances ; Que m'offre l'avenir ? De courtes espĂ©rances. Que m'offre le passĂ© ? Des fautes, des regrets. Tel est le sort de l'homme ; il s'instruit avec l'Ăąge Mais que sert d'ĂȘtre sage, Quand le terme est si prĂšs ? Le passĂ©, le prĂ©sent, l'avenir, tout m'afflige La vie Ă son dĂ©clin est pour moi sans prestige ; Dans le miroir du temps elle perd ses appas. Plaisirs ! allez chercher l'amour et la jeunesse ; Laissez-moi ma tristesse, Et ne l'insultez pas ! Si quelque chose au monde devait ĂȘtre antipathique Ă M. de Fontanes, c'Ă©tait ma maniĂšre d'Ă©crire. En moi commençait, avec l'Ă©cole dite romantique, une rĂ©volution dans la littĂ©rature française toutefois, mon ami, au lieu de se rĂ©volter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'Ă©bahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez , d' Atala , de RenĂ© ; il ne pouvait ramener ces productions aux rĂšgles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau ; il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je reçus de lui d'excellents conseils ; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style ; il m'apprit Ă respecter l'oreille ; il m'empĂȘcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'exĂ©cution de mes disciples. Ce me fut un grand bonheur de le revoir Ă Londres, fĂȘtĂ© de l'Ă©migration ; on lui demandait des chants de la GrĂšce sauvĂ©e ; on se pressait pour l'entendre. Il se logea auprĂšs de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assistĂąmes ensemble Ă une scĂšne digne de ces temps d'infortune ClĂ©ry, derniĂšrement dĂ©barquĂ©, nous lut ses MĂ©moires manuscrits. Qu'on juge de l'Ă©motion d'un auditoire d'exilĂ©s, Ă©coutant le valet de chambre de Louis XVI, raconter, tĂ©moin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayĂ© des MĂ©moires de ClĂ©ry, en publia une Ă©dition interpolĂ©e, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix entre les turpitudes rĂ©volutionnaires, celle-ci est peut-ĂȘtre une des plus sales. Un paysan vendĂ©en. M. du Theil, chargĂ© des affaires de M. le comte d'Artois Ă Londres, s'Ă©tait hĂątĂ© de chercher Fontanes celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des Princes. Nous le trouvĂąmes environnĂ© de tous ces dĂ©fenseurs du trĂŽne et de l'autel qui battaient les pavĂ©s de Picadilly d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie Ă©chappĂ©s de Paris sous divers noms et divers dĂ©guisements, et d'une nuĂ©e d'aventuriers belges, allemands, irlandais vendeurs de contre-rĂ©volution. Dans un coin de cette foule Ă©tait un homme de trente Ă trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-mĂȘme attention qu'Ă une gravure de la mort du gĂ©nĂ©ral Wolf. FrappĂ© de son air, je m'enquis de sa personne un de mes voisins me rĂ©pondit " Ce n'est rien ; c'est un paysan vendĂ©en, porteur d'une lettre de ses chefs. " Cet homme, qui n ' Ă©tait rien , avait vu mourir Cathelineau, premier gĂ©nĂ©ral de la VendĂ©e et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, armĂ© d'un cilice non Ă l'Ă©preuve de la balle ; d'ElbĂ©e, fusillĂ© dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnĂšrent de vĂ©rifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n ' Ă©tait rien , avait assistĂ© Ă deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, Ă sept cents actions particuliĂšres et Ă dix-sept batailles rangĂ©es ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes rĂ©glĂ©es, six Ă sept cent mille rĂ©quisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidĂ© Ă enlever cinq cents piĂšces de canon et cent cinquante mille fusils ; il avait traversĂ© les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandĂ©es par des Conventionnels ; il s'Ă©tait trouvĂ© au milieu de l'ocĂ©an de feu, qui, Ă trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la VendĂ©e ; enfin, il avait vu pĂ©rir trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un dĂ©sert de cendres cent lieues carrĂ©es d'un pays fertile. Les deux Frances se rencontrĂšrent sur ce sol nivelĂ© par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades, lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espĂ©rances dans la France de la RĂ©volution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Thureau, gĂ©nĂ©ral des rĂ©publicains, dĂ©clarait que " les VendĂ©ens seraient placĂ©s dans l'histoire au premier rang des peuples soldats ". Un autre gĂ©nĂ©ral Ă©crivait Ă Merlin de Thionville " Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. " Les lĂ©gions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pĂšres. Bonaparte appela les combats de la VendĂ©e " des combats de gĂ©ants ". Dans la cohue du parloir, j'Ă©tais le seul Ă considĂ©rer avec admiration et respect le reprĂ©sentant de ces anciens Jacques , qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion Ă©trangĂšre il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied Ă pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indiffĂ©rent du sauvage ; son regard Ă©tait grisĂątre et inflexible comme une verge de fer ; sa lĂšvre infĂ©rieure tremblait sur ses dents serrĂ©es ; ses cheveux descendaient de sa tĂȘte en serpents engourdis, mais prĂȘts Ă se dresser ; ses bras, pendant Ă ses cĂŽtĂ©s, donnaient une secousse nerveuse Ă d'Ă©normes poignets tailladĂ©s de coups de sabre ; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire rustique, mise, par la puissance des moeurs, au service d'intĂ©rĂȘts et d'idĂ©es contraires Ă cette nature ; la fidĂ©litĂ© native du vassal, la simple foi du chrĂ©tien, s'y mĂȘlaient Ă la rude indĂ©pendance plĂ©bĂ©ienne accoutumĂ©e Ă s'estimer et Ă se faire justice. Le sentiment de sa libertĂ© paraissait n'ĂȘtre en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intrĂ©piditĂ© de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion, bĂąillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyĂ©, et rĂȘvait apparemment de sang et de forĂȘts son intelligence Ă©tait du genre de celle de la mort. Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les rĂ©publicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes Ă©tait hors de France. Les VendĂ©ens dĂ©putaient vers les exilĂ©s ; les gĂ©ants envoyaient demander des chefs aux pygmĂ©es. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la RĂ©volution Ă la gorge, il avait criĂ© " Entrez ; passez derriĂšre moi ; elle ne vous fera aucun mal ; elle ne bougera pas ; je la tiens. " Personne ne voulut passer alors Jacques Bonhomme relĂącha la RĂ©volution, et Charette brisa son Ă©pĂ©e. Promenades avec Fontanes. Tandis que je faisais ces rĂ©flexions Ă propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte Ă la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particuliĂšre de celui qu'il appelait plaisamment le contrĂŽleur-gĂ©nĂ©ral des finances il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'Ă moi. Il n'Ă©tait pas possible d'ĂȘtre meilleur homme timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amitiĂ© ; il me le prouva lors de ma dĂ©mission Ă l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation, il Ă©clatait en colĂšres littĂ©raires risibles. En politique, il dĂ©raisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donnĂ© l'horreur de la libertĂ©. Il dĂ©testait les journaux, la philosophaillerie, l'idĂ©ologie, et il communiqua cette haine Ă Bonaparte quand il s'approcha du maĂźtre de l'Europe. Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrĂȘtions sous quelques-uns de ces larges ormes rĂ©pandus dans les prairies. AppuyĂ© contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la RĂ©volution, et les vers qu'il adressait alors Ă deux jeunes ladies, devenues vieilles Ă l'ombre des tours de Westminster ; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laissĂ©es, durant qu'Ă leur base s'Ă©taient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse. Nous dĂźnions souvent dans quelque taverne solitaire Ă Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s'Ă©taient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve Ă©tranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit Ă Londres, aux rayons dĂ©faillants des Ă©toiles, submergĂ©es l'une aprĂšs l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidĂ©s par d'incertaines lueurs qui nous traçaient Ă peine la route Ă travers la fumĂ©e de charbon rougissante autour de chaque rĂ©verbĂšre ainsi s'Ă©coule la vie du poĂšte. Nous vĂźmes Londres en dĂ©tail ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux rĂ©quisitionnaires de l'exil que la RĂ©volution prenait, jeunes ou vieux il n'y a point d'Ăąge lĂ©gal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous fĂ»mes surpris d'une pluie mĂȘlĂ©e de tonnerre et forcĂ©s de nous rĂ©fugier dans l'allĂ©e d'une chĂ©tive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrĂąmes le duc de Bourbon je vis pour la premiĂšre fois, Ă ce Chantilly, un prince qui n'Ă©tait pas encore le dernier des CondĂ©. Le duc de Bourbon, Fontanes et moi Ă©galement proscrits, cherchant en terre Ă©trangĂšre, sous le toit du pauvre, un abri contre le mĂȘme orage ! Fata viam invenient . Fontanes fut rappelĂ© en France. Il m'embrassa en faisant des voeux pour notre prochaine rĂ©union. ArrivĂ© en Allemagne, il m'Ă©crivit la lettre suivante " 28 juillet 1798. " Si vous avez senti quelques regrets Ă mon dĂ©part de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas Ă©tĂ© moins rĂ©els. Vous ĂȘtes la seconde personne Ă qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvĂ© une imagination et un coeur Ă ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre Ă©trangĂšre. Ma pensĂ©e la plus chĂšre et la plus constante depuis que je vous ai quittĂ©, se tourne sur les Natchez . Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les derniers jours est admirable, et ne sortira plus de ma mĂ©moire. Mais le charme des idĂ©es poĂ©tiques que vous m'avez laissĂ©es a disparu un moment Ă mon arrivĂ©e en Allemagne. Les plus affreuses nouvelles de France ont succĂ©dĂ© Ă celles que je vous avais montrĂ©es en vous quittant. J'ai Ă©tĂ© cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexitĂ©s. Je craignais mĂȘme des persĂ©cutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuĂ©es. Le mal mĂȘme n'a Ă©tĂ© que fort lĂ©ger ; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'Ă©tait pas Ă ceux de ma date qu'en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m'a portĂ© des assurances de paix et de bonne volontĂ©. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dĂšs les premiers jours du mois prochain. Mon sĂ©jour sera fixĂ© prĂšs de la forĂȘt de Saint-Germain, entre ma famille, la GrĂšce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez ! L'orage inattendu qui vient d'avoir lieu Ă Paris est causĂ©, j'en suis trop sĂ»r, par l'Ă©tourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve Ă©vidente entre les mains. D'aprĂšs cette certitude, j'Ă©cris Gréùt-Pulteney-street rue oĂč demeurait M. du Theil, avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les mĂ©nagements qu'exige la prudence. Je veux Ă©viter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le sĂ©jour que je veux choisir. Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitiĂ©, et je souhaite du fond du coeur que les espĂ©rances d'utilitĂ© qu'on peut fonder sur moi rĂ©chauffent les bonnes dispositions qu'on m'a tĂ©moignĂ©es Ă cet Ă©gard, et qui sont si bien dues Ă votre personne et Ă vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez l'avenir est Ă vous. J'espĂšre que la parole si souvent donnĂ©e par le contrĂŽleur-gĂ©nĂ©ral des finances est au moins acquittĂ©e en partie. Cette partie me console car je ne puis soutenir l'idĂ©e qu'un bel ouvrage est arrĂȘtĂ© faute de quelques secours. Ecrivez-moi ; que nos coeurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y prĂ©pare une ruche et des fleurs Ă cĂŽtĂ© des miennes. Mon attachement est inaltĂ©rable. Je serai seul tant que je ne serai point auprĂšs de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous rĂ©jouir en finissant j'ai fait la moitiĂ© d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le reste. Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami, " " Fontanes. " Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au poĂšte ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes ; chaque soir, des fleuves inconnus rĂ©pĂ©teront les plaintes mĂ©lodieuses qu'il eĂ»t mieux aimĂ© faire entendre Ă l'Eurotas. L ' avenir est Ă vous ; Fontanes disait-il vrai ? Dois-je me fĂ©liciter de sa prĂ©diction ? HĂ©las ! cet avenir annoncĂ© est dĂ©jĂ passĂ© en aurai-je un autre ? Cette premiĂšre et affectueuse lettre du premier ami que j'aie comptĂ© dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marchĂ© vingt-trois ans Ă mes cĂŽtĂ©s, m'avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n'est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jetĂ© dans la tombe avant l'heure. Presque toutes les personnes dont j'ai parlĂ© dans ces MĂ©moires , ont disparu ; c'est un registre obituaire [Registre paroissial sur lequel l'on inscrivait les dates de dĂ©cĂšs et de sĂ©pulture des paroissiens.] que je tiens. Encore quelques annĂ©es, et moi, condamnĂ© Ă cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents. Mais s'il faut que je reste seul, si nul ĂȘtre qui m'aima ne demeure aprĂšs moi pour me conduire Ă mon dernier asile moins qu'un autre j'ai besoin de guide je me suis enquis du chemin, j'ai Ă©tudiĂ© les lieux oĂč je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une biĂšre avec des cordes, j'ai entendu le rĂąlement de ces cordes ; ensuite, j'ai ouĂŻ le bruit de la premiĂšre pelletĂ©e de terre tombante sur la biĂšre Ă chaque nouvelle pelletĂ©e, le bruit creux diminuait ; la terre, en comblant la sĂ©pulture, faisait peu Ă peu monter le silence Ă©ternel Ă la surface du cercueil. Fontanes ! vous m'avez Ă©crit Que nos muses soient toujours amies ; vous ne m'avez pas Ă©crit en vain. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Mort de ma mĂšre. - Retour Ă la religion. Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ? Nunquam ego te, vita frater amabilior, Aspiciam posthac ? at, certe, semper amabo ! " Ne te parlerai-je plus ? jamais n'entendrai-je tes paroles ? Jamais, frĂšre plus aimable que la vie, ne te verrai-je ? Ah ! toujours je t'aimerai ! " Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mĂšre il faut toujours rĂ©pĂ©ter les vers que Catulle adressait Ă son frĂšre. Dans notre vallĂ©e de larmes, ainsi qu'aux enfers, il est je ne sais quelle plainte Ă©ternelle, qui fait le fond oĂč la note dominante des lamentations humaines ; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient Ă se taire. Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps aprĂšs celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif Fontanes m'invitait Ă travailler, Ă devenir illustre ; ma soeur m'engageait Ă renoncer Ă Ă©crire l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle Ă©tait dans ce train d'idĂ©es ; elle avait pris la littĂ©rature en haine parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie. " Saint-Servan, 1er juillet 1798. " Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mĂšres ; je t'annonce Ă regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'ĂȘtre l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessĂ© de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait rĂ©pandre Ă notre respectable mĂšre, combien elles paraissent dĂ©plorables Ă tout ce qui pense et fait profession non seulement de piĂ©tĂ©, mais de raison ; si tu le savais, peut-ĂȘtre cela contribuerait-il Ă t'ouvrir les yeux, Ă te faire renoncer Ă Ă©crire ; et si le ciel, touchĂ© de nos voeux, permettait notre rĂ©union, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goĂ»ter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'ĂȘtre inquiĂštes de ton sort. " Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur ! Pourquoi ai-je continuĂ© d'Ă©crire ? Mes Ă©crits de moins dans mon siĂšcle, y aurait-il eu quelque chose de changĂ© aux Ă©vĂ©nements et Ă l'esprit de ce siĂšcle ? Ainsi, j'avais perdu ma mĂšre ; ainsi, j'avais affligĂ© l'heure suprĂȘme de sa vie ! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je Ă Londres ? Je me promenais peut-ĂȘtre par une fraĂźche matinĂ©e, au moment oĂč les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer ! La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand Ă©tait profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mĂšre ; tout ce que je savais me venait d'elle. L'idĂ©e d'avoir empoisonnĂ© les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles, me dĂ©sespĂ©ra je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l' Essai , comme l'instrument de mon crime ; s'il m'eĂ»t Ă©tĂ© possible d'anĂ©antir l'ouvrage, je l'aurais fait sans hĂ©siter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensĂ©e m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux telle fut l'origine du GĂ©nie du Christianisme . " Ma mĂšre, ai-je dit dans la premiĂšre prĂ©face de cet ouvrage, aprĂšs avoir Ă©tĂ© jetĂ©e Ă soixante-douze ans dans des cachots, oĂč elle vit pĂ©rir une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, oĂč ses malheurs l'avaient relĂ©guĂ©e. Le souvenir de mes Ă©garements rĂ©pandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler Ă cette religion dans laquelle j'avais Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mĂšre. Quand la lettre me parvint au-delĂ des mers, ma soeur elle-mĂȘme n'existait plus ; elle Ă©tait morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprĂšte Ă la mort, m'ont frappĂ©. Je suis devenu chrĂ©tien. Je n'ai point cĂ©dĂ©, j'en conviens, Ă de grandes lumiĂšres surnaturelles ma conviction est sortie du coeur ; j'ai pleurĂ© et j'ai cru. " Je m'exagĂ©rais ma faute ; l' Essai n'Ă©tait pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. A travers les tĂ©nĂšbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumiĂšre chrĂ©tienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l' Essai Ă la certitude du GĂ©nie du Christianisme . [ Voir dans les textes retranchĂ©s, la Digression Philosophique[C M 1 572] .] Londres, d'avril Ă septembre 1822. GĂ©nie du Christianisme . Lettre du chevalier de Panat. Lorsqu'aprĂšs la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me rĂ©solus Ă changer subitement de voie, le titre de GĂ©nie du Christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira ; je me mis Ă l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bĂątit un mausolĂ©e Ă sa mĂšre. Mes matĂ©riaux Ă©taient dĂ©grossis et rassemblĂ©s de longue main par mes prĂ©cĂ©dentes Ă©tudes. Je connaissais les ouvrages des PĂšres mieux qu'on ne les connaĂźt de nos jours ; je les avais Ă©tudiĂ©s, mĂȘme pour les combattre, et entrĂ© dans cette route Ă mauvaise intention au lieu d'en ĂȘtre sorti vainqueur, j'en Ă©tais sorti vaincu. Quant Ă l'histoire proprement dite, je m'en Ă©tais spĂ©cialement occupĂ© en composant l' Essai sur les RĂ©volutions . Les authentiques de Camden que je venais d'examiner, m'avaient rendu familiĂšres les moeurs et les institutions du moyen Ăąge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez , de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le GĂ©nie du Christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j'y avais dĂ©jĂ pris pour l' Essai . J'Ă©crivis la premiĂšre partie du GĂ©nie du Christianisme . MM. Dulau, qui s'Ă©taient faits libraires du clergĂ© français Ă©migrĂ©, se chargĂšrent de la publication. Les premiĂšres feuilles du premier volume furent imprimĂ©es. L'ouvrage ainsi commencĂ© Ă Londres en 1799 ne fut achevĂ© qu'Ă Paris, en 1802 voyez les diffĂ©rentes prĂ©faces du GĂ©nie du Christianisme . Une espĂšce de fiĂšvre me dĂ©vora pendant tout le temps de ma composition on ne saura jamais ce que c'est que de porter Ă la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son Ăąme, Atala et RenĂ© , et de mĂȘler Ă l'enfantement douloureux de ces brĂ»lants jumeaux le travail de conception des autres parties du GĂ©nie du Christianisme . Le souvenir de Charlotte traversait et rĂ©chauffait tout cela, et pour m'achever, le premier dĂ©sir de gloire enflammait mon imagination exaltĂ©e. Ce dĂ©sir me venait de la tendresse filiale ; je voulais un grand bruit, afin qu'il montĂąt jusqu'au sĂ©jour de ma mĂšre, et que les anges lui portassent ma sainte expiation. Comme une Ă©tude mĂšne Ă une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies françaises, sans tenir note de la littĂ©rature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais je fus entraĂźnĂ© dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient Ă lire, Ă Ă©crire, Ă prendre d'un savant prĂȘtre, l'abbĂ© Capelan, des leçons d'hĂ©breu, Ă consulter les bibliothĂšques et les gens instruits, Ă rĂŽder dans les campagnes avec mes opiniĂątres rĂȘveries, Ă recevoir et Ă rendre des visites. S'il est des effets rĂ©troactifs et symptomatiques des Ă©vĂ©nements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom, aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse. Quelques lectures de mes premiĂšres Ă©bauches servirent Ă m'Ă©clairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries obligĂ©es. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou dĂ©passe la juste mesure. Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poĂ©sie. Je n'hĂ©site pas Ă donner cette lettre, document de mon histoire bien qu'elle soit entachĂ©e d'un bout Ă l'autre de mon Ă©loge, comme si le malin auteur se fĂ»t complu Ă verser son encrier sur son Ă©pĂźtre " Ce lundi. " Mon Dieu ! l'intĂ©ressante lecture que j'ai due ce matin Ă votre extrĂȘme complaisance ! Notre religion avait comptĂ© parmi ses dĂ©fenseurs de grands gĂ©nies, d'illustres PĂšres de l'Eglise ces athlĂštes avaient maniĂ© avec vigueur toutes les armes du raisonnement ; l'incrĂ©dulitĂ© Ă©tait vaincue ; mais ce n'Ă©tait pas assez il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable ; il fallait montrer combien elle est appropriĂ©e au coeur humain et les magnifiques tableaux qu'elle offre Ă l'imagination. Ce n'est plus un thĂ©ologien dans l'Ă©cole, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous Ă©tiez appelĂ© Ă le faire. La nature vous a Ă©minemment douĂ© des belles qualitĂ©s qu'il exige vous appartenez Ă un autre siĂšcle... " Ah ! si les vĂ©ritĂ©s de sentiment sont les premiĂšres dans l'ordre de la nature, personne n'aura mieux prouvĂ© que vous celles de notre religion. vous aurez confondu Ă la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits dĂ©licats et les coeurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tĂȘte couronnĂ©e de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique. " Je me fĂ©licite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a rapprochĂ© de vous ; je ne puis plus oublier que c'est un bienfait de Fontanes ; je l'en aime davantage, et mon coeur ne sĂ©parera jamais deux noms que la mĂȘme gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie. " Chevalier de Panat. " L'abbĂ© Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du GĂ©nie du Christianisme . Il parut surpris, et il me fit l'honneur, peu aprĂšs, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'AmĂ©rique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine. L'Ă©dition inachevĂ©e du GĂ©nie du Christianisme , commencĂ©e Ă Londres, diffĂ©rait un peu, dans l'ordre des matiĂšres, de l'Ă©dition publiĂ©e en France. La censure consulaire, qui devint bientĂŽt impĂ©riale, se montrait fort chatouilleuse Ă l'endroit des rois leur personne, leur honneur et leur vertu lui Ă©taient chers d'avance. La police de FouchĂ© voyait dĂ©jĂ descendre du ciel, avec la fiole sacrĂ©e, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence rĂ©volutionnaire. Les sincĂšres croyants des processions rĂ©publicaines de Lyon me forcĂšrent de retrancher un chapitre intitulĂ© les Rois athĂ©es , et d'en dissĂ©miner ça et lĂ les paragraphes dans le corps de l'ouvrage. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Mon oncle M. de BedĂ©e sa fille aĂźnĂ©e. Avant de continuer ces investigations littĂ©raires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congĂ© de mon oncle de BedĂ©e hĂ©las ! c'est prendre congĂ© de la premiĂšre joie de ma vie " freno non remorante dies , aucun frein n'arrĂȘte les jours. " Voyez les vieux sĂ©pulcres dans les vieilles cryptes eux-mĂȘmes, vaincus par l'Ăąge, caducs et sans mĂ©moire, ayant perdu leurs Ă©pitaphes, ils ont oubliĂ© jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment. J'avais Ă©crit Ă mon oncle au sujet de la mort de ma mĂšre ; il me rĂ©pondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio Ă©taient consacrĂ©s Ă ma gĂ©nĂ©alogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des BedĂ©e , confiĂ©s Ă mon frĂšre. Ainsi, pour ce vĂ©nĂ©rable Ă©migrĂ©, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la RĂ©volution ; rien n'avait passĂ©, rien n'Ă©tait advenu ; il en Ă©tait toujours aux Etats de Bretagne et Ă l'AssemblĂ©e de la noblesse. Cette fixitĂ© de l'idĂ©e de l'homme est bien frappante au milieu et comme en prĂ©sence de l'altĂ©ration de son corps, de la fuite de ses annĂ©es, de la perte de ses parents et de ses amis. Au retour de l'Ă©migration, mon oncle de BedĂ©e s'est retirĂ© Ă Dinan, oĂč il est mort, Ă six lieues de Monchoix, sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'aĂźnĂ©e de mes trois cousines, existe encore. Elle est restĂ©e vieille fille, malgrĂ© les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m'Ă©crit des lettres sans orthographe, oĂč elle me tutoie m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps in illo tempore . Elle Ă©tait nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille ; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui rĂ©ponds sur le mĂȘme ton, mettant de cĂŽtĂ©, Ă son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renommĂ©e " Oui chĂšre Caroline, ton chevalier, etc. " Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrĂ©s le ciel en soit louĂ© ! car, Dieu sait, si nous venions jamais Ă nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions ! Douce, patriarcale, innocente, honorable amitiĂ© de famille, votre siĂšcle est passĂ© ! on ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naĂźt et l'on meurt maintenant un Ă un. Les vivants sont pressĂ©s de jeter le dĂ©funt Ă l'EternitĂ© et de se dĂ©barrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil Ă l'Ă©glise, en grommelant d'ĂȘtre dĂ©sheurĂ©s et dĂ©rangĂ©s de leurs habitudes ; les autres poussent le dĂ©vouement jusqu'Ă suivre le convoi au cimetiĂšre ; la fosse comblĂ©e, tout souvenir est effacĂ©. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, oĂč le fils mourait dans la mĂȘme maison, dans le mĂȘme fauteuil, prĂšs du mĂȘme foyer oĂč Ă©taient morts son pĂšre et son aĂŻeul, entourĂ©, comme ils l'avaient Ă©tĂ©, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la derniĂšre bĂ©nĂ©diction paternelle ! Adieu, mon oncle chĂ©ri ! Adieu, famille maternelle qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famille ! Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous Ă©coutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l' Epervier , ou lorsque vous assistiez au relĂšvement du voeu de ma nourrice, Ă l'abbaye de Nazareth ! Si vous me survivez agrĂ©ez la part de reconnaissance et d'affection que je vous lĂšgue ici. Ne croyez pas au faux sourire Ă©bauchĂ© sur mes lĂšvres en parlant de vous mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes. 1. Incidences. - LittĂ©rature anglaise. - DĂ©pĂ©rissement de l'ancienne Ă©cole. - Historiens. - PoĂštes. - Publicistes. - Shakespeare. - 2. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. - 3. Incidences. - PoĂ©sie nouvelle. - Beattie. - 4. Incidences. - Lord Byron. - 5. L'Angleterre, de Richmond Ă Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe. - Hampton-Court. - Oxford. - CollĂšge d'Eton. - Moeurs privĂ©es ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - George III. - 6. RentrĂ©e des Ă©migrĂ©s en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de NeufchĂątel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carriĂšre de soldat et de voyageur. - Je dĂ©barque Ă Calais. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Revu en fĂ©vrier 1845. Incidences. - LittĂ©rature anglaise. - DĂ©pĂ©rissement de l'ancienne Ă©cole. - Historiens. - PoĂštes. - Publicistes. - Shakespeare. Mes Ă©tudes corrĂ©latives au GĂ©nie du Christianisme m'avaient de proche en proche je vous l'ai dit conduit Ă un examen plus approfondi de la littĂ©rature anglaise. Lorsqu'en 1792, je me rĂ©fugiai en Angleterre, il me fallut rĂ©former la plupart des jugements que j'avais puisĂ©s dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume Ă©tait rĂ©putĂ© Ă©crivain tory et rĂ©trograde on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surchargĂ© la langue anglaise de gallicismes ; on lui prĂ©fĂ©rait son continuateur Smollett. Philosophe pendant sa vie, devenu chrĂ©tien Ă sa mort, Gibbon demeurait, en cette qualitĂ©, atteint et convaincu de pauvre homme. On parlait encore de Robertson, parce qu'il Ă©tait sec. Pour ce qui regarde les poĂštes, les elegant Extracts servaient d'exil Ă quelques piĂšces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visitĂąt sa maison Ă Twickonham et que l'on coupĂąt des morceaux du saule pleureur plantĂ© par lui, et dĂ©pĂ©ri comme sa renommĂ©e. Blair passait pour un critique ennuyeux Ă la française on le mettait bien au-dessous de Johnson. Quant au vieux Spectator , il Ă©tait au grenier. Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intĂ©rĂȘt pour nous. Les traitĂ©s Ă©conomiques sont moins circonscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes. Burke sortait de l'individualitĂ© nationale politique en se dĂ©clarant contre la RĂ©volution française, il entraĂźna son pays dans cette longue voie d'hostilitĂ©s qui aboutit aux champs de Waterloo. Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron Sully, tour Ă tour ambassadeurs de France auprĂšs d'Elisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres ? PrononcĂšrent-ils jamais le nom, si barbare en français de Shakespeare ? SoupçonnĂšrent-ils qu'il y eĂ»t lĂ une gloire devant laquelle leurs honneurs leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'abĂźmer ? HĂ© bien ! le comĂ©dien chargĂ© du rĂŽle du spectre dans Hamlet Ă©tait le grand fantĂŽme, l'ombre du moyen Ăąge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment oĂč le moyen Ăąge achevait de descendre parmi les morts siĂšcles Ă©normes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare. Dans le PrĂ©cis historique de Whitelocke, contemporain du chantre du Paradis perdu on lit " Un certain aveugle nommĂ© Milton, secrĂ©taire du Parlement pour les dĂ©pĂȘches latines. " MoliĂšre, l' histrion , jouait son Pourceaugnac , de mĂȘme que Shakespeare, le bateleur, grimaçait son Falstaff . Ces voyageurs voilĂ©s, qui viennent de fois Ă autre s'asseoir Ă notre table, sont traitĂ©s par nous en hĂŽte vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent et nous disent comme l'envoyĂ© du ciel Ă Tobie " Je suis l'un des sept qui sommes prĂ©sents devant le Seigneur. " Mais si elles sont mĂ©connues des hommes Ă leur passage ces divinitĂ©s ne se mĂ©connaissent point entre elles. " Qu'Ă besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vĂ©nĂ©rĂ©s, de pierres entassĂ©es par le travail d'un siĂšcle ? " Michel-Ange enviant le sort et le gĂ©nie de Dante, s'Ă©crie Pur fuss' io tal... Per l'aspro esilio suo con sua virtute Darei del mondo piĂč felice stato. Que n'ai-je Ă©tĂ© tel que lui ! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les fĂ©licitĂ©s de la terre ! " Le Tasse cĂ©lĂšbre CamoĂ«ns encore presque ignorĂ© et lui sert de renommĂ©e . Est-il rien de plus admirable que cette sociĂ©tĂ© d'illustres Ă©gaux se rĂ©vĂ©lant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise ? Shakespeare Ă©tait-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les PriĂšres, filles de Jupiter ? S'il l'Ă©tait en effet, le Boy de Stratford, loin d'ĂȘtre honteux de son infirmitĂ©, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler Ă l'une de ses maĂźtresses ... lame by fortune's dearest spite. " Boiteux par la moquerie la plus chĂšre de la fortune. " Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait une par sonnet. Le crĂ©ateur de DesdĂ©mone et de Juliette vieillissait sans cesser d'ĂȘtre amoureux. La femme inconnue Ă laquelle il s'adresse en vers charmants Ă©tait-elle fiĂšre et heureuse d'ĂȘtre l'objet des sonnets de Shakespeare ? on peut en douter la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent, et ne peuvent l'embellir. " Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort ", dit le tragique anglais Ă sa maĂźtresse. " Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracĂ©s ; je vous aime tant que je veux ĂȘtre oubliĂ© dans vos doux souvenirs, si en pensant Ă moi vous pouviez ĂȘtre malheureuse. Oh ! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-ĂȘtre je ne serai plus qu'une masse d'argile ne redites pas mĂȘme mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie. " Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus Ă l'amour qu'il ne croyait Ă autre chose une femme pour lui Ă©tait un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renommĂ©e, par son Ă©tat, qui le jetait Ă l'Ă©cart de la sociĂ©tĂ©, en dehors des conditions oĂč il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure lĂ©gĂšre et dĂ©soccupĂ©e, comme un loisir rapide et doux. Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassĂ©s de leur cloĂźtre, lesquels avaient vu Henri VIII, ses rĂ©formes, ses destructions de monastĂšres, ses fous , ses Ă©pouses, ses maĂźtresses, ses bourreaux. Lorsque le poĂšte quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans. Ainsi, d'une main Shakespeare avait pu toucher les tĂȘtes blanchies que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la tĂȘte brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. AppuyĂ© sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe ; il remplit l'intervalle des jours oĂč il vĂ©cut, de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunĂ©es, afin de joindre, par des fictions analogues, les rĂ©alitĂ©s du passĂ© aux rĂ©alitĂ©s de l'avenir. Shakespeare est au nombre des cinq ou six Ă©crivains qui ont suffi aux besoins et Ă l'aliment de la pensĂ©e ; ces gĂ©nies-mĂšres semblent avoir enfantĂ© et allaitĂ© tous les autres. HomĂšre a fĂ©condĂ© l'antiquitĂ© Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendrĂ© l'Italie moderne, depuis PĂ©trarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, MoliĂšre, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prĂȘtĂ© sa langue Ă Byron, son dialogue Ă Walter Scott. On renie souvent ces maĂźtres suprĂȘmes ; on se rĂ©volte contre eux ; on compte leurs dĂ©fauts ; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goĂ»t, en les volant et en se parant de leurs dĂ©pouilles ; mais on se dĂ©bat en vain sous leur joug. Tout se teint de leurs couleurs ; partout s'impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire gĂ©nĂ©ral des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages rĂ©els, lesquels ont hoirs et lignĂ©e. Ils ouvrent des horizons d'oĂč jaillissent des faisceaux de lumiĂšre, ils sĂšment des idĂ©es, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles Ă tous les arts leurs oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain. De tels gĂ©nies occupent le premier rang ; leur immensitĂ©, leur variĂ©tĂ©, leur fĂ©conditĂ©, leur originalitĂ©, les font reconnaĂźtre tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre oĂč cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux dĂ©sordres dans lesquels tombent quelquefois ces ĂȘtres puissants ; n'imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, Ă l'ombre de l'arche Ă©chouĂ©e sur les montagnes d'ArmĂ©nie l'unique et solitaire nautonier de l'abĂźme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la crĂ©ation aprĂšs l'Ă©puisement des cataractes du ciel pieux enfants, bĂ©nis de notre pĂšre, couvrons-le pudiquement de notre manteau. Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensĂ© Ă vivre aprĂšs sa vie que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d'aprĂšs les vĂ©ritĂ©s ou les erreurs dont l'esprit humain est pĂ©nĂ©trĂ© ou imbu, que fait Ă Shakespeare une renommĂ©e dont le bruit ne peut monter jusqu'Ă lui ? ChrĂ©tien ? au milieu des fĂ©licitĂ©s Ă©ternelles, s'occupe-t-il du nĂ©ant du monde ? DĂ©iste ? dĂ©gagĂ© des ombres de la matiĂšre, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable oĂč il a passĂ© ? AthĂ©e ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans rĂ©veil, qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au-delĂ du tombeau, Ă moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitiĂ©, qu'elle n'ait Ă©tĂ© utile Ă la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donnĂ© de jouir dans le ciel d'une idĂ©e consolante, gĂ©nĂ©reuse, libĂ©ratrice, laissĂ©e par nous sur la terre. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Incidences. - Romans anciens. - Romans nouveaux. - Richardson. - Walter Scott. Les romans, Ă la fin du dernier siĂšcle, avaient Ă©tĂ© compris dans la proscription gĂ©nĂ©rale. Richardson dormait oubliĂ© ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la sociĂ©tĂ© infĂ©rieure au sein de laquelle il avait vĂ©cu. Fielding se soutenait ; Sterne, entrepreneur d'originalitĂ©, Ă©tait passĂ©. On lisait encore le Vicaire de Wakefield . Si Richardson n'a pas de style ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres Ă©trangers, il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se rĂ©volte contre cette vĂ©ritĂ© l'ouvrage le mieux composĂ©, ornĂ© de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-nĂ© si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas ; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a Ă©tĂ© abandonnĂ© que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables Ă une sociĂ©tĂ© Ă©lĂ©gante, il pourra renaĂźtre ; la rĂ©volution qui s'opĂšre, en abaissant l'aristocratie et en Ă©levant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaĂźtre les traces des habitudes de mĂ©nage et d'un langage infĂ©rieur. De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans Ă tableaux de famille et drames domestiques, les romans Ă aventures et Ă peinture de la sociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale. AprĂšs Richardson, les moeurs de l' ouest de la ville, firent une irruption dans le domaine des fictions les romans se remplirent de chĂąteaux, de lords et de ladies, de scĂšnes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, Ă l'OpĂ©ra, au Ranelagh, avec un chit-chat , un caquetage qui ne finissait plus. La scĂšne ne tarda pas Ă se transporter en Italie ; les amants traversĂšrent les Alpes avec des pĂ©rils effroyables et des douleurs d'Ăąme Ă attendrir les lions le lion rĂ©pandit des pleurs ! un jargon de bonne compagnie fut adoptĂ©. Dans ces milliers de romans, qui ont inondĂ© l'Angleterre depuis un demi-siĂšcle, deux ont gardĂ© leur place Calek williams et le Moine . Je ne vis point Godwin pendant ma retraite Ă Londres ; mais je rencontrai deux fois Lewis. C'Ă©tait un jeune membre des Communes fort agrĂ©able, et qui avait l'air et les maniĂšres d'un Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe font une espĂšce Ă part. Ceux de mistress Barbauld, de miss Edgeworth de miss Burnet, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. " Il y devrait dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainĂ©ants. On bannirait des mains de notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie semble ĂȘtre quelque symptosme d'un siĂšcle desbordĂ©. " Mais ces Ă©coles diverses de romanciers sĂ©dentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calĂšche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantĂŽmes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle Ă©cole de Walter Scott, de mĂȘme que la poĂ©sie s'est prĂ©cipitĂ©e sur les pas de lord Byron. L'illustre peintre de l'Ecosse dĂ©buta dans la carriĂšre des lettres, lors de mon exil Ă Londres, par la traduction du Berlichingen de Goethe. Il continua Ă se faire connaĂźtre par la poĂ©sie, et la pente de son gĂ©nie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l'histoire ; le romancier s'est mis Ă faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligĂ© de passer quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute ; mais un des grands mĂ©rites de Walter Scott, Ă mes yeux, c'est de pouvoir ĂȘtre mis entre les mains de tout le monde. Il faut de plus grands efforts de talent pour intĂ©resser en restant dans l'ordre, que pour plaire en passant toute mesure ; il est moins facile de rĂ©gler le coeur que de le troubler. Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passĂ©. Walter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen Ăąge tout ce qu'on Ă©crivit, fabriqua, bĂątit, fut gothique livres, meubles, maisons, Ă©glises, chĂąteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l'arrivĂ©e des gĂ©nĂ©rations nouvelles qui s'apprĂȘtent Ă les en chasser. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Incidences. - PoĂ©sie nouvelle. - Beattie. En mĂȘme temps que le roman passait Ă l'Ă©tat romantique , la poĂ©sie subissait une transformation semblable. Cowper abandonna l'Ă©cole française pour faire revivre l'Ă©cole nationale ; Burns, en Ecosse, commença la mĂȘme rĂ©volution. AprĂšs eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poĂštes de 1792 Ă 1800 appartenaient Ă ce qu'on appelait Lake school nom qui est restĂ©, parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois. Thomas Moore, Campbell, Rogers, Crabbe, Wordsworth, Southey, Hunt, Knowles, lord Holland, Canning, Croker, vivent encore pour l'honneur des lettres anglaises ; mais il faut ĂȘtre nĂ© Anglais pour apprĂ©cier tout le mĂ©rite d'un genre intime de composition qui se fait particuliĂšrement sentir aux hommes du sol. Nul, dans une littĂ©rature vivante, n'est juge compĂ©tent que des ouvrages Ă©crits dans sa propre langue. En vain vous croyez possĂ©der Ă fond un idiome Ă©tranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premiĂšres paroles qu'elle vous apprit Ă son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont, de nos gens de lettres, les notions les plus baroques ils adorent ce que nous mĂ©prisons, ils mĂ©prisent ce que nous adorons ; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni mĂȘme complĂštement MoliĂšre. C'est Ă rire de savoir quels sont nos grands Ă©crivains Ă Londres, Ă Vienne, Ă Berlin, Ă PĂ©tersbourg, Ă Munich, Ă Leipzick, Ă Goettingue, Ă Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas. Quand le mĂ©rite d'un auteur consiste spĂ©cialement dans la diction, un Ă©tranger ne comprendra jamais bien ce mĂ©rite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystĂšres Ă©chappent Ă l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas lĂ pour se moquer de nos jugements de Barbares. Qui de nous se fait une idĂ©e de l'harmonie de la prose de DĂ©mosthĂšne et de CicĂ©ron, de la cadence des vers d'AlcĂ©e et d'Horace, telles qu'elles Ă©taient saisies par une oreille grecque et latine ? on soutient que les beautĂ©s rĂ©elles sont de tous les temps, de tous les pays oui, les beautĂ©s de sentiment et de pensĂ©e ; non, les beautĂ©s de style. Le style n'est pas, comme la pensĂ©e, cosmopolite il a une terre natale, un ciel, un soleil Ă lui. Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon Ă©migration Ă Londres, avant 1800 et en 1800 ; ils finissaient le siĂšcle ; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans aprĂšs mon retour de l'exil. Beattie avait annoncĂ© l'Ăšre nouvelle de la lyre. Le Minstrel , ou le ProgrĂšs du gĂ©nie , est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmentĂ©. TantĂŽt le poĂšte futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une tempĂȘte ; tantĂŽt il quitte les jeux du village pour Ă©couter Ă l'Ă©cart, dans le lointain, le son des musettes. Beattie a parcouru la sĂ©rie entiĂšre des rĂȘveries et des idĂ©es mĂ©lancoliques, dont cent autres poĂštes se sont crus les discoverers . Beattie se proposait de continuer son poĂšme ; en effet, il en a Ă©crit le second chant Edwin entend un soir une voix grave s'Ă©levant du fond d'une vallĂ©e ; c'est celle d'un solitaire qui, aprĂšs avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite pour y recueillir son Ăąme et chanter les merveilles du CrĂ©ateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui rĂ©vĂšle le secret de son gĂ©nie. L'idĂ©e Ă©tait heureuse ; l'exĂ©cution n'a pas rĂ©pondu au bonheur de l'idĂ©e. Beattie Ă©tait destinĂ© Ă verser des larmes ; la mort de son fils brisa son coeur paternel comme Ossian aprĂšs la perte de son oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un chĂȘne. Peut-ĂȘtre le fils de Beattie Ă©tait-il ce jeune minstrel qu'un pĂšre avait chantĂ© et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne. Londres, d'avril Ă septembre 1822. Incidences. Lord Byron. On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel Ă l'Ă©poque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'Ă©cole de Harrow, dans un village Ă dix milles de Londres. Il Ă©tait enfant, j'Ă©tais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© sur les bruyĂšres de l'Ecosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer ; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai ; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le chĂąteau de Combourg. " Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyĂšre et gravissais ta cime penchĂ©e, ĂŽ Morven couronnĂ© de neige, pour m'Ă©bahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempĂȘte qui s'amoncelaient Ă mes pieds... " Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'Ă©tais si malheureux, vingt fois j'ai traversĂ© le village de Harrow, sans savoir quel gĂ©nie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetiĂšre, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron Ă©crivait ces vers, au moment oĂč je revenais de la Palestine Spot of my youth ! whose hoary branches sigh, Swept by the breeze that funs thy cloudless sky ; etc. " Lieu de ma jeunesse, oĂč soupirent les branches chenues, effleurĂ©es par la brise qui rafraĂźchit ton ciel sans nuage ! Lieu oĂč je vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulĂ©, avec ceux que j'aimais, ton gazon mol et vert ; quand la destinĂ©e glacera ce sein qu'une fiĂšvre dĂ©vore ; quand elle aura calmĂ© les soucis et les passions ; ...ici oĂč il palpita, ici mon coeur pourra reposer. PuissĂ©-je m'endormir oĂč s'Ă©veillĂšrent mes espĂ©rances... mĂȘlĂ© Ă la terre oĂč coururent mes pas... pleurĂ© de ceux qui furent en sociĂ©tĂ© avec mes jeunes annĂ©es, oubliĂ© du reste du monde ! " Et moi je dirai Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s'abandonnait aux caprices de son Ăąge alors que je rĂȘvais RenĂ© sous ton ombre, sous cette mĂȘme ombre oĂč plus tard le poĂšte vint Ă son tour rĂȘver Childe-Harold ! Byron demandait au cimetiĂšre, tĂ©moin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorĂ©e inutile priĂšre que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a Ă©tĂ© ; je l'avais trouvĂ© de toutes parts vivant Ă Venise au bout de quelques annĂ©es, dans cette mĂȘme ville oĂč je trouvais son nom partout, je l'ai retrouvĂ© effacĂ© et inconnu partout. Les Ă©chos du Lido ne le rĂ©pĂštent plus, et si vous le demandez Ă des VĂ©nitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entiĂšrement mort pour eux ; ils n'entendent plus les hennissements de son cheval il en est de mĂȘme Ă Londres, oĂč sa mĂ©moire pĂ©rit. VoilĂ ce que nous devenons. Si j'ai passĂ© Ă Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont passĂ© Ă Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, Ă©levĂ© dans ces bois laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, Ă©crivait " Jusqu'Ă Combourg de Pontorson le pays a un aspect sauvage ; l'agriculture n'y est pas plus avancĂ©e, que chez les Hurons, ce qui paraĂźt incroyable dans un pays enclos ; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l'on puisse voir des maisons de terre sans vitres, et un pavĂ© si rompu qu'il arrĂȘte les passagers, mais aucune aisance. - Cependant il s'y trouve un chĂąteau, et il est mĂȘme habitĂ©. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriĂ©taire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour rĂ©sider au milieu de tant d'ordures et de pauvretĂ© ? Au-dessous de cet amas hideux de misĂšre est un beau lac environnĂ© d'enclos bien boisĂ©s. " Ce M. de Chateaubriand Ă©tait mon pĂšre ; la retraite qui paraissait si hideuse Ă l'agronome de mauvaise humeur, n'en Ă©tait pas moins une noble et belle demeure, quoique sombre et grave. Quant Ă moi, faible plant de lierre commençant Ă grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eĂ»t-il pu m'apercevoir, lui qui n'Ă©tait occupĂ© que de la revue de nos moissons ? Qu'il me soit permis d'ajouter Ă ces pages, Ă©crites en Angleterre en 1822, ces autres pages Ă©crites en 1834 et 1840 elles achĂšveront le morceau de lord Byron ; ce morceau se trouvera surtout complĂ©tĂ©, quand on aura lu ce que je redirai du grand poĂšte en passant Ă Venise. Il y aura peut-ĂȘtre quelque intĂ©rĂȘt Ă remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle Ă©cole française et anglaise, ayant un mĂȘme fonds d'idĂ©es, des destinĂ©es, sinon des moeurs Ă peu prĂšs pareilles l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'orient, assez souvent l'un prĂšs de l'autre, et ne se voyant jamais seulement la vie du poĂšte anglais a Ă©tĂ© mĂȘlĂ©e Ă de moins grands Ă©vĂ©nements que la mienne. Lord Byron est allĂ© visiter aprĂšs moi les ruines de la GrĂšce dans Childe-Harold , il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l' ItinĂ©raire . Au commencement de mon pĂšlerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville Ă son chĂąteau ; Byron dit un Ă©gal adieu Ă sa demeure gothique. Dans les Martyrs , Eudore part de la MessĂ©nie pour se rendre Ă Rome " Notre navigation fut longue, dit-il, ...nous vĂźmes tous ces promontoires marquĂ©s par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes compagnons n'avaient entendu parler que des mĂ©tamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux dĂ©bris qu'ils avaient sous les yeux ; moi, je m'Ă©tais dĂ©jĂ assis, avec le prophĂšte, sur les ruines des villes dĂ©solĂ©es, et Babylone m'enseignait Corinthe. " Le poĂšte anglais est comme le prosateur français, derriĂšre la lettre de Sulpicius Ă CicĂ©ron. - Une rencontre si parfaite m'est singuliĂšrement glorieuse, puisque j'ai devancĂ© le chantre immortel au rivage oĂč nous avons eu les mĂȘmes souvenirs, et oĂč nous avons commĂ©morĂ© les mĂȘmes ruines. J'ai encore l'honneur d'ĂȘtre en rapport avec lord Byron dans la description de Rome les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inapprĂ©ciable avantage, pour moi, d'avoir devinĂ© les inspirations d'un beau gĂ©nie. Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gardĂ©s de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose Ă son gĂ©nie. Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmĂ© on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons , a dit " Dans un des couplets qui prĂ©cĂšdent celui-ci, je parle des lyres que la France doit Ă M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit dĂ©menti par la nouvelle Ă©cole poĂ©tique, qui, nĂ©e sous les ailes de l'aigle, s'est avec raison, glorifiĂ©e souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du GĂ©nie du Christianisme s'est fait ressentir Ă©galement Ă l'Ă©tranger, et il y aurait peut-ĂȘtre justice Ă reconnaĂźtre que le chantre de Childe-Harold est de la famille de RenĂ©. " Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain a renouvelĂ© la remarque de M. de BĂ©ranger " Quelques pages incomparables de RenĂ© , dit-il, avaient, il est vrai, Ă©puisĂ© ce caractĂšre poĂ©tique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de gĂ©nie. " Ce que je viens de dire sur les affinitĂ©s d'imagination et de destinĂ©e entre le chroniqueur de RenĂ© et le chantre de Childe-Harold n'ĂŽte pas un seul cheveu Ă la tĂȘte du barde immortel. Que peut Ă la muse de la Dee , portant une lyre et des ailes, ma muse pĂ©destre et sans luth ? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siĂšcle comme moi, il en ait exprimĂ©, comme moi et comme Goethe avant nous la passion et le malheur ; soit que mes pĂ©riples et le falot de ma barque gauloise aient montrĂ© la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorĂ©es. D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent trĂšs bien avoir des conceptions pareilles, sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marchĂ© servilement dans les mĂȘmes voies. Il est permis de profiter des idĂ©es et des images exprimĂ©es dans une langue Ă©trangĂšre, pour en enrichir la sienne cela s'est vu dans tous les siĂšcles et dans tous les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma premiĂšre jeunesse, Ossian, Werther, les RĂȘveries du promeneur solitaire, les Etudes de la nature , ont pu s'apparenter Ă mes idĂ©es ; mais je n'ai rien cachĂ©, rien dissimulĂ© du plaisir que me causaient des ouvrages oĂč je me dĂ©lectais. S'il Ă©tait vrai que RenĂ© entrĂąt pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scĂšne sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred , le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer ? J'Ă©tais donc un de ces pĂšres qu'on renie quand on est arrivĂ© au pouvoir ? Lord Byron peut-il m'avoir complĂštement ignorĂ©, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains ? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprĂšs de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parallĂšle de l'auteur du GĂ©nie du Christianisme et de l'auteur de Childe-Harold ? Point d'intelligence, si favorisĂ©e qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilitĂ©s, ses dĂ©fiances on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent supĂ©rieur a Ă©vitĂ© mon nom dans un ouvrage sur la LittĂ©rature . GrĂące Ă Dieu, m'estimant Ă ma juste valeur, je n'ai jamais prĂ©tendu Ă l'empire ; comme je ne crois qu'Ă la vĂ©ritĂ© religieuse dont la libertĂ© est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admirĂ© ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de StaĂ«l et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration ? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse Ă©levĂ©e jusqu'au culte. On se sent pĂ©nĂ©trĂ© de reconnaissance pour la divinitĂ© qui Ă©tend les bases de nos facultĂ©s, qui ouvre de nouvelles vues Ă notre Ăąme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mĂ©lange de crainte ou d'envie. Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces MĂ©moires au plus grand poĂšte que l'Angleterre ait eu depuis Milton, ne prouve qu'une chose le haut prix que j'aurais attachĂ© au souvenir de sa muse. Lord Byron a ouvert une dĂ©plorable Ă©cole je prĂ©sume qu'il a Ă©tĂ© aussi dĂ©solĂ© des Childe-Harold auxquels il a donnĂ© naissance, que je le suis des RenĂ© qui rĂȘvent autour de moi. La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies les jeunes gens ont pris au sĂ©rieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties disposĂ©es Ă se laisser sĂ©duire, avec frayeur, par ce monstre, Ă consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait ? il n'avait peut-ĂȘtre pas trouvĂ© la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien. Byron d'aprĂšs l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent sĂ©ducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espĂšce humaine ; c'est un gĂ©nie fatal et souffrant placĂ© entre les mystĂšres de la matiĂšre et de l'intelligence, qui ne voit point de mot Ă l'Ă©nigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause comme un sourire pervers du MAL ; c'est le fils du dĂ©sespoir, qui mĂ©prise et renie, qui, portant en soi-mĂȘme une incurable plaie, se venge en menant Ă la douleur par la voluptĂ© tout ce qui l'approche ; c'est un homme qui n'a point passĂ© par l'Ăąge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'ĂȘtre rejetĂ© et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti rĂ©prouvĂ© du sein de la nature, est le damnĂ© du nĂ©ant. Tel est le Byron des imaginations Ă©chauffĂ©es ce n'est point, ce me semble, celui de la vĂ©ritĂ©. Deux hommes diffĂ©rents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron l'homme de la nature et l'homme du systĂšme . Le poĂšte, s'apercevant du rĂŽle que le public lui faisait jouer, l'a acceptĂ© et s'est mis Ă maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en rĂȘverie cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages. Quant Ă son gĂ©nie, loin d'avoir l'Ă©tendue qu'on lui attribue, il est assez resserrĂ© ; sa pensĂ©e poĂ©tique n'est qu'un gĂ©missement, une plainte, une imprĂ©cation ; en cette qualitĂ©, elle est admirable il ne faut pas demander Ă la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante. Quant Ă son esprit, il est sarcastique et variĂ©, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste l'Ă©crivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite. Lord Byron, douĂ© de tous les avantages, avait peu de chose Ă reprocher Ă sa naissance ; l'accident mĂȘme qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supĂ©rioritĂ©s Ă l'infirmitĂ© humaine, n'aurait pas dĂ» le tourmenter, puisqu'il ne l'empĂȘchait pas d'ĂȘtre aimĂ©. Le chantre immortel connut par lui-mĂȘme combien est vraie la maxime de ZĂ©non " La voix est la fleur de la beautĂ©. " Une chose dĂ©plorable, c'est la rapiditĂ© avec laquelle les renommĂ©es fuient aujourd'hui. Au bout de quelques annĂ©es, que dis-je ? de quelques mois, l'engouement disparaĂźt ; le dĂ©nigrement lui succĂšde. On voit dĂ©jĂ pĂąlir la gloire de lord Byron ; son gĂ©nie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des autels en France qu'en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement Ă peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui prĂ©fĂšrent les sentiments communs Ă tous, finiront par mĂ©connaĂźtre le poĂšte dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ? Lorsque j'Ă©crivis, pendant mon sĂ©jour Ă Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans Ă vivre sur la terre il est mort en 1824, Ă l'heure oĂč les dĂ©senchantements et les dĂ©goĂ»ts allaient commencer pour lui. Je l'ai prĂ©cĂ©dĂ© dans la vie ; il m'a prĂ©cĂ©dĂ© dans la mort ; il a Ă©tĂ© appelĂ© avant son tour ; mon numĂ©ro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait dĂ» rester le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontrĂ©, en continuant ma route, madame Guiccioli Ă Rome, lady Byron Ă Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues la premiĂšre avait peut-ĂȘtre trop de rĂ©alitĂ©s, la seconde pas assez de songes. Londres, d'avril Ă septembre 1822. L'Angleterre, de Richmond Ă Greenwich. - Course avec Pelletier. - Bleinheim. - Stowe Hampton-Court. - Oxford. - CollĂšge d'Eton. - Moeurs privĂ©es ; moeurs politiques. - Fox. - Pitt. - Burke. - Georges III. Maintenant, aprĂšs vous avoir parlĂ© des Ă©crivains anglais Ă l'Ă©poque oĂč l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'Ă vous dire quelque chose de l'Angleterre elle-mĂȘme Ă cette Ă©poque, de son aspect, de ses sites, de ses chĂąteaux, de ses moeurs privĂ©es et politiques. Toute l'Angleterre peut ĂȘtre vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres jusqu'Ă Greenwich et au-dessous. Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires ; ceux-ci, Ă chaque marĂ©e, remontent la Tamise en trois divisions, les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin, les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l'hĂŽpital des vieux marins et les fenĂȘtres de la taverne oĂč festoyent les Ă©trangers. Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulĂ©e par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points opposĂ©s, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre Ă l'ouest l'aristocratie, Ă l'est la dĂ©mocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l'histoire entiĂšre de la Grande-Bretagne se vient placer. Je passai une partie de l'Ă©tĂ© de 1799 Ă Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du GĂ©nie du Christianisme . Je faisais des nagĂ©es en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lĂšs-Londres, fĂ»t le Richmond du traitĂ© Honor Richemundiae , car alors je me serais retrouvĂ© dans ma patrie, et voici comment. Guillaume-le-BĂątard fit prĂ©sent Ă Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formĂšrent depuis le comtĂ© de Richmond [Voir le Domesday book ] les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain infĂ©odĂšrent ces domaines Ă des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de TintĂ©niac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgrĂ© ma bonne volontĂ©, il me faut chercher dans le Yorkshire le comtĂ© de Richmond Ă©rigĂ© en duchĂ© sous Charles II pour un bĂątard le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Edouard III. LĂ expira, en 1377, Edouard III, ce fameux roi volĂ© par sa maĂźtresse Alix Pearce, qui n'Ă©tait plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de CrĂ©cy n'aimez qu'Ă l'Ăąge oĂč vous pouvez ĂȘtre aimĂ©. Henri VIII et Elisabeth moururent aussi Ă Richmond oĂč ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait Ă cette rĂ©sidence. Les historiens anglais sont fort embarrassĂ©s de cet abominable homme ; d'un cĂŽtĂ©, ils ne peuvent dissimuler sa tyrannie et la servitude du Parlement ; de l'autre, s'ils disaient trop anathĂšme au chef de la RĂ©formation, ils se condamneraient en le condamnant Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infĂąme. On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire Ă Henri VIII pour Ă©pier la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle voluptĂ© ! le fer avait tranchĂ© le col dĂ©licat, ensanglantĂ© les beaux cheveux auxquels le poĂšte-roi avait attachĂ© ses fatales caresses. Dans le parc abandonnĂ© de Richmond, je n'attendais aucun signal homicide, je n'aurais pas mĂȘme souhaitĂ© le plus petit mal Ă qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles accoutumĂ©s Ă courir devant une meute, ils s'arrĂȘtaient lorsqu'ils Ă©taient fatiguĂ©s ; on les rapportait, fort gais et tout amusĂ©s de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir Ă Kew les kanguroos, ridicules bĂȘtes, tout juste l'inverse de la girafe ces innocents quadrupĂšdes-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostituĂ©es du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un cottage Ă demi cachĂ© sous un cĂšdre du Liban, et parmi des saules pleureurs un couple nouvellement mariĂ© Ă©tait venu passer la lune de miel dans ce paradis. Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaĂźt Pelletier, tenant son mouchoir sur sa bouche " Quel sempiternel tonnerre de brouillard ! " s'Ă©cria-t-il aussitĂŽt qu'il fut Ă la portĂ©e de la voix. " Comment, diable pouvez-vous rester lĂ ? j'ai fait ma liste Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam aeternam , que vous ne verriez rien. " Je demandai grĂące inutilement, il fallut partir. Dans la calĂšche, Pelletier m'Ă©numĂ©ra ses espĂ©rances ; il en avait des relais ; une crevĂ©e sous lui, il en enfourchait une autre et en avant, jambe de ci, jambe de cĂ , jusqu'au bout de la journĂ©e. Une de ses espĂ©rances, la plus robuste, le conduisit dans la suite Ă Bonaparte qu'il prit au collet NapolĂ©on eut la simplicitĂ© de boxer avec lui. Pelletier avait pour second James Makintosh ; condamnĂ© devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune qu'il mangea incontinent en vendant les piĂšces de son procĂšs. Bleinheim me fut dĂ©sagrĂ©able je souffrais d'autant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu Ă supporter l'insulte d'un rĂ©cent affront un bateau en amont de la Tamise m'aperçut sur la rive ; les rameurs avisant un Français poussĂšrent des huzzas ; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir ces succĂšs de l'Ă©tranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'Ă©taient odieux. Nelson, que j'avais rencontrĂ© plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaĂźna ses victoires Ă Naples dans le chĂąle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient Ă la boule avec des tĂȘtes. L'amiral mourut glorieusement Ă Trafalgar, et sa maĂźtresse misĂ©rablement Ă Calais, ayant perdu beautĂ©, jeunesse et fortune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et dĂ©serte qui fut rougie du sang de mes compatriotes. Le parc de Stowe est cĂ©lĂšbre par ses fabriques j'aime mieux ses ombrages. Le cicĂ©rone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le modĂšle dans la brillante vallĂ©e du CĂ©phise. De beaux tableaux de l'Ă©cole italienne s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitĂ©es, dont les volets Ă©taient fermĂ©s pauvre RaphaĂ«l, prisonnier dans un chĂąteau des vieux Bretons, loin du ciel de la FarnĂ©sine ! Hampton-Court conservait la collection des portraits des maĂźtresses de Charles II voilĂ comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une rĂ©volution qui fit tomber la tĂȘte de son pĂšre et qui devait chasser sa race. Nous vĂźmes Ă Slough, Herschell avec sa savante soeur et son grand tĂ©lescope de quarante pieds ; il cherchait de nouvelles planĂštes cela faisait rire Pelletier qui s'en tenait aux sept vieilles. Nous nous arrĂȘtĂąmes deux jours Ă oxford. Je me plus dans cette rĂ©publique d'Alfred-le-Grand ; elle reprĂ©sentait les libertĂ©s privilĂ©giĂ©es et les moeurs des institutions lettrĂ©es du moyen Ăąge. Nous ravaudĂąmes les vingt-cinq collĂšges, les bibliothĂšques, les tableaux, le musĂ©um, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrĂȘme parmi les manuscrits du collĂšge de Worcester, une vie du Prince Noir, Ă©crite en vers français par le hĂ©raut d'armes de ce prince. Oxford, sans leur ressembler, rappelait Ă ma mĂ©moire les modestes collĂšges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'Ă©lĂ©gie de Gray sur le CimetiĂšre de campagne The curfew tolls the knell of parting day. Imitation de ce vers de Dante Squilla di lontano Che paja'l giorno pianger che si muore. Pelletier s'Ă©tait empressĂ© de publier Ă son de trompe, dans son journal, ma traduction. A la vue d'Oxford, je me souvins de l'ode du mĂȘme poĂšte sur une vue lointaine du collĂšge d ' Eton . " Heureuses collines, charmants bocages, champs aimĂ©s en vain, oĂč jadis mon enfance insouciante errait Ă©trangĂšre Ă la peine ! je sens les brises qui viennent de vous elles semblent caresser mon Ăąme abattue, et, parfumĂ©es de joie et de jeunesse, me souffler un second printemps. " Dis, paternelle Tamise..., dis quelle gĂ©nĂ©ration volage l'emporte aujourd'hui Ă prĂ©cipiter la course du cerceau roulant, ou Ă lancer la balle fugitive. HĂ©las ! sans souci de leur destinĂ©e, folĂątrent les petites victimes ! Elles n'ont ni prĂ©vision des maux Ă venir, ni soin d'outre-journĂ©e. " Qui n'a Ă©prouvĂ© les sentiments et les regrets exprimĂ©s ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des Ă©tudes, des amours de ses premiĂšres annĂ©es ? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mĂ©moire sont des ruines vues au flambeau. Vie privĂ©e des Anglais. SĂ©parĂ©s du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, Ă la fin du dernier siĂšcle, leurs moeurs et leur caractĂšre national. Il n'y avait encore qu'un peuple au nom duquel s'exerçait la souverainetĂ© par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liĂ©es d'un commun intĂ©rĂȘt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelĂ©e bourgeoisie en France, qui commence Ă naĂźtre en Angleterre, n'existait pas rien ne s'interposait entre les riches propriĂ©taires et les hommes occupĂ©s de leur industrie. Tout n'Ă©tait pas encore machine dans les professions manufacturiĂšres, folie dans les rangs privilĂ©giĂ©s. Sur ces mĂȘmes trottoirs oĂč l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille nouĂ© sous le menton avec un ruban corbeille au bras, dans laquelle Ă©taient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissĂ©s, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. " L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. " Les redingotes sans habit Ă©taient si peu d'usage Ă Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait Ă chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait " Mais, cher monsieur est-il vrai que le pauvre Roi Ă©tait vĂȘtu d'une redingote, quand on lui coupa la tĂȘte ? " Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indĂ©pendante qui, se portant de l'opposition au ministĂšre, maintenait les idĂ©es de libertĂ©, d'ordre et de propriĂ©tĂ©. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse Ă NoĂ«l, criaient vivat au roastbeef , se plaignaient du prĂ©sent, vantaient le passĂ©, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la mĂȘme vie. Ils se tenaient assurĂ©s que la gloire de la Grande-Bretagne ne pĂ©rirait point, tant qu'on chanterait God save the King , que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marchĂ© les liĂšvres et les perdrix sous le nom de lions et d' autruches . Le clergĂ© anglican Ă©tait savant, hospitalier et gĂ©nĂ©reux ; il avait reçu le clergĂ© français avec une charitĂ© toute chrĂ©tienne. L'universitĂ© d'oxford fit imprimer Ă ses frais et distribuer gratis aux curĂ©s un Nouveau-Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots A l ' usage du clergĂ© catholique exilĂ© pour la Religion . Quant Ă la haute sociĂ©tĂ© anglaise, chĂ©tif exilĂ©, je n'en apercevais que les dehors. Lors des rĂ©ceptions Ă la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de cĂŽtĂ© dans des chaises Ă porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mĂȘmes, sur ces autels de leur ceinture, Ă des madones ou Ă des pagodes. Ces belles dames Ă©taient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adorĂ© les mĂšres ; ces filles sont, en 1822, les mĂšres et grand-mĂšres des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides gĂ©nĂ©rations de fleurs. Moeurs politiques. L'Angleterre de 1688 Ă©tait, vers la fin du siĂšcle dernier, Ă l'apogĂ©e de sa gloire. Pauvre Ă©migrĂ© Ă Londres, de 1792 Ă 1800 j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine ; magnifique ambassadeur Ă Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire Ă quel point je suis frappĂ©, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirĂ©s autrefois, je vois se lever ceux qui Ă©taient leurs seconds Ă la date de mon premier voyage, les Ă©coliers Ă la place des maĂźtres. Les idĂ©es gĂ©nĂ©rales ont pĂ©nĂ©trĂ© dans cette sociĂ©tĂ© particuliĂšre. Mais l'aristocratie Ă©clairĂ©e, placĂ©e Ă la tĂȘte de ce pays depuis cent quarante ans, aura montrĂ© au monde une des plus belles et des plus grandes sociĂ©tĂ©s qui aient fait honneur Ă l'espĂšce humaine depuis le patriciat romain. Peut-ĂȘtre, quelque vieille famille, dans le fond d'un comtĂ©, reconnaĂźtra la sociĂ©tĂ© que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je dĂ©plore ici la perte. En 1792, M. Burke se sĂ©para de M. Fox. Il s'agissait de la RĂ©volution française que M. Burke attaquait et que M. Fox dĂ©fendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient Ă©tĂ© amis, ne dĂ©ployĂšrent autant d'Ă©loquence. Toute la Chambre fut Ă©mue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa rĂ©plique par ces paroles " Le trĂšs honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a traitĂ© Ă chaque phrase avec une duretĂ© peu commune ; il a censurĂ© ma vie entiĂšre, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et sĂ©rieuse attaque, non mĂ©ritĂ©e de ma part, je ne serai pas Ă©pouvantĂ© ; je ne crains pas de dĂ©clarer mes sentiments dans cette Chambre, ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en pĂ©ril. C'est certainement une chose indiscrĂšte en tout temps, et beaucoup plus indiscrĂšte encore Ă cet Ăąge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner Ă mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhĂ©rence Ă la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes derniĂšres paroles je m'Ă©crierai Fuyez la Constitution française ! - Fly from the french Constitution . " M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis , M. Burke s'Ă©cria " Oui, il s'agit de perdre des amis ! Je connais le rĂ©sultat de ma conduite ; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitiĂ© est finie have done my duty at the price of my friend ; our friendship is at an end . J'avertis les trĂšs honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent Ă l'avenir soit qu'ils se meuvent dans l'hĂ©misphĂšre politique comme deux grands mĂ©tĂ©ores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux frĂšres, je les avertis qu'ils doivent prĂ©server et chĂ©rir la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles thĂ©ories. - From the danger of these new theories . " MĂ©morable Ă©poque du monde ! M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie accablĂ© de la mort de son fils unique, avait fondĂ© une Ă©cole consacrĂ©e aux enfants des pauvres Ă©migrĂ©s. J'allai voir ce qu'il appelait sa pĂ©piniĂšre, his nursery . Il s'amusait de la vivacitĂ© de la race Ă©trangĂšre qui croissait sous la paternitĂ© de son gĂ©nie. En regardant sauter les insouciants exilĂ©s, il me disait " Nos petits garçons ne feraient pas cela our boys could not do that ", et ses yeux se mouillaient de larmes il pensait Ă son fils parti pour un plus long exil. Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles thĂ©ories . Il faut avoir vu la gravitĂ© des dĂ©bats parlementaires Ă cette Ă©poque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophĂ©tique semblait annoncer une rĂ©volution prochaine, pour se faire une idĂ©e de la scĂšne que je rappelle. La libertĂ©, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se dĂ©battre Ă Westminster sous l'influence de la libertĂ© anarchique, qui parlait Ă la tribune encore sanglante de la Convention. M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole Ă©tait froide, son intonation monotone, son geste insensible ; toutefois, la luciditĂ© et la fluiditĂ© de ses pensĂ©es, la logique de ses raisonnements, subitement illuminĂ©s d'Ă©clairs d'Ă©loquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne. J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hĂŽtel, Ă travers le parc Saint-James, il allait Ă pied chez le roi. De son cĂŽtĂ©, George III arrivait de Windsor, aprĂšs avoir bu de la biĂšre dans un pot d'Ă©tain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vilaines cours de son vilain chĂątelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes Ă cheval ; c'Ă©tait lĂ le maĂźtre des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la CitĂ© sont les maĂźtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, Ă©pĂ©e Ă poignĂ©e d'acier au cĂŽtĂ©, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches Ă la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre Ă©migrĂ©s dĂ©soeuvrĂ©s laissant tomber sur nous un regard dĂ©daigneux, il passait, le nez au vent, la figure pĂąle. Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui ; point d'heures rĂ©glĂ©es pour ses repas ou son sommeil. CriblĂ© de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait rĂ©soudre Ă faire l'addition d'un mĂ©moire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vĂȘtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il mĂ©prisait les honneurs, et ne voulait ĂȘtre que William Pitt . Lord Liverpool, au mois de juin dernier 1822, me mena dĂźner Ă sa campagne en traversant la bruyĂšre de Pulteney il me montra la petite maison oĂč mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe Ă sa solde et distribuĂ© de ses propres mains tous les milliards de la terre. George III survĂ©cut Ă M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, Ă l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la santĂ© du roi. Un jour, j'Ă©tais allĂ© visiter Windsor j'obtins pour quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachĂąt de maniĂšre Ă voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear, dans ses palais et tĂątonnant avec ses mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Haendel c'Ă©tait une belle fin de la vielle Angleterre. Old England ! Londres, d'avril Ă septembre 1822. RentrĂ©e des Ă©migrĂ©s en France. - Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de Lassagne, habitant de NeufchĂątel en Suisse. - Mort de Lord Londonderry. - Fin de ma carriĂšre de soldat et de voyageur. - Je dĂ©barque Ă Calais. Je commençais Ă tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande RĂ©volution s'Ă©tait opĂ©rĂ©e. Bonaparte, devenu premier Consul, rĂ©tablissait l'ordre par le despotisme ; beaucoup d'exilĂ©s rentraient ; la haute Ă©migration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les dĂ©bris de sa fortune la fidĂ©litĂ© pĂ©rissait par la tĂȘte, tandis que son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province Ă demi nus. Madame Lindsay Ă©tait partie ; elle Ă©crivait Ă MM. de Lamoignon de revenir ; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur de MM. de Lamoignon, Ă passer le dĂ©troit. Fontanes m'appelait, pour achever Ă Paris, l'impression du GĂ©nie du Christianisme . Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun dĂ©sir de le revoir ; des dieux plus puissants que les lares paternels me retenaient ; je n'avais plus en France de biens et d'asile ; la patrie Ă©tait devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait je n'y trouverais ni ma mĂšre, ni mon frĂšre, ni ma soeur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait Ă©pousĂ© M. de Caud, et ne portait plus mon nom ; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et une absence de huit annĂ©es. LivrĂ© Ă moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite sociĂ©tĂ© se dissoudre ; madame d'Aguesseau me proposait de me mener Ă Paris. Je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de Lassagne, habitant de NeufchĂątel. MM. Dulau interrompirent le tirage du GĂ©nie du Christianisme , et m'en donnĂšrent les feuilles composĂ©es. Je dĂ©tachai des Natchez les esquisses d' Atala et de RenĂ© ; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dĂ©pĂŽt Ă mes hĂŽtes, Ă Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau madame Lindsay nous attendait Ă Calais. Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800 ; mon coeur Ă©tait autrement occupĂ© qu'il ne l'est Ă l'Ă©poque oĂč j'Ă©cris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes ; aujourd'hui, ma tĂȘte est remplie de scĂšnes d'ambition, de politique, de grandeurs et de cours si messĂ©antes Ă ma nature. Que d'Ă©vĂ©nements sont entassĂ©s dans ma prĂ©sente existence ! Passez, hommes passez ; viendra mon tour. Je n'ai dĂ©roulĂ© Ă vos yeux qu'un tiers de mes jours ; si les souffrances que j'ai endurĂ©es ont pesĂ© sur mes sĂ©rĂ©nitĂ©s printaniĂšres, maintenant, entrant dans un Ăąge plus fĂ©cond, le germe de RenĂ© va se dĂ©velopper et des amertumes d'une autre sorte se mĂȘleront Ă mon rĂ©cit ! Que n'aurai-je point Ă dire en parlant de ma patrie, de ses rĂ©volutions dont j'ai dĂ©jĂ montrĂ© le premier plan ; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber ; de cette Restauration Ă laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis nĂ©anmoins entrevoir qu'Ă travers je ne sais quel nuage funĂšbre ? Je termine ce douziĂšme livre, qui atteint au printemps de 1800. ArrivĂ© au bout de ma premiĂšre carriĂšre, s'ouvre devant moi la carriĂšre de l ' Ă©crivain ; d'homme privĂ©, je vais devenir homme public ; je sors de l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillĂ© et bruyant du monde ; le grand jour va Ă©clairer ma vie rĂȘveuse, la lumiĂšre pĂ©nĂ©trer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immĂ©morĂ©es ; il me semble dire un dernier adieu Ă la maison paternelle ; je quitte les pensĂ©es et les chimĂšres de ma jeunesse comme des soeurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus. Nous mĂźmes quatre heures Ă passer de Douvres Ă Calais. Je me glissai dans ma patrie Ă l'abri d'un nom Ă©tranger cachĂ© doublement dans l'obscuritĂ© du Suisse Lassagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siĂšcle. 1. SĂ©jour Ă Dieppe. - Deux sociĂ©tĂ©s. - 2. OĂč en sont mes MĂ©moires . - 3. AnnĂ©e 1800. - Vue de la France. - J'arrive Ă Paris. - 4. AnnĂ©e 1800. - Ma vie Ă Paris. - 5. Changement de la sociĂ©tĂ©. - 6. AnnĂ©e de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . - 7. AnnĂ©e de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont sa sociĂ©tĂ©. - 8. AnnĂ©e de ma vie, 1801. - EtĂ© Ă Savigny. - 9. AnnĂ©e de ma vie, 1802. - Talma. - 10. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - GĂ©nie du Christianisme . - Chute annoncĂ©e. - Cause du succĂšs final. - 11. GĂ©nie du Christianisme , suite. - DĂ©fauts de l'ouvrage. Dieppe, 1836. Revu en dĂ©cembre 1846. SĂ©jour Ă Dieppe. - Deux sociĂ©tĂ©s. Vous savez que j'ai maintes fois changĂ© de lieu en Ă©crivant ces MĂ©moires ; que j'ai souvent peint ces lieux, parlĂ© des sentiments qu'ils m'inspiraient et retracĂ© mes souvenirs, mĂȘlant ainsi l'histoire de mes pensers et de mes foyers errants Ă l'histoire de ma vie. Vous voyez oĂč j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les falaises, derriĂšre le chĂąteau de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui communique Ă ces falaises au moyen d'un pont jetĂ© sur un fossĂ© madame de Longueville avait Ă©chappĂ© par lĂ Ă la reine Anne d'Autriche ; embarquĂ©e furtivement au Havre, mise Ă terre Ă Rotterdam, elle se rendit Ă Stenay, auprĂšs du marĂ©chal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n'Ă©taient plus innocents, et la moqueuse exilĂ©e ne traitait pas trop bien le coupable. Madame de Longueville, qui relevait de l'hĂŽtel de Rambouillet, du trĂŽne de Versailles et de la municipalitĂ© de Paris, se prit de passion pour l'auteur des Maximes et lui fut fidĂšle autant qu'elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pensĂ©es que de l'amitiĂ© de madame de La Fayette et de madame de SĂ©vignĂ©, des vers de La Fontaine et de l'amour de madame de Longueville voilĂ ce que c'est que les attachements illustres. La princesse de CondĂ©, prĂšs d'expirer, dit Ă madame de Brienne " Ma chĂšre amie, mandez Ă cette pauvre misĂ©rable qui est Ă Stenay, l'Ă©tat oĂč vous me voyez, et qu'elle apprenne Ă mourir. " Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu'elle-mĂȘme avait Ă©tĂ© aimĂ©e de Henri IV, qu'emmenĂ©e Ă Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le BĂ©arnais, s ' Ă©chapper la nuit par une fenĂȘtre, et faire ensuite trente ou quarante lieues Ă cheval ; elle Ă©tait alors une pauvre misĂ©rable de dix-sept ans. Descendu de la falaise, je me suis trouvĂ© sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sortir de Dieppe. A droite, sur la ligne ascendante d'une berge, s'Ă©lĂšve le mur d'un cimetiĂšre ; le long de ce mur est Ă©tabli un rouet de corderie. Deux cordiers, marchant parallĂšlement Ă reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, chantaient ensemble Ă demi-voix. J'ai prĂȘtĂ© l'oreille ; ils en Ă©taient Ă ce couplet du Vieux caporal beau mensonge poĂ©tique, qui nous a conduits oĂč nous sommes Qui lĂ -as sanglote et regarde ? Eh ! c'est la veuve du tambour, etc., etc. Ces hommes prononçaient le refrain Conscrits au pas ; ne pleurer, pas... Marchez au pas, au pas , d'un ton si mĂąle et si pathĂ©tique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mĂȘmes le pas et en dĂ©vidant leur chanvre ils avaient l'air de filer le dernier moment du vieux caporal je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire particuliĂšre Ă BĂ©ranger, solitairement rĂ©vĂ©lĂ©e par deux matelots qui chantaient Ă la vue de la mer la mort d'un soldat. La falaise m'a rappelĂ© une grandeur monarchique, le chemin une cĂ©lĂ©britĂ© plĂ©bĂ©ienne j'ai comparĂ© en pensĂ©e les hommes aux deux extrĂ©mitĂ©s de la sociĂ©tĂ© ; je me suis demandĂ© Ă laquelle de ces Ă©poques j'aurais prĂ©fĂ©rĂ© d'appartenir. Quand le prĂ©sent aura disparu comme le passĂ©, laquelle de ces deux renommĂ©es attirera le plus les regards de la postĂ©ritĂ© ? Et nĂ©anmoins, si les faits Ă©taient tout, si la valeur des noms ne contrepesait dans l'histoire la valeur des Ă©vĂ©nements, quelle diffĂ©rence entre mon temps et le temps qui s'Ă©coula depuis la mort de Henri IV jusqu'Ă celle de Mazarin ! Qu'est-ce que les troubles de 1648 comparĂ©s Ă cette RĂ©volution, laquelle a dĂ©vorĂ© l'ancien monde, dont elle mourra peut-ĂȘtre, en ne laissant aprĂšs elle ni vieille, ni nouvelle sociĂ©tĂ© ? N'avais-je pas Ă peindre dans mes MĂ©moires des tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scĂšnes racontĂ©es par le duc de La Rochefoucauld ? A Dieppe mĂȘme, qu'est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris sĂ©duit et rebelle, auprĂšs de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient Ă la mer la prĂ©sence de la veuve royale, n'Ă©clatent plus ; la flatterie de poudre et de fumĂ©e n'a laissĂ© sur le rivage que le gĂ©missement des flots. Les deux filles des Bourbons, Anne-GeneviĂšve et Marie-Caroline, se sont retirĂ©es ; les deux matelots de la chanson du poĂšte plĂ©bĂ©ien s'abĂźmeront. Dieppe est vide de moi-mĂȘme c'Ă©tait un autre moi , un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombĂ©, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez vu sous-lieutenant au rĂ©giment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m'y avez revu exilĂ© sous Bonaparte ; vous m'y rencontrerez de nouveau lorsque les journĂ©es de juillet m'y surprendront. M'y voici encore ; j'y reprends la plume pour continuer mes Confessions. Afin de nous reconnaĂźtre, il est utile de jeter un coup d'oeil sur l'Ă©tat de mes MĂ©moires . OĂč en sont mes MĂ©moires . Il m'est arrivĂ© ce qui arrive Ă tout entrepreneur qui travaille sur une grande Ă©chelle j'ai, en premier lieu Ă©levĂ© les pavillons des extrĂ©mitĂ©s, puis, dĂ©plaçant et replaçant çà et lĂ mes Ă©chafauds, j'ai montĂ© la pierre et le ciment des constructions intermĂ©diaires. On employait plusieurs siĂšcles Ă l'achĂšvement des cathĂ©drales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses annĂ©es ; l'architecte toujours le mĂȘme, aura seulement changĂ© d'Ăąge. Du reste, c'est un supplice de conserver intact son ĂȘtre intellectuel, emprisonnĂ© dans une enveloppe matĂ©rielle usĂ©e. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait Ă Dieu " Servez de tabernacle Ă mon Ăąme " ; et il disait aux hommes " Quand vous m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi. " Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes MĂ©moires et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, quand il s'agit de rĂ©veiller des effigies glacĂ©es au fond de l'EternitĂ©, de descendre dans un caveau funĂšbre pour y jouer Ă la vie ? Ne suis-je pas moi-mĂȘme quasi-mort ? Mes opinions ne sont-elles pas changĂ©es ? Vois-je les objets du mĂȘme point de vue ? Ces Ă©vĂ©nements personnels dont j'Ă©tais si troublĂ©, les Ă©vĂ©nements gĂ©nĂ©raux et prodigieux qui les ont accompagnĂ©s ou suivis, n'en ont-ils pas diminuĂ© l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'Ă mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carriĂšre sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l'intĂ©rĂȘt qu'il portait Ă la veille. Lorsque je fouille dans mes pensĂ©es, il y a des noms, et jusqu'Ă des personnages, qui Ă©chappent Ă ma mĂ©moire, et cependant ils avaient peut-ĂȘtre fait palpiter mon coeur vanitĂ© de l'homme oubliant et oubliĂ© ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours " Renaissez ! " pour qu'ils renaissent ; on ne se peut ouvrir la rĂ©gion des ombres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir. Dieppe, 1836. AnnĂ©e 1800. - Vue de la France. - J'arrive Ă Paris. Aucuns venants des Lares patries . Rabelais. Depuis huit ans enfermĂ© dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le monde anglais, si diffĂ©rent, surtout alors, du reste du monde europĂ©en. A mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J'Ă©tais frappĂ© de l'air pauvre du pays Ă peine quelques mĂąts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s'avançait au devant de nous le long de la jetĂ©e les vainqueurs du continent me furent annoncĂ©s par un bruit de sabots. Quand nous accostĂąmes le mĂŽle, les gendarmes et les douaniers sautĂšrent sur le pont, visitĂšrent nos bagages et nos passeports en France, un homme est toujours suspect, et la premiĂšre chose que l'on aperçoit dans nos affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau Ă trois cornes ou une baĂŻonnette. Madame Lindsay nous attendait Ă l'auberge le lendemain nous partĂźmes avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes ; des femmes noircies et hĂąlĂ©es, les pieds nus, la tĂȘte dĂ©couverte ou entourĂ©e d'un mouchoir, labouraient les champs on les eĂ»t prises pour des esclaves. J'aurais dĂ» plutĂŽt ĂȘtre frappĂ© de l'indĂ©pendance et de la virilitĂ© de cette terre oĂč les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eĂ»t dit que le feu avait passĂ© dans les villages ; ils Ă©taient misĂ©rables et Ă moitiĂ© dĂ©molis partout de la boue ou de la poussiĂšre, du fumier et des dĂ©combres. A droite et Ă gauche du chemin, se montraient des chĂąteaux abattus ; de leurs futaies rasĂ©es, il ne restait que quelques troncs Ă©quarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos Ă©brĂ©chĂ©s, des Ă©glises abandonnĂ©es, dont les morts avaient Ă©tĂ© chassĂ©s, des clochers sans cloches, des cimetiĂšres sans croix, des saints sans tĂȘte et lapidĂ©s dans leurs niches. Sur les murailles Ă©taient barbouillĂ©es ces inscriptions rĂ©publicaines dĂ©jĂ vieillies LibertĂ©, EgalitĂ©, FraternitĂ© ou la Mort. Quelquefois on avait essayĂ© d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen Ăąge. En approchant de la capitale, entre Ecouen et Paris les ormeaux n'avaient point Ă©tĂ© abattus ; je fus frappĂ© de ces belles avenues itinĂ©raires, inconnues au sol anglais. La France m'Ă©tait aussi nouvelle que me l'avaient Ă©tĂ© autrefois les forĂȘts de l'AmĂ©rique. Saint-Denis Ă©tait dĂ©couvert, les fenĂȘtres en Ă©taient brisĂ©es ; la pluie pĂ©nĂ©trait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux j'y ai vu, depuis, les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII. Auguste de Lamoignon vint au devant de madame Lindsay son Ă©lĂ©gant Ă©quipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, dĂ©labrĂ©es, traĂźnĂ©es par des haridelles attelĂ©es de cordes que j'avais rencontrĂ©es depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Thernes. On me mit Ă terre, sur le chemin de la RĂ©volte, et je gagnai, Ă travers champs, la maison de mon hĂŽtesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle ; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait Ă arranger des affaires d'Ă©migrĂ©s. Elle fit prĂ©venir M. de Fontanes de mon arrivĂ©e ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louĂ©e dans une auberge, presque Ă sa porte. C'Ă©tait un dimanche vers trois heures de l'aprĂšs-midi, nous entrĂąmes Ă pied dans Paris par la barriĂšre de l'Etoile. Nous n'avons pas une idĂ©e aujourd'hui de l'impression que les excĂšs de la RĂ©volution avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, Ă la lettre que j'allais descendre aux enfers. J'avais Ă©tĂ© tĂ©moin, il est vrai, des commencements de la RĂ©volution ; mais les grands crimes n'Ă©taient pas alors accomplis, et j'Ă©tais restĂ© sous le joug des faits subsĂ©quents, tels qu'on les racontait au milieu de la sociĂ©tĂ© paisible et rĂ©guliĂšre de l'Angleterre. M'avançant sous mon faux nom, et persuadĂ© que je compromettais mon ami Fontanes, j'ouĂŻs, Ă mon grand Ă©tonnement, en entrant dans les Champs-ElysĂ©es, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J'aperçus des bastringues oĂč dansaient des hommes et des femmes ; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant Ă la place Louis XV, elle Ă©tait nue ; elle avait le dĂ©labrement, l'air mĂ©lancolique et abandonnĂ© d'un vieil amphithéùtre. On y passait vite ; j'Ă©tais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient dĂ©tacher de l'endroit du ciel oĂč s'Ă©tait Ă©levĂ© l'instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liĂ©s auprĂšs de la machine sanglante, mon frĂšre et ma belle-soeur lĂ Ă©tait tombĂ©e la tĂȘte de Louis XVI. MalgrĂ© les joies de la rue, les tours des Ă©glises Ă©taient muettes ; il me semblait ĂȘtre rentrĂ© le jour de l'immense douleur, le jour du Vendredi-Saint. M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-HonorĂ© aux environs de Saint-Roch. Il me mena chez lui, me prĂ©senta Ă sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, oĂč je trouvai un abri provisoire je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu parler. Le lendemain, j'allai Ă la police, sous le nom de Lassagne, dĂ©poser mon passeport Ă©tranger et recevoir en Ă©change, pour rester Ă Paris, une permission qui fut renouvelĂ©e de mois en mois. Au bout de quelques jours je louai un entresol rue de Lille, du cĂŽtĂ© de la rue des Saints-PĂšres. J'avais apportĂ© le GĂ©nie du Christianisme et les premiĂšres feuilles de cet ouvrage, imprimĂ©es Ă Londres. On m'adressa Ă M. Migneret, digne homme, qui consentit Ă se charger de recommencer l'impression interrompue et Ă me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une Ăąme ne connaissait mon Essai sur les RĂ©volutions , malgrĂ© ce que m'en avaient mandĂ© M. LemiĂšre et M. de Say. Je dĂ©terrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son MĂ©moire en faveur de Dieu , et je me rendis chez GinguenĂ©. Celui-ci Ă©tait logĂ© rue de Grenelle-Saint-Germain, prĂšs de l'hĂŽtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge Ici on s ' honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s ' il vous plaĂźt . Je montai M. GinguenĂ©, qui me reconnut Ă peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il Ă©tait et avait Ă©tĂ©. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnĂ©es. Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs de l'Angleterre ; j'avais vĂ©cu si longtemps dans ce pays que j'en avais pris les habitudes je ne pouvais me faire Ă la saletĂ© de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, Ă notre malpropretĂ©, Ă notre bruit, Ă notre familiaritĂ©, Ă l'indiscrĂ©tion de notre bavardage j'Ă©tais Anglais de maniĂšre, de goĂ»ts et, jusqu'Ă un certain point, de pensĂ©es ; car si, comme on le prĂ©tend, lord Byron s'est inspirĂ© quelquefois de RenĂ© dans son Childe-Harold , il est vrai de dire aussi que huit annĂ©es de rĂ©sidence dans la Grande-Bretagne, prĂ©cĂ©dĂ©es d'un voyage en AmĂ©rique, qu'une longue habitude de parler, d'Ă©crire et mĂȘme de penser en anglais, avaient nĂ©cessairement influĂ© sur le tour et l'expression de mes idĂ©es. Mais peu Ă peu je goĂ»tai la sociabilitĂ© qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout prĂ©jugĂ©, cette inattention Ă la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette Ă©galitĂ© des esprits qui rend la sociĂ©tĂ© française incomparable et qui rachĂšte nos dĂ©fauts aprĂšs quelques mois d'Ă©tablissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'Ă Paris. Paris, 1837. AnnĂ©e 1800. - Ma vie Ă Paris. Je m'enfermai au fond de mon entresol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers cĂŽtĂ©s des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait Ă©tĂ© comblĂ© ; Camille Desmoulins ne pĂ©rorait plus en plein vent ; on ne voyait plus circuler des troupes de prostituĂ©es, compagnes virginales de la dĂ©esse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au dĂ©bouchĂ© de chaque allĂ©e, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiositĂ©s, ombres chinoises, vues d ' optique, cabinets de physique, bĂȘtes Ă©tranges ; malgrĂ© tant de tĂȘtes coupĂ©es, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des Ă©clats de musique, accompagnĂ©s du bourdon des grosses caisses c'Ă©tait peut-ĂȘtre lĂ qu'habitaient ces gĂ©ants que je cherchais et que devaient avoir nĂ©cessairement produits des Ă©vĂ©nements immenses. Je descendais ; un bal souterrain s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la biĂšre. Un petit bossu, plantĂ© sur une table, jouait du violon et chantait un hymne Ă Bonaparte, qui se terminait par ces vers Par ses vertus, par ses attraits, Il mĂ©ritait d'ĂȘtre leur pĂšre ! On lui donnait un sou aprĂšs la ritournelle. Tel est le fond de cette sociĂ©tĂ© humaine qui porta Alexandre et qui portait NapolĂ©on. Je visitais les lieux oĂč j'avais promenĂ© les rĂȘveries de mes premiĂšres annĂ©es. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient Ă©tĂ© chassĂ©s aprĂšs les moines. En errant derriĂšre le Luxembourg, je fus conduit Ă la Chartreuse ; on achevait de la dĂ©molir. La place des Victoires et celle de VendĂŽme pleuraient les effigies absentes du grand Roi ; la communautĂ© des Capucines Ă©tait saccagĂ©e le cloĂźtre intĂ©rieur servait de retraite Ă la fantasmagorie de Robertson. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique oĂč j'avais aperçu Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des ThĂ©atins, l'Ă©glise de ces religieux Ă©tait devenue un cafĂ© et une salle de danseurs de corde. A la porte, une enluminure reprĂ©sentait des funambules, et on lisait en grosses lettres Spectacle gratis. Je m'enfournai avec la foule dans cet antre perfide je ne fus pas plutĂŽt assis Ă ma place, que des garçons entrĂšrent serviette Ă la main et criant comme des enragĂ©s " Consommez, messieurs ! consommez ! " Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'Ă©vadai piteusement aux ris moqueurs de l'assemblĂ©e, parce que je n'avais pas de quoi consommer . Changement de la sociĂ©tĂ©. La RĂ©volution s'est divisĂ©e en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles la RĂ©publique, l'Empire et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complĂštement finis les uns que les autres semblent sĂ©parĂ©s par des siĂšcles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe le principe de la RĂ©publique Ă©tait l'Ă©galitĂ©, celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la libertĂ©. L'Ă©poque rĂ©publicaine est la plus originale et la plus profondĂ©ment gravĂ©e, parce qu'elle a Ă©tĂ© unique dans l'histoire jamais on n'avait vu, jamais on ne reverra l'ordre physique produit par le dĂ©sordre moral, l'unitĂ© sortie du gouvernement de la multitude, l'Ă©chafaud substituĂ© Ă la loi et obĂ©i au nom de l'humanitĂ©. J'assistai, en 1801 Ă la seconde transformation sociale. Le pĂȘle-mĂȘle Ă©tait bizarre par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu'ils n'Ă©taient pas chacun portait son nom de guerre ou d'emprunt suspendu Ă son cou, comme les VĂ©nitiens, au carnaval, portent Ă la main un petit masque pour avertir qu'ils sont masquĂ©s. L'un Ă©tait rĂ©putĂ© Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou Hollandais j'Ă©tais Suisse. La mĂšre passait pour ĂȘtre la tante de son fils, le pĂšre pour l'oncle de sa fille ; le propriĂ©taire d'une terre n'en Ă©tait que le rĂ©gisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloĂźtre et que l'ancienne sociĂ©tĂ© fut envahie par la nouvelle celle-ci, aprĂšs avoir remplacĂ© celle-lĂ , Ă©tait remplacĂ©e Ă son tour. Cependant le monde ordonnĂ© commençait Ă renaĂźtre ; on quittait les cafĂ©s et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son hĂ©ritage en en rassemblant les dĂ©bris, comme, aprĂšs une bataille, on bat le rappel et on fait le compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'Ă©glises entiĂšres se rouvrait j'eus le bonheur de sonner la trompette Ă la porte du temple. On distinguait les vieilles gĂ©nĂ©rations rĂ©publicaines qui se retiraient, des gĂ©nĂ©rations impĂ©riales qui s'avançaient. Des gĂ©nĂ©raux de la rĂ©quisition, pauvres, au langage rude, Ă la mine sĂ©vĂšre, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remportĂ© que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillants de dorure de l'armĂ©e consulaire. L'Ă©migrĂ© rentrĂ© causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, oĂč l'on coupait la tĂȘte Ă des femmes qui , me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet . Les septembriseurs, ayant changĂ© de nom et de quartier, s'Ă©taient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes ; mais ils Ă©taient souvent obligĂ©s de dĂ©guerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur Ă©choppe et les voulait assommer. Les rĂ©volutionnaires enrichis commençaient Ă s'emmĂ©nager dans les grands hĂŽtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nĂ©cessitĂ© de chĂątier les prolĂ©taires et de rĂ©primer les excĂšs de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les ScĂ©vola Ă sa police, se prĂ©parait Ă les barioler de rubans, Ă les salir de titres, Ă les forcer de trahir leurs opinions et de dĂ©shonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une gĂ©nĂ©ration vigoureuse semĂ©e dans le sang, et s'Ă©levant pour ne plus rĂ©pandre que celui de l'Ă©tranger de jour en jour s'accomplissait la mĂ©tamorphose des rĂ©publicains en impĂ©rialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul. Paris, 1837. Revu en dĂ©cembre 1846. AnnĂ©e de ma vie, 1801. - Le Mercure . - Atala . Tout en m'occupant Ă retrancher, augmenter, changer les feuilles du GĂ©nie du Christianisme , la nĂ©cessitĂ© me forçait de suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rĂ©digeait alors le Mercure de France il me proposa d'Ă©crire dans ce journal. Ces combats n'Ă©taient pas sans quelque pĂ©ril on ne pouvait arriver Ă la politique que par la littĂ©rature, et la police de Bonaparte entendait Ă demi-mot. Une circonstance singuliĂšre, en m'empĂȘchant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais achetĂ© deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je m'avisai d'Ă©crire pour le Mercure une lettre Ă madame de StaĂ«l. Cette boutade me fit tout Ă coup sortir de l'ombre ; ce que n'avaient pu faire mes deux gros volumes sur les RĂ©volutions , quelques pages d'un journal le firent. Ma tĂȘte se montrait un peu au-dessus de l'obscuritĂ©. Ce premier succĂšs semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je m'occupais Ă revoir les Ă©preuves d' Atala Ă©pisode renfermĂ©, ainsi que RenĂ© , dans le GĂ©nie du Christianisme lorsque je m'aperçus que des feuilles me manquaient. La peur me prit je crus qu'on avait dĂ©robĂ© mon roman, ce qui assurĂ©ment Ă©tait une crainte bien peu fondĂ©e, car personne ne pensait que je valusse la peine d'ĂȘtre volĂ©. Quoi qu'il en soit, je me dĂ©terminai Ă publier Atala Ă part, et j'annonçai ma rĂ©solution dans une lettre adressĂ©e au Journal des DĂ©bats et au Publiciste . Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai Ă M. de Fontanes il en avait dĂ©jĂ lu des fragments en manuscrit Ă Londres. Quand il fut arrivĂ© au discours du pĂšre Aubry, au bord du lit de mort d' Atala , il me dit brusquement d'une voix rude " Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! " Je me retirai dĂ©solĂ© ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu ; je passai depuis huit heures jusqu'Ă onze heures du soir dans mon entresol, assis devant ma table, le front appuyĂ© sur le dos de mes mains Ă©tendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais Ă Fontanes ; je m'en voulais ; je n'essayais pas mĂȘme d'Ă©crire, tant je dĂ©sespĂ©rais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par l'Ă©loignement et rendue plus plaintive par la prison oĂč je les tenais renfermĂ©es l'inspiration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un seul mot, tel qu'il est restĂ© et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant, je le portai le matin Ă Fontanes, qui s'Ă©cria " C'est cela ! c'est cela ! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux ! " C'est de la publication d' Atala que date le bruit que j'ai fait dans ce monde je cessai de vivre de moi-mĂȘme et ma carriĂšre publique commença. AprĂšs tant de succĂšs militaires un succĂšs littĂ©raire paraissait un prodige ; on en Ă©tait affamĂ©. L'Ă©trangetĂ© de l'ouvrage ajoutait Ă la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littĂ©rature de l'Empire, de cette Ă©cole classique, vieille rajeunie dont la seule vue inspirait l'ennui, Ă©tait une sorte de production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruositĂ©s ou parmi les beautĂ©s ; Ă©tait-elle Gorgone ou VĂ©nus ? Les acadĂ©miciens assemblĂ©s dissertĂšrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de mĂȘme qu'ils firent des rapports sur le GĂ©nie du Christianisme . Le vieux siĂšcle la repoussa, le nouveau l'accueillit. Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius . Les auberges de rouliers Ă©taient ornĂ©es de gravures rouges, vertes et bleues, reprĂ©sentant Chactas, le pĂšre Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boĂźtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire comme on montre des images de Vierge et de saints Ă la foire. Je vis sur un théùtre du boulevard ma sauvagesse coiffĂ©e de plumes de coq, qui parlait de l ' Ăąme de la solitude Ă un sauvage de son espĂšce, de maniĂšre Ă me faire suer de confusion. On reprĂ©sentait aux VariĂ©tĂ©s une piĂšce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme en dĂ©barquant ils ne parlaient, d'un air Ă©garĂ© que crocodiles, cigognes et forĂȘts, leurs parents croyaient qu'ils Ă©taient devenus fous. Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient. L'abbĂ© Morellet, pour me confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d' Atala pendant l'orage si le Chactas de la rue d'Anjou s'Ă©tait fait peindre ainsi, je lui aurais pardonnĂ© sa critique. Tout ce train servait Ă augmenter le fracas de mon apparition. Je devins Ă la mode. La tĂȘte me tourna j'ignorais les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivrĂ©. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. Cependant, poltron que j'Ă©tais, mon effroi Ă©galait ma passion conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dĂ©robais Ă mon Ă©clat ; je me promenais Ă l'Ă©cart, cherchant Ă Ă©teindre l'aurĂ©ole dont ma tĂȘte Ă©tait couronnĂ©e. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux de peur qu'on ne reconnĂ»t le grand homme, j'allais Ă l'estaminet lire Ă la dĂ©robĂ©e mon Ă©loge dans quelque petit journal inconnu. TĂȘte Ă tĂȘte avec ma renommĂ©e, j'Ă©tendais mes courses jusqu'Ă la pompe Ă feu de Chaillot, sur ce mĂȘme chemin oĂč j'avais tant souffert en allant Ă la cour ; je n'Ă©tais pas plus Ă mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supĂ©rioritĂ© dĂźnait Ă trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gĂȘnĂ©e par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contemplais, je me disais " C'est pourtant toi, crĂ©ature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! " Il y avait aux Champs-ElysĂ©es un cafĂ© que j'affectionnais Ă cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intĂ©rieur de la salle ; madame Rousseau, la maĂźtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'Ă©tais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de cafĂ©, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches , Ă la voix de mes cinq ou six PhilomĂšles. HĂ©las ! je vis bientĂŽt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre sociĂ©tĂ© des rossignols et de l'Indienne qui chantait Douce habitude d ' aimer, si nĂ©cessaire Ă la vie ! ne dura qu'un moment. Si le succĂšs ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanitĂ©, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre sorte ; ces dangers s'accrurent Ă l'apparition du GĂ©nie du Christianisme , et Ă ma dĂ©mission pour la mort du duc d'Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chrĂ©tiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les Ă©phĂšbes de treize et quatorze ans Ă©taient les plus pĂ©rilleuses ; car ne sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles mĂȘlent avec sĂ©duction votre image Ă un monde de fables, de rubans et de fleurs. Rousseau parle des dĂ©clarations qu'il reçut Ă la publication de la Nouvelle HĂ©loĂŻse et des conquĂȘtes qui lui Ă©taient offertes je ne sais si l'on m'aurait ainsi livrĂ© des empires, mais je sais que j'Ă©tais enseveli sous un amas de billets parfumĂ©s ; si ces billets n'Ă©taient aujourd'hui des billets de grand-mĂšres, je serais embarrassĂ© de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tĂȘte, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas Ă©tĂ© gĂątĂ©, il faut que ma nature soit bonne. Politesse rĂ©elle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu'Ă me croire obligĂ© de remercier chez elles les dames inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries un jour, Ă un quatriĂšme Ă©tage, je trouvai une crĂ©ature ravissante sous l'aile de sa mĂšre, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise m'attendait dans des salons de soie ; mĂ©lange de l'odalisque et de la Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige Ă blanches fleurs, ou d'une de ces Ă©lĂ©gantes bruyĂšres qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue ou qu'elle est passĂ©e ce choeur fĂ©minin, variĂ© d'Ăąge et de beautĂ©, Ă©tait mon ancienne sylphide rĂ©alisĂ©e. Le double effet sur ma vanitĂ© et mes sentiments pouvait ĂȘtre d'autant plus redoutable que jusqu'alors, exceptĂ© un attachement sĂ©rieux, je n'avais Ă©tĂ© ni recherchĂ©, ni distinguĂ© de la foule. Toutefois je le dois dire m'eĂ»t-il Ă©tĂ© facile d'abuser d'une illusion passagĂšre, l'idĂ©e d'une voluptĂ© advenue par les voies chastes de la Religion rĂ©voltait ma sincĂ©ritĂ© ĂȘtre aimĂ© Ă travers le GĂ©nie du Christianisme , aimĂ© pour l' ExtrĂȘme-Onction , pour la FĂȘte des morts ! Je n'aurais jamais Ă©tĂ© ce honteux tartuffe. J'ai connu un mĂ©decin provençal, le docteur Vigaroux ; arrivĂ© Ă l'Ăąge oĂč chaque plaisir retranche un jour, " il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait Ă la mort dont il espĂ©rait faire sa derniĂšre dĂ©lice ". Je fus cependant tĂ©moin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira ; il ne put me dĂ©rober son affliction ; il Ă©tait trop tard ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de vĂ©ritablement malheureux en quittant la terre que l'incrĂ©dule pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le nĂ©ant ; si l'on n'Ă©tait point nĂ©, on n'Ă©prouverait pas l'horreur de ne plus ĂȘtre la vie de l'athĂ©e est un effrayant Ă©clair qui ne sert qu'Ă dĂ©couvrir un abĂźme. Dieu de grandeur et de misĂ©ricorde ! vous ne nous avez point jetĂ©s sur la terre pour des chagrins peu dignes et pour un misĂ©rable bonheur ! Notre dĂ©senchantement inĂ©vitable nous avertit que nos destinĂ©es sont plus sublimes. Quelles qu'aient Ă©tĂ© nos erreurs, si nous avons conservĂ© une Ăąme sĂ©rieuse et pensĂ© Ă vous au milieu de nos faiblesses, nous serons transportĂ©s, quand votre bontĂ© nous dĂ©livrera, dans cette rĂ©gion oĂč les attachements sont Ă©ternels ! Paris, 1837. AnnĂ©e de ma vie, 1801. - Madame de Beaumont sa sociĂ©tĂ©. Je ne tardai pas Ă recevoir le chĂątiment de ma vanitĂ© d'auteur, la plus dĂ©testable de toutes, si elle n'en Ă©tait la plus bĂȘte j'avais cru pouvoir savourer in petto la satisfaction d'ĂȘtre un sublime gĂ©nie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit extraordinaires, mais en restant accoutrĂ© de la mĂȘme façon que les honnĂȘtes gens, distinguĂ© seulement par ma supĂ©rioritĂ© inutile espoir ! mon orgueil devait ĂȘtre puni ; la correction me vint des personnages politiques que je fus obligĂ© de connaĂźtre la cĂ©lĂ©britĂ© est un bĂ©nĂ©fice Ă charge d'Ăąmes. M. de Fontanes Ă©tait liĂ© avec madame Bacciocchi ; il me prĂ©senta Ă la soeur de Bonaparte, et bientĂŽt au frĂšre du premier consul, Lucien. Celui-ci avait une maison de campagne prĂšs de Senlis le Plessis, oĂč j'Ă©tais contraint d'aller dĂźner ; ce chĂąteau avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa premiĂšre femme, une dame moitiĂ© allemande et moitiĂ© espagnole, et le souvenir du poĂšte cardinal. La nymphe nourriciĂšre d'un ruisseau creusĂ© Ă la bĂȘche, Ă©tait une mule qui tirait de l'eau d'un puits c'Ă©tait lĂ le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait Ă ma radiation ; on me nommait dĂ©jĂ et je me nommais moi-mĂȘme tout haut Chateaubriand , oubliant qu'il me fallait appeler Lassagne . Des Ă©migrĂ©s m'arrivĂšrent, entre autres MM. de Bonald et ChĂȘnedollĂ©. Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil Ă Londres, me conduisit chez madame RĂ©camier le rideau se baissa subitement entre elle et moi. La personne qui tint le plus de place dans mon existence, Ă mon retour de l'Ă©migration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie de l'annĂ©e au chĂąteau de Passy, prĂšs Villeneuve-sur-Yonne que M. Joubert habitait pendant l'Ă©tĂ©. Madame de Beaumont revint Ă Paris et dĂ©sira me connaĂźtre. Pour faire de ma vie une longue chaĂźne de regrets, la Providence voulut que la premiĂšre personne dont je fus accueilli avec bienveillance au dĂ©but de ma carriĂšre publique, fĂ»t aussi la premiĂšre Ă disparaĂźtre. Madame de Beaumont ouvre la marche funĂšbre de ces femmes qui ont passĂ© devant moi. Mes souvenirs les plus Ă©loignĂ©s reposent sur des cendres, et ils ont continuĂ© de tomber de cercueil en cercueil ; comme le Pandit indien, je rĂ©cite les priĂšres des morts, jusqu'Ă ce que les fleurs de mon chapelet soient fanĂ©es. Madame de Beaumont Ă©tait fille d'Armand Marc de Saint-Herem, comte de Montmorin, ambassadeur de France Ă Madrid, commandant en Bretagne, membre de l'assemblĂ©e des Notables en 1787, et chargĂ© du portefeuille des affaires Ă©trangĂšres sous Louis XVI, dont il Ă©tait fort aimĂ© il pĂ©rit sur l'Ă©chafaud, oĂč le suivit une partie de sa famille. Madame de Beaumont, plutĂŽt mal que bien de figure est fort ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage Ă©tait amaigri et pĂąle ; ses yeux, coupĂ©s en amande, auraient peut-ĂȘtre jetĂ© trop d'Ă©clat, si une suavitĂ© extraordinaire n'eĂ»t Ă©teint Ă demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de lumiĂšre s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractĂšre avait une sorte de raideur et d'impatience qui. tenait Ă la force de ses sentiments et au mal intĂ©rieur qu'elle Ă©prouvait. Ame Ă©levĂ©e, courage grand, elle Ă©tait nĂ©e pour le monde d'oĂč son esprit s'Ă©tait retirĂ© par choix et malheur ; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extrĂȘme faiblesse de madame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait ; je n'ai connu cette femme affligĂ©e qu'au moment de sa fuite ; elle Ă©tait dĂ©jĂ frappĂ©e de mort, et je me consacrai Ă ses douleurs. J'avais pris un logement rue Saint-HonorĂ©, Ă l'hĂŽtel d'Etampes, prĂšs de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette derniĂšre rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministĂšre de la Justice. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. MolĂ©, M. Pasquier, M. ChĂȘnedollĂ©, hommes qui ont occupĂ© une place dans les lettres et dans les affaires. Plein de manies et d'originalitĂ©, M. Joubert manquera Ă©ternellement Ă ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il s'Ă©tait emparĂ© de vous, son image Ă©tait lĂ comme un fait, comme une pensĂ©e fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande prĂ©tention Ă©tait au calme et personne n'Ă©tait aussi troublĂ© que lui il se surveillait pour arrĂȘter ces Ă©motions de l'Ăąme qu'il croyait nuisibles Ă sa santĂ©, et toujours ses amis venaient dĂ©ranger les prĂ©cautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empĂȘcher d'ĂȘtre Ă©mu de leur tristesse ou de leur joie c'Ă©tait un Ă©goĂŻste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligĂ© de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entiĂšres. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intĂ©rieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait Ă chaque moment de diĂšte et de rĂ©gime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachĂ©e, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traĂźner au petit pas dans les allĂ©es les plus unies. Quand il lisait, il dĂ©chirait de ses livres les feuilles qui lui dĂ©plaisaient ayant, de la sorte, une bibliothĂšque Ă son usage, composĂ©e d'ouvrages Ă©vidĂ©s, renfermĂ©s dans des couvertures trop larges. Profond mĂ©taphysicien, sa philosophie, par une Ă©laboration qui lui Ă©tait propre, devenait peinture ou poĂ©sie ; Platon Ă coeur de La Fontaine, il s'Ă©tait fait l'idĂ©e d'une perfection qui l'empĂȘchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvĂ©s aprĂšs sa mort, il dit " Je suis comme une harpe Ă©olienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exĂ©cute aucun air. " Madame Victorine de Chastenay prĂ©tendait qu ' il avait l ' air d ' une Ăąme qui avait rencontrĂ© par hasard un corps, et qui s ' en tirait comme elle pouvait dĂ©finition charmante et vraie. Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulĂ© c'Ă©tait tout simplement un poĂšte irascible, franc jusqu'Ă la colĂšre, un esprit que la contrariĂ©tĂ© poussait Ă bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes littĂ©raires de son ami Joubert n'Ă©taient pas les siens celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout Ă©crivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il Ă©tait ennemi jurĂ© des principes de la composition moderne transporter sous les yeux du lecteur l'action matĂ©rielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des Ă©normitĂ©s ; il prĂ©tendait qu'on ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poĂ©tique, comme sous un globe de cristal. La douleur s'Ă©puisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la GrĂšve ; il ne comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et changĂ©, au moyen de l'art, en une pitiĂ© charmante. Je lui citais des vases grecs dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d'Hector traĂźnĂ© au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui vole en l'air reprĂ©sente l'ombre de Patrocle, consolĂ©e par la vengeance du fils de ThĂ©tis. " Eh bien ! Joubert, s'Ă©cria Fontanes, que dites-vous de cette mĂ©tamorphose de la nue ? comme ces Grecs reprĂ©sentaient l'Ăąme ! " Joubert se crut attaquĂ©, et il mit Fontanes en contradiction avec lui-mĂȘme, en lui reprochant son indulgence pour moi. Ces dĂ©bats, souvent trĂšs comiques, Ă©taient Ă ne point finir un soir, Ă onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l'attique de l'hĂŽtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu'il avait laissĂ© interrompu il s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-lĂ fort au-dessus de MoliĂšre ; il se serait donnĂ© de garde d'Ă©crire un seul mot de ce qu'il disait Fontanes parlant et Fontanes la plume Ă la main, Ă©taient deux hommes. C'est M. de Fontanes, j'aime Ă le redire, qui encouragea mes premiers essais ; c'est lui qui annonça le GĂ©nie du Christianisme ; c'est sa muse qui, pleine d'un dĂ©vouement Ă©tonnĂ©, dirigea la mienne dans les voies nouvelles oĂč elle s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©e ; il m'apprit Ă dissimuler la difformitĂ© des objets par la maniĂšre de les Ă©clairer ; Ă mettre, autant qu'il Ă©tait en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages romantiques. Il avait jadis des hommes conservateurs du goĂ»t, comme ces dragons qui gardaient les pommes d'or du jardin des HespĂ©rides ; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le gĂąter. Les Ă©crits de mon ami vous entraĂźnent par un cours heureux ; l'esprit Ă©prouve un bien-ĂȘtre et se trouve dans une situation harmonieuse oĂč tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages ; nul, plus que ce maĂźtre des vieux jours, n'Ă©tait convaincu de l'excellence de la maxime " HĂąte-toi lentement. " Que dirait-il donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'Ă©vertue Ă supprimer le chemin et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez vite ? M. de Fontanes prĂ©fĂ©rait voyager au grĂ© d'une dĂ©licieuse mesure. Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai Ă Londres ; les regrets que j'exprimais alors, il me faut les rĂ©pĂ©ter ici la vie nous oblige sans cesse Ă pleurer par anticipation ou par souvenir. M. de Bonald avait l'esprit dĂ©liĂ© ; on prenait son ingĂ©niositĂ© pour du gĂ©nie ; il avait rĂȘvĂ© sa politique mĂ©taphysique Ă l'armĂ©e de CondĂ©, dans la ForĂȘt-Noire, de mĂȘme que ces professeurs d'IĂ©na et de Goettingue qui marchĂšrent depuis Ă la tĂȘte de leurs Ă©coliers et se firent tuer pour la libertĂ© de l'Allemagne. Novateur, quoiqu'il eĂ»t Ă©tĂ© mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des enfants en politique et en littĂ©rature ; et il prĂ©tendait, en employant le premier la fatuitĂ© du langage actuel, que le grand-maĂźtre de l'UniversitĂ© n'Ă©tait pas encore assez avancĂ© pour entendre cela . ChĂȘnedollĂ©, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, Ă©tait si triste qu'il se surnommait le Corbeau il allait Ă la maraude dans mes ouvrages. Nous avions fait un traitĂ© je lui avais abandonnĂ© mes ciels, mes vapeurs, mes nuĂ©es ; mais il Ă©tait convenu qu'il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forĂȘts. Je ne parle maintenant que de mes amis littĂ©raires ; quant Ă mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai des principes et des discours ont creusĂ© entre nous des abĂźmes ! Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient Ă la rĂ©union de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, comme il en reste peu frĂ©quentait le monde et nous rapportait ce qui s'y passait je lui demandais si l'on bĂątissait encore des villes . La peinture des petits scandales qu'Ă©bauchait une piquante raillerie, sans ĂȘtre offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sĂ»retĂ©. Madame de Vintimille avait Ă©tĂ© chantĂ©e avec sa soeur par M. de Laharpe. Son langage Ă©tait circonspect, son caractĂšre contenu, son esprit acquis elle avait vĂ©cu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La ValliĂšre, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mĂȘlait bien Ă une sociĂ©tĂ© dont l'agrĂ©ment tenait Ă la variĂ©tĂ© des esprits et Ă la combinaison de leurs diffĂ©rentes valeurs. Madame Hocquart fut fort aimĂ©e du frĂšre de madame de Beaumont, lequel s'occupa de la dame de ses pensĂ©es jusque sur l'Ă©chafaud, comme Aubiac allait Ă la potence en baisant un manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part dĂ©sormais ne se rassembleront sous un mĂȘme toit tant de personnes distinguĂ©es appartenant Ă des rangs divers et Ă diverses destinĂ©es, pouvant causer des choses les plus communes comme des choses les plus Ă©levĂ©es simplicitĂ© de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-ĂȘtre la derniĂšre sociĂ©tĂ© oĂč l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanitĂ©, fruit de l'Ă©ducation et transformĂ©e par un long usage en aptitude du caractĂšre. Qu'est-il arrivĂ© Ă cette sociĂ©tĂ© ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous prĂ©parer un deuil Ă©ternel ! Madame de Beaumont n'est plus, Joubert n'est plus, ChĂȘnedollĂ© n'est plus, madame de Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais Ă Villeneuve M. Joubert ; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les prĂ©s. Nous causions de toutes choses et particuliĂšrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour jamais nous rappelions le souvenir de nos anciennes espĂ©rances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnĂ©e de murailles dĂ©crĂ©pites du temps de Philippe-Auguste, et de tours Ă demi rasĂ©es au-dessus desquelles s'Ă©levait la fumĂ©e de l'Ăątre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cachĂ©e au chĂąteau de Passy pendant la Terreur. Depuis la mort de mon cher hĂŽte, j'ai traversĂ© quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux Joubert ne s'y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres oĂč nous avions accoutumĂ© de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue dĂ©serte et sur la maison fermĂ©e de mon ami. La derniĂšre fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade Ă Rome ah ! s'il eĂ»t Ă©tĂ© Ă ses foyers, je l'aurais emmenĂ© Ă la tombe de madame de Beaumont ! Il a plu Ă Dieu d'ouvrir Ă M. Joubert une Rome cĂ©leste, mieux appropriĂ©e encore Ă son Ăąme platonique, devenue chrĂ©tienne. Je ne le rencontrerai plus ici-bas Je m ' en irai vers lui ; il ne reviendra pas vers moi . Psalm. Paris, 1837. AnnĂ©e de ma vie 1801. - EtĂ© Ă Savigny. Le succĂšs d' Atala m'ayant dĂ©terminĂ© Ă recommencer le GĂ©nie du Christianisme , dont il y avait dĂ©jĂ deux volumes imprimĂ©s, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre Ă la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer Ă Savigny. Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis. La maison Ă©tait situĂ©e Ă l'entrĂ©e du village, du cĂŽtĂ© de Paris, prĂšs d'un vieux grand chemin qu'on appelle dans le pays le Chemin de Henri IV ; elle Ă©tait adossĂ©e Ă un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminĂ© par un rideau de bois et traversĂ© par la petite riviĂšre de l'orge. Sur la gauche s'Ă©tendait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vallĂ©es, oĂč nous allions le soir Ă la dĂ©couverte de quelques promenades nouvelles. Le matin, nous dĂ©jeunions ensemble ; aprĂšs le dĂ©jeuner, je me retirais Ă mon travail ; madame de Beaumont avait la bontĂ© de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas sans la paix qu'elle m'a donnĂ©e je n'aurais peut-ĂȘtre jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs. Je me rappellerai Ă©ternellement quelques soirĂ©es passĂ©es dans cet abri de l'amitiĂ© nous nous rĂ©unissions au retour de la promenade, auprĂšs d'un bassin d'eau vive placĂ© au milieu d'un gazon dans le potager madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait Ă nos pieds sur la pelouse cet enfant a dĂ©jĂ disparu. M. Joubert se promenait Ă l'Ă©cart dans une allĂ©e sablĂ©e ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement dĂ©barquĂ© de l'exil, aprĂšs avoir passĂ© huit ans dans un abandon profond, exceptĂ© quelques jours promptement Ă©coulĂ©s ! C'Ă©tait ordinairement dans ces soirĂ©es que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n'ai jamais si bien peint qu'alors les dĂ©serts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fenĂȘtres de notre salon champĂȘtre Ă©taient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris Ă les connaĂźtre depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, Ă Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne cherchĂ© au firmament les Ă©toiles qu'elles m'avaient nommĂ©es ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongĂ© de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu oĂč je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux oĂč je les revoyais la mobilitĂ© de mes destinĂ©es, ce signe qu'une femme m'avait laissĂ© dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme consent-il Ă faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? Un soir, nous vĂźmes dans notre retraite quelqu'un entrer Ă la dĂ©robĂ©e par une fenĂȘtre et sortir par une autre c'Ă©tait M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. Peu aprĂšs apparut une de ces Ăąmes en peine qui sont une espĂšce diffĂ©rente des autres Ăąmes, et qui mĂȘlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l'espĂšce humaine c'Ă©tait Lucile, ma soeur. AprĂšs mon arrivĂ©e en France, j'avais Ă©crit Ă ma famille pour l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur aĂźnĂ©e, me chercha la premiĂšre, se trompa de rue et rencontra cinq messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de savetier pour rĂ©pondre Ă son nom. Madame de Chateaubriand vint Ă son tour elle Ă©tait charmante et remplie de toutes les qualitĂ©s propres Ă me donner le bonheur que j'ai trouvĂ© auprĂšs d'elle, depuis que nous sommes rĂ©unis. Madame la comtesse de Caud, Lucile, se prĂ©senta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un attachement passionnĂ© et d'une tendre pitiĂ© pour elle. Alors commença entre eux une correspondance qui n'a fini qu'Ă la mort des deux femmes qui s'Ă©taient penchĂ©es l'une vers l'autre, comme deux fleurs de mĂȘme nature prĂȘtes Ă se faner. Madame Lucile s'Ă©tant arrĂȘtĂ©e Ă Versailles, le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet " Je t'Ă©cris pour te prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation qu'elle me fait d'aller Ă Savigny. Je compte avoir ce plaisir Ă peu prĂšs dans quinze jours, Ă moins que du cĂŽtĂ© de madame de Beaumont, il ne se trouve quelque empĂȘchement. " Madame de Caud vint Ă Savigny comme elle l'avait annoncĂ©. Je vous ai racontĂ© que, dans sa jeunesse, ma soeur, chanoinesse du chapitre de l'ArgentiĂšre et destinĂ©e Ă celui de Remiremont, avait eu pour M. de MalfilĂątre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renfermĂ© dans son sein, avait augmentĂ© sa mĂ©lancolie naturelle. Pendant la RĂ©volution, elle Ă©pousa M. le comte de Caud et le perdit aprĂšs quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy, soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite Ă madame de Chateaubriand, ma femme ; elle prit sur elle un empire qui devint pĂ©nible, car Lucile Ă©tait violente, impĂ©rieuse, dĂ©raisonnable, et madame de Chateaubriand, soumise Ă ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend Ă une amie susceptible et moins heureuse. Le gĂ©nie de Lucile et son caractĂšre profond Ă©taient arrivĂ©s presque Ă la folie de Rousseau ; elle se croyait en butte Ă des ennemis secrets elle donnait Ă madame de Beaumont, Ă M. Joubert, Ă moi, de fausses adresses pour lui Ă©crire ; elle examinait les cachets, cherchait Ă dĂ©couvrir s'ils n'avaient point Ă©tĂ© rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateaubriand, aprĂšs lui avoir Ă©tĂ© dĂ©vouĂ©e au delĂ de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par ĂȘtre accablĂ©e du fardeau d'un attachement si cruel. Une autre fatalitĂ© avait frappĂ© Lucile M. de ChĂȘnedollĂ©, habitant auprĂšs de Vire, l'Ă©tait allĂ© voir Ă FougĂšres ; bientĂŽt, il fut question d'un mariage qui manqua. Tout Ă©chappait Ă la fois Ă ma soeur, et retombĂ©e sur elle-mĂȘme elle n'avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la solitude riante de Savigny tant de coeurs l'y avaient reçue avec joie ! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur Ă une douce rĂ©alitĂ© d'existence ! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprĂšs pour elle et qui n'avait point Ă©tĂ© respirĂ©. Elle dĂ©vorait avec rapiditĂ© les jours du monde Ă part dans lequel le ciel l'avait placĂ©e. Pourquoi Dieu avait-il créé un ĂȘtre uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystĂ©rieux y a-t-il donc entre une nature pĂąlissante et un principe Ă©ternel ? Ma soeur n'Ă©tait point changĂ©e ; elle avait pris seulement l'expression fixe de ses maux sa tĂȘte Ă©tait un peu baissĂ©e comme une tĂȘte sur laquelle les heures ont pesĂ© Elle me rappelait mes parents ; ces premiers souvenirs de famille Ă©voquĂ©s de la tombe, m'entouraient comme des larves accourues pour se rĂ©chauffer la nuit Ă la flamme mourante d'un bĂ»cher funĂšbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derriĂšre ses yeux un peu Ă©garĂ©s. La vision de douleur s'Ă©vanouit cette femme, grevĂ©e de la vie, semblait ĂȘtre venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait emporter. Paris, 1837. AnnĂ©e de ma vie, 1802. - Talma. L'Ă©tĂ© passa selon la coutume, je m'Ă©tais promis de le recommencer l'annĂ©e suivante ; mais l'aiguille ne revient point Ă l'heure qu'on voudrait ramener. Pendant l'hiver Ă Paris, je fis quelques nouvelles connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, quoique d'une famille oĂč l'on se tuait, avait une loge aux Français ; il la prĂȘtait Ă madame de Beaumont ; j'allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. A mon entrĂ©e dans le monde, l'ancienne comĂ©die Ă©tait dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa complĂšte dĂ©composition ; la tragĂ©die se soutenait encore, grĂące Ă mademoiselle Duchesnois et surtout Ă Talma, arrivĂ© Ă la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu Ă son dĂ©but ; il Ă©tait moins beau et, pour ainsi dire, moins jeune qu'Ă l'Ăąge oĂč je le revoyais il avait pris la distinction, la noblesse et la gravitĂ© des annĂ©es. Le portrait que madame de StaĂ«l a fait de Talma dans son ouvrage sur l'Allemagne, n'est qu'Ă moitiĂ© vrai le brillant Ă©crivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait. Il ne fallait pas Ă Talma le monde intermĂ©diaire il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne sociĂ©tĂ© ; il ne s'Ă©tait pas assis Ă la table des chĂątelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilitĂ©, la variĂ©tĂ© de ton, la galanterie, l'allure lĂ©gĂšre des moeurs, la naĂŻvetĂ©, la tendresse, l'hĂ©roĂŻsme d'honneur, les dĂ©vouements chrĂ©tiens de la chevalerie il n'Ă©tait pas TancrĂšde, Coucy, ou, du moins, il les transformait en hĂ©ros d'un moyen Ăąge de sa crĂ©ation Othello Ă©tait au fond de VendĂŽme. Qu'Ă©tait-il donc, Talma ? Lui, son siĂšcle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrĂ©es de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le dĂ©rangement de gĂ©nie de la RĂ©volution Ă travers laquelle il avait passĂ©. Les terribles spectacles dont il fut environnĂ© se rĂ©pĂ©taient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grĂące qui n'Ă©tait point la grĂące convenue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mĂ©lancolie de l'Ăąme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversitĂ©, le deuil humain voilĂ ce qu'il savait. Sa seule entrĂ©e en scĂšne, le seul son de sa voix Ă©taient puissamment tragiques. La souffrance et la pensĂ©e se mĂȘlaient sur son front, respiraient dans son immobilitĂ©, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec , il arrivait, pantelant et funĂšbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmentĂ© qu'il Ă©tait depuis trois mille ans par les EumĂ©nides ; Français , il venait des solitudes de Saint-Denis, oĂč les Parques de 1793 avaient coupĂ© le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose d'inconnu, mais d'arrĂȘtĂ© dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de la destinĂ©e, inexorablement enchaĂźnĂ© entre la fatalitĂ© et la terreur. Le temps jette une obscuritĂ© inĂ©vitable sur les chefs-d'oeuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portĂ©e change en Rembrandt les RaphaĂ«l les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Corneille et de Racine serait demeurĂ©e inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu Ă d'autres flambeaux Ă demi-Ă©teints, et fait revivre des gĂ©nies qui vous ravissent par leur splendeur renouvelĂ©e. On doit Ă Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la vĂ©ritĂ© du théùtre et le rigorisme du vĂȘtement sont-ils aussi nĂ©cessaires Ă l'art qu'on le suppose ? Les personnages de Racine n'empruntent rien de la coupe de l'habit dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont nĂ©gligĂ©s et les costumes inexacts. Les Fureurs d'Oreste ou la ProphĂ©tie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d'effet que dĂ©clamĂ©es sur la scĂšne par Talma en manteau grec ou en robe juive. IphigĂ©nie Ă©tait accoutrĂ©e comme madame de SĂ©vignĂ©, lorsque Boileau adressait ces beaux vers Ă son ami Jamais IphigĂ©nie en Aulide immolĂ©e N'a coĂ»tĂ© tant de pleurs Ă la GrĂšce assemblĂ©e, Que, dans l'heureux spectacle Ă nos yeux Ă©talĂ© En a fait sous son nom verser la ChampmeslĂ©. Cette correction dans la reprĂ©sentation de l'objet inanimĂ© est l'esprit des arts de notre temps elle annonce la dĂ©cadence de la haute poĂ©sie et du vrai drame ; on se contente des petites beautĂ©s, quand on est impuissant aux grandes ; on imite, Ă tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu Ă cette vĂ©ritĂ© de la forme matĂ©rielle, on se trouve forcĂ© de la reproduire ; car le public, matĂ©rialisĂ© lui-mĂȘme, l'exige. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - GĂ©nie du Christianisme . - Chute annoncĂ©e. - Cause du succĂšs final. Cependant j'achevais le GĂ©nie du Christianisme Lucien en dĂ©sira voir quelques Ă©preuves ; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes. Quoique le succĂšs de mon grand livre fĂ»t aussi Ă©clatant que celui de la petite Atala , il fut nĂ©anmoins plus contestĂ© c'Ă©tait un ouvrage grave oĂč je ne combattais plus les principes de l'ancienne littĂ©rature et de la philosophie par un roman, mais oĂč je les attaquais par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de StaĂ«l se mĂ©prit sur l'avenir de mes Ă©tudes religieuses on lui apporta l'ouvrage sans ĂȘtre coupĂ© ; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la VirginitĂ© , et elle dit Ă M. Adrien de Montmorency, qui se trouvait avec elle " Ah ! mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber Ă plat ! " L'abbĂ© de Boullogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, rĂ©pondit Ă un libraire qui le consultait " Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. " Et l'abbĂ© de Boullogne a fait depuis un trop magnifique Ă©loge de mon livre. Tout paraissait en effet annoncer ma chute quelle espĂ©rance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prĂŽneurs, de dĂ©truire l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siĂšcle, de Voltaire qui avait Ă©levĂ© l'Ă©norme Ă©difice achevĂ© par les encyclopĂ©distes et consolidĂ© par tous les hommes cĂ©lĂšbres en Europe ? Quoi ! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les HelvĂ©tius, les Condorcet Ă©taient des esprits sans autoritĂ© ? Quoi ! le monde devait retourner Ă la LĂ©gende dorĂ©e, renoncer Ă son admiration acquise Ă des chefs-d'oeuvre de science et de raison ? Pouvais-je jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armĂ©e de ses foudres, le clergĂ© de sa puissance ; une cause en vain dĂ©fendue par l'archevĂȘque de Paris Christophe de Beaumont, appuyĂ© des arrĂȘts du parlement, de la force armĂ©e et du nom du Roi ? N'Ă©tait-il pas aussi ridicule que tĂ©mĂ©raire Ă un homme obscur, de s'opposer Ă un mouvement philosophique tellement irrĂ©sistible qu'il avait produit la RĂ©volution ? Il Ă©tait curieux de voir un pygmĂ©e raidir ses petits bras pour Ă©touffer les progrĂšs du siĂšcle, arrĂȘter la civilisation et faire rĂ©trograder le genre humain ! GrĂące Ă Dieu, il suffirait d'un mot pour pulvĂ©riser l'insensĂ© aussi M. GinguenĂ©, en maltraitant le GĂ©nie du Christianisme dans la DĂ©cade , dĂ©clarait que la critique venait trop tard, puisque mon rabĂąchage Ă©tait dĂ©jĂ oubliĂ©. Il disait cela cinq ou six mois aprĂšs la publication d'un ouvrage que l'attaque de l'AcadĂ©mie française entiĂšre, Ă l'occasion des prix dĂ©cennaux, n'a pu faire mourir. Ce fut au milieu des dĂ©bris de nos temples que je publiai le GĂ©nie du Christianisme . Les fidĂšles se crurent sauvĂ©s on avait alors un besoin de foi, une aviditĂ© de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues annĂ©es. Que de forces surnaturelles Ă demander pour tant d'adversitĂ©s subies ! Combien de familles mutilĂ©es avaient Ă chercher auprĂšs du PĂšre des hommes les enfants qu'elles avaient perdus ! Combien de coeurs brisĂ©s, combien d'Ăąmes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les guĂ©rir ! On se prĂ©cipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du mĂ©decin le jour d'une contagion. Les victimes de nos troubles et que de sortes de victimes ! se sauvaient Ă l'autel ; naufragĂ©s s'attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut. Bonaparte, dĂ©sirant alors fonder sa puissance sur la premiĂšre base de la sociĂ©tĂ©, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome il ne mit d'abord aucun obstacle Ă la publication d'un ouvrage utile Ă la popularitĂ© de ses desseins ; il avait Ă lutter contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis dĂ©clarĂ©s du culte ; il fut donc heureux d'ĂȘtre dĂ©fendu au dehors par l'opinion que le GĂ©nie du Christianisme appelait. Plus tard, il se repentit de sa mĂ©prise les idĂ©es monarchiques rĂ©guliĂšres Ă©taient arrivĂ©es avec les idĂ©es religieuses. Un Ă©pisode du GĂ©nie du Christianisme , qui fit moins de bruit alors qu' Atala , a dĂ©terminĂ© un des caractĂšres de la littĂ©rature moderne ; mais, au surplus, si RenĂ© n'existait pas, je ne l'Ă©crirais plus ; s'il m'Ă©tait possible de le dĂ©truire, je le dĂ©truirais. Une famille de RenĂ© poĂštes et de RenĂ© prosateurs a pullulĂ© on n'a plus entendu que des phrases lamentables et dĂ©cousues ; il n'a plus Ă©tĂ© question que de vents et d'orages, que de maux inconnus livrĂ©s aux nuages et Ă la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collĂšge qui n'ait rĂȘvĂ© ĂȘtre le plus malheureux des hommes ; de bambin qui Ă seize ans n'ait Ă©puisĂ© la vie, qui ne se soit cru tourmentĂ© par son gĂ©nie ; qui, dans l'abĂźme de ses pensĂ©es, ne se soit livrĂ© au vague de ses passions ; qui n'ait frappĂ© son front pĂąle et Ă©chevelĂ©, et n'ait Ă©tonnĂ© les hommes stupĂ©faits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. Dans RenĂ©, j'avais exposĂ© une infirmitĂ© de mon siĂšcle ; mais c'Ă©tait une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments gĂ©nĂ©raux qui composent le fond de l'humanitĂ©, la tendresse paternelle et maternelle, la piĂ©tĂ© filiale, l'amitiĂ© l'amour, sont inĂ©puisables ; mais les maniĂšres particuliĂšres de sentir, les individualitĂ©s d'esprit et de caractĂšre ne peuvent s'Ă©tendre et se multiplier que dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non dĂ©couverts du coeur de l'homme sont un champ Ă©troit ; il ne reste rien Ă recueillir dans ce champ aprĂšs la main qui l'a moissonnĂ© la premiĂšre. Une maladie de l'Ăąme n'est pas un Ă©tat permanent et naturel on ne peut la reproduire, en faire une littĂ©rature, en tirer parti comme d'une passion gĂ©nĂ©rale incessamment modifiĂ©e au grĂ© des artistes qui la manient et en changent la forme. Quoi qu'il en soit, la littĂ©rature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardĂ© la phrasĂ©ologie de mes Ă©crits sur la citĂ© ; la Monarchie selon la Charte , a Ă©tĂ© le rudiment de notre gouvernement reprĂ©sentatif, et mon article du Conservateur , sur les intĂ©rĂȘts moraux et les intĂ©rĂȘts matĂ©riels a laissĂ© ces deux dĂ©signations Ă la politique. Des Ă©crivains me firent l'honneur d'imiter Atala et RenĂ© , de mĂȘme que la chaire emprunta mes rĂ©cits des Missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je dĂ©montre qu'en chassant les divinitĂ©s paĂŻennes des bois, notre culte Ă©largi a rendu la nature Ă sa solitude, les paragraphes oĂč je traite de l'influence de notre religion dans notre maniĂšre de voir et de peindre, oĂč j'examine les changements opĂ©rĂ©s dans la poĂ©sie et l'Ă©loquence ; les chapitres que je consacre Ă des recherches sur les sentiments Ă©trangers introduits dans les caractĂšres dramatiques de l'antiquitĂ©, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des personnages chrĂ©tiens c'est ce qu'on n'avait point du tout compris. Si l'effet du GĂ©nie du Christianisme n'eĂ»t Ă©tĂ© qu'une rĂ©action contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs rĂ©volutionnaires, cet effet aurait cessĂ© avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolongĂ© jusqu'au moment oĂč j'Ă©cris. Mais l'action du GĂ©nie du Christianisme sur les opinions ne se borna pas Ă une rĂ©surrection momentanĂ©e d'une religion qu'on prĂ©tendait au tombeau une mĂ©tamorphose plus durable s'opĂ©ra. S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine ; le fond Ă©tait altĂ©rĂ© comme la forme ; l'athĂ©isme et le matĂ©rialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits ; l'idĂ©e de Dieu et de l'immortalitĂ© de l'Ăąme reprit son empire dĂšs lors altĂ©ration dans la chaĂźne des idĂ©es qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus clouĂ© dans sa place par un prĂ©jugĂ© antireligieux ; on ne se crut plus obligĂ© de rester momie du nĂ©ant, entourĂ©e de bandelettes philosophiques ; on se permit d'examiner tout systĂšme, si absurde qu'on le trouvĂąt, fĂ»t-il mĂȘme chrĂ©tien . Outre les fidĂšles qui revenaient Ă la voix de leur Pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidĂšles a priori . Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre le Fils naĂźt forcĂ©ment du PĂšre. Les diverses combinaisons abstraites ne font que substituer aux mystĂšres chrĂ©tiens des mystĂšres encore plus incomprĂ©hensibles le panthĂ©isme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espĂšces, et qu'il est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences Ă©clairĂ©es, est la plus absurde des rĂȘveries de l'orient, remise en lumiĂšre par Spinoza il suffit de lire Ă ce sujet l'article du sceptique Bayle sur ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela rĂ©volterait s'il ne tenait au dĂ©faut d'Ă©tudes on se paye de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure ĂȘtre des gĂ©nies transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d'Aquin ont portĂ© dans la mĂ©taphysique une supĂ©rioritĂ© de lumiĂšres dont nous n'approchons pas ; que les systĂšmes saint-simonien, phalanstĂ©rien, fouriĂ©riste, humanitaire, ont Ă©tĂ© trouvĂ©s et pratiquĂ©s par les diverses hĂ©rĂ©sies ; que ce que l'on nous donne pour des progrĂšs et des dĂ©couvertes, sont des vieilleries qui traĂźnent depuis quinze cents ans dans les Ă©coles de la GrĂšce et dans les collĂšges du moyen Ăąge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir Ă fonder leur rĂ©publique nĂ©o-platonicienne, lorsque Gallien permit Ă Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie plus tard, on eut le trĂšs grand tort de brĂ»ler les sectaires, quand ils voulurent Ă©tablir la communautĂ© des biens, dĂ©clarer la prostitution sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pĂ©cher, refuser un homme qui lui demande une union passagĂšre au nom de JĂ©sus-Christ il ne fallait, disaient-ils, pour arriver Ă cette union, qu'anĂ©antir son Ăąme, et la mettre un moment en dĂ©pĂŽt dans le sein de Dieu. Le heurt que le GĂ©nie du Christianisme donna aux esprits, fit sortir le dix-huitiĂšme siĂšcle de l'orniĂšre, et le jeta pour jamais hors de sa voie on recommença, ou plutĂŽt on commença Ă Ă©tudier les sources du christianisme en relisant les PĂšres en supposant qu'on les eĂ»t jamais lus on fut frappĂ© de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beautĂ©s de style dans tous les genres, tant d'idĂ©es, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient le passage de la sociĂ©tĂ© antique Ă la sociĂ©tĂ© moderne Ăšre unique et mĂ©morable de l'humanitĂ©, oĂč le ciel communique avec la terre au travers d'Ăąmes placĂ©es dans des hommes de gĂ©nie. AuprĂšs du monde croulant du paganisme, s'Ă©leva autrefois, comme en dehors de la sociĂ©tĂ©, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, Ă l'Ă©cart, solitaire, ne se mĂȘlant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours. C'Ă©tait une chose merveilleuse de voir ces premiers Ă©vĂȘques, presque tous honorĂ©s du nom de saints et de martyrs, ces simples prĂȘtres veillant aux reliques et aux cimetiĂšres, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des rĂšglements de paix, de morale, de charitĂ©, quand tout Ă©tait guerre, corruption, barbarie ; allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de prĂ©venir l'injustice des uns et la cruautĂ© des autres, arrĂȘtant des armĂ©es avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et protĂ©geant le monde contre Attila ; placĂ©s entre deux univers pour en ĂȘtre le lien, pour consoler les derniers moments d'une sociĂ©tĂ© expirante, et soutenir les premiers pas d'une sociĂ©tĂ© au berceau. GĂ©nie du Christianisme , suite. - DĂ©faut de l'ouvrage. Il Ă©tait impossible que les vĂ©ritĂ©s dĂ©veloppĂ©es dans le GĂ©nie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des idĂ©es. C'est encore Ă cet ouvrage que se rattache le goĂ»t actuel pour les Ă©difices du moyen Ăąge c'est moi qui ai rappelĂ© le jeune siĂšcle Ă l'admiration des vieux temples. Si l'on a abusĂ© de mon opinion ; s'il n'est pas vrai que nos cathĂ©drales aient approchĂ© de la beautĂ© du ParthĂ©non ; s'il est faux que ces Ă©glises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorĂ©s, s'il est insensĂ© de soutenir que ces mĂ©moires de granit nous rĂ©vĂšlent des choses Ă©chappĂ©es aux savants BĂ©nĂ©dictins ; si Ă force d'entendre rabĂącher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au GĂ©nie du Christianisme ; cette partie de ma composition est dĂ©fectueuse, parce qu'en 1800, je ne connaissais pas les arts je n'avais vu ni l'Italie, ni la GrĂšce, ni l'Egypte. De mĂȘme, je n'ai pas tirĂ© un parti suffisant des vies des saints et des lĂ©gendes ; elles m'offraient pourtant des histoires merveilleuses en y choisissant avec goĂ»t, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l'imagination du moyen Ăąge surpasse en fĂ©conditĂ© les MĂ©tamorphoses d'Ovide et les fables milĂ©siennes. Il y a, de plus dans mon ouvrage des jugements Ă©triquĂ©s ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un Ă©clatant hommage. Sous le rapport sĂ©rieux, j'ai complĂ©tĂ© le GĂ©nie du Christianisme dans mes Etudes historiques , un de mes Ă©crits dont on a le moins parlĂ© et qu'on a le plus volĂ©. Le succĂšs d' Atala m'avait enchantĂ©, parce que mon Ăąme Ă©tait encore neuve ; celui du GĂ©nie du Christianisme me fut pĂ©nible je fus obligĂ© de sacrifier mon temps Ă des correspondances au moins inutiles et Ă des politesses Ă©trangĂšres. Une admiration prĂ©tendue ne me dĂ©dommageait point des dĂ©goĂ»ts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimitĂ© ? Joignez Ă cela les inquiĂ©tudes dont les muses se plaisent Ă affliger ceux qui s'attachent Ă leur culte, les embarras d'un caractĂšre facile, l'inaptitude Ă la fortune, la perte des loisirs, une humeur inĂ©gale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause qui voudrait, s'il en Ă©tait le maĂźtre, acheter Ă de pareilles conditions les avantages incertains d'une rĂ©putation qu'on n'est pas sĂ»r d'obtenir, qui vous sera contestĂ©e pendant votre vie, que la postĂ©ritĂ© ne confirmera pas, et Ă laquelle votre mort vous rendra Ă jamais Ă©tranger ? La controverse littĂ©raire sur les nouveautĂ©s du style qu'avait excitĂ©e Atala , se renouvela Ă la publication du GĂ©nie du Christianisme . Un trait caractĂ©ristique de l'Ă©cole impĂ©riale, et mĂȘme de l'Ă©cole rĂ©publicaine, est Ă observer tandis que la sociĂ©tĂ© avançait en mal ou en bien, la littĂ©rature demeurait stationnaire ; Ă©trangĂšre au changement des idĂ©es, elle n'appartenait pas Ă son temps. Dans la comĂ©die, les seigneurs de village, les Colin, les Babet ou les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient comme je l'ai dĂ©jĂ fait remarquer devant des hommes grossiers et sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau ; dans la tragĂ©die, un parterre plĂ©bĂ©ien s'occupait des familles des nobles et des rois. Deux choses arrĂȘtaient la littĂ©rature Ă la date du dix-huitiĂšme siĂšcle l'impiĂ©tĂ© qu'elle tenait de Voltaire et de la RĂ©volution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'Etat trouvait du profit dans ces lettres subordonnĂ©es qu'il avait mises Ă la caserne, qui lui prĂ©sentaient les armes qui sortaient lorsqu'on criait " Hors la garde ! " qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des soldats. Toute indĂ©pendance semblait rĂ©bellion Ă son pouvoir ; il ne voulait pas plus d'Ă©meute de mots et d'idĂ©es qu'il ne souffrait d'insurrection. Il suspendit l' Habeas corpus pour la pensĂ©e comme pour la libertĂ© individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatiguĂ© d'anarchie, reprenait volontiers le joug des rĂšgles. La littĂ©rature qui exprime l'Ăšre nouvelle, n'a rĂ©gnĂ© que quarante ou cinquante ans aprĂšs le temps dont elle Ă©tait l'idiome. Pendant ce demi-siĂšcle elle n'Ă©tait employĂ©e que par l'opposition. C'est madame de StaĂ«l, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parlĂ© cette langue. Le changement de littĂ©rature dont le dix-neuviĂšme siĂšcle se vante, lut est arrivĂ© de l'Ă©migration et de l'exil ; ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d'une autre espĂšce que lui, parce que, remontant au dix-septiĂšme siĂšcle, il avait pris la puissance de ce temps fĂ©cond et perdu la stĂ©rilitĂ© du dix-huitiĂšme. Une partie de l'esprit humain, celle qui traite de matiĂšres transcendantes, s'avança seule d'un pas Ă©gal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache les La Place, les Lagrange, les Cuvier, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers dĂ©mocrates devinrent les plus obsĂ©quieux serviteurs de NapolĂ©on. Il faut le dire Ă l'honneur des lettres la littĂ©rature nouvelle fut libre, la science servile ; le caractĂšre ne rĂ©pondit point au gĂ©nie, et ceux dont la pensĂ©e Ă©tait montĂ©e au plus haut du ciel, ne purent Ă©lever leur Ăąme au-dessus des pieds de Bonaparte ils prĂ©tendaient n'avoir pas besoin de Dieu c'est pourquoi ils avaient besoin d'un tyran. Le classique napolĂ©onien Ă©tait le gĂ©nie du dix-neuviĂšme siĂšcle affublĂ© de la perruque de Louis XIV, ou frisĂ© comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la RĂ©volution ne parussent Ă sa cour qu'en habit habillĂ©, l'Ă©pĂ©e au cĂŽtĂ©. On ne voyait pas la France du moment ; ce n'Ă©tait pas de l'ordre, c'Ă©tait de la discipline. Aussi, rien n'Ă©tait plus ennuyeux que cette pĂąle rĂ©surrection de la littĂ©rature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif disparut quand la littĂ©rature nouvelle fit irruption avec fracas par le GĂ©nie du Christianisme . La mort du duc d'Enghien eut pour moi l'avantage, en me jetant Ă l'Ă©cart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particuliĂšre et de m'empĂȘcher de m'enrĂ©gimenter dans l'infanterie rĂ©guliĂšre du vieux Pinde je dus Ă ma libertĂ© morale ma libertĂ© intellectuelle. Au dernier chapitre du GĂ©nie du Christianisme , j'examine ce que serait devenu le monde si la foi n'eĂ»t pas Ă©tĂ© prĂȘchĂ©e au moment de l'invasion des Barbares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail Ă entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois aprĂšs la conversion de Constantin. En supposant que l'opinion religieuse existĂąt telle qu'elle est Ă l'heure oĂč j'Ă©cris maintenant, le GĂ©nie du Christianisme Ă©tant encore Ă faire, je le composerais tout diffĂ©remment qu'il est au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passĂ©, je ferais voir que le christianisme est la pensĂ©e de l'avenir et de la libertĂ© humaine ; que cette pensĂ©e rĂ©demptrice et messie est le seul fondement de l'Ă©galitĂ© sociale ; qu'elle seule la peut Ă©tablir, parce qu'elle place auprĂšs de cette Ă©galitĂ© la nĂ©cessitĂ© du devoir correctif et rĂ©gulateur de l'instinct dĂ©mocratique. La lĂ©galitĂ© ne suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente ; elle tire sa force de la loi ; or la loi est l'ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire ; elle peut toujours ĂȘtre changĂ©e par une autre loi contrairement Ă cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle mĂȘme, parce qu'elle vient de l'ordre immuable ; elle seule peut donc donner la durĂ©e. Je ferais voir que partout oĂč le christianisme a dominĂ©, il a changĂ© l'idĂ©e, il a rectifiĂ© les notions du juste et de l'injuste, substituĂ© l'affirmation au doute, embrassĂ© l'humanitĂ© entiĂšre dans ses doctrines et ses prĂ©ceptes. Je tĂącherais de deviner la distance oĂč nous sommes encore de l'accomplissement total de l'Evangile, en supputant le nombre des maux dĂ©truits et des amĂ©liorations opĂ©rĂ©es dans les dix-huit siĂšcles Ă©coulĂ©s de ce cĂŽtĂ©-ci de la Croix. Le christianisme agit avec lenteur parce qu'il agit partout ; il ne s'attache pas Ă la rĂ©forme d'une sociĂ©tĂ© particuliĂšre, il travaille sur la sociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale ; sa philanthropie s'Ă©tend Ă tous les fils d'Adam c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicitĂ© dans ses oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit Ă la foule dans le temple " Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. " Quelle religion a parlĂ© de la sorte ! Le Verbe ne s'est point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarnĂ© Ă l'homme de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une fraternitĂ© universelle et d'une salvation immense. Quand le GĂ©nie du Christianisme n'aurait donnĂ© naissance qu'Ă de telles investigations, je me fĂ©liciterais de l'avoir publiĂ© reste Ă savoir si, Ă l'Ă©poque de l'apparition de ce livre, un autre GĂ©nie du Christianisme , Ă©levĂ© sur le nouveau plan dont j'indique Ă peine le tracĂ©, aurait obtenu le mĂȘme succĂšs. En 1803, lorsqu'on n'accordait rien Ă l'ancienne religion, qu'elle Ă©tait l'objet du dĂ©dain, que l'on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on Ă©tĂ© bien venu Ă parler de la libertĂ© future descendant du Calvaire, quand on Ă©tait encore meurtri des excĂšs de la libertĂ© des passions ? Bonaparte eĂ»t-il souffert un pareil ouvrage ? Il Ă©tait peut-ĂȘtre utile d'exciter les regrets, d'intĂ©resser l'imagination Ă une cause si mĂ©connue, d'attirer les regards sur l'objet mĂ©prisĂ©, de le rendre aimable avant de montrer comment il Ă©tait sĂ©rieux, puissant et salutaire. Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au GĂ©nie du Christianisme sans illusion sur la valeur intrinsĂšque de l'ouvrage je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et Ă son moment. Par cette raison, il m'a fait prendre place Ă l'une de ces Ă©poques historiques qui, mĂȘlant un individu aux choses, contraignent Ă se souvenir de lui. Si l'influence de mon travail ne se borne pas au changement que, depuis quarante annĂ©es, il a produit parmi les gĂ©nĂ©rations vivantes ; s'il servait encore Ă ranimer chez les tard-venus une Ă©tincelle des vĂ©ritĂ©s civilisatrices de la terre ; si le lĂ©ger symptĂŽme de vie que l'on croit apercevoir se soutenait dans les gĂ©nĂ©rations Ă venir, je m'en irais plein d'espĂ©rance dans la misĂ©ricorde divine. ChrĂ©tien rĂ©conciliĂ©, ne m'oublie pas dans tes priĂšres, quand je serai parti ; mes fautes m'arrĂȘteront peut-ĂȘtre Ă ces portes oĂč ma charitĂ© avait criĂ© pour toi " Ouvrez-vous, portes Ă©ternelles ! Elevamini, portae aeternales ! " 1. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - ChĂąteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. - 2. Voyage dans le midi de la France 1802. - 3. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe sa mort. - 4. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. - 5. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Je suis nommĂ© premier secrĂ©taire d'ambassade Ă Rome. - 6. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. - 7. Du Mont Cenis Ă Rome. - Milan et Rome. - 8. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations. Paris, 1837. Revu en dĂ©cembre 1846. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - ChĂąteaux. - Madame de Custine. - M. de Saint-Martin. - Madame d'Houdetot et Saint-Lambert. Ma vie se trouva toute dĂ©rangĂ©e aussitĂŽt qu'elle cessa d'ĂȘtre Ă moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma sociĂ©tĂ© habituelle. J'Ă©tais appelĂ© dans les chĂąteaux que l'on rĂ©tablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-dĂ©meublĂ©s demi-meublĂ©s, oĂč un vieux fauteuil succĂ©dait Ă un fauteuil neuf. Cependant, quelques-uns de ces manoirs Ă©taient restĂ©s intacts, tels que le Marais, Ă©chu Ă madame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se dĂ©barrasser. Je me souviens que mon immortalitĂ© allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place pour le Marais dans une mĂ©chante voiture de louage, oĂč je rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac. A ChamplĂątreux, M. MolĂ© faisait refaire de petites chambres au second Ă©tage. Son pĂšre tuĂ© rĂ©volutionnairement, Ă©tait remplacĂ©, dans un grand salon dĂ©labrĂ©, par un tableau dans lequel Mathieu MolĂ© Ă©tait reprĂ©sentĂ©, arrĂȘtant une Ă©meute avec son bonnet carrĂ© ; tableau qui faisait sentir la diffĂ©rence des temps. Une superbe patte d'oie de tilleuls avait Ă©tĂ© coupĂ©e ; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on l'a mĂȘlĂ©e depuis Ă de nouvelles plantations nous en sommes aux peupliers. Au retour de l'Ă©migration, il n'y avait si pauvre banni qui ne dessinĂąt les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu'il avait retrouvĂ©s moi-mĂȘme, n'ai-je pas plantĂ© jadis la VallĂ©e-aux-Loups ? N'y ai-je pas commencĂ© ces MĂ©moires ? Ne les ai-je pas continuĂ©s dans le parc de Montboissier, dont on essayait alors de raviver l'aspect dĂ©figurĂ© par l'abandon ? Ne les ai-je pas prolongĂ©s dans le parc de Maintenon rĂ©tabli tout Ă l'heure, proie nouvelle pour la dĂ©mocratie qui revient ? Les chĂąteaux brĂ»lĂ©s en 1789 auraient dĂ» avertir le reste des chĂąteaux de demeurer cachĂ©s dans leurs dĂ©combres mais les clochers des villages engloutis qui percent les laves du VĂ©suve, n'empĂȘchent pas de replanter sur la surface de ces mĂȘmes laves d'autres Ă©glises et d'autres hameaux. Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, Ă©tait la marquise de Custine, hĂ©ritiĂšre des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de Saint Louis, dont elle avait du sang. J'assistai Ă sa prise de possession de Fervaques, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du BĂ©arnais, de mĂȘme que dans le lit de la reine Christine Ă Combourg. Ce n'Ă©tait pas une petite affaire que ce voyage ; il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine enfant, M. Berstecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait Ă Fervaques pour jamais ? et cependant le chĂąteau n'Ă©tait pas achevĂ© de meubler que le signal du dĂ©logement fut donnĂ©. J'ai vu celle qui affronta l'Ă©chafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vĂȘtue de noir, la taille amincie par la mort, la tĂȘte ornĂ©e de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lĂšvres pĂąles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait SĂ©cherons, prĂšs GenĂšve, pour expirer Ă Bex, Ă l'entrĂ©e du Valais ; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place Ă©ternelle Ă Fervaques elle se hĂątait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait possĂ©dĂ©e qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le coin d'une cheminĂ©e du chĂąteau ces mĂ©chantes rimes attribuĂ©es Ă l'amant de Gabrielle La dame de Fervaques MĂ©rite de vives attaques. Le soldat-roi en avait dit autant Ă bien d'autres dĂ©clarations passagĂšres des hommes, vite effacĂ©es et descendues de beautĂ©s en beautĂ©s, jusqu'Ă madame de Custine. Fervaques a Ă©tĂ© vendu. Je rencontrai encore la duchesse de ChĂątillon, laquelle, pendant mon absence des Cent-Jours, dĂ©cora ma vallĂ©e d'Aulnay. Madame Lindsay, que je n'avais cessĂ© de voir, me fit connaĂźtre Julie Talma. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous avions une grand-mĂšre commune, et elle voulait bien m'appeler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre, elle se remaria depuis au marquis de Talaru. Elle avait, en prison, converti M. de Laharpe. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enrĂŽlĂ© au nombre de ses cavaliers-servants ; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin. M. de Saint-Martin avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinitĂ© de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frĂšres, nous donna Ă dĂźner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous Ă six heures le philosophe du ciel Ă©tait dĂ©jĂ Ă son poste. A sept heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous assĂźmes et nous commençùmes Ă manger en silence. M. de Saint-Martin, qui, d'ailleurs, avait de trĂšs belles façons, ne prononçait que de courtes paroles d'oracle. Neveu rĂ©pondait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre ; je ne disais mot. Au bout d'une demi-heure, le nĂ©cromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table les mets se succĂ©dĂšrent ainsi un Ă un et Ă de longues distances. M. de Saint-Martin, s'Ă©chauffant peu Ă peu, se mit Ă parler en façon d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait tĂ©nĂ©breux. Neveu m'avait insinuĂ©, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits depuis six mortelles heures, j'Ă©coutais et je ne dĂ©couvrais rien. A minuit, l'homme des visions se lĂšve tout Ă coup je crus que l'esprit des tĂ©nĂšbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les mystĂ©rieux corridors ; mais M. de Saint-Martin dĂ©clara qu'il Ă©tait Ă©puisĂ©, et que nous reprendrions la conversation une autre fois ; il mit son chapeau et s'en alla. Malheureusement pour lui, il fut arrĂȘtĂ© Ă la porte et forcĂ© de rentrer par une visite inattendue nĂ©anmoins, il ne tarda pas Ă disparaĂźtre. Je ne l'ai jamais revu il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Larache, mon voisin d'Aulnay. Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme l'abbĂ© Furia, Ă un dĂźner chez madame de Custine, se vanta de tuer un serin en le magnĂ©tisant le serin fut le plus fort, et l'abbĂ©, hors de lui, fut obligĂ© de quitter la partie, de peur d'ĂȘtre tuĂ© par le serin chrĂ©tien, ma seule prĂ©sence avait rendu le trĂ©pied impuissant. Une autre fois, le cĂ©lĂšbre Gall, toujours chez madame de Custine, dĂźna prĂšs de moi sans me connaĂźtre, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille et voulut, quand il sut qui j'Ă©tais, raccommoder sa science d'une maniĂšre dont j'Ă©tais honteux pour lui. La forme de la tĂȘte peut aider Ă distinguer le sexe dans les individus, Ă indiquer ce qui appartient Ă la bĂȘte, aux passions animales ; quant aux facultĂ©s intellectuelles, la phrĂ©nologie en ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crĂąnes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mit sous les yeux des phrĂ©nologistes sans leur dire Ă qui ils ont appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau Ă son adresse l'examen des bosses produirait les mĂ©prises les plus comiques. Il me prend un remords j'ai parlĂ© de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie que je repousse continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance ; car je hais l'esprit satirique comme Ă©tant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous ; bien entendu que je ne fais pas ici le procĂšs Ă la haute comĂ©die. M. de Saint-Martin Ă©tait, en dernier rĂ©sultat, un homme d'un grand mĂ©rite, d'un caractĂšre noble et indĂ©pendant. Quand ses idĂ©es Ă©taient explicables, elles Ă©taient Ă©levĂ©es et d'une nature supĂ©rieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages prĂ©cĂ©dentes Ă la gĂ©nĂ©reuse et beaucoup trop flatteuse dĂ©claration de l'auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-mĂȘme ? Je ne balancerais pas Ă les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde Ă la renommĂ©e grave de M. de Saint-Martin et Ă l'estime qui s'attachera toujours Ă sa mĂ©moire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient-tas trompĂ© M. de Saint-Martin n'a pas pu ĂȘtre tout Ă tait frappĂ© de la mĂȘme maniĂšre que moi dans le dĂźner dont je parle ; mais on voit que je n'avais pas inventĂ© la scĂšne et que le rĂ©cit de M. de Saint-Martin ressemble au mien par le fond. " Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand dans un dĂźner arrangĂ© pour cela, chez M. Neveu Ă l'Ecole polytechnique. J'aurais beaucoup gagnĂ© Ă le connaĂźtre plus tĂŽt c'est le seul homme de lettres honnĂȘte avec qui je me sois trouvĂ© en prĂ©sence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas. Car aussitĂŽt aprĂšs parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la sĂ©ance et je ne sais quand l'occasion pourra renaĂźtre, parce que le roi de ce monde a grand soin de mettre des bĂątons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, exceptĂ© de Dieu ? " M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi la dignitĂ© de sa derniĂšre phrase Ă©crase du poids d'une nature humaine sĂ©rieuse ma raillerie inoffensive. J'avais aperçu M. de Saint-Lambert et madame d'Houdetot au Marais, reprĂ©sentant l'un et l'autre les opinions et les libertĂ©s d'autrefois soigneusement empaillĂ©es et conservĂ©es c'Ă©tait le dix-huitiĂšme siĂšcle expirĂ© et mariĂ© Ă sa maniĂšre. Il suffit de tenir bon dans la vie, pour que les illĂ©gitimitĂ©s deviennent des lĂ©gitimitĂ©s. On se sent une estime infinie pour l'immoralitĂ©, parce qu'elle n'a pas cessĂ© de l'ĂȘtre, et que le temps l'a dĂ©corĂ©e de rides. A la vĂ©ritĂ©, deux vertueux Ă©poux, qui ne sont pas Ă©poux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur vĂ©nĂ©rable Ă©tat ; ils s'ennuient et se dĂ©testent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l'Ăąge c'est la justice de Dieu. Malheur Ă qui le ciel accorde de longs jours ! Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions , quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau madame d'Houdetot avait-elle conservĂ© les lettres que Jean-Jacques lui Ă©crivait, et qu'il dit avoir Ă©tĂ© plus brĂ»lantes que celles de la Nouvelle HĂ©loĂŻse ? on croit qu'elle en avait fait le sacrifice Ă Saint-Lambert. A prĂšs de quatre-vingts ans, madame d'Houdetot s'Ă©criait encore, dans des vers agrĂ©ables Et l'autour me console ! Rien ne pourra me consoler de lui. Elle ne se couchait point qu'elle n'eĂ»t frappĂ© trois fois Ă terre avec sa pantoufle, en disant Ă feu l'auteur des Saisons " Bonsoir, mon ami ! " C'Ă©tait lĂ Ă quoi se rĂ©duisait, en 1803, la philosophie du dix-huitiĂšme siĂšcle. La sociĂ©tĂ© de madame d'Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d'Epinay, m'a rendu la vallĂ©e de Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombĂ©e sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai vu derniĂšrement, Ă Sannois, la maison qu'habitait madame d'Houdetot ; ce n'est plus qu'une coque vide, rĂ©duite aux quatre murailles. Un Ăątre abandonnĂ© intĂ©resse toujours ; mais que disent des foyers oĂč ne s'est assise ni la beautĂ©, ni la mĂšre de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n'Ă©taient dispersĂ©es, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n'ont su que dĂ©truire ? Paris, 1838. Voyage dans le midi de la France 1802. Une contrefaçon du GĂ©nie du Christianisme , Ă Avignon, m'appela au mois d'octobre 1802 dans le midi de la France. Je ne connaissais que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord traversĂ©es par moi en quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-goĂ»t de l'Italie et de la GrĂšce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'Ă©tais dans une disposition heureuse ; ma rĂ©putation me rendait la vie lĂ©gĂšre il y a beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommĂ©e et les yeux se remplissent d'abord avec dĂ©lices de la lumiĂšre qui se lĂšve ; mais que cette lumiĂšre s'Ă©teigne, elle vous laisse dans l'obscuritĂ© ; si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientĂŽt insensible. Lyon me fit un extrĂȘme plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains, que je n'avais point aperçus depuis le jour oĂč je lisais dans l'amphithéùtre de TrĂšves quelques feuilles d' Atala , tirĂ©es de mon havresac. Sur la SaĂŽne passaient d'une rive Ă l'autre des barques entoilĂ©es, portant la nuit une lumiĂšre ; des femmes les conduisaient ; une nautoniĂšre de dix-huit ans, qui me prit Ă son bord, raccommodait, Ă chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attachĂ© Ă son chapeau. Je fus rĂ©veillĂ© le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvrĂ© leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche, propriĂ©taire, aprĂšs M. Migneret, du GĂ©nie du Christianisme , Ă©tait mon hĂŽte il est devenu mon ami. Qui ne connaĂźt aujourd'hui le philosophe chrĂ©tien, dont les Ă©crits brillent de cette clartĂ© paisible sur laquelle on se plaĂźt Ă attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel ? Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait Ă Avignon, fut obligĂ© de s'arrĂȘter Ă Tain, Ă cause d'une tempĂȘte. Je me croyais en AmĂ©rique le RhĂŽne me reprĂ©sentait mes grandes riviĂšres sauvages. J'Ă©tais nichĂ© dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos et allait rejoindre l'armĂ©e d'Italie. J'Ă©crivais sur le soufflet de la cheminĂ©e, en face de l'hĂŽteliĂšre, assise en silence devant moi, et qui, par Ă©gard pour le voyageur, empĂȘchait le chien et le chat de faire du bruit. Ce que j'Ă©crivais, Ă©tait un article dĂ©jĂ presque fait en descendant le RhĂŽne et relatif Ă la LĂ©gislation primitive de M. de Bonald. Je prĂ©voyais ce qui est arrivĂ© depuis " La littĂ©rature française, disais-je, va changer de face ; avec la RĂ©volution, vont naĂźtre d'autres pensĂ©es, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisĂ© de prĂ©voir que les Ă©crivains se diviseront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tĂącheront de suivre les antiques modĂšles, mais toutefois en les prĂ©sentant sous un jour nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides plus sĂ»rs et des documents plus fĂ©conds. " Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l'histoire ; mon esprit marchait dĂšs lors avec mon siĂšcle " L'auteur de cet article, disais-je, ne se peut refuser Ă une image qui lui est fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment mĂȘme oĂč il Ă©crit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes opposĂ©es s'Ă©lĂšvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachĂ©es de petites cloches que les montagnards sonnent Ă notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs ; mais personne ne s'arrĂȘte pour aller oĂč la cloche l'invite. Ainsi les hommes qui prĂȘchent aujourd'hui morale et religion, donnent en vain le signal du haut de leurs ruines Ă ceux que le torrent du siĂšcle entraĂźne ; le voyageur s'Ă©tonne de la grandeur des dĂ©bris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majestĂ© des souvenirs qui s'en Ă©lĂšvent, mais il n'interrompt point sa course, et au premier dĂ©tour du fleuve, tout est oubliĂ©. " ArrivĂ© Ă Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des livres m'en offrit j'achetai du premier coup trois Ă©ditions diffĂ©rentes et contrefaites d'un petit roman nommĂ© Atala . En allant de libraire en libraire, je dĂ©terrai le contrefacteur, Ă qui j'Ă©tais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du GĂ©nie du Christianisme , au prix raisonnable de neuf francs l'exemplaire, et me fit un grand Ă©loge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hĂŽtel entre cour et jardin. Je crus avoir trouvĂ© la pie au nid au bout de vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je m'arrangeai presque pour rien avec le voleur. Je vis madame de Janson, petite femme sĂšche, blanche et rĂ©solue, qui, dans sa propriĂ©tĂ©, se battait avec le RhĂŽne, Ă©changeait des coups de fusil avec les riverains et se dĂ©fendait contre les annĂ©es. Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu'il arracha la France Ă la conquĂȘte. ArrivĂ© auprĂšs de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entraĂźnait en Espagne, il dit au prĂ©vĂŽt envoyĂ© au devant de lui par le pontife " FrĂšre ne me celez pas dont vient ce trĂ©sor ? l'a prins le pape en son trĂ©sor ? Et il lui rĂ©pondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payĂ© chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, PrĂ©vost, je vous promets que nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit rendu Ă ceux qui l'ont payĂ©, et dites bien au pape qu'il le leur fasse rendre ; car si je savais que le contraire fust, il m'en poiseroit ; et eusse ores passĂ© la mer, si retournerois-je par-deçà . Adonc fut Bertrand payĂ© de l'argent du pape, et ses gens de rechief absous, et ladite absolution primiĂšre de rechief confirmĂ©e. " Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'Ă©tait l'entrĂ©e de l'Italie. Les gĂ©ographies disent " Le RhĂŽne est au Roi, mais la ville d'Avignon est arrosĂ©e par une branche de la riviĂšre de la Sorgue, qui est au pape. " Le pape est-il bien sĂ»r de conserver longtemps la propriĂ©tĂ© du Tibre ? On visitait Ă Avignon le couvent des CĂ©lestins. Le bon roi RenĂ©, qui diminuait les impĂŽts quand la tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des CĂ©lestins un squelette c'Ă©tait celui d'une femme d'une grande beautĂ© qu'il avait aimĂ©e. Dans l'Ă©glise des Cordeliers, se trouvait le sĂ©pulcre de madonna Laura François Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres immortalisĂ©es. Le vainqueur de Marignan laissa Ă la nouvelle tombe qu'il fit Ă©lever cette Ă©pitaphe En petit lieu compris vous pouvez voir Ce qui comprend beaucoup par renommĂ©e .............. O gentille Ăąme estant tant estimĂ©e, Qui te pourra louer qu'en se taisant ? Car la parole est tousjours rĂ©primĂ©e, Quand le sujet surmonte le disant. On aura beau faire, le pĂšre des lettres , l'ami de Benvenuto Cellini, de LĂ©onard de Vinci, du Primatice, le roi Ă qui nous devons la Diane, soeur de l'Apollon du BelvĂ©dĂšre, et la Sainte Famille de RaphaĂ«l ; le chantre de Laure, l'admirateur de PĂ©trarque, a reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne pĂ©rira point. J'allai Ă Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyĂšres parfumĂ©es et la premiĂšre olive que portait un jeune olivier Chiara fontana, in quel medesmo bosco, Sorgea d'un sasso ; ed acque fresche e dolci Spargea soavemente mormorando. Al bel seggio riposto, ombroso e fosco Ne pastori appressavan, ne bifolci ; Ma nimfe e muse a quel tenor cantando. " Cette claire fontaine, dans ce mĂȘme bocage, sort d'un rocher ; elle rĂ©pand, fraĂźches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. A ce beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent ; mais la nymphe et la muse y vont chantant. " PĂ©trarque a racontĂ© comment il rencontra cette vallĂ©e " Je m'enquĂ©rais, dit-il, d'un lieu cachĂ© oĂč je pusse me retirer comme dans un port, quand je trouvai une petite vallĂ©e fermĂ©e, Vaucluse, bien solitaire, d'oĂč naĂźt la source de la Sorgue, reine de toutes les sources je m'y Ă©tablis. C'est lĂ que j'ai composĂ© mes poĂ©sies en langue vulgaire vers oĂč j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. " C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore lorsque j'y passais, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s'Ă©criait Italia mia..... O diluvio raccolto Di che deserti strani Per inondar i nostri dolci campi ! .............. Non Ăš questo'l terren ch' io toccai pria ? Non Ăš questo 'l mio nido, Ove nudrito fui si dolcemente ? Non Ăš questa la patria, in ch' io mi fido, Madre benigna e pia Chi copre l' uno et l' altro mio parente ? " Mon Italie !... O dĂ©luge rassemblĂ© des dĂ©serts Ă©trangers pour inonder nos doux champs ! N'est-ce pas lĂ le sol que je touchai d'abord ? n'est-ce pas lĂ le nid oĂč je fus si doucement nourri ? n'est-ce pas lĂ la patrie en qui je me confie, mĂšre bĂ©nigne et pieuse qui couvre l'un et l'autre de mes parents ? " Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V Ă se transporter Ă Rome " Que rĂ©pondrez-vous Ă saint Pierre s'Ă©crie-t-il Ă©loquemment, quand il vous dira " Que se passe-t-il Ă Rome ? Dans quel Ă©tat est mon temple, mon tombeau, mon peuple ? Vous ne rĂ©pondez rien ? D'oĂč venez-vous ? Avez-vous habitĂ© les bords du RhĂŽne ? " Vous y naquĂźtes, dites-vous et moi, n'Ă©tais-je pas nĂ© en GalilĂ©e ? " SiĂšcle fĂ©cond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les entrailles ; siĂšcle qui obĂ©issait Ă la lyre d'un grand poĂšte, comme Ă la loi d'un lĂ©gislateur. C'est Ă PĂ©trarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican ; c'est sa voix qui a fait naĂźtre RaphaĂ«l et sortir de terre le dĂŽme de Michel-Ange. De retour Ă Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me montra la GlaciĂšre la RĂ©volution s'en est prise aux lieux cĂ©lĂšbres ; les souvenirs du passĂ© sont obligĂ©s de pousser au travers et de reverdir sur des ossements. HĂ©las ! les gĂ©missements des victimes meurent vite aprĂšs elles ; ils arrivent Ă peine Ă quelque Ă©cho qui les fait survivre un moment, quand dĂ©jĂ la voix dont ils s'exhalaient est Ă©teinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du RhĂŽne, on entendait dans le lointain les sons du luth de PĂ©trarque ; une canzone [Petit poĂšme.] solitaire, Ă©chappĂ©e de la tombe, continuait Ă charmer Vaucluse d'une immortelle mĂ©lancolie et de chagrins d'amour d'autrefois. Alain Chartier Ă©tait venu de Bayeux se faire enterrer Ă Avignon, dans l'Ă©glise de Saint-Antoine. Il avait Ă©crit la Belle Dame sans mercy , et le baiser de Marguerite d'Ecosse l'a fait vivre. D'Avignon je me rendis Ă Marseille. Que peut avoir Ă dĂ©sirer une ville Ă qui CicĂ©ron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a Ă©tĂ© imitĂ© par Bossuet " Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est Ă un degrĂ© si Ă©minent que la plupart des nations te doivent cĂ©der, et que la GrĂšce mĂȘme ne doit pas se comparer Ă toi. " Pro L. Flacco . Tacite, dans la Vie d ' Agricola , loue aussi Marseille comme mĂȘlant l'urbanitĂ© grecque Ă l'Ă©conomie des provinces latines. Fille de l'HellĂ©nie, institutrice de la Gaule, cĂ©lĂ©brĂ©e par CicĂ©ron, emportĂ©e par CĂ©sar, n'est-ce pas rĂ©unir assez de gloire ? Je me hĂątai de monter Ă Notre-Dame de la Garde , pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les cĂŽtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquitĂ©. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'ocĂ©an, qui se lĂšve deux fois le jour, est l'abĂźme auquel a dit JĂ©hovah " Tu n'iras pas plus loin. " Cette annĂ©e mĂȘme, 1838, j'ai remontĂ© sur cette cime ; j'ai revu cette mer qui m'est Ă prĂ©sent si connue, et au bout de laquelle s'Ă©levĂšrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entrĂ© dans le fort bĂąti par François Ier, oĂč ne veillait plus un vĂ©tĂ©ran de l'armĂ©e d'Egypte, mais oĂč se tenait un conscrit destinĂ© pour Alger et perdu sous des voĂ»tes obscures. Le silence rĂ©gnait dans la chapelle restaurĂ©e, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des matelots de la Bretagne Ă Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensĂ©e vous savez quand et comment je vous ai dĂ©jĂ citĂ© cette complainte de mes premiers jours de l'ocĂ©an Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc. Que d'Ă©vĂ©nements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l' Etoile des mers , Ă laquelle j'avais Ă©tĂ© vouĂ© dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto , ces-peintures de naufrages suspendues autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile place sous les portiques de Carthage un Troyen, Ă©mu Ă la vue d'un tableau reprĂ©sentant l'incendie de Troie, et le gĂ©nie du chantre d'Hamlet a profitĂ© de l'Ăąme du chantre de Didon. Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forĂȘt chantĂ©e par Lucain, je n'ai point reconnu Marseille dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m'Ă©garer. Le port Ă©tait encombrĂ© de vaisseaux ; j'y aurais Ă peine trouvĂ©, il y a trente-six ans, une nave , conduite par un descendant de PythĂ©as, pour me transporter en Chypre comme Joinville au rebours des hommes, le temps rajeunit les villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des BĂ©renger, du duc d'Anjou, du roi RenĂ©, de Guise et d'Epernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belzunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-ĂȘtre qu'en regrettant les annĂ©es qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvĂ©es. Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai ; mais l'Ă©mule d'AthĂšnes est devenue trop jeune pour moi. Si les MĂ©moires d'Alfieri eussent Ă©tĂ© publiĂ©s en 1803, je n'aurais pas quittĂ© Marseille sans visiter le rocher des bains du poĂšte. Cet homme rude est arrivĂ© une fois au charme de la rĂȘverie et de l'expression " AprĂšs le spectacle, dit-il, un de mes amusements, Ă Marseille, Ă©tait de me baigner presque tous les soirs dans la mer ; j'avais trouvĂ© un petit endroit fort agrĂ©able sur une langue de terre placĂ©e Ă droite hors du port oĂč, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyĂ© contre un petit rocher, qui empĂȘchait qu'on ne pĂ»t me voir du cĂŽtĂ© de la terre, je n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensitĂ©s qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je passais, en rĂȘvant, des heures dĂ©licieuses ; et lĂ , je serais devenu poĂšte, si j'avais su Ă©crire dans une langue quelconque. " Je revins par le Languedoc et la Gascogne. A NĂźmes, les ArĂšnes et la Maison-CarrĂ©e n'Ă©taient pas encore dĂ©gagĂ©es cette annĂ©e 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allĂ© chercher Jean Reboul. Je me dĂ©fiais un peu de ces ouvriers-poĂštes, qui ne sont ordinairement ni poĂštes, ni ouvriers rĂ©paration Ă M. Reboul. Je l'ai trouvĂ© dans sa boulangerie ; je me suis adressĂ© Ă lui sans savoir Ă qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de CĂ©rĂšs. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais Ă©tait chez elle. Il est revenu bientĂŽt aprĂšs et s'est fait connaĂźtre il m'a menĂ© dans son magasin ; nous avons circulĂ© dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpĂ©s par une espĂšce d'Ă©chelle dans un petit rĂ©duit, comme dans la chambre haute d'un moulin Ă vent. LĂ , nous nous sommes assis et nous avons causĂ©. J'Ă©tais heureux comme dans mon grenier Ă Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre Ă Paris. M. Reboul a tirĂ© d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers Ă©nergiques d'un poĂšme qu'il compose sur le Dernier jour . Je l'ai fĂ©licitĂ© de sa religion et de son talent. Je me rappelais ses belles strophes Ă un ExilĂ© Quelque chose de grand se couve dans le monde ; Il faut, ĂŽ jeune roi, que ton Ăąme y rĂ©ponde ; Oh ! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil, Le ciel par un mourant fit rĂ©vĂ©ler ta vie ; Que quelque temps aprĂšs, de ses enfants suivie, Aux yeux de l'univers, la nation ravie T'Ă©leva dans ses bras sur le bord d'un cercueil ! Il fallut me sĂ©parer de mon hĂŽte, non sans souhaiter au poĂšte les jardins d'Horace. J'aurais mieux aimĂ© qu'il rĂȘvĂąt au bord de la cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyĂ© par la roue au-dessous de cette cascade. Il est vrai que Sophocle Ă©tait peut-ĂȘtre un forgeron Ă AthĂšnes, et que Plaute, Ă Rome, annonçait Reboul Ă NĂźmes. Entre NĂźmes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j'ai visitĂ©e en 1838. Cette ville est encore toute entiĂšre avec ses tours et son enceinte elle ressemble Ă un vaisseau de haut bord Ă©chouĂ© sur le sable oĂč l'ont laissĂ©e Saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donnĂ© des usages et statuts Ă la ville d'Aigues-Mortes " Il veut que la prison soit telle, qu'elle serve non Ă l'extermination de la personne, mais Ă sa garde ; que nulle information ne soit faite pour des paroles injurieuses ; que l'adultĂšre mĂȘme ne soit recherchĂ© qu'en certains cas, et que le violateur d'une vierge, volente vĂ© nolente , ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed alio modo puniatur . " A Montpellier, je revis la mer, Ă qui j'aurais volontiers Ă©crit comme le roi trĂšs-chrĂ©tien Ă la ConfĂ©dĂ©ration suisse " Ma fidĂšle alliĂ©e et ma grande amie. " Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse . Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum de lĂ la beautĂ© de ses femmes. Montpellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France. De Montpellier Ă Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour Ă mon naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oubliĂ© cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistrĂ© le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouvĂ©e pour aide Ă ma mĂ©moire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fit oublier le monde mon regard glissait sur cette mer de tiges empourprĂ©es, et n'Ă©tait arrĂȘtĂ© au loin que par la chaĂźne bleuĂątre du Cantal. Dans la nature, hormis le ciel, l'ocĂ©an et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspirĂ© ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse Ă©perdue et non consolĂ©e aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dĂ©robe parmi des joncs, un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraĂźnent Ă toutes sortes de rĂȘves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des intĂ©rĂȘts Ă©moussĂ©s, refroidis par leur rĂ©pĂ©tition et leur multitude ? Tout est usĂ© aujourd'hui, mĂȘme le malheur. A Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant cet ouvrage, ajoute sa grandeur Ă celle de Louis XIV La Garonne et le Tarn en leurs grottes profondes, Soupiraient dĂšs longtemps pour marier leurs ondes, Et faire ainsi couler par un heureux penchant Les trĂ©sors de l'aurore aux rives du couchant. Mais Ă des voeux si doux, Ă des flammes si belles La nature, attachĂ©e Ă des lois Ă©ternelles, Pour obstacle invincible opposait fiĂšrement Des monts et des rochers l'affreux enchaĂźnement. France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent, La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent. Tout cĂšde...... A Toulouse, j'aperçus du pont de la Garonne la ligne des PyrĂ©nĂ©es ; je la devais traverser quatre ans plus tard les horizons se succĂšdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps dessĂ©chĂ© de la belle Paule heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Montmorenci avait Ă©tĂ© dĂ©capitĂ© dans la cour de l'HĂŽtel de ville cette tĂȘte coupĂ©e Ă©tait donc bien importante, puisqu'on en parle encore aprĂšs tant d'autres tĂȘtes abattues ? Je ne sais si dans l'histoire des procĂšs criminels il existe une dĂ©position de tĂ©moin qui ait fait mieux reconnaĂźtre l'identitĂ© d'un homme " Le feu et la fumĂ©e dont il Ă©tait couvert, dit Guitaut, m'empĂȘchĂšrent d'abord de le reconnoĂźtre ; mais voyant un homme qui, aprĂšs avoir romptu six de nos rangs, tuait encore des soldats au septiĂšme, je jugeai que ce ne pouvoit ĂȘtre que M. de Montmorenci ; je le sus certainement lorsque je le vis renversĂ© Ă terre sous son cheval mort. " L'Ă©glise abandonnĂ©e de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette Ă©glise est liĂ©e Ă l'histoire des Albigeois, que le poĂšme, si bien traduit par M. Fauriel, fait revivre " Le vaillant jeune comte, la lumiĂšre et l'hĂ©ritier de son pĂšre, la croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, ni en Ă©tage, il ne reste pas une jeune fille ; les habitants de sa ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de rosier. " C'est de l'Ă©poque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d'Oc " Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les dĂ©partit entre les gentilshommes, tant français qu'autres, atque loci leges dedimus ", disent les huit archevĂȘques et Ă©vĂȘques signataires. J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquĂ©rir Ă Toulouse d'une de mes grandes admirations, de Cujas, Ă©crivant couchĂ© Ă plat ventre, ses livres Ă©pandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservĂ© le souvenir de Suzanne, sa fille, mariĂ©e deux fois. La constance n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l'un de ses maris des infidĂ©litĂ©s dont mourut l'autre. Cujas fut protĂ©gĂ© par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est cĂ©lĂšbre par ses quatrains traduits en persan. J'Ă©tais logĂ© peut-ĂȘtre dans l'hĂŽtel du prĂ©sident son pĂšre. " Ce bon monsieur de Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces ; son Ăąme Ă©toit si disproportionnĂ©e Ă notre corruption et Ă nos tempĂȘtes ! " Et il a fait l'apologie de la Saint-BarthĂ©lĂ©my. Je courais sans pouvoir m'arrĂȘter ; le sort me renvoyait Ă 1838 pour admirer en dĂ©tail la citĂ© de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j'y ai faites ; M. de Lavergne, homme de talent, d'esprit et de raison ; mademoiselle Honorine Gasc, Malibran future. Celle-ci, en ma qualitĂ© nouvelle de serviteur de ClĂ©mence Isaure, me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont Ă©crivaient dans l'Ăźle d'Ambijoux, prĂšs de Toulouse HĂ©las ! que l'on seroit heureux Dans ce beau lieu digne d'envie, Si toujours aimĂ© de Sylvie, On pouvait, toujours amoureux, Avec elle passer sa vie ! Puisse mademoiselle Honorine ĂȘtre en garde contre sa belle voix ! Les talents sont de l ' or de Toulouse ils portent malheur. Bordeaux Ă©tait Ă peine dĂ©barrassĂ© de ses Ă©chafauds et de ses lĂąches Girondins. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de belles femmes relevĂ©es d'une violente maladie et qui commencent Ă peine Ă respirer. A Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le Temple de la Tutelle, afin de bĂątir le ChĂąteau-Trompette Spon et les amis de l'antiquitĂ© gĂ©mirent Pourquoi dĂ©molit-on ces colonnes des dieux, Ouvrage des CĂ©sars, monument tutĂ©laire ? On trouvait Ă peine quelques restes des ArĂšnes. Si l'on donnait un tĂ©moignage de regret Ă tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer. Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce chĂąteau alors ignorĂ©, auquel, en 1833, j'adressai ces paroles " Captive de Blaye ! je me dĂ©sole de ne pouvoir rien pour vos prĂ©sentes destinĂ©es ! " Je m'acheminai vers Rochefort et je me rendis Ă Nantes, par la VendĂ©e. Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les VendĂ©ens Ă©taient prĂšs d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et recevaient la bĂ©nĂ©diction d'un prĂȘtre la priĂšre prononcĂ©e sous les armes n'Ă©tait point rĂ©putĂ©e faiblesse, car le VendĂ©en qui Ă©levait son Ă©pĂ©e vers le ciel, demandait la victoire et non la vie. La diligence dans laquelle je me trouvais enterrĂ© Ă©tait remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifiĂ© leur vie dans les guerres vendĂ©ennes. Le coeur me palpita, lorsqu'ayant traversĂ© la Loire Ă Nantes, j'entrai en Bretagne. Je passai le long des murs de ce collĂšge de Rennes qui vit les derniĂšres annĂ©es de mon enfance. Je ne pus rester que vingt-quatre heures auprĂšs de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris. Paris, 1838. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - M. de Laharpe sa mort. J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait Ă ces noms supĂ©rieurs au second rang dans le dix-huitiĂšme siĂšcle et qui, formant une arriĂšre-ligne solide dans la sociĂ©tĂ©, donnaient Ă cette sociĂ©tĂ© de l'ampleur et de la consistance. J'avais connu M. de Laharpe en 1789 comme Flins, il s'Ă©tait pris d'une belle passion pour ma soeur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses petits bras, tout Ă©tonnĂ© que sa gloire ne triomphĂąt pas des coeurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animĂ©e, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres oĂč il ne trouvait pas le dĂźner bon, mangeant avec ses doigts, traĂźnant dans les plats ses manchettes, disant des grossiĂšretĂ©s philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, Ă©clairĂ©, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer Ă de beaux vers ou Ă une belle action, et ayant un de ces fonds propres Ă porter le repentir. Il n'a pas manquĂ© sa fin je le vis mourir chrĂ©tien courageux, le goĂ»t agrandi par la religion, n'ayant conservĂ© d'orgueil que contre l'impiĂ©tĂ©, et de haine que contre la langue rĂ©volutionnaire . A mon retour de l'Ă©migration, la religion avait rendu M. de Laharpe favorable Ă mes ouvrages la maladie dont il Ă©tait attaquĂ© ne l'empĂȘchait pas de travailler ; il me rĂ©citait des passages d'un poĂšme qu'il composait sur la RĂ©volution ; on y remarquait quelques vers Ă©nergiques contre les crimes du temps et contre les honnĂȘtes gens qui les avaient soufferts Mais s'ils ont tout osĂ©, vous avez tout permis Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infĂąme. Oubliant qu'il Ă©tait malade, coiffĂ© d'un bonnet blanc, vĂȘtu d'un spencer ouatĂ©, il dĂ©clamait Ă tue-tĂȘte ; puis laissant Ă©chapper son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait Ă peine " Je n'en puis plus je sens une griffe de fer dans le cĂŽtĂ©. " Et si, malheureusement, une servante venait Ă passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait " Allez vous-en ! Allez vous-en ! Fermez la porte ! " Je lui disais un jour " Vous vivrez pour l'avantage de la religion. - Ah ! oui ", me rĂ©pondit-il, " ce serait bien Ă Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. " Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa rĂ©signation et son humilitĂ©. Dans un dĂźner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-mĂȘme avec la plus grande modestie, dĂ©clarant qu'il n'avait rien fait de supĂ©rieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© entre ses mains. M. de Laharpe quitta ce monde le 11 fĂ©vrier 1803 l'auteur des Saisons mourait presqu'en mĂȘme temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de Laharpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l'un visitĂ© des hommes, l'autre visitĂ© de Dieu. M. de Laharpe fut enterrĂ© le 12 fĂ©vrier 1803, au cimetiĂšre de la barriĂšre de Vaugirard. Le cercueil ayant Ă©tĂ© dĂ©posĂ© au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientĂŽt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scĂšne Ă©tait lugubre les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les derniĂšres paroles de l'amitiĂ© Ă l'oreille de la mort. Le cimetiĂšre a Ă©tĂ© dĂ©truit et M. de Laharpe exhumĂ© il n'existait presque plus rien de ses cendres chĂ©tives. MariĂ© sous le Directoire, M. de Laharpe n'avait pas Ă©tĂ© heureux avec sa belle femme ; elle l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit. Au reste, M. de Laharpe avait, ainsi que toute chose, diminuĂ© auprĂšs de la RĂ©volution qui grandissait toujours les renommĂ©es se hĂątaient de se retirer devant le reprĂ©sentant de cette RĂ©volution, comme les pĂ©rils perdaient leur puissance devant lui. Paris, 1838. AnnĂ©es de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte. Tandis que nous Ă©tions occupĂ©s du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait ; l'Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, prĂ©curseurs du dĂ©placement universel, j'Ă©tais dĂ©barquĂ© Ă Calais pour concourir Ă l'action gĂ©nĂ©rale, dans la mesure assignĂ©e Ă chaque soldat. J'arrivai, la premiĂšre annĂ©e du siĂšcle, au camp oĂč Bonaparte battait le rappel des destinĂ©es il devint bientĂŽt premier consul Ă vie. AprĂšs l'adoption du Concordat par le Corps lĂ©gislatif en 1802, Lucien, ministre de l'intĂ©rieur, donna une fĂȘte Ă son frĂšre ; j'y fus invitĂ©, comme ayant ralliĂ© les forces chrĂ©tiennes et les ayant ramenĂ©es Ă la charge. J'Ă©tais dans la galerie, lorsque NapolĂ©on entra il me frappa agrĂ©ablement ; je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire Ă©tait caressant et beau ; son oeil admirable, surtout par la maniĂšre dont il Ă©tait placĂ© sous son front et encadrĂ© dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théùtral et d'affectĂ©. Le GĂ©nie du Christianisme , qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur NapolĂ©on. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid il n'eĂ»t pas Ă©tĂ© ce qu'il Ă©tait, si la muse n'eĂ»t Ă©tĂ© lĂ ; la raison accomplissait les idĂ©es du poĂšte. Tous ces hommes Ă grande vie sont toujours un composĂ© de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit. Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore Ă quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun espĂ©rait que le consul s'arrĂȘterait Ă lui ; il avait l'air d'Ă©prouver une certaine impatience de ces mĂ©prises. Je m'enfonçais derriĂšre mes voisins ; Bonaparte Ă©leva tout Ă coup la voix et me dit " Monsieur de Chateaubriand ! " Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientĂŽt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicitĂ© sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans prĂ©ambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse Ă©tĂ© de son intimitĂ© et comme s'il n'eĂ»t fait que continuer une conversation dĂ©jĂ commencĂ©e entre nous. " J'Ă©tais toujours frappĂ© " me dit-il, " quand je voyais les cheiks tomber Ă genoux au milieu du dĂ©sert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'Ă©tait-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'orient ? " Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition Ă une autre idĂ©e " Le christianisme ? Les idĂ©ologues n'ont-ils pas voulu en faire un systĂšme d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l'allĂ©gorie du mouvement des sphĂšres, la gĂ©omĂ©trie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgrĂ© eux ils ont encore laissĂ© assez de grandeur Ă l' infĂąme . " Bonaparte incontinent s'Ă©loigna. Comme Ă Job, dans ma nuit, " un esprit est passĂ© devant moi ; les poils de ma chair se sont hĂ©rissĂ©s ; il s'est tenu lĂ je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle ". Mes jours n'ont Ă©tĂ© qu'une suite de visions ; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tĂȘte, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs tĂ©nĂšbres ou leurs lumiĂšres. J'ai rencontrĂ© une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier siĂšcle et l'homme du nouveau, Washington et NapolĂ©on. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoyĂšrent Ă la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime. Je remarquai qu'en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrĂȘtĂ©s sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux Chi Ăš quel grande, che non par che curi L'incendio ? " Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie ? " Dante. Paris, 1837. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Je suis nommĂ© premier secrĂ©taire d'ambassade Ă Rome. A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa Ă moi pour Rome il avait jugĂ© d'un coup d'oeil oĂč et comment je lui pouvais ĂȘtre utile. Peu lui importait que je n'eusse pas Ă©tĂ© dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. C'Ă©tait un grand dĂ©couvreur d'hommes ; mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, Ă condition encore qu'on parlĂąt peu de ce talent ; jaloux de toute renommĂ©e, il la regardait comme une usurpation sur la sienne il ne devait y avoir que NapolĂ©on dans l'univers. Fontanes et madame Bacciocchi me parlĂšrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation je n'avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte Ă©tait content de lui. Ils me pressĂšrent de profiter de la fortune. L'idĂ©e d'ĂȘtre quelque chose ne m'Ă©tait jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autoritĂ© Ă laquelle il m'Ă©tait difficile de rĂ©sister. L'abbĂ© Emery, supĂ©rieur du sĂ©minaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergĂ©, d'accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrĂ©taire de l'ambassade que Bonaparte destinait Ă son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'Ă©tant pas trĂšs remarquable, je me trouverais bientĂŽt le maĂźtre des affaires. Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec l'abbĂ© Emery j'avais passĂ© aux Etats-Unis avec l'abbĂ© Nagot et divers sĂ©minaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscuritĂ©, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se rĂ©flĂ©chissait dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur. L'abbĂ© Emery, estimĂ© de Bonaparte, Ă©tait fin par sa nature, par sa robe et par la RĂ©volution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu'au profit de son vrai mĂ©rite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospĂ©ritĂ© d'un sĂ©minaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eĂ»t Ă©tĂ© superflu de violenter l'abbĂ© Emery, car il tenait toujours sa vie Ă votre disposition, en Ă©change de sa volontĂ© qu'il ne cĂ©dait jamais sa force Ă©tait de vous attendre, assis sur sa tombe. Il Ă©choua dans sa premiĂšre tentative ; il revint Ă la charge, et sa patience me dĂ©termina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me proposer, sans ĂȘtre le moins du monde convaincu de mon utilitĂ© au poste oĂč l'on m'appelait je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J'aurais peut-ĂȘtre encore reculĂ©, si l'idĂ©e de madame de Beaumont n'Ă©tait venue mettre un terme Ă mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable ; moi allant Ă Rome, elle se rĂ©soudrait Ă passer les Alpes je me sacrifiai Ă l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prĂ©para Ă me venir rejoindre. M. Joubert parlait de l'accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-d'Or, afin d'achever ensuite sa guĂ©rison au bord du Tibre. M. de Talleyrand occupait le ministĂšre des relations extĂ©rieures ; il m'expĂ©dia ma nomination. Je dĂźnai chez lui il est demeurĂ© tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable aux yeux d'un brutal guĂȘpier, la corruption des moeurs semblait gĂ©nie, la lĂ©gĂšretĂ© d'esprit profondeur. La RĂ©volution Ă©tait trop modeste ; elle n'apprĂ©ciait pas assez sa supĂ©rioritĂ© ce n'est pas mĂȘme chose d'ĂȘtre au-dessus ou au-dessous des crimes. Je vis les ecclĂ©siastiques attachĂ©s au cardinal ; je distinguai le joyeux abbĂ© de Bonnevie jadis aumĂŽnier Ă l'armĂ©e des Princes, il s'Ă©tait trouvĂ© Ă la retraite de Verdun ; il avait aussi Ă©tĂ© grand vicaire de l'Ă©vĂȘque de ChĂąlons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s'embarqua derriĂšre nous pour rĂ©clamer une pension du Saint-SiĂšge, en qualitĂ© de Chiaramonte . Mes prĂ©paratifs achevĂ©s, je me mis en route je devais devancer Ă Rome l'oncle de NapolĂ©on. Paris, 1838. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. A Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus tĂ©moin de la FĂȘte-Dieu renaissante je croyais avoir quelque part Ă ces bouquets de fleurs, Ă cette joie du ciel que j'avais rappelĂ©e sur la terre. Je continuai ma route ; un accueil cordial me suivait mon nom se mĂȘlait au rĂ©tablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie Ă©prouvĂ©, c'est de m'ĂȘtre senti honorĂ© en France et chez l'Ă©tranger des marques d'un intĂ©rĂȘt sĂ©rieux. Il m'est arrivĂ© quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un pĂšre et une mĂšre avec leur fils ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu'importait Ă ma vanitĂ© que d'obscurs et honnĂȘtes gens me tĂ©moignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu oĂč personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j'ose le croire, c'Ă©tait d'avoir produit un peu de bien, consolĂ© quelques affligĂ©s, fait renaĂźtre au fond des entrailles d'une mĂšre l'espĂ©rance d'Ă©lever un fils chrĂ©tien, c'est-Ă -dire un fils soumis, respectueux, attachĂ© Ă ses parents. Aurais-je goĂ»tĂ© cette joie pure si j'eusse Ă©crit un livre dont les moeurs et la religion auraient eu Ă gĂ©mir ? La route est assez triste en sortant de Lyon depuis la Tour-du-Pin jusqu'Ă Pont-de-Beauvoisin, elle est fraĂźche et bocagĂšre. A ChambĂ©ry, oĂč l'Ăąme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalitĂ© qu'il en reçut, il se crut philosophiquement obligĂ© de la dĂ©shonorer. Tel est le danger des lettres ; le dĂ©sir de faire du bruit l'emporte sur les sentiments gĂ©nĂ©reux si Rousseau ne fĂ»t jamais devenu Ă©crivain cĂ©lĂšbre, il aurait enseveli dans les vallĂ©es de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifiĂ© aux dĂ©fauts mĂȘmes de son amie ; il l'aurait soulagĂ©e dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatiĂšre et de s'enfuir. Ah ! que la voix de l'amitiĂ© trahie ne s'Ă©lĂšve jamais contre notre tombeau ! AprĂšs avoir passĂ© ChambĂ©ry, se prĂ©sente le cours de l'IsĂšre. On rencontre partout dans les vallĂ©es des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins. Les petites Ă©glises, environnĂ©es d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargĂ©s de glaces, le Savoyard se met Ă l'abri dans son temple champĂȘtre et prie. Les vallĂ©es oĂč l'on entre au-dessus de MontmĂ©lian sont bordĂ©es par des monts de diverses formes, tantĂŽt demi-nus, tantĂŽt habillĂ©s de forĂȘts. Aiguebelle semble clore les Alpes ; mais en tournant un rocher isolĂ© tombĂ© dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallĂ©es attachĂ©es au cours de l'Arche. Les monts des deux cĂŽtĂ©s se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets stĂ©riles commencent Ă prĂ©senter quelques glaciers des torrents se prĂ©cipitent et vont grossir l'Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une cascade lĂ©gĂšre qui tombe avec une grĂące infinie sous un rideau de saules. Ayant passĂ© Saint-Jean-de-Maurienne et arrivĂ© vers le coucher du soleil Ă Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux obligĂ© de m'arrĂȘter, j'allai me promener hors du village. L'air devint transparent Ă la crĂȘte des monts ; leur dentelure se traçait avec une nettetĂ© extraordinaire tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied s'Ă©levait vers leur cime. La voix du rossignol Ă©tait en bas, le cri de l'aigle en haut ; l'alisier fleuri dans la vallĂ©e, la blanche neige sur la montagne. Un chĂąteau, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, se montrait sur le redan taillĂ© Ă pic. LĂ , s'Ă©tait incorporĂ©e au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l'espĂšce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bĂątir sa grandeur qu'avec l'esclavage et le sang du reste du monde. Je partis Ă la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures aprĂšs midi, Ă Lans-le-Bourg, au pied du Mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait Ă la faiblesse de l'Ăąge et Ă la majestĂ© tombĂ©e ; le pĂšre et la mĂšre du noble orphelin avaient Ă©tĂ© tuĂ©s on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse dĂ©livrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd'hui Ă Henri V quelle rapiditĂ© de chute et de malheur ! Ici, l'on commence Ă gravir le Mont Cenis et on quitte la petite riviĂšre d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre cĂŽtĂ© du Mont Cenis, la Doria vous ouvre l'entrĂ©e de l'Italie. Les fleuves sont non seulement des grands chemins qui marchent , comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes. Quand je me vis pour la premiĂšre fois au sommet des Alpes, une Ă©trange Ă©motion me saisit ; j'Ă©tais comme cette alouette qui traversait, en mĂȘme temps que moi le plateau glacĂ©, et qui, aprĂšs avoir chantĂ© sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirĂšrent ces montagnes en 1822, retracent assez bien les sentiments qui m'agitaient aux mĂȘmes lieux en 1803 Alpes, vous n'avez point subi mes destinĂ©es ! Le temps ne vous peut rien ; Vos fronts lĂ©gĂšrement ont portĂ© les annĂ©es Qui pĂšsent sur le mien. Pour la premiĂšre fois, quand, rempli d'espĂ©rance, Je franchis vos remparts, Ainsi que l'horizon, un avenir immense S'ouvrait Ă mes regards. L'Italie Ă mes pieds, et devant moi le monde ! Ce monde, y ai-je rĂ©ellement pĂ©nĂ©trĂ© ? Christophe Colomb eut une apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eĂ»t dĂ©couverte ; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le gĂ©ant des tempĂȘtes lequel de ces deux grands hommes m'a prĂ©dit mon avenir ? Ce que j'aurais aimĂ© avant tout eĂ»t Ă©tĂ© une vie glorieuse par un rĂ©sultat Ă©clatant, et obscure par sa destinĂ©e. Savez-vous quelles sont les premiĂšres cendres europĂ©ennes qui reposent en AmĂ©rique ? Ce sont celles de Biorn le Scandinave il mourut en abordant Ă Vinland, et fut enterrĂ© par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela ? Qui connaĂźt celui dont la voile devança le vaisseau du pilote gĂ©nois au Nouveau-Monde ? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignorĂ©, et depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des poĂštes, dans une langue que l'on ne parle plus. Du Mont Cenis Ă Rome. - Milan et Rome. J'avais commencĂ© mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs les vieilles forĂȘts de l'AmĂ©rique s'Ă©taient offertes Ă moi avant les vieilles citĂ©s de l'Europe. Je tombais au milieu de celles-ci au moment oĂč elles se rajeunissaient et mouraient Ă la fois dans une rĂ©volution nouvelle. Milan Ă©tait occupĂ© par nos troupes ; on achevait d'abattre le chĂąteau, tĂ©moin des guerres du moyen Ăąge. L'armĂ©e française s'Ă©tablissait, comme une colonie militaire, dans les plaines de la Lombardie. GardĂ©s çà et lĂ par leurs camarades en sentinelle, ces Ă©trangers de la Gaule, coiffĂ©s d'un bonnet de police, portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, avaient l'air de moissonneurs empressĂ©s et joyeux. Ils remuaient des pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, Ă©levaient des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui caressent leurs maĂźtres. Des Italiennes vendaient des fruits sur leurs Ă©ventaires au marchĂ© de cette foire armĂ©e nos soldats leur faisaient prĂ©sent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les anciens barbares, leurs pĂšres, Ă leurs bien-aimĂ©es " Moi, Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks, je te donne Ă toi, Helgine, mon Ă©pouse chĂ©rie, en honneur de ta beautĂ© in honore pulchritudinis tuae , mon habitation dans le quartier des Pins. " Nous sommes de singuliers ennemis on nous trouve d'abord un peu insolents, un peu trop gais, trop remuants ; nous n'avons pas plus tĂŽt tournĂ© les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mĂȘle aux occupations de l'habitant chez lequel il est logĂ© ; il tire de l'eau au puits, comme MoĂŻse pour les filles de Madian, chasse les pasteurs, mĂšne les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille Ă la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activitĂ© communiquent la vie Ă tout ; on s'accoutume Ă le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il ? le garnisaire court Ă son mousquet, laisse les filles de son hĂŽte pleurant sur la porte, et quitte la chaumiĂšre, Ă laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit entrĂ© aux Invalides. A mon passage Ă Milan, un grand peuple rĂ©veillĂ© ouvrait un moment les yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son gĂ©nie comme d'un rĂȘve divin utile Ă notre propre renaissance, elle apportait dans la mesquinerie de notre pauvretĂ© la grandeur de la nature transalpine, nourrie qu'elle Ă©tait, cette Ausonie, aux chefs-d'oeuvre des arts et dans les hautes rĂ©miniscences d'une patrie fameuse. L'Autriche est venue ; elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens ; elle les a forcĂ©s Ă regagner leur cercueil. Rome est rentrĂ©e dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissĂ©e en embellissant le ciel de son dernier sourire ; elle s'est couchĂ©e charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever. Le gĂ©nĂ©ral Murat commandait Ă Milan. J'avais pour lui une lettre de madame Bacciocchi. Je passai la journĂ©e avec les aides-de-camp ils n'Ă©taient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La politesse française reparaissait sous les armes ; elle tenait Ă prouver qu'elle Ă©tait toujours du temps de Lautrec. Je dĂźnai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi, Ă l'occasion du baptĂȘme de l'enfant du gĂ©nĂ©ral Murat. M. de Melzi avait connu mon frĂšre ; les maniĂšres du vice-prĂ©sident de la rĂ©publique cisalpine Ă©taient belles ; sa maison ressemblait Ă celle d'un prince qui l'aurait toujours Ă©tĂ© il me traita poliment et froidement ; il me trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes. J'arrivai Ă ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la Saint-Pierre le prince des ApĂŽtres m'attendait, comme mon indigent patron me reçut depuis Ă JĂ©rusalem ! J'avais suivi la route de Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma visite Ă M. Cacault, auquel le cardinal Fesch succĂ©dait, tandis que je remplaçais M. Artaud. Le 28 juin, je courus tout le jour je jetai un premier regard sur le ColysĂ©e, le PanthĂ©on, la colonne Trajane et le chĂąteau Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena Ă un bal dans une maison aux environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui roulaient devant les fenĂȘtres ouvertes ; les fusĂ©es du feu d'artifice du mĂŽle d'Adrien s'Ă©panouissaient Ă Saint-Onuphre, sur le tombeau du Tasse le silence, l'abandon et la nuit Ă©taient dans la campagne romaine. Le lendemain, j'assistai Ă l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pĂąle, triste et religieux, Ă©tait le vrai pontife des tribulations. Deux jours aprĂšs, je fus prĂ©sentĂ© Ă Sa SaintetĂ© elle me fit asseoir auprĂšs d'elle. Un volume du GĂ©nie du Christianisme Ă©tait obligeamment ouvert sur sa table. Le cardinal Consalvi, souple et ferme, d'une rĂ©sistance douce et polie, Ă©tait l'ancienne politique romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolĂ©rance du siĂšcle. En parcourant le Vatican, je m'arrĂȘtai Ă contempler ces escaliers oĂč l'on peut monter Ă dos de mulet, ces galeries ascendantes repliĂ©es les unes sur les autres, ornĂ©es de chefs-d'oeuvre, le long desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces Loges que tant d'artistes immortels ont dĂ©corĂ©es, tant d'hommes illustres admirĂ©es, PĂ©trarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombĂ©s, enfin un peuple de pĂšlerins venu des quatre parties de la terre tout cela maintenant immobile et silencieux ; théùtre dont les gradins abandonnĂ©s, ouverts devant la solitude, sont Ă peine visitĂ©s par un rayon de soleil. On m'avait recommandĂ© de me promener au clair de la lune du haut de la TrinitĂ©-du-Mont, les Ă©difices lointains paraissaient comme les Ă©bauches d'un peintre ou comme des cĂŽtes enfumĂ©es vues de la mer, du bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini, promenait ses pĂąles dĂ©serts au-dessus des dĂ©serts de Rome ; il Ă©clairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins oĂč il ne passe personne, des monastĂšres oĂč l'on n'entend plus la voix des cĂ©nobites, des cloĂźtres aussi muets et aussi dĂ©peuplĂ©s que les portiques du ColysĂ©e. Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siĂšcles, Ă pareille heure et aux mĂȘmes lieux ? Quels hommes ont ici traversĂ© l'ombre de ces obĂ©lisques, aprĂšs que cette ombre eut cessĂ© de tomber sur les sables d'Egypte ? Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen Ăąge a disparu. Toutefois, la trace de ces deux Italies est encore marquĂ©e dans la Ville Ă©ternelle si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d'oeuvre, la Rome ancienne lui oppose son PanthĂ©on et ses dĂ©bris ; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amĂšne du Vatican ses pontifes. Le Tibre sĂ©pare les deux gloires assises dans la mĂȘme poussiĂšre, Rome paĂŻenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrĂ©tienne redescend peu Ă peu dans ses catacombes. Palais du cardinal Fesch. - Mes occupations. Le cardinal Fesch avait louĂ©, assez prĂšs du Tibre, le palais Lancelotti j'y ai vu depuis, en 1827, la princesse Lancelotti. On me donna le plus haut Ă©tage du palais en y entrant, une si grande quantitĂ© de puces me sautĂšrent aux jambes, que mon pantalon blanc en Ă©tait tout noir. L'abbĂ© de Bonnevie et moi, nous fĂźmes, le mieux que nous pĂ»mes, laver notre demeure. Je me croyais retournĂ© Ă mes chenils de New-Road ce souvenir de ma pauvretĂ© ne me dĂ©plaisait pas. Etabli dans ce cabinet diplomatique, je commençai Ă dĂ©livrer des passeports et Ă m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon Ă©criture Ă©tait un obstacle Ă mes talents, et le cardinal Fesch haussait les Ă©paules quand il apercevait ma signature Je n'avais presque rien Ă faire dans ma chambre aĂ©rienne qu'Ă regarder par dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfĂšge Ă©ternel ; heureux quand il passait quelque enterrement pour me dĂ©sennuyer ! Du haut de ma fenĂȘtre, je vis dans l'abĂźme de la rue le convoi d'une jeune mĂšre. On la portait, le visage dĂ©couvert, entre deux rangs de pĂšlerins blancs ; son nouveau-nĂ© mort aussi et couronnĂ© de fleurs, Ă©tait couchĂ© Ă ses pieds. Il m'Ă©chappa une grande faute ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables, j'allai, sans façon, offrir l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne. Un horrible cancan sortit de cette dĂ©marche insolite ; tous les diplomates se boutonnĂšrent. " Il est perdu ! il est perdu ! " rĂ©pĂ©taient les caudataires et les attachĂ©s, avec la joie que l'on Ă©prouve charitablement aux mĂ©saventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crĂ»t supĂ©rieure Ă moi de toute la hauteur de sa bĂȘtise. On espĂ©rait bien que j'allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien n'importe, c'Ă©tait quelqu'un qui tombait, cela fait toujours plaisir. Dans ma simplicitĂ©, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je n'aurais pas donnĂ© d'une place quelconque un fĂ©tu. Les rois, auxquels on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient Ă mes yeux que celle du malheur. On Ă©crivit de Rome Ă Paris mes effroyables sottises heureusement, j'avais affaire Ă Bonaparte ; ce qui devait me noyer me sauva. Toutefois si de prime-abord et de plein saut devenir premier secrĂ©taire d'ambassade sous un prince de l'Eglise oncle de NapolĂ©on, paraissait ĂȘtre quelque chose, c'Ă©tait nĂ©anmoins comme si j'eusse Ă©tĂ© expĂ©ditionnaire dans une prĂ©fecture. Dans les dĂ©mĂȘlĂ©s qui se prĂ©paraient j'aurais pu trouver Ă m'occuper, mais on ne m'initiait Ă aucun mystĂšre. Je me pliais parfaitement au contentieux de chancellerie ; mais Ă quoi bon perdre mon temps dans des dĂ©tails Ă la portĂ©e de tous les commis ? AprĂšs mes longues promenades et mes frĂ©quentations du Tibre, je ne rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommiĂšres de l'Ă©vĂȘque de ChĂąlons, et les incroyables menteries du futur Ă©vĂȘque de Maroc. L'abbĂ© Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui sonnaient Ă l'oreille de la mĂȘme maniĂšre que le sien, prĂ©tendait, aprĂšs s'ĂȘtre Ă©chappĂ© miraculeusement du massacre des Carmes, avoir donnĂ© l'absolution Ă madame de Lamballe, Ă la Force. Il se vantait d'ĂȘtre l'auteur du discours de Robespierre Ă l'Etre-SuprĂȘme. Je pariai, un jour, lui faire dire qu'il Ă©tait allĂ© en Russie il n'en convint pas tout Ă fait, mais il avoua avec modestie qu'il avait passĂ© quelques mois Ă Saint-PĂ©tersbourg. M. de La Maisonfort, homme d'esprit qui se cachait, eut recours Ă moi, et bientĂŽt M. Bertin l'aĂźnĂ©, propriĂ©taire des DĂ©bats , m'assista de son amitiĂ© dans une circonstance douloureuse. ExilĂ© Ă l'Ăźle d'Elbe, par l'homme qui, revenant Ă son tour de l'Ăźle d'Elbe, le poussa Ă Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du rĂ©publicain M. Briot que j'ai connu, la permission d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont ; deux choses qui ont liĂ© sa vie Ă la mienne. Critique plein de goĂ»t, il m'a donnĂ©, ainsi que son frĂšre, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eĂ»t montrĂ© un vrai talent de parole, s'il avait Ă©tĂ© appelĂ© Ă la tribune. Longtemps lĂ©gitimiste, ayant subi l'Ă©preuve de la prison au Temple, et celle de la dĂ©portation Ă l'Ăźle d'Elbe, ses principes sont, au fond, demeurĂ©s les mĂȘmes. Je resterai fidĂšle au compagnon de mes mauvais jours ; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payĂ©es par le sacrifice d'une heure d'une sincĂšre amitiĂ© il suffit que je reste invariable dans mes opinions, comme je reste attachĂ© Ă mes souvenirs. Vers le milieu de mon sĂ©jour Ă Rome, la princesse BorghĂšse arriva j'Ă©tais chargĂ© de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus prĂ©sentĂ© ; elle fit sa toilette devant moi la jeune et jolie chaussure qu'elle mit Ă ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille terre. Un malheur me vint enfin occuper c'est une ressource sur laquelle on peut toujours compter. 1. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud. - 2. ArrivĂ©e de madame de Beaumont Ă Rome. - Lettres de ma soeur. - 3. Lettre de madame de KrĂŒdner. - 4. Mort de madame de Beaumont. - 5. FunĂ©railles. - 6. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Lettres de M. ChĂȘnedollĂ©, de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de StaĂ«l. - 7. AnnĂ©es de ma vie, 1803 et 1804. - PremiĂšre idĂ©e de mes MĂ©moires . - Je suis nommĂ© ministre de France dans le Valais. - DĂ©part de Rome. Paris, 1838. Revu le 22 fĂ©vrier 1845. AnnĂ©e de ma vie, 1803. - Manuscrit de madame de Beaumont. - Lettres de madame de Caud. Quand je partis de France, nous Ă©tions bien aveuglĂ©s sur madame de Beaumont elle pleura beaucoup, et son testament a prouvĂ© qu'elle se croyait condamnĂ©e. Cependant ses amis, sans se communiquer leur crainte, cherchaient Ă se rassurer ; ils croyaient aux miracles des eaux, achevĂ©s ensuite par le soleil de l'Italie ; ils se quittĂšrent et prirent des routes diverses le rendez-vous Ă©tait Rome. Des fragments Ă©crits Ă Paris , au Mont-d'Or , Ă Rome , par madame de Beaumont, et trouvĂ©s dans ses papiers montrent quel Ă©tait l'Ă©tat de son Ăąme. " Paris. " Depuis plusieurs annĂ©es, ma santĂ© dĂ©pĂ©rit d'une maniĂšre sensible. Des symptĂŽmes que je croyais le signal du dĂ©part, sont survenus sans que je sois encore prĂȘte Ă partir. Les illusions redoublent avec les progrĂšs de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singuliĂšre faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. DĂ©jĂ je me laisse aller Ă faire des remĂšdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et, sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remĂšdes cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de la poitrine. Comme les autres, je me livrerai Ă l'espĂ©rance ; Ă l'espĂ©rance ! puis-je donc dĂ©sirer de vivre ? Ma vie passĂ©e a Ă©tĂ© une suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de troubles ; le repos de l'Ăąme m'a fui pour jamais. Ma mort serait un chagrin momentanĂ© pour quelques-uns, un bien pour d'autres, et pour moi le plus grand des biens. " Ce 21 florĂ©al, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mĂšre et de mon frĂšre Je pĂ©ris la derniĂšre et la plus misĂ©rable ! " Oh ! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir ? Cette maladie, que j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrĂȘtĂ©e, et peut-ĂȘtre suis-je condamnĂ©e Ă vivre longtemps il me semble cependant que je mourrais avec joie Mes jours ne valent pas qu'il m'en coĂ»te un soupir. " Personne n'a plus que moi Ă se plaindre de la nature en me refusant tout, elle m'a donnĂ© le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a pas d'instant oĂč je ne sente le poids de la complĂšte mĂ©diocritĂ© Ă laquelle je suis condamnĂ©e. Je sais que le contentement de soi et le bonheur sont souvent le prix de cette mĂ©diocritĂ© dont je me plains amĂšrement ; mais en n'y joignant pas le don des Illusions, la nature en a fait pour moi un supplice. Je ressemble Ă un ĂȘtre dĂ©chu qui ne peut oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce dĂ©faut absolu d'illusion, et par consĂ©quent d'entraĂźnement, fait mon malheur de mille maniĂšres. Je me juge comme un indiffĂ©rent pourrait me juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par une extrĂȘme bontĂ© qui n'a assez d'activitĂ©, ni pour ĂȘtre apprĂ©ciĂ©e, ni pour ĂȘtre vĂ©ritablement utile, et dont l'impatience de mon caractĂšre m'ĂŽte tout le charme elle me fait plus souffrir des maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les rĂ©parer. Cependant, je lui dois le peu de vĂ©ritables jouissances que j'ai eues dans ma vie ; je lui dois surtout de ne pas connaĂźtre l'envie, apanage si ordinaire de la mĂ©diocritĂ© sentie. " " Mont-d'or. " J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques dĂ©tails ; mais l'ennui me fait tomber la plume des mains. " Tout ce que ma position a d'amer et de pĂ©nible se changerait en bonheur, si j'Ă©tais sĂ»re de cesser de vivre dans quelques mois. " Quand j'aurais la force de mettre moi-mĂȘme Ă mes chagrins le seul terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas ce serait aller contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une blessure trop douloureuse dans l'Ăąme que j'ai jugĂ©e digne de m'appuyer dans mes maux. " Je me supplie en pleurant de prendre un parti aussi rigoureux qu'indispensable. Charlotte Corday prĂ©tend qu'il n ' y a point de dĂ©vouement dont on ne retire plus de jouissance qu ' il n ' en a coĂ»tĂ© de peine Ă s ' y dĂ©cider ; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore longtemps. Que deviendrai-je ? oĂč me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empĂȘcher l'espĂ©rance d'y pĂ©nĂ©trer ? Quelle puissance en murera la porte ? " M'Ă©loigner en silence, me laisser oublier, m'ensevelir pour jamais, tel est le devoir qui m'est imposĂ© et que j'espĂšre avoir le courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliĂ©e rien ne me forcera de l'Ă©puiser en entier, et peut-ĂȘtre que tout simplement ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains. " Si j'avais dĂ©terminĂ© le lieu de ma retraite, il me semble que je serais plus calme ; mais la difficultĂ© du moment ajoute aux difficultĂ©s qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel. " " Rome, ce 28 octobre. " Depuis dix mois, je n'ai pas cessĂ© de souffrir ; depuis six, tous les symptĂŽmes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degrĂ© il ne me manque plus que les illusions, et peut-ĂȘtre en ai-je ! " M. Joubert, effrayĂ© de cette envie de mourir qui tourmentait madame de Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses PensĂ©es " Aimez et respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque Ă©tat que soit la vĂŽtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupĂ©e Ă la filer qu'Ă la dĂ©coudre. " Ma soeur, dans ce moment, Ă©crivait Ă madame de Beaumont. Je possĂšde cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poĂ©sie reprĂ©sente je ne sais quelle NĂ©rĂ©ide comme une fleur flottant sur l'abĂźme Lucile Ă©tait cette fleur. En rapprochant ses lettres des fragments citĂ©s plus haut, on est frappĂ© de cette ressemblance de tristesse d'Ăąme, exprimĂ©e dans le langage diffĂ©rent de ces anges infortunĂ©s. Quand je songe que j'ai vĂ©cu dans la sociĂ©tĂ© de telles intelligences, je m'Ă©tonne de valoir si peu. Ces pages de deux femmes supĂ©rieures, disparues de la terre Ă peu de distance l'une de l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent amĂšrement " A Lascardais, ce 30 juillet. " J'ai Ă©tĂ© si charmĂ©e, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, que je ne me suis pas donnĂ© le temps de prendre le plaisir de la lire de suite toute entiĂšre j'en ai interrompu la lecture pour aller apprendre Ă tous les habitants de ce chĂąteau que je venais de recevoir de vos nouvelles, sans rĂ©flĂ©chir qu'ici ma joie n'importe guĂšre, et que mĂȘme presque personne ne savait que j'Ă©tais en correspondance avec vous. Me voyant environnĂ©e de visages froids, je suis remontĂ©e dans ma chambre, prenant mon parti d'ĂȘtre seule si joyeuse. Je me suis mise Ă achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs fois, Ă vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si dĂ©sirĂ©e, nuit Ă l'attention que je lui dois. " Vous partez donc, madame ? N'allez pas, rendue au Mont-d'Or, oublier votre santĂ© ; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus tendre de mon coeur. Mon frĂšre m'a mandĂ© qu'il espĂ©rait vous voir en Italie. Le destin, comme la nature se plaĂźt Ă le distinguer de moi d'une maniĂšre bien favorable. Au moins, je ne cĂ©derai pas Ă mon frĂšre le bonheur de vous aimer je le partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le coeur serrĂ© et abattu ! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont salutaires, comme elles m'inspirent du dĂ©dain pour mes maux ! L'idĂ©e que je vous occupe, que je vous intĂ©resse, m'Ă©lĂšve singuliĂšrement le courage. Ecrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une idĂ©e qui m'est si nĂ©cessaire. Je n'ai point encore vu M. ChĂȘnedollĂ© ; je dĂ©sire beaucoup son arrivĂ©e. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert ; ce sera pour moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande encore votre santĂ©, dont le mauvais Ă©tat m'afflige et m'occupe sans cesse. Comment ne vous aimez-vous pas ? Vous ĂȘtes si aimable et si chĂšre Ă tous ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous. " Lucile. " " Ce 2 septembre. " Ce que vous me mandez, madame, de votre santĂ©, m'alarme et m'attriste ; cependant je me rassure en pensant Ă votre jeunesse, en songeant que, quoique vous soyez fort dĂ©licate, vous ĂȘtes pleine de vie. " Je suis dĂ©solĂ©e que vous soyez dans un pays qui vous dĂ©plaĂźt. Je voudrais vous voir environnĂ©e d'objets propres Ă vous distraire et Ă vous ranimer. J'espĂšre qu'avec le retour de votre santĂ©, vous vous rĂ©concilierez avec l'Auvergne il n'est guĂšre de lieu qui ne puisse offrir quelque beautĂ© Ă des yeux tels que les vĂŽtres. J'habite maintenant Rennes je me trouve assez bien de mon isolement. Je change, comme vous voyez, madame, souvent de demeure ; j'ai bien la mine d'ĂȘtre dĂ©placĂ©e sur la terre effectivement, ce n'est pas d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions superflues. Je crois, madame, vous avoir parlĂ© de mes chagrins et de mes agitations. A prĂ©sent, il n'est plus question de tout cela, je jouis d'une paix intĂ©rieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de m'enlever. Quoique parvenue Ă mon Ăąge, ayant, par circonstance et par goĂ»t, menĂ© presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le monde j'ai fait enfin cette maussade connaissance. Heureusement, la rĂ©flexion est venue Ă mon secours. Je me suis demandĂ© qu'avait donc ce monde de si formidable et oĂč rĂ©sidait sa valeur, lui qui ne peut jamais ĂȘtre, dans le mal comme dans le bien, qu'un objet de pitiĂ© ? N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de l'homme est aussi bornĂ© que le reste de son ĂȘtre, aussi mobile et d'une incrĂ©dulitĂ© Ă©gale Ă son ignorance ? Toutes ces bonnes ou mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derriĂšre moi, la robe bizarre dont je m'Ă©tais revĂȘtue je me suis trouvĂ©e pleine de sincĂ©ritĂ© et de force ; on ne peut plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir Ă ressaisir ma vie, Ă la mettre toute entiĂšre sous ma dĂ©pendance. " Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop Ă plaindre, puisque mon frĂšre, la meilleure partie de moi-mĂȘme, est dans une situation agrĂ©able, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un coeur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous avez la bontĂ©, madame, de continuer Ă m'Ă©crire, cela me sera un grand surcroĂźt de bonheur. " Le mystĂšre du style, mystĂšre sensible partout, prĂ©sent nulle part ; la rĂ©vĂ©lation d'une nature douloureusement privilĂ©giĂ©e ; l'ingĂ©nuitĂ© d'une fille qu'on croirait ĂȘtre dans sa premiĂšre jeunesse, et l'humble simplicitĂ© d'un gĂ©nie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont je supprime un grand nombre. Madame de SĂ©vignĂ© Ă©crivait-elle Ă madame de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud Ă madame de Beaumont ? Sa tendresse pouvait se mĂȘler de marcher cĂŽte Ă cĂŽte avec la sienne . Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait presque point cessĂ© d'habiter prĂšs des Rochers ; mais elle Ă©tait la fille de son siĂšcle et la SĂ©vignĂ© de la solitude. Paris, 1837. ArrivĂ©e de madame de Beaumont Ă Rome. - Lettre de ma soeur. Une lettre de M. Ballanche, datĂ©e du 30 fructidor, m'annonça l'arrivĂ©e de madame de Beaumont, venue du Mont-d'or Ă Lyon et se rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais n'Ă©tait point Ă craindre, et que la santĂ© de la malade paraissait s'amĂ©liorer. Madame de Beaumont, parvenue Ă Milan, y rencontra M. Bertin que des affaires y avaient appelĂ© il eut la complaisance de se charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit Ă Florence oĂč j'Ă©tais allĂ© l'attendre. Je fus terrifiĂ© Ă sa vue ; elle n'avait plus que la force de sourire. AprĂšs quelques jours de repos, nous nous mimes en route pour Rome, cheminant au pas pour Ă©viter les cahots. Madame de Beaumont recevait partout des soins empressĂ©s un attrait vous intĂ©ressait Ă cette aimable femme, si dĂ©laissĂ©e et si souffrante, Ă©chappĂ©e seule de sa famille. Dans les auberges, les servantes mĂȘmes se laissaient prendre Ă cette douce commisĂ©ration. Ce que je sentais peut se deviner on a conduit des amis Ă la tombe, mais ils Ă©taient muets et un reste d'espĂ©rance inexplicable ne venait pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j'avais pris le chemin de PĂ©rouse que m'importait l'Italie ? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempĂȘtes. A Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade ; ayant fait un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit " Il faut laisser tomber les flots. " J'avais louĂ© pour elle Ă Rome une maison solitaire prĂšs de la place d'Espagne, sous le mont Pincio ; il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour plantĂ©e d'un figuier. J'y dĂ©posai la mourante. J'avais eu beaucoup de peine Ă me procurer cette retraite, car il y a un prĂ©jugĂ© Ă Rome contre les maladies de poitrine, regardĂ©es comme contagieuses. A cette Ă©poque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce qui avait appartenu Ă l'ancienne monarchie le pape envoya savoir des nouvelles de la fille de M. de Montmorin ; le cardinal Consalvi et les membres du sacrĂ© collĂšge imitĂšrent Sa SaintetĂ© ; le cardinal Fesch lui-mĂȘme donna Ă madame de Beaumont jusqu'Ă sa mort des marques de dĂ©fĂ©rence et de respect que je n'aurais pas attendues de lui, et qui m'ont fait oublier les misĂ©rables divisions des premiers temps de mon sĂ©jour Ă Rome. J'avais Ă©crit Ă M. Joubert les inquiĂ©tudes dont j'Ă©tais tourmentĂ© avant l'arrivĂ©e de madame de Beaumont " Notre amie m'Ă©crit du Mont-d'or lui disais-je, des lettres qui me brisent l'Ăąme elle dit qu'elle sent qu ' il n ' y a plus d ' huile dans la lampe ; elle parle des derniers battements de son coeur . Pourquoi l'a-t-on laissĂ©e seule dans ce voyage ? pourquoi ne lui avez-vous point Ă©crit ? Que deviendrons-nous si nous la perdons ? Qui nous consolera d'elle ? Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment oĂč nous sommes menacĂ©s de les perdre. Nous sommes mĂȘme assez insensĂ©s quand tout va bien, pour croire que nous pouvons impunĂ©ment nous Ă©loigner d'eux le ciel nous en punit ; il nous les enlĂšve et nous sommes Ă©pouvantĂ©s de la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher Joubert ; je me sens aujourd'hui mon coeur de vingt ans ; cette Italie m'a rajeuni ; j'aime tout ce qui m'est cher avec la mĂȘme force que dans mes premiĂšres annĂ©es. Le chagrin est mon Ă©lĂ©ment je ne me retrouve que quand je suis malheureux. Mes amis sont Ă prĂ©sent d'une espĂšce si rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. Souffrez mes lamentations je suis sĂ»r que vous ĂȘtes aussi malheureux que moi. Ecrivez-moi, Ă©crivez aussi Ă cette autre infortunĂ©e de Bretagne. " Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagĂ©e. La malade elle-mĂȘme recommença Ă croire Ă sa vie. J'avais la satisfaction de penser que, du moins madame de Beaumont ne me quitterait plus je comptais la conduire Ă Naples au printemps et de lĂ envoyer ma dĂ©mission au ministre des affaires Ă©trangĂšres. M. d'Agincourt, ce vĂ©ritable philosophe, vint voir le lĂ©ger oiseau de passage, qui s'Ă©tait arrĂȘtĂ© Ă Rome avant de se rendre Ă la terre inconnue ; M. Boguet, dĂ©jĂ le doyen de nos peintres, se prĂ©senta. Ces renforts d'espĂ©rances soutinrent la malade et la bercĂšrent d'une illusion qu'au fond de l'Ăąme elle n'avait plus. Des lettres cruelles Ă lire m'arrivaient de tous cĂŽtĂ©s, m'exprimant des craintes et des espĂ©rances. Le 4 d'octobre, Lucile m'Ă©crivait de Rennes " J'avais commencĂ© l'autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence Ă mon Ă©gard. Mon ami, quelle triste et Ă©trange vie je mĂšne depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophĂšte me reviennent sans cesse Ă l'esprit Le Seigneur vous couronnera de maux, et vous jettera comme une balle . Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiĂ©tudes. Je ne puis me les persuader fondĂ©es je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatĂ©rielle ; rien de funeste ne peut, Ă son sujet, me tomber dans le coeur. Le ciel, qui connaĂźt nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j'en ai au dedans de moi la certitude. Je me plais Ă penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipĂ©s. Dis-lui de ma part tout le vĂ©ritable et tendre intĂ©rĂȘt que je prends Ă elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s'Ă©couler avant que je ne reçoive une rĂ©ponse Ă cette lettre ! Que l'Ă©loignement est quelque chose de cruel ! D'oĂč vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches Ă me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'Ă©lĂšve en moi une douce pensĂ©e, celle de ton amitiĂ©, celle que je suis dans ton souvenir telle qu'il a plu Ă Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sĂ»r asile pour moi que ton coeur ; je suis Ă©trangĂšre et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frĂšre ! te reverrai-je ? cette idĂ©e ne s'offre pas Ă moi d'une maniĂšre bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu'entiĂšrement insensĂ©e. Adieu, toi Ă qui je dois tant ! Adieu, fĂ©licitĂ© sans mĂ©lange ! O souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc Ă©clairer un peu maintenant mes tristes heures ? " Je ne suis pas de ceux qui Ă©puisent toute leur douleur dans l'instant de la sĂ©paration ; chaque jour ajoutĂ© au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans Ă Rome que tu ne viendrais pas Ă bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton Ă©loignement, il ne se passe pas de jour oĂč je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitiĂ© que j'ai pour toi est bien naturelle dĂšs notre enfance, tu as Ă©tĂ© mon dĂ©fenseur et mon ami tu n'as toute ta vie cherchĂ© qu'Ă rĂ©pandre du charme sur la mienne ; jamais tu ne m'as coĂ»tĂ© une larme et jamais tu n'as fait un ami sans qu'il ne soit devenu le mien. Mon aimable frĂšre, le ciel qui se plaĂźt Ă se jouer de toutes mes autres fĂ©licitĂ©s, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie Ă ton coeur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j'y pourrai rester. Depuis notre derniĂšre sĂ©paration je suis toujours, Ă l'Ă©gard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds il est bien vrai que pour quiconque ne me connaĂźt pas, je dois paraĂźtre inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le mĂȘme. " La voix du cygne, qui s'apprĂȘtait Ă mourir, fut transmise par moi au cygne mourant j'Ă©tais l'Ă©cho de ce ineffables et derniers concerts ! Lettre de madame de KrĂŒdner. Une autre lettre, bien diffĂ©rente de celle-ci, mais Ă©crite par une femme dont le rĂŽle a Ă©tĂ© extraordinaire, madame de KrĂŒdner, montre l'empire que madame de Beaumont, sans aucune force de beautĂ©, de renommĂ©e, de puissance ou de richesse, exerçait sur les esprits. " Paris, 24 novembre 1803. " J'ai appris avant-hier par M. Michaud, qui est revenu de Lyon, que madame de Beaumont Ă©tait Ă Rome et qu'elle Ă©tait trĂšs, trĂšs malade voilĂ ce qu'il m'a dit. J'en ai Ă©tĂ© profondĂ©ment affligĂ©e ; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensĂ© Ă cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais que j'aimais vĂ©ritablement. Que de fois j'ai dĂ©sirĂ© pour elle du bonheur ! Que de fois, j'ai souhaitĂ© qu'elle pĂ»t franchir les Alpes et trouver, sous le ciel de l'Italie les douces et profondes Ă©motions que j'y ai ressenties moi-mĂȘme ! HĂ©las ! n'aurait-elle atteint ce pays si ravissant, que pour n'y connaĂźtre que les douleurs et pour y ĂȘtre exposĂ©e Ă des dangers que je redoute ! Je ne saurais vous exprimer combien cette idĂ©e m'afflige. Pardon, si j'en ai Ă©tĂ© si absorbĂ©e, que je ne vous ai pas encore parlĂ© de vous-mĂȘme, mon cher Chateaubriand ; vous devez connaĂźtre mon sincĂšre attachement pour vous, et en vous montrant l'intĂ©rĂȘt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse pu le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle ; j'ai le secret de la douleur et mon Ăąme s'arrĂȘte toujours avec dĂ©chirement devant ces Ăąmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les autres. J'espĂ©rais que madame de Beaumont jouirait du privilĂšge qu'elle reçut, d'ĂȘtre plus heureuse ; j'espĂ©rais qu'elle retrouverait un peu de santĂ© avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre prĂ©sence. Ah ! rassurez-moi, parlez-moi ; dites-lui que je l'aime sincĂšrement, que je fais des voeux pour elle. A-t-elle eu ma lettre Ă©crite en rĂ©ponse Ă la sienne Ă Clermont ? Adressez votre rĂ©ponse Ă Michaud je ne vous demande qu'un mot car je sais, mon cher Chateaubriand, combien vous ĂȘtes sensible et combien vous souffrez. Je la croyais mieux ; je ne lui ai pas Ă©crit ; j'Ă©tais accablĂ©e d'affaires ; mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir et je savais le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santĂ© ; croyez Ă mon amitiĂ©, Ă l'intĂ©rĂȘt que je vous ai vouĂ© Ă jamais, et ne m'oubliez pas. " " B. KrĂŒdner. " Paris, 1838. Mort de madame de Beaumont. Le mieux que l'air de Rome avait fait Ă©prouver Ă madame de Beaumont, ne dura pas les signes d'une destruction immĂ©diate disparurent, il est vrai ; mais il semble que le dernier moment s'arrĂȘte toujours pour nous tromper. J'avais essayĂ© deux ou trois fois une promenade en voiture avec la malade ; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant remarquer la campagne et le ciel elle ne prenait plus goĂ»t Ă rien. Un jour, je la menai au ColysĂ©e ; c'Ă©tait un de ces jours d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'Ă Rome. Elle parvint Ă descendre, et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placĂ©s au pourtour de l'Ă©difice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mĂȘmes depuis tant d'annĂ©es, et qui avaient vu tant mourir ; les ruines Ă©taient dĂ©corĂ©es de ronces et d'ancolies safranĂ©es par l'automne, et noyĂ©es dans la lumiĂšre. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'Ă l'arĂšne, ses regards qui quittaient le soleil ; elle les arrĂȘta sur la croix de l'autel, et me dit " Allons ; j'ai froid. " Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus. Je m'Ă©tais mis en rapport avec le comte de La Luzerne ; je lui envoyais de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santĂ© de sa belle-soeur. Lorsqu'il avait Ă©tĂ© chargĂ© par Louis XVI d'une mission diplomatique Ă Londres, il avait emmenĂ© mon frĂšre avec lui AndrĂ© ChĂ©nier faisait partie de cette ambassade. Les mĂ©decins que j'avais assemblĂ©s de nouveau, aprĂšs l'essai de la promenade, me dĂ©clarĂšrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de Beaumont. Elle Ă©tait frappĂ©e de l'idĂ©e qu'elle ne passerait pas le 2 novembre, jour des Morts ; puis elle se rappela qu'un de ses parents, je ne sais lequel, avait pĂ©ri le 4 novembre. Je lui disais que son imagination Ă©tait troublĂ©e ; qu'elle reconnaĂźtrait la faussetĂ© de ses frayeurs ; elle me rĂ©pondait, pour me consoler " Oh ! oui, j'irai plus loin ! " Elle aperçut quelques larmes que je cherchais Ă lui dĂ©rober ; elle me tendit la main, et me dit " Vous ĂȘtes un enfant ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ? " La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, Ă propos de son testament, que tout Ă©tait fini ; mais que tout Ă©tait Ă faire, et qu ' elle aurait dĂ©sirĂ© seulement avoir deux heures pour s ' occuper de cela . Le soir, le mĂ©decin m'avertit qu'il se croyait obligĂ© de prĂ©venir la malade qu'il Ă©tait temps de songer Ă mettre ordre Ă sa conscience j'eus un moment de faiblesse ; la crainte de prĂ©cipiter, par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont avait encore Ă vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le mĂ©decin, puis je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain. Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en dehors, tremblant Ă tous les bruits que j'entendais quand on entrouvrait la porte j'apercevais la clartĂ© dĂ©bile d'une veilleuse qui s'Ă©teignait. Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du mĂ©decin. Madame de Beaumont s'aperçut de mon trouble, elle me dit " Pourquoi ĂȘtes-vous comme cela ? J'ai passĂ© une bonne nuit. " Le mĂ©decin affecta alors de me dire tout haut qu'il dĂ©sirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je sortis quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de Beaumont me demanda ce que me voulait le mĂ©decin. Je me jetai au bord de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eĂ»t voulu me donner de la force " Je ne croyais pas que c'eĂ»t Ă©tĂ© tout Ă fait aussi prompt allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbĂ© de Bonnevie. " L'abbĂ© de Bonnevie, s'Ă©tant fait donner des pouvoirs se rendit chez madame de Beaumont. Elle lui dĂ©clara qu'elle avait toujours eu dans le coeur un profond sentiment de religion ; mais que les malheurs inouĂŻs dont elle avait Ă©tĂ© frappĂ©e pendant la RĂ©volution, l'avaient fait douter quelque temps de la justice de la Providence ; qu'elle Ă©tait prĂȘte Ă reconnaĂźtre ses erreurs et Ă se recommander Ă la misĂ©ricorde Ă©ternelle ; qu'elle espĂ©rait toutefois, que les maux qu'elle avait soufferts dans ce monde-ci abrĂ©geraient son expiation dans l'autre. Elle fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur. Je le vis revenir une heure aprĂšs, essuyant ses yeux et disant qu'il n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil hĂ©roĂŻsme. On envoya chercher le curĂ©, pour administrer les Sacrements. Je retournai auprĂšs de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit " Eh bien ! ĂȘtes-vous content de moi ? " Elle s'attendrit sur ce qu'elle daignait appeler mes bontĂ©s pour elle ah ! si j'avais pu dans ce moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice de tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait ! Les autres amis de madame de Beaumont, qui n'assistaient pas Ă ce spectacle, n'avaient du moins qu'une fois Ă pleurer debout, au chevet de ce lit de douleurs d'oĂč l'homme entend sonner son heure suprĂȘme, chaque sourire de la malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une idĂ©e dĂ©plorable vint me bouleverser je m'aperçus que madame de Beaumont ne s'Ă©tait doutĂ©e qu'Ă son dernier soupir de l'attachement vĂ©ritable que j'avais pour elle elle ne cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait mourir dĂ©sespĂ©rĂ©e et ravie. Elle avait cru qu'elle m'Ă©tait Ă charge, et elle avait dĂ©sirĂ© s'en aller pour me dĂ©barrasser d'elle. Le curĂ© arriva Ă onze heures la chambre se remplit de cette foule de curieux et d'indiffĂ©rents qu'on ne peut empĂȘcher de suivre le prĂȘtre Ă Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennitĂ© sans le moindre signe de frayeur. Nous nous mimes Ă genoux, et la malade revĂ©cut Ă la fois la Communion et l'ExtrĂȘme-Onction. Quand tout le monde se fut retirĂ©, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande Ă©lĂ©vation d'esprit et l'amitiĂ© la plus touchante ; elle m'engagea surtout Ă vivre auprĂšs de madame de Chateaubriand et de M. Joubert mais M. Joubert devait-il vivre ? Elle me pria d'ouvrir la fenĂȘtre, parce qu'elle se sentait oppressĂ©e. Un rayon de soleil vint Ă©clairer son lit et sembla la rĂ©jouir. Elle me rappela alors des projets de retraite Ă la campagne, dont nous nous Ă©tions quelquefois entretenus, et elle se mit Ă pleurer. Entre deux et trois heures de l'aprĂšs-midi, madame de Beaumont demanda Ă changer de lit Ă madame Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi bonne maĂźtresse le mĂ©decin s'y opposa dans la crainte que madame de Beaumont n'expirĂąt pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle sentait l'approche de l'agonie. Tout Ă coup elle rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec contraction ; ses yeux s'Ă©garĂšrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes Ă quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit ; puis reportant cette main sur sa poitrine, elle disait C ' est lĂ ! ! ConsternĂ© je lui demandai si elle me reconnaissait l'Ă©bauche d'un sourire parut au milieu de son Ă©garement ; elle me fit une lĂ©gĂšre affirmation de tĂȘte sa parole n'Ă©tait dĂ©jĂ plus dans ce monde. Les convulsions ne durĂšrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le mĂ©decin et la garde une de mes mains se trouvait appuyĂ©e sur son coeur qui touchait Ă ses lĂ©gers ossements ; il palpitait avec rapiditĂ© comme une montre qui dĂ©vide sa chaĂźne brisĂ©e. Oh ! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrĂȘter ! nous inclinĂąmes sur son oreiller la femme arrivĂ©e au repos ; elle pencha la tĂȘte. Quelques boucles de ses cheveux dĂ©roulĂ©s tombaient sur son front ; ses yeux Ă©taient fermĂ©s, la nuit Ă©ternelle Ă©tait descendue. Le mĂ©decin prĂ©senta un miroir et une lumiĂšre Ă la bouche de l'Ă©trangĂšre le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumiĂšre resta immobile. Tout Ă©tait fini. Paris. FunĂ©railles. Ordinairement, ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion comme reprĂ©sentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable envers sa famille, je fus obligĂ© de prĂ©sider Ă tout il me fallut dĂ©signer le lieu de la sĂ©pulture, m'occuper de la profondeur et de la largeur de la fosse, faire dĂ©livrer le linceul et donner au menuisier les dimensions du cercueil. Deux religieux veillĂšrent auprĂšs de ce cercueil qui devait ĂȘtre portĂ© Ă Saint-Louis-des-Français . Un de ces pĂšres Ă©tait d'Auvergne et nĂ© Ă Montmorin mĂȘme. Madame de Beaumont avait dĂ©sirĂ© qu'on l'ensevelĂźt dans une piĂšce d'Ă©toffe que son frĂšre Auguste, seul Ă©chappĂ© Ă l'Ă©chafaud, lui avait envoyĂ©e de l'Ile-de-France. Cette Ă©toffe n'Ă©tait point Ă Rome ; on n'en trouva qu'un morceau qu'elle portait partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les ecclĂ©siastiques français Ă©taient convoquĂ©s ; la princesse BorghĂšse prĂȘta le char funĂšbre de sa famille ; le cardinal Fesch avait laissĂ© l'ordre, en cas d'un accident trop prĂ©vu, d'envoyer sa livrĂ©e et ses voitures. Le samedi 5 novembre, Ă sept heures du soir, Ă la lueur des torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par le chemin oĂč nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de l'enterrement fut cĂ©lĂ©brĂ©e. Les funĂ©railles eussent Ă©tĂ© moins françaises Ă Paris qu'elles ne le furent Ă Rome. Cette architecture religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions de notre ancienne patrie ; ces tombeaux oĂč sont inscrits les noms de quelques-unes des races les plus historiques de nos annales ; cette Ă©glise, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je dĂ©sirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placĂ©e trouvĂąt, du moins, quelque appui dans mon obscur attachement, et que l'amitiĂ© ne lui manquĂąt pas comme la fortune. La population romaine, accoutumĂ©e aux Ă©trangers, leur sert de frĂšres et de soeurs. Madame de Beaumont a laissĂ©, sur ce sol hospitalier aux morts, un pieux souvenir, on se la rappelle encore j'ai vu LĂ©on XII prier Ă son tombeau. En 1871, je visitai le monument de celle qui fut l'Ăąme d'une sociĂ©tĂ© Ă©vanouie ; le bruit de mes pas autour de ce monument muet, dans une Ă©glise solitaire m'Ă©tait une admonition. " Je t'aimerai toujours, dit l'Ă©pitaphe grecque, mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, Ă cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis. " Paris, 1838. AnnĂ©e de ma vie 1803. - Lettres de M. de Fontanes, de M. Necker et de madame de StaĂ«l. Si l'on rapportait Ă l'Ă©chelle des Ă©vĂ©nements publics les calamitĂ©s d'une vie privĂ©e, ces calamitĂ©s devraient Ă peine occuper un mot dans des MĂ©moires. Qui n'a perdu un ami ? qui ne l'a vu mourir ? qui n'aurait Ă retracer une pareille scĂšne de deuil ? La rĂ©flexion est juste, cependant personne ne s'est corrigĂ© de raconter ses propres aventures sur le vaisseau qui les emporte les matelots ont une famille Ă terre, qui les intĂ©resse et dont ils s'entretiennent mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde Ă part, Ă©tranger aux lois et aux destinĂ©es gĂ©nĂ©rales des siĂšcles. C'est, d'ailleurs, une erreur de croire que les rĂ©volutions, les accidents renommĂ©s, les catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre nature nous travaillons tous un Ă un Ă la chaĂźne de l'histoire commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se compose l'univers humain aux yeux de Dieu. En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je ne fais que dĂ©poser sur un tombeau les couronnes qui lui Ă©taient destinĂ©es. Lettre de M. de ChĂȘnedollĂ©. " Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que je prends Ă votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la vĂŽtre, parce que cela n'est pas possible ; mais je suis bien profondĂ©ment affligĂ© de cette perte, et elle vient noircir encore cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dĂ©pĂȘchez-vous de repasser en France ; venez chercher quelques consolations auprĂšs de votre vieux ami. Vous savez si je vous aime venez. " J'Ă©tais dans la plus grande inquiĂ©tude sur vous il y avait plus de trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes lettres sont restĂ©es sans rĂ©ponse. Les avez-vous reçues ? Madame de Caud a cessĂ© tout Ă coup de m'Ă©crire, il y a deux mois. Cela m'a causĂ© une peine mortelle, et cependant, je crois n'avoir aucun tort Ă me reprocher envers elle. Mais quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ĂŽter l'amitiĂ© tendre et respectueuse que je lui ai vouĂ©e pour la vie. Fontanes et Joubert ont aussi cessĂ© de m'Ă©crire ; ainsi, tout ce que j'aimais semble s'ĂȘtre rĂ©uni pour m'oublier Ă la fois. Ne m'oubliez pas, ĂŽ vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes, il me reste encore un coeur sur lequel je puisse compter ! Adieu ! je vous embrasse en pleurant. Soyez sĂ»r, mon bon ami, que je sens votre perte comme on doit la sentir. " 23 novembre 1803. Lettre de M. de Fontanes. " Je partage tous vos regrets, mon cher ami je sens la douleur de votre situation. Mourir si jeune et aprĂšs avoir survĂ©cu Ă toute sa famille ! Mais, du moins, cette intĂ©ressante et malheureuse femme n'aura pas manquĂ© des secours et des souvenirs de l'amitiĂ©. Sa mĂ©moire vivra dans des coeurs dignes d'elle. J'ai fait passer Ă M. de La Luzerne la touchante relation qui lui Ă©tait destinĂ©e. Le vieux Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargĂ© de la porter. Ce bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maĂźtresse. Je lui ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs ; mais il ne s'en est pas occupĂ© un seul moment. S'il Ă©tait possible de parler d'affaires dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il Ă©tait bien naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer Ă des collatĂ©raux Ă©loignĂ©s et presque inconnus [L'amitiĂ© de M. de Fontanes va beaucoup trop loin madame de Beaumont m'avait mieux jugĂ© ; elle pensa sans doute que si elle m'eĂ»t laissĂ© sa fortune, je ne l'aurais pas acceptĂ©e. . J'approuve votre conduite ; je connais votre dĂ©licatesse ; mais je ne puis avoir pour mon ami le mĂȘme dĂ©sintĂ©ressement qu'il a pour lui-mĂȘme. J'avoue que cet oubli m'Ă©tonne et m'afflige. Madame de Beaumont sur son lit de mort vous a parlĂ©, avec l'Ă©loquence du dernier adieu, de l'avenir et de votre destinĂ©e. Sa voix doit avoir plus de force que la mienne. Mais vous a-t-elle conseillĂ© de renoncer Ă huit ou dix mille francs d'appointement lorsque votre carriĂšre Ă©tait dĂ©barrassĂ©e des premiĂšres Ă©pines ? Pourriez-vous prĂ©cipiter, mon cher ami, une dĂ©marche aussi importante ? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai Ă vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous dirais Venez tout Ă l'heure. Mais vos intĂ©rĂȘts me sont aussi chers que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour vous dĂ©dommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais Ă la merci des premiers besoins ; mais je vois lĂ plus de gloire que de fortune. Votre Ă©ducation, vos habitudes veulent un peu de dĂ©pense. La renommĂ©e ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misĂ©rable science du pot-au-feu est Ă la tĂȘte de toutes les autres quand on veut vivre indĂ©pendant et tranquille. J'espĂšre toujours que rien ne vous dĂ©terminera Ă chercher la fortune chez les Ă©trangers. Eh ! mon ami, soyez sĂ»r qu'aprĂšs les premiĂšres caresses ils valent encore moins que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces rĂ©flexions, ses derniers moments ont dĂ» ĂȘtre un peu troublĂ©s ; mais j'espĂšre qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des lumiĂšres supĂ©rieures Ă toutes celles que les amis qui vous restent pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait elle vous conseillera bien. Sa mĂ©moire et votre coeur vous guideront sĂ»rement je ne suis plus en peine si vous les Ă©coutez tous deux. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement. " M. Necker m'Ă©crivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. J'avais Ă©tĂ© tĂ©moin de la joie de la cour lors du renvoi de ce ministre, dont les honnĂȘtes opinions contribuĂšrent au renversement de la monarchie. Il avait Ă©tĂ© collĂšgue de M. de Montmorin. M. Necker allait bientĂŽt mourir au lieu d'oĂč sa lettre Ă©tait datĂ©e n'ayant pas alors auprĂšs de lui madame de StaĂ«l, il trouva quelques larmes pour l'amie de sa fille Lettre de M. Necker. " Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a priĂ© d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui ĂȘtre adressĂ©s, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire parvenir par la poste c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyĂ©, monsieur, votre lettre Ă Francfort, d'oĂč elle sera probablement transmise plus loin, et peut-ĂȘtre Ă Weimar ou Ă Berlin. Ne soyez donc pas surpris monsieur, si vous ne recevez pas la rĂ©ponse de madame de StaĂ«l, aussitĂŽt que vous avez droit de l'attendre. Vous ĂȘtes bien sĂ»r, monsieur, de la douleur qu'Ă©prouvera madame de StaĂ«l, en apprenant la perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un profond sentiment. Je m'associe Ă sa peine, je m'associe Ă la vĂŽtre, monsieur, et j'ai une part Ă moi en particulier, lorsque je songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de Montmorin. " Je vois, monsieur, que vous ĂȘtes sur le point de quitter Rome, pour retourner en France je souhaite que vous preniez votre route par GenĂšve oĂč je vais passer l'hiver. Je serais trĂšs empressĂ© Ă vous faire les honneurs d'une ville oĂč vous ĂȘtes dĂ©jĂ connu de rĂ©putation. Mais oĂč ne l'ĂȘtes-vous pas, monsieur ? Votre dernier ouvrage Ă©tincelant de beautĂ©s incomparables, est entre les mains de tous ceux qui aiment Ă lire. " J'ai l'honneur de vous prĂ©senter, monsieur, les assurances et l'hommage des sentiments les plus distinguĂ©s. " Necker. " " Coppet, le 27 novembre 1803. " Lettre de madame de StaĂ«l. " Francfort, ce 3 dĂ©cembre 1803. " Ah ! mon Dieu, my dear Francis , de quelle douleur je suis saisie en recevant votre lettre ! DĂ©jĂ hier, cette affreuse nouvelle Ă©tait tombĂ©e sur moi par les gazettes, et votre dĂ©chirant rĂ©cit vient la graver pour jamais en lettres de sang dans mon coeur. Pouvez-vous, pouvez vous me parler d'opinions diffĂ©rentes sur la religion sur les prĂȘtres ? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un sentiment ? Je n'ai lu votre rĂ©cit qu'Ă travers les plus douloureuses larmes. My dear Francis ? rappelez-vous le temps oĂč vous vous sentiez le plus d'amitiĂ© pour moi ; n'oubliez pas surtout celui oĂč tout mon coeur Ă©tait attirĂ© vers vous, et dites-vous que ces sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais sont au fond de mon Ăąme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractĂšre de madame de Beaumont je n'en connais point de plus gĂ©nĂ©reux, de plus reconnaissant de plus passionnĂ©ment sensible. Depuis que je suis entrĂ©e dans le monde, je n'avais jamais cessĂ© d'avoir des rapports avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu mĂȘme de quelques diversitĂ©s, je tenais Ă elle par toutes les racines. Mon cher Francis, donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dĂ©vouĂ©e, je serai pour vous une soeur. Plus que jamais, je dois respecter vos opinions Mathieu, qui les a, a Ă©tĂ© un ange pour moi dans la derniĂšre peine que je viens d'Ă©prouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les mĂ©nager faites que je vous sois utile ou agrĂ©able de quelque maniĂšre. Vous a-t-on Ă©crit que j'avais Ă©tĂ© exilĂ©e Ă quarante lieues de Paris ? J'ai pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne ; mais, au printemps, je serai revenue Ă Paris mĂȘme, si mon exil est fini ou auprĂšs de Paris, ou Ă GenĂšve. Faites que, de quelque maniĂšre, nous nous rĂ©unissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon Ăąme entendent la vĂŽtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous ressemblons, Ă travers les diffĂ©rences ? M. de Humboldt m'avait Ă©crit, il y a quelques jours, une lettre oĂč il me parlait de votre ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de son mĂ©rite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos succĂšs dans un tel moment ? Cependant elle les aimait ces succĂšs, elle y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a tant aimĂ©. Adieu, mon cher François. Je vous Ă©crirai de Weimar en Saxe. RĂ©pondez-moi lĂ , chez MM. Desport banquiers. Que dans votre rĂ©cit, il y a des mots dĂ©chirants ! Et cette rĂ©solution de garder la pauvre Saint-Germain vous l'amĂšnerez une fois dans ma maison. Adieu tendrement douloureusement adieu. " " N. de StaĂ«l. " Cette lettre empressĂ©e, affectueusement rapide, Ă©crite par une femme illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de Beaumont aurait Ă©tĂ© bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eĂ»t permis de renaĂźtre ! Mais nos attachements, qui se font entendre des morts n'ont pas le pouvoir de les dĂ©livrer quand Lazare se leva de la tombe, il avait les pieds et les mains liĂ©s avec des bandes et le visage enveloppĂ© d'un suaire or, l'amitiĂ© ne saurait dire, comme le Christ Ă Marthe et Ă Marie " DĂ©liez-le, et le laissez aller. " Ils sont passĂ©s aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux les regrets qu'ils donnaient Ă une autre. Paris, 1838. AnnĂ©es de ma vie 1803 et 1804. - PremiĂšre idĂ©e de mes MĂ©moires . - Je suis nommĂ© ministre de France dans le Valais. - DĂ©part de Rome. J'Ă©tais dĂ©terminĂ© Ă quitter cette carriĂšre des affaires oĂč des malheurs d'homme Ă©taient venus se mĂȘler Ă la mĂ©diocritĂ© du travail et Ă d'infĂąmes tracasseries politiques. On n'a pas su ce que c'est que la dĂ©solation du coeur, quand on n'est point demeurĂ© seul Ă errer dans les lieux naguĂšre habitĂ©s d'une personne qui avait agréé votre vie on la cherche et on ne la trouve plus ; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne ; tout ce qu'elle a portĂ© ou touchĂ© reproduit son image ; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissĂ© sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongĂ©s, vous avez nĂ©cessairement fait d'autres pertes ces morts qui se sont suivies, se rattachent Ă la premiĂšre, et vous pleurez Ă la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues. Tandis que je prenais des arrangements prolongĂ©s par l'Ă©loignement de la France, je restais abandonnĂ© sur les ruines de Rome. A ma premiĂšre promenade, les aspects me semblaient changĂ©s, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel, je m'Ă©garais au milieu des campagnes, le long des arcades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la Ville Ă©ternelle, qui joignait maintenant Ă tant d'existences passĂ©es une vie Ă©teinte de plus. A force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravĂšrent si bien dans ma mĂ©moire, que je les reproduisis assez correctement dans ma lettre Ă M. de Fontanes " Si l'Ă©tranger est malheureux disais-je ; s'il a mĂȘlĂ© les cendres qu'il aima Ă tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme infortunĂ©e ! " C'est aussi Ă Rome que je conçus, pour la premiĂšre fois l'idĂ©e d'Ă©crire les MĂ©moires de ma vie ; j'en trouve quelques lignes jetĂ©es au hasard, dans lesquelles je dĂ©chiffre ce peu de mots " AprĂšs avoir errĂ© sur la terre, passĂ© les plus belles annĂ©es de ma jeunesse loin de mon pays, et souffert Ă peu prĂšs tout ce qu'un homme peut souffrir, la faim mĂȘme, je revins Ă Paris en 1800. " Dans une lettre Ă M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan " Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures pendant lesquelles je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement Ă mes peines ce sont les MĂ©moires de ma vie . Rome y entrera ; ce n'est que comme cela que je puis dĂ©sormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pĂ©nibles pour mes amis si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postĂ©ritĂ© du dĂ©tail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable Ă ma dignitĂ© d'homme et, j'ose le dire, Ă l'Ă©lĂ©vation de mon coeur. Il ne faut prĂ©senter au monde que ce qui est beau ; ce n'est pas mentir Ă Dieu que de ne dĂ©couvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils Ă des sentiments nobles et gĂ©nĂ©reux. Ce n'est pas, qu'au fond, j'ai rien Ă cacher ; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volĂ©, ni abandonnĂ© mon ami mourant dans une rue, ni dĂ©shonorĂ© la femme qui m'a recueilli, ni mis mes bĂątards aux Enfants-TrouvĂ©s ; mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de coeur ; un gĂ©missement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misĂšres communes, faites pour ĂȘtre laissĂ©es derriĂšre le voile. Que gagnerait la sociĂ©tĂ© Ă la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout ? on ne manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine. " Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil ce sont pourtant les rĂ©cits oĂč je me suis plu davantage. J'avais Ă©tĂ© comme un heureux esclave accoutumĂ© Ă mettre sa libertĂ© au cep, il ne sait plus que faire de son loisir, quand ses entraves sont brisĂ©es. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se placer devant moi, et je ne pouvais plus en dĂ©tacher mes yeux la religion seule me fixait par sa gravitĂ© et par les rĂ©flexions d'un ordre supĂ©rieur qu'elle me suggĂ©rait. Cependant, en m'occupant de la pensĂ©e d'Ă©crire mes MĂ©moires , je sentis le prix que les anciens attachaient Ă la valeur de leur nom il y a peut-ĂȘtre une rĂ©alitĂ© touchante dans cette perpĂ©tuitĂ© des souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-ĂȘtre, parmi les grands hommes de l'antiquitĂ©, cette idĂ©e d'une vie immortelle chez la race humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalitĂ© de l'Ăąme, demeurĂ©e pour eux un problĂšme. Si la renommĂ©e est peu de chose quand elle ne se rapporte qu'Ă nous, il faut convenir nĂ©anmoins que c'est un beau privilĂšge attachĂ© Ă l'amitiĂ© du gĂ©nie, de donner une existence impĂ©rissable Ă tout ce qu'il a aimĂ©. J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible en commençant par la GenĂšse. Sur ce verset voici qu ' Adam est devenu comme l ' un de nous, sachant le bien et le mal ; donc, maintenant, il ne faut pas qu ' il porte la main au fruit de vie, qu ' il le prenne, qu ' il en mange et qu ' il vive Ă©ternellement ; je remarquai l'ironie formidable du CrĂ©ateur Voici qu ' Adam est devenu semblable Ă l ' un de nous , etc. Il ne faut pas que l ' homme porte la main au fruit de vie . Pourquoi ? Parce qu'il a goĂ»tĂ© au fruit de la science et qu'il connaĂźt le bien et le mal ; il est maintenant accablĂ© de maux ; donc, il ne faut pas qu ' il vive Ă©ternellement quelle bontĂ© de Dieu que la mort ! Il y a des priĂšres commencĂ©es, les unes pour les inquiĂ©tudes de l ' Ăąme, les autres pour se fortifier contre la prospĂ©ritĂ© des mĂ©chants je cherchais Ă ramener Ă un centre de repos mes pensĂ©es errantes hors de moi. Comme Dieu ne voulait pas finir lĂ ma vie, la rĂ©servant Ă de longues Ă©preuves, les orages qui s'Ă©taient soulevĂ©s se calmĂšrent. Tout Ă coup, le cardinal ambassadeur changea de maniĂšres Ă mon Ă©gard j'eus une explication avec lui, et dĂ©clarai ma rĂ©solution de me retirer. Il s'y opposa il prĂ©tendit que ma dĂ©mission, dans ce moment, aurait l'air d'une disgrĂące ; que je rĂ©jouirais mes ennemis, que le Premier Consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empĂȘcherait d'ĂȘtre tranquille dans les lieux oĂč je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer quinze jours ou un mois Ă Naples. Dans ce moment mĂȘme, la Russie me faisait sonder pour savoir si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc ce serait tout au plus si j'aurais voulu faire Ă Henri V le sacrifice des derniĂšres annĂ©es de ma vie. Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le Premier Consul m'avait nommĂ© ministre dans le Valais. Il s'Ă©tait d'abord emportĂ© sur des dĂ©nonciations ; mais revenant Ă sa raison, il comprit que j'Ă©tais de cette race qui n'est bonne que sur un premier plan, qu'il ne fallait me mĂȘler Ă personne, ou bien que l'on ne tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante ; il en crĂ©a une, et la choisissant conforme Ă mon instinct de solitude et d'indĂ©pendance, il me plaça dans les Alpes ; il me donna une rĂ©publique catholique avec un monde de torrents le RhĂŽne et nos soldats se croiseraient Ă mes pieds, l'un descendant vers la France, les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin. Le Consul devait m'accorder autant de congĂ©s que j'en dĂ©sirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciocchi me faisait mander par Fontanes que la premiĂšre grande ambassade disponible m'Ă©tait rĂ©servĂ©e. J'obtins donc cette premiĂšre victoire diplomatique sans m'y attendre, et sans le vouloir il est vrai qu'Ă la tĂȘte de l'Etat se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas abandonner Ă des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle sentait trop disposĂ©e Ă se sĂ©parer du pouvoir. Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, Ă qui je rends dans ces MĂ©moires une justice sur laquelle peut-ĂȘtre il ne comptait pas, avait envoyĂ© deux dĂ©pĂȘches malveillantes Ă Paris, presqu'au moment mĂȘme que ses maniĂšres Ă©taient devenues plus obligeantes, aprĂšs la mort de madame de Beaumont. Sa vĂ©ritable pensĂ©e Ă©tait-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller Ă Naples, ou dans ses missives diplomatiques ? Conversations et missives sont de la mĂȘme date, et contradictoires. Il n'a tenu qu'Ă moi de mettre M. le cardinal d'accord avec lui-mĂȘme, en faisant disparaĂźtre les traces des rapports qui me concernaient il m'eĂ»t suffi de retirer des cartons, lorsque j'Ă©tais ministre des affaires Ă©trangĂšres, les Ă©lucubrations de l'ambassadeur je n'aurais fait que ce qu'a fait M. de Talleyrand au sujet de sa correspondance avec l'empereur. Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance Ă mon profit. Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait Ă leur place. Que cette maniĂšre d'agir soit une duperie, je le veux bien ; mais pour ne pas me faire le mĂ©rite d'une vertu que je n'ai pas, il faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes dĂ©tracteurs, tient plus Ă mon mĂ©pris qu'Ă ma gĂ©nĂ©rositĂ©. J'ai vu aussi dans les archives de l'ambassade Ă Berlin des lettres offensantes de M. le marquis de Bonnay Ă mon Ă©gard loin de me mĂ©nager, je les ferai connaĂźtre. M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre abbĂ© Guillon l'Ă©vĂȘque de Maroc il Ă©tait signalĂ© comme un agent de la Russie . Bonaparte traitait M. LainĂ© d' agent de 1'Angleterre c'Ă©taient lĂ de ces commĂ©rages dont ce grand homme avait pris la mĂ©chante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien Ă dire contre M. Fesch lui-mĂȘme ? Quel cas sa propre famille faisait-elle de lui ? Le cardinal de Clermont-Tonnerre Ă©tait Ă Rome comme moi, en 1803 ; que n'Ă©crivait-il point de l'oncle de NapolĂ©on ! J'ai les lettres. Au reste, Ă qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans des liasses vermoulues, importent-elles ? Des divers acteurs de cette Ă©poque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prĂ©tendons vivre, nous sommes dĂ©jĂ morts lit-on le nom de l'insecte, Ă la faible lueur qu'il traĂźne quelquefois aprĂšs lui en rampant ? M. le cardinal Fesch m'a retrouvĂ© depuis, ambassadeur auprĂšs de LĂ©on XII ; il m'a donnĂ© des preuves d'estime de mon cĂŽtĂ©, j'ai tenu Ă le prĂ©venir et Ă l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugĂ© avec une sĂ©vĂ©ritĂ© que je ne m'Ă©pargne pas. Tout cela est archipassĂ© je ne veux pas mĂȘme reconnaĂźtre l'Ă©criture de ceux qui, en 1803, ont servi de secrĂ©taires officiels ou officieux Ă M. le cardinal Fesch. Je partis pour Naples lĂ commença une annĂ©e sans madame de Beaumont ; annĂ©e d'absence, que tant d'autres devaient suivre ! Je n'ai point revu Naples depuis cette Ă©poque, bien qu'en 1827 je fusse Ă la porte de cette mĂȘme ville, oĂč je me promettais d'aller avec madame de Chateaubriand. Les orangers Ă©taient couverts de leurs fruits et les myrtes de leurs fleurs. BaĂŻes, les Champs-ElysĂ©es et la mer, Ă©taient des enchantements que je ne pouvais plus dire Ă personne. J'ai peint la baie de Naples dans les Martyrs . Je montai au VĂ©suve et descendis dans son cratĂšre. Je me pillais je jouais une scĂšne de RenĂ© . A PompĂ©i, on me montra un squelette enchaĂźnĂ© et des mots latins estropiĂ©s, barbouillĂ©s par des soldats sur des murs. Je revins Ă Rome. Canova m'accorda l'entrĂ©e de son atelier, tandis qu'il travaillait Ă une statue de nymphe. Ailleurs, les modĂšles des marbres du tombeau que j'avais commandĂ©, Ă©taient dĂ©jĂ d'une grande expression. J'allai prier sur des cendres Ă Saint-Louis, et je partis pour Paris le 21 janvier 1804, autre jour de malheur. Voici une prodigieuse misĂšre trente-cinq ans se sont Ă©coulĂ©s depuis la date de ces Ă©vĂ©nements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon dernier lien ? Et pourtant que j'ai vite, non pas oubliĂ©, mais remplacĂ© ce qui me fut cher ! Ainsi va l'homme de dĂ©faillance en dĂ©faillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mĂšne devant lui sa vie, une ombre d'excuse lui reste ; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la traĂźne pĂ©niblement derriĂšre lui, comment l'excuser ? L'indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infirmitĂ©s volages, pour exprimer nos affections rĂ©centes, nous ne pouvons employer que des mots dĂ©jĂ usĂ©s par nous dans nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois on les profane en les rĂ©pĂ©tant. Nos amitiĂ©s trahies et dĂ©laissĂ©es nous reprochent les nouvelles sociĂ©tĂ©s oĂč nous sommes engagĂ©s ; nos heures s'accusent notre vie est une perpĂ©tuelle rougeur, parce qu'elle est une faute continuelle. 1. AnnĂ©e de ma vie, 1804. - RĂ©publique du Valais. - Visite au chĂąteau des Tuileries. - HĂŽtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma dĂ©mission. - 2. Mort du duc d'Enghien. - 3 AnnĂ©e de ma vie, 1804. - 4. Le gĂ©nĂ©ral Hulin. - 5. Le duc de Rovigo. - 6. M. de Talleyrand. - 7. Part de chacun. - 8. Bonaparte ses sophismes et ses remords. - 9. Ce qu'il faut conclure de tout ce rĂ©cit. - InimitiĂ©s enfantĂ©es par la mort du duc d'Enghien. - 10. Un article du Mercure . - Changement dans la vie de Bonaparte. - 11. Abandon de Chantilly. Paris, 1838. Revu le 22 fĂ©vrier 1845. AnnĂ©e de ma vie 1804. - RĂ©publique du Valais. - Visite au chĂąteau des Tuileries. - HĂŽtel de Montmorin. - J'entends crier la mort du duc d'Enghien. - Je donne ma dĂ©mission. Mon dessein n'Ă©tant pas de rester Ă Paris, je descendis Ă l'hĂŽtel de France, rue de Beaune, oĂč madame de Chateaubriand vint me rejoindre pour se rendre avec moi dans le Valais. Mon ancienne sociĂ©tĂ©, dĂ©jĂ Ă demi dispersĂ©e, avait perdu le lien qui la rĂ©unissait. Bonaparte marchait Ă l'empire ; son gĂ©nie s'Ă©levait Ă mesure que grandissaient les Ă©vĂ©nements il pouvait comme la poudre en se dilatant, emporter le monde ; dĂ©jĂ immense, et cependant ne se sentant pas au sommet, ses forces le tourmentaient ; il tĂątonnait, il semblait chercher son chemin quand j'arrivai Ă Paris, il en Ă©tait Ă Pichegru et Ă Moreau ; par une mesquine envie, il avait consenti Ă les admettre pour rivaux Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal qui leur Ă©tait fort supĂ©rieur, furent arrĂȘtĂ©s. Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les affaires de la vie, n'avait rien de ma nature et j'Ă©tais aise de m'enfuir aux montagnes. Le conseil de la ville de Sion m'Ă©crivit. La naĂŻvetĂ© de cette dĂ©pĂȘche en a fait pour moi un document ; j'entrais dans la politique par la religion le GĂ©nie du Christianisme m'en avait ouvert les portes. " RĂ©publique du Valais. " Sion, 20 fĂ©vrier 1804. " Le conseil de la ville de Sion, " A monsieur Chateaubriand, " secrĂ©taire de lĂ©gation de la RĂ©publique française Ă Rome. " Monsieur, " Par une lettre officielle de notre grand-baillif, nous avons appris votre nomination Ă la place de ministre de France prĂšs de notre RĂ©publique. Nous nous empressons Ă vous en tĂ©moigner la joie la plus complĂšte que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un prĂ©cieux gage de la bienveillance du Premier Consul envers notre RĂ©publique et nous nous fĂ©licitons de l'honneur de vous possĂ©der dans nos murs nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un tĂ©moignage de ces sentiments, nous avons dĂ©libĂ©rĂ© de vous faire prĂ©parer un logement provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets convenables pour votre usage, autant que la localitĂ© et nos circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre vous-mĂȘme des arrangements Ă votre convenance. " Veuillez, Monsieur, agrĂ©er cette offre comme une preuve de nos dispositions sincĂšres Ă honorer le gouvernement français dans son employĂ©, dont le choix doit plaire particuliĂšrement Ă un peuple religieux . Nous vous prions de vouloir bien nous prĂ©venir de votre arrivĂ©e dans cette ville. " AgrĂ©ez, Monsieur, les assurances de notre respectueuse considĂ©ration. " Le prĂ©sident du conseil de la ville de Sion, " De Riedmalten. " " Par le conseil de la ville " Le secrĂ©taire du conseil, " de Sorrente. " Deux jours avant le 20 mars, je m'habillai pour aller prendre congĂ© de Bonaparte aux Tuileries ; je ne l'avais pas revu depuis le moment oĂč il m'avait parlĂ© chez Lucien. La galerie oĂč il recevait Ă©tait pleine ; il Ă©tait accompagnĂ© de Murat et d'un premier aide-de-camp ; il passait presque sans s'arrĂȘter. A mesure qu'il approcha de moi, je fus frappĂ© de l'altĂ©ration de son visage ses joues Ă©taient dĂ©valĂ©es et livides, ses yeux Ăąpres, son teint pĂąli et brouillĂ©, son air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait prĂ©cĂ©demment poussĂ© vers lui, cessa ; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin de l'Ă©viter. Il me jeta un regard comme pour chercher Ă me reconnaĂźtre, dirigea quelques pas vers moi, puis se dĂ©tourna et s'Ă©loigna. Lui Ă©tais-je apparu comme un avertissement ? Son aide-de-camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide-de-camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placĂ©s devant moi, et rentraĂźnait le Consul de mon cĂŽtĂ©. Ce jeu continua prĂšs d'un quart d'heure, moi toujours me retirant, NapolĂ©on me suivant toujours sans s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappĂ© l'aide-de-camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu ? Voulait-il, s'il savait qui j'Ă©tais, forcer Bonaparte Ă s'entretenir avec moi ? Quoi qu'il en soit, NapolĂ©on passa dans un autre salon. Satisfait d'avoir rempli ma tĂąche en me prĂ©sentant aux Tuileries, je me retirai. A la joie que j'ai toujours Ă©prouvĂ©e en sortant d'un chĂąteau, il est Ă©vident que je n'Ă©tais pas fait pour y entrer. RetournĂ© Ă l'hĂŽtel de France, je dis Ă plusieurs de mes amis " Il faut qu'il y ait quelque chose d'Ă©trange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut ĂȘtre changĂ© Ă ce point, Ă moins d'ĂȘtre malade. " M. Bourrienne a su ma singuliĂšre prĂ©vision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase " En revenant de chez le Premier Consul, M. de Chateaubriand dĂ©clara Ă ses amis qu'il avait remarquĂ© chez le Premier Consul une grande altĂ©ration et quelque chose de sinistre dans le regard. " Oui, je le remarquai une intelligence supĂ©rieure n'enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel et qu'elle ne devait pas le porter. Le surlendemain, 20 mars, je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m'Ă©tait triste et cher. M. de Montmorin avait fait bĂątir un hĂŽtel au coin de la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hĂŽtel, vendu pendant la RĂ©volution, madame de Beaumont, presque enfant, avait plantĂ© un cyprĂšs, et elle s'Ă©tait plu quelquefois Ă me le montrer en passant c'Ă©tait Ă ce cyprĂšs, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'Ă©lĂšve Ă peine Ă la hauteur de la croisĂ©e sous laquelle une main qui s'est retirĂ©e aimait Ă le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espĂšce ; il semble me connaĂźtre et se rĂ©jouir quand j'approche ; des souffles mĂ©lancoliques inclinent un peu vers moi sa tĂȘte jaunie, et il murmure Ă la fenĂȘtre de la chambre abandonnĂ©e intelligences mystĂ©rieuses entre nous qui cesseront quand l'un ou l'autre sera tombĂ©. Mon pieux tribut payĂ©, je descendis le boulevard, traversai l'esplanade des Invalides, le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, dont je sortis prĂšs du pavillon Marsan, Ă la grille qui s'ouvre aujourd'hui sur la rue de Rivoli. LĂ , entre onze heures et midi, j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s'arrĂȘtaient, subitement pĂ©trifiĂ©s par ces mots " Jugement de la commission militaire spĂ©ciale convoquĂ©e Ă Vincennes, qui condamne Ă la peine de mort le nommĂ© Louis-Antoine-Henri de Bourbon, nĂ© le 2 aoĂ»t 1772 Ă Chantilly . " Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de mĂȘme qu'il changea celle de NapolĂ©on. Je rentrai chez moi ; je dis Ă madame de Chateaubriand " Le duc d'Enghien vient d'ĂȘtre fusillĂ©. " Je m'assis devant une table, et je me mis Ă Ă©crire ma dĂ©mission. Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit Ă©crire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers on faisait le procĂšs au gĂ©nĂ©ral Moreau et Ă Georges Cadoudal ; le lion avait goĂ»tĂ© le sang, ce n'Ă©tait pas le moment de l'irriter. M. Clausel de Coussergues arriva sur ces entrefaites ; il avait aussi entendu crier l'arrĂȘt. Il me trouva la plume Ă la main ma lettre, dont il me fit supprimer, par pitiĂ© pour madame de Chateaubriand, des phrases de colĂšre, partit ; elle Ă©tait au ministre des relations extĂ©rieures. Peu importait la rĂ©daction mon opinion et mon crime Ă©taient dans le fait de ma dĂ©mission Bonaparte ne s'y trompa pas. Madame Bacciocchi jeta les hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait ma dĂ©fection ; elle m'envoya chercher et me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes qui agit ensuite avec une amitiĂ© intrĂ©pide, devint presque fou de peur, au premier moment il me rĂ©putait fusillĂ© avec toutes les personnes qui m'Ă©taient attachĂ©es. Pendant plusieurs jours, mes amis restĂšrent dans la crainte de me voir enlever par la police ; ils se prĂ©sentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frĂ©missant, quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser le lendemain de ma dĂ©mission, disant qu'on Ă©tait heureux d'avoir un ami tel que moi. Il demeura un temps assez considĂ©rable dans une honorable modĂ©ration, Ă©loignĂ© des places et du pouvoir. NĂ©anmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte Ă la louange d'une action gĂ©nĂ©reuse, s'arrĂȘta. J'avais acceptĂ©, en considĂ©ration de la religion, une place hors de France, place que m'avait confĂ©rĂ©e un gĂ©nie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe populaire, le consul d'une rĂ©publique , et non un roi continuateur d'une monarchie usurpĂ©e ; alors, j'Ă©tais isolĂ© dans mon sentiment, parce que j'Ă©tais consĂ©quent dans ma conduite ; je me retirai quand les conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altĂ©rĂšrent ; mais aussitĂŽt que le hĂ©ros se fut changĂ© en meurtrier, on se prĂ©cipita dans ses antichambres. Six mois aprĂšs le 20 mars, on eĂ»t pu croire qu'il n'y avait plus qu'une opinion dans la haute sociĂ©tĂ©, sauf de mĂ©chants quolibets que l'on se permettait Ă huis-clos. Les personnes tombĂ©es prĂ©tendaient avoir Ă©tĂ© forcĂ©es et l'on ne forçait disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait d'ĂȘtre forcĂ© Ă force de sollicitations. Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'Ă©loignĂšrent ; ma prĂ©sence leur Ă©tait un reproche les gens prudents trouvent de l'imprudence dans ceux qui cĂšdent Ă l'honneur. Il y a des temps oĂč l'Ă©lĂ©vation de l'Ăąme est une vĂ©ritable infirmitĂ© ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espĂšce de borne d'esprit, pour un prĂ©jugĂ©, une habitude inintelligente d'Ă©ducation, une lubie, un travers qui vous empĂȘche de juger les choses ; imbĂ©cillitĂ© honorable peut-ĂȘtre, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacitĂ© peut-on trouver Ă n'y voir goutte, Ă rester Ă©tranger Ă la marche du siĂšcle, au mouvement des idĂ©es, Ă la transformation des moeurs, au progrĂšs de la sociĂ©tĂ© ? N'est-ce pas une mĂ©prise dĂ©plorable que d'attacher aux Ă©vĂ©nements une importance qu'ils n'ont pas ? BarricadĂ© dans vos Ă©troits principes, l'esprit aussi court que le jugement, vous ĂȘtes comme un homme logĂ© sur le derriĂšre d'une maison, n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. VoilĂ oĂč vous rĂ©duit un peu d'indĂ©pendance, objet de pitiĂ© que vous ĂȘtes pour la mĂ©diocritĂ© quant aux grands esprits Ă l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes , leur dĂ©dain misĂ©ricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre . Je me renfonçai donc humblement dans ma carriĂšre littĂ©raire ; pauvre Pindare destinĂ© Ă chanter dans ma premiĂšre Olympique l ' excellence de l ' eau laissant le vin aux heureux. L'amitiĂ© rendit le coeur Ă M. de Fontanes ; madame Bacciocchi plaça sa bienveillance entre la colĂšre de son frĂšre et ma rĂ©solution. M. de Talleyrand, indiffĂ©rence ou calcul, garda ma dĂ©mission plusieurs jours avant d'en parler quand il l'annonça Ă Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de rĂ©flĂ©chir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blĂąme d'un honnĂȘte homme qui ne craignait pas de le braver, il ne prononça que ces deux mots " C'est bon. " Plus tard il dit Ă sa soeur " Vous avez eu bien peur pour votre ami. " Longtemps aprĂšs, en causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma dĂ©mission Ă©tait une des choses qui l'avaient le plus frappĂ©. M. de Talleyrand me fit Ă©crire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait gracieusement d'avoir privĂ© son dĂ©partement de mes talents et de mes services. Je remis les frais d'Ă©tablissement, et tout fut fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte, je m'Ă©tais placĂ© Ă son niveau, et il Ă©tait animĂ© contre moi de toute sa forfaiture, comme je l'Ă©tais contre lui de toute ma loyautĂ©. Jusqu'Ă sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tĂȘte ; il revenait quelquefois Ă moi par un penchant naturel et cherchait Ă me noyer dans ses fatales prospĂ©ritĂ©s ; quelquefois, j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, par l'idĂ©e que j'assistais Ă une transformation sociale, non Ă un simple changement de dynastie mais antipathiques sous beaucoup de rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eĂ»t fait fusiller volontiers, en le tuant je n'aurais pas senti beaucoup de peine. La mort fait ou dĂ©fait un grand homme ; elle l'arrĂȘte au pas qu'il allait descendre, ou au degrĂ© qu'il allait monter c'est une destinĂ©e accomplie ou manquĂ©e ; dans le premier cas, on en est Ă l'examen de ce qu'elle a Ă©tĂ© ; dans le second, aux conjectures de ce qu'elle aurait pu devenir. Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me serais trompĂ©. Charles X n'a appris qu'Ă Prague ce que j'avais fait en 1804 il revenait de la monarchie. " Chateaubriand, me dit-il au chĂąteau de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte ? - Oui, sire. - Vous avez donnĂ© votre dĂ©mission Ă la mort de M. le duc d'Enghien ? - Oui, sire. " Le malheur instruit ou rend la mĂ©moire. Je vous ai racontĂ© qu'un jour, Ă Londres, rĂ©fugiĂ© avec M. de Fontanes dans une allĂ©e pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le mĂȘme abri en France, son vaillant pĂšre et lui, qui remerciaient si poliment quiconque Ă©crivait l'oraison funĂšbre de M. le duc d'Enghien, ne m'ont pas adressĂ© un souvenir ils ignoraient sans doute aussi ma conduite ; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlĂ©. Chantilly, novembre 1838. Mort du duc d'Enghien. Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une inquiĂ©tude qui m'obligerait Ă changer de climat si j'avais encore la puissance des ailes et la lĂ©gĂšretĂ© des heures les nuages qui volent Ă travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet instinct, je suis accouru Ă Chantilly. J'ai errĂ© sur la pelouse oĂč de vieux gardes se traĂźnent Ă l'orĂ©e des bois. Quelques corneilles, volant devant moi, par-dessus des genĂȘts, des taillis, des clairiĂšres, m'ont conduit aux Ă©tangs de Commelle. La mort a soufflĂ© sur les amis qui m'accompagnĂšrent jadis au chĂąteau de la reine Blanche les sites de ces solitudes n'ont Ă©tĂ© qu'un horizon triste, entrouvert un moment du cĂŽtĂ© de mon passĂ©. Aux jours de RenĂ©, j'aurais trouvĂ© des mystĂšres de la vie dans le ruisseau de la ThĂšve il dĂ©robe sa course parmi des prĂȘles et des mousses ; des roseaux le voilent ; il meurt dans ces Ă©tangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans cesse renouvelĂ©e ces ondes me charmaient quand je portais en moi le dĂ©sert avec les fantĂŽmes qui me souriaient, malgrĂ© leur mĂ©lancolie, et que je parais de fleurs. Revenant le long des haies Ă peine tracĂ©es, la pluie m'a surpris ; je me suis rĂ©fugiĂ© sous un hĂȘtre ses derniĂšres feuilles tombaient comme mes annĂ©es ; sa cime se dĂ©pouillait comme ma tĂȘte. il Ă©tait marquĂ© au tronc d'un cercle rouge, pour ĂȘtre abattu comme moi. RentrĂ© Ă mon auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des dispositions peu propres Ă la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d'Enghien, Ă la vue des ruines de Chantilly. Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les coeurs ; on apprĂ©henda le revenir du rĂšgne de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exĂ©cution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte Ă©taient consternĂ©s. A l'Ă©tranger, si le langage diplomatique Ă©touffa subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les entrailles de la foule. Dans la famille exilĂ©e des Bourbons, le coup pĂ©nĂ©tra d'outre en outre Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre de la Toison-d'or, dont Bonaparte venait d'ĂȘtre dĂ©corĂ© ; le renvoi Ă©tait accompagnĂ© de cette lettre, qui fait honneur Ă l'Ăąme royale " Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placĂ© sur un trĂŽne qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc d'Enghien. La religion peut m'engager Ă pardonner Ă un assassin ; mais le tyran de mon peuple doit toujours ĂȘtre mon ennemi. La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner Ă finir mes jours en exil ; mais jamais ni mes contemporains, ni la postĂ©ritĂ© ne pourront dire que, dans le temps de l'adversitĂ©, je me sois montrĂ© indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trĂŽne de mes ancĂȘtres. " Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc d'Enghien Gustave-Adolphe, le dĂ©trĂŽnĂ© et le banni, fut le seul des rois alors rĂ©gnants qui osa Ă©lever la voix pour sauver le jeune prince français. Il fit partir de Karlsruhe un aide-de-camp porteur d'une lettre Ă Bonaparte ; la lettre arriva trop tard le dernier des CondĂ© n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyĂ© la Toison-d'or au roi d'Espagne. Gustave dĂ©clarait Ă l'hĂ©ritier du grand FrĂ©dĂ©ric que, " d'aprĂšs les lois de la chevalerie , il ne pouvait pas consentir Ă ĂȘtre le frĂšre d'armes de l'assassin du duc d'Enghien ". Bonaparte avait l'Aigle-Noir. Il y a je ne sais quelle dĂ©rision amĂšre dans ces souvenirs presque insensĂ©s de chevalerie, Ă©teints partout, exceptĂ© au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassinĂ© ; nobles sympathies de l'infortune, qui vivent Ă l'Ă©cart sans ĂȘtre comprises, dans un monde ignorĂ© des hommes ! HĂ©las ! nous avions passĂ© Ă travers trop de despotismes diffĂ©rents, nos caractĂšres, domptĂ©s par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient plus assez d'Ă©nergie pour qu'Ă propos de la mort du jeune CondĂ© notre douleur portĂąt longtemps le crĂȘpe peu Ă peu les larmes se tarirent ; la peur dĂ©borda en fĂ©licitations sur les dangers auxquels le Premier Consul venait d'Ă©chapper ; elle pleurait de reconnaissance d'avoir Ă©tĂ© sauvĂ©e par une si sainte immolation. NĂ©ron, sous la dictĂ©e de SĂ©nĂšque, Ă©crivit au sĂ©nat une lettre apologĂ©tique du meurtre d'Agrippine ; les sĂ©nateurs, transportĂ©s, comblĂšrent de bĂ©nĂ©dictions le fils qui n'avait pas craint de s'arracher le coeur par un parricide tant salutaire ! La sociĂ©tĂ© retourna vite Ă ses plaisirs ; elle avait frayeur de son deuil aprĂšs la Terreur, les victimes Ă©pargnĂ©es dansaient, s'efforçaient de paraĂźtre heureuses, et, craignant d'ĂȘtre soupçonnĂ©es coupables de mĂ©moire, elles avaient la mĂȘme gaietĂ© qu'en allant Ă l'Ă©chafaud. Ce ne fut pas de but en blanc et sans prĂ©caution que l'on arrĂȘta le duc d'Enghien ; Bonaparte s'Ă©tait fait rendre compte du nombre des Bourbons en Europe. Dans un conseil oĂč furent appelĂ©s MM. de Talleyrand et FouchĂ©, on reconnut que le duc d'AngoulĂȘme Ă©tait Ă Varsovie avec Louis XVIII ; le comte d'Artois et le duc de Berry Ă Londres, avec les princes de CondĂ© et de Bourbon. Le plus jeune des CondĂ© Ă©tait Ă Ettenheim, dans le duchĂ© de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient nouĂ© des intrigues de ce cĂŽtĂ©. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son petit-fils contre une arrestation possible, par un billet Ă lui adressĂ© de Londres et que l'on conserve. Bonaparte appela auprĂšs de lui les deux consuls ses collĂšgues il fit d'abord d'amers reproches Ă M. RĂ©al de l'avoir laissĂ© ignorer ce qu'on projetait contre lui. Il Ă©couta patiemment les objections ce fut CambacĂ©rĂšs qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les MĂ©moires de CambacĂ©rĂšs, qu'un de ses neveux, M. de CambacĂ©rĂšs, pair de France, m'a permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir reconnaissant. La bombe lancĂ©e ne revient pas ; elle va oĂč le gĂ©nie l'envoie, et tombe. Pour exĂ©cuter les ordres de Bonaparte, il fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut immĂ©diatement violĂ©. Le duc d'Enghien fut arrĂȘtĂ© Ă Ettenheim. On ne trouva auprĂšs de lui, au lieu du gĂ©nĂ©ral Dumouriez, que le marquis de TumĂ©ry et quelques autres Ă©migrĂ©s de peu de renom cela aurait dĂ» avertir de la mĂ©prise. Le duc d'Enghien est conduit Ă Strasbourg. Le commencement de la catastrophe de Vincennes nous a Ă©tĂ© racontĂ© par le prince mĂȘme il a laissĂ© un petit journal de route d'Ettenheim Ă Strasbourg le hĂ©ros de la tragĂ©die vient sur l'avant-scĂšne prononcer ce prologue Journal du duc d'Enghien. " Le jeudi 15 mars, Ă Ettenheim, ma maison cernĂ©e dit le prince, par un dĂ©tachement de dragons et des piquets de gendarmerie ; total, deux cents hommes environ, deux gĂ©nĂ©raux, le colonel des dragons, le colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, Ă cinq heures du matin. A cinq heures et demie, les portes enfoncĂ©es, emmenĂ© au Moulin, prĂšs la Tuilerie. Mes papiers enlevĂ©s, cachetĂ©s. Conduit dans une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. EmbarquĂ© pour Rhisnau. DĂ©barquĂ© et marchĂ© Ă pied jusqu'Ă Pfortsheim. DĂ©jeunĂ© Ă l'auberge. MontĂ© en voiture avec le colonel Charlot, le marĂ©chal-des-logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siĂšge et Grunstein. ArrivĂ© Ă Strasbourg, chez le colonel Charlot vers cinq heures et demie. TransfĂ©rĂ© une demi-heure aprĂšs dans un fiacre, Ă la citadelle. ... " Dimanche 18, on vient m'enlever Ă une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot m'a annoncĂ© que nous allons chez le gĂ©nĂ©ral de division, qui a reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec six chevaux de poste sur la place de l'Eglise. Le lieutenant Petermann y monte Ă cĂŽtĂ© de moi, le marĂ©chal des-logis Blitersdorff sur le siĂšge, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors. " Ici le naufragĂ©, prĂȘt Ă s'engloutir, interrompt son journal de bord. ArrivĂ©e vers les quatre heures du soir Ă l'une des barriĂšres de la capitale, oĂč vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extĂ©rieur et s'arrĂȘta au chĂąteau de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour intĂ©rieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y enferme et il s'endort. A mesure que le prince approchait de Paris, Bonaparte affectait un calme qui n'Ă©tait pas naturel. Le 18 mars, il partit pour la Malmaison ; c'Ă©tait le dimanche des Rameaux. Madame Bonaparte, qui, comme toute sa famille, Ă©tait instruite de l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui rĂ©pondit " Tu n'entends rien Ă la politique. " Le colonel Savary Ă©tait devenu un des habituĂ©s de Bonaparte. Pourquoi ? parce qu'il avait vu le Premier Consul pleurer Ă Marengo. Les hommes Ă part doivent se dĂ©fier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles un tĂ©moin peut se rendre mettre des rĂ©solutions d'un grand homme. On assure que le Premier Consul fit rĂ©diger tous les ordres pour Vincennes. Il Ă©tait dit dans un de ces ordres, que si la condamnation prĂ©vue Ă©tait une condamnation Ă mort, elle devait ĂȘtre exĂ©cutĂ©e sur-le-champ. Je crois Ă cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque ces ordres manquent. Madame de RĂ©musat, qui, dans la soirĂ©e du 20 mars, jouait aux Ă©checs Ă la Malmaison avec le Premier Consul, l'entendit murmurer quelques vers sur la clĂ©mence d'Auguste ; elle crut que Bonaparte revenait Ă lui et que le prince Ă©tait sauvĂ©. Non ; le destin avait prononcĂ© son oracle. Lorsque Savary reparut Ă la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le Premier Consul s'Ă©tait enfermĂ© seul pendant plusieurs heures. Et puis le vent souffla, et tout fut fini. Commission militaire nommĂ©e. Un ordre de Bonaparte, du 29 ventĂŽse an XII, avait arrĂȘtĂ© qu'une commission militaire, composĂ©e de sept membres nommĂ©s par le gĂ©nĂ©ral gouverneur de Paris Murat, se rĂ©unirait Ă Vincennes, pour juger le ci-devant duc d ' Enghien, prĂ©venu d ' avoir portĂ© les armes contre la RĂ©publique, etc . En exĂ©cution de cet arrĂȘtĂ©, le mĂȘme jour, 29 ventĂŽse, Joachim Murat nomma, pour former ladite commission, les sept militaires ; Ă savoir Le gĂ©nĂ©ral Hulin, commandant les grenadiers Ă pied de la garde des Consuls, prĂ©sident ; Le colonel Guitton, commandant le 1er rĂ©giment de cuirassiers ; Le colonel Bazancourt, commandant le 4e rĂ©giment d'infanterie lĂ©gĂšre ; Le colonel Ravier, commandant le 18e rĂ©giment d'infanterie de ligne ; Le colonel Barrois, commandant le 96e rĂ©giment d'infanterie de ligne ; Le colonel Rabbe, commandant le 2e rĂ©giment de la garde municipale de Paris ; Le citoyen d'Autancourt, major de la gendarmerie d'Ă©lite, qui remplira les fonctions de capitaine-rapporteur. Interrogatoire du capitaine-rapporteur. Le capitaine d'Autancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la lĂ©gion d'Ă©lite, deux gendarmes Ă pied du mĂȘme corps, Lerva, Tharsis, et le citoyen Noirot, lieutenant au mĂȘme corps se rendent Ă la chambre du duc d'Enghien ; ils le rĂ©veillent il n'avait plus que quatre heures Ă attendre, avant de retourner Ă son sommeil. Le capitaine-rapporteur, assistĂ© de Molin, capitaine au 18e rĂ©giment, greffier choisi par ledit rapporteur, interroge le prince. A lui demandĂ© ses noms, prĂ©noms, Ăąge et lieu de naissance ? A rĂ©pondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, nĂ© le 2 aoĂ»t 1772, Ă Chantilly. A lui demandĂ© oĂč il a rĂ©sidĂ© depuis sa sortie de France ? A rĂ©pondu qu'aprĂšs avoir suivi ses parents, le corps de CondĂ© s'Ă©tant formĂ©, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela, il avait fait la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon. A lui demandĂ© s'il n'Ă©tait point passĂ© en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traitement ? A rĂ©pondu n'y ĂȘtre jamais allĂ© ; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre. A lui demandĂ© quel grade il occupait dans l'armĂ©e de CondĂ© ? A rĂ©pondu commandant de l'avant-garde avant 1796, avant cette campagne comme volontaire au quartier gĂ©nĂ©ral de son grand-pĂšre et toujours, depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde. A lui demandĂ© s'il connaissait le gĂ©nĂ©ral Pichegru ; s'il a eu des relations avec lui ? A rĂ©pondu Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a dĂ©sirĂ© me voir. Je me loue de ne l'avoir point connu d'aprĂšs les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais. A lui demandĂ© s'il connaĂźt l'ex-gĂ©nĂ©ral Dumouriez, et s'il a des relations avec lui ? A rĂ©pondu Pas davantage. De quoi a Ă©tĂ© dressĂ© le prĂ©sent qui a Ă©tĂ© signĂ© par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine-rapporteur. Avant de signer le prĂ©sent procĂšs-verbal, le duc d'Enghien a dit " Je fais avec instance la demande d'avoir une audience particuliĂšre du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espĂ©rer qu'il ne se refusera pas Ă ma demande. " SĂ©ance et jugement de la commission militaire. A deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amenĂ© dans la salle oĂč siĂ©geait la commission et rĂ©pĂ©ta ce qu'il avait dit dans l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. Il persista dans sa dĂ©claration il ajouta qu'il Ă©tait prĂȘt Ă faire la guerre, et qu'il dĂ©sirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre contre la France. " Lui ayant Ă©tĂ© demandĂ© s'il avait quelque chose Ă prĂ©senter dans ses moyens de dĂ©fense, a rĂ©pondu n'avoir rien Ă dire de plus. " Le prĂ©sident fait retirer l'accusĂ© ; le conseil dĂ©libĂ©rant Ă huis clos, le prĂ©sident recueille les voix, en commençant par le plus jeune en grade ; ensuite, ayant Ă©mis son opinion le dernier, l'unanimitĂ© des voix a dĂ©clarĂ© le duc d'Enghien coupable, et lui a appliquĂ© l'article .. de la loi du ... ainsi conçu ... et en consĂ©quence l'a condamnĂ© Ă la peine de mort. Ordonne que le prĂ©sent jugement sera exĂ©cutĂ© de suite Ă la diligence du capitaine-rapporteur, aprĂšs en avoir donnĂ© lecture au condamnĂ©, en prĂ©sence des diffĂ©rents dĂ©tachements des corps de la garnison. " Fait, clos et jugĂ© sans dĂ©semparer Ă Vincennes les jour, mois et an que dessus et avons signĂ©. " La fosse Ă©tant faite, remplie et close, dix ans d'oubli, de consentement gĂ©nĂ©ral et de gloire inouĂŻe s'assirent dessus ; l'herbe poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux illuminations qui Ă©clairaient le sacre pontifical, le mariage de la fille des CĂ©sars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares affligĂ©s rĂŽdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du fossĂ© vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration vint la terre de la tombe fut remuĂ©e et avec elle les consciences ; chacun alors crut devoir s'expliquer. M. Dupin aĂźnĂ© publia sa discussion. M. Hulin, prĂ©sident de la commission militaire, parla. M. le duc de Rovigo entra dans la controverse en accusant M. de Talleyrand ; un tiers rĂ©pondit pour M. de Talleyrand, et NapolĂ©on Ă©leva sa grande voix sur le rocher de Sainte-HĂ©lĂšne. Il faut reproduire et Ă©tudier ces documents, pour assigner Ă chacun la part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il est nuit, et nous sommes Ă Chantilly ; il Ă©tait nuit quand le duc d'Enghien Ă©tait Ă Vincennes. [ Voir dans les textes retranchĂ©s, Sur une piĂšce retrouvĂ©e[C M 1 573] .] Chantilly, novembre 1838. AnnĂ©e de ma vie 1804. Lorsque M. Dupin publia sa brochure, il me l'envoya avec cette lettre " Paris, ce 10 novembre 1823. " Monsieur le vicomte, " Veuillez recevoir un exemplaire de ma publication relative Ă l'assassinat du duc d'Enghien. " Il y a longtemps qu'elle eĂ»t paru, si je n'avais voulu avant tout, respecter la volontĂ© de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son dĂ©sir que cette dĂ©plorable affaire ne fĂ»t point exhumĂ©e. " Mais la Providence avant permis que d'autres prissent l'initiative, il est devenu nĂ©cessaire de faire connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, et aprĂšs m'ĂȘtre assurĂ© qu'on ne persistait plus Ă me faire garder le silence, j'ai parlĂ© avec franchise et sincĂ©ritĂ©. " J'ai l'honneur d'ĂȘtre avec un profond respect, " Monsieur le vicomte, " De votre Excellence, le trĂšs humble et trĂšs obĂ©isant serviteur, " Dupin. " M. Dupin, que je fĂ©licitai et remerciai, rĂ©vĂšle dans sa lettre d'envoi un trait ignorĂ© et touchant des nobles et misĂ©ricordieuses vertus du pĂšre de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure " La mort de l'infortunĂ© duc d'Enghien est un des Ă©vĂ©nements qui ont le plus affligĂ© la nation française il a dĂ©shonorĂ© le gouvernement consulaire. " Un jeune prince, Ă la fleur de l'Ăąge, surpris par trahison sur un sol Ă©tranger, oĂč il dormait en paix sous la protection du droit des gens ; entraĂźnĂ© violemment vers la France ; traduit devant de prĂ©tendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient ĂȘtre les siens ; accusĂ© de crimes imaginaires ; privĂ© du secours d'un dĂ©fenseur ; interrogĂ© et condamnĂ© Ă huis clos ; mis Ă mort de nuit dans les fossĂ©s du chĂąteau fort qui servait de prison d'Etat ; tant de vertus mĂ©connues, de si chĂšres espĂ©rances dĂ©truites, feront Ă jamais de cette catastrophe un des actes les plus rĂ©voltants auxquels il ait pu s'abandonner un gouvernement absolu ! " Si aucune forme n'a Ă©tĂ© respectĂ©e ; si les juges Ă©taient incompĂ©tents ; s'ils n'ont pas mĂȘme pris la peine de relater dans leur arrĂȘt la date et le texte des lois sur lesquelles ils prĂ©tendaient appuyer cette condamnation ; si le malheureux duc d'Enghien a Ă©tĂ© fusillĂ© en vertu d'une sentence signĂ©e en blanc ... et qui n'a Ă©tĂ© rĂ©gularisĂ©e qu'aprĂšs coup ! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une erreur judiciaire ; la chose reste avec son vĂ©ritable nom c'est un odieux assassinat. " Cet Ă©loquent exorde conduit M. Dupin Ă l'examen des piĂšces il montre d'abord l'illĂ©galitĂ© de l'arrestation le duc d'Enghien n'a point Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© en France ; il n'Ă©tait point prisonnier de guerre, puisqu'il n'avait pas Ă©tĂ© pris les armes Ă la main ; il n'Ă©tait pas prisonnier Ă titre civil car l'extradition n'avait pas Ă©tĂ© demandĂ©e ; c'Ă©tait un emparement violent de la personne, comparable aux captures que font les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, incursio latronum . Le jurisconsulte passe Ă l'incompĂ©tence de la commission militaire la connaissance de prĂ©tendus complots tramĂ©s contre l'Etat n'a jamais Ă©tĂ© attribuĂ©e aux commissions militaires. Vient aprĂšs cela l'examen du jugement " L'interrogatoire c'est M. Dupin qui continue de parler a lieu le 29 ventĂŽse Ă minuit. Le 30 ventĂŽse, Ă deux heures du matin, le duc d'Enghien est introduit devant la commission militaire. " Sur la minute du jugement on lit Aujourd'hui, le 30 ventĂŽse an XII de la RĂ©publique, Ă deux heures du matin ces mots, deux heures du matin , qui n'y ont Ă©tĂ© mis que parce qu'en effet, il Ă©tait cette heure-lĂ , sont effacĂ©s sur la minute, sans avoir Ă©tĂ© remplacĂ©s par d'autre indication. " Pas un seul tĂ©moin n'a Ă©tĂ© ni entendu, ni produit contre l'accusĂ©. " L'accusĂ© est dĂ©clarĂ© coupable ! Coupable de quoi ? Le jugement ne le dit pas. " Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la loi en vertu de laquelle la peine est appliquĂ©e. " Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a Ă©tĂ© remplie ; aucune mention n'atteste au procĂšs-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux un exemplaire de la loi ; rien ne constate que le prĂ©sident en ait lu le texte avant de l'appliquer. Loin de lĂ , le jugement, dans sa forme matĂ©rielle, offre la preuve que les commissaires ont condamnĂ© sans savoir ni la date, ni la teneur de la loi ; car ils ont laissĂ© en blanc, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le numĂ©ro de l'article, et la place destinĂ©e Ă recevoir son texte. Et cependant c'est sur la minute d'une sentence constituĂ©e dans cet Ă©tat d'imperfection, que le plus noble sang a Ă©tĂ© versĂ© par des bourreaux ! " La dĂ©libĂ©ration doit ĂȘtre secrĂšte ; mais la prononciation du jugement doit ĂȘtre publique ; c'est encore la Loi qui nous le dit. Or le jugement du 30 ventĂŽse dit bien Le conseil dĂ©libĂ©rant Ă huis clos ; mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on n'y voit pas exprimĂ© que le rĂ©sultat de la dĂ©libĂ©ration ait Ă©tĂ© prononcĂ© en sĂ©ance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire ? Une sĂ©ance publique, Ă deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, lorsque toutes les issues du chĂąteau Ă©taient gardĂ©es par des gendarme d'Ă©lite ! Mais, enfin, on n'a pas mĂȘme pris la prĂ©caution de recourir au mensonge ; le jugement est muet sur ce point. " Ce jugement est signĂ© par le prĂ©sident et les six autres commissaires, y compris le rapporteur, mais il est Ă remarquer que la minute n ' est pas signĂ©e par le greffier, dont le concours, cependant, Ă©tait nĂ©cessaire pour lui donner authenticitĂ©. " La sentence est terminĂ©e par cette terrible formule " Sera exĂ©cutĂ© de suite, Ă la diligence du capitaine-rapporteur . De suite ! mots dĂ©sespĂ©rants qui sont l'ouvrage des juges ! De suite ! Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an VI, accordait le recours en rĂ©vision contre tout jugement militaire ! " M. Dupin, passant Ă l'exĂ©cution, continue ainsi " InterrogĂ© de nuit, jugĂ© de nuit, le duc d'Enghien a Ă©tĂ© tuĂ© de nuit. Cet horrible sacrifice devait se consommer dans l'ombre, afin qu'il fĂ»t dit que toutes les lois avaient Ă©tĂ© violĂ©es, toutes, mĂȘme celles qui prescrivaient la publicitĂ© de l'exĂ©cution. " Le jurisconsulte vient aux irrĂ©gularitĂ©s dans l'instruction " L'article 19 de la loi du 13 brumaire an V porte qu'aprĂšs avoir clos l'interrogatoire, le rapporteur dira au prĂ©venu de faire choix d ' un ami pour dĂ©fenseur . - Le prĂ©venu aura la facultĂ© de choisir ce dĂ©fenseur dans toutes les classes de citoyens prĂ©sents sur les lieux ; s'il dĂ©clare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour lui. Ah !sans doute le prince n'avait point d'amis [Allusion Ă une abominable rĂ©ponse qu'on aurait faite, dit-on, Ă M. le duc d'Enghien. parmi ceux qui l'entouraient ; la cruelle dĂ©claration lui en fut faite par un des fauteurs de cette horrible scĂšne !... HĂ©las ! que n'Ă©tions-nous prĂ©sents ? que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau de Paris ? LĂ , il eĂ»t trouvĂ© des amis de son malheur, des dĂ©fenseurs de son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement prĂ©sentable aux yeux du public qu'on paraĂźt avoir prĂ©parĂ© plus Ă loisir une nouvelle rĂ©daction. La substitution tardive d'une seconde rĂ©daction en apparence plus rĂ©guliĂšre que la premiĂšre bien qu'Ă©galement injuste, n'ĂŽte rien Ă l'odieux d'avoir fait pĂ©rir le duc d'Enghien sur un croquis de jugement signĂ© Ă la hĂąte et qui n'avait pas encore reçu son complĂ©ment. " Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le moins de rĂ©gularitĂ© tient une place importante qu'on eĂ»t Ă©tranglĂ© le duc d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg Ă Paris, ou qu'on l'ait tuĂ© dans le bois de Vincennes, la chose est Ă©gale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes aprĂšs longues annĂ©es, les uns dĂ©montrer l'irrĂ©gularitĂ© d'un meurtre auquel ils n'avaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandĂąt, devant l'accusation publique ? Qu'ont-ils donc entendu ? quelle voix d'en haut les a sommĂ©s de comparaĂźtre ? Chantilly, novembre 1838. Le gĂ©nĂ©ral Hulin. AprĂšs le grand jurisconsulte, voici venir un vĂ©tĂ©ran aveugle il a commandĂ© les grenadiers de la Vieille Garde ; c'est tout dire aux braves. Sa derniĂšre blessure, il l'a reçue de Malet, dont le plomb impuissant est restĂ© perdu dans un visage qui ne s'est jamais dĂ©tournĂ© du boulet. FrappĂ© de cĂ©citĂ©, retirĂ© du monde, n ' ayant pour consolations que les soins de sa famille ce sont ses propres paroles, le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau Ă l'appel du souverain Juge ; il plaide sa cause sans se faire illusion et sans s'excuser " Qu'on ne se mĂ©prenne point dit-il, sur mes intentions. Je n'Ă©cris point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois Ă©manĂ©es du trĂŽne mĂȘme, et que sous le gouvernement d'un roi juste, je n'ai rien Ă redouter de la violence et de l'arbitraire. J'Ă©cris pour dire la vĂ©ritĂ©, mĂȘme en tout ce qui peut m'ĂȘtre contraire. Ainsi, je ne prĂ©tends justifier ni la forme ni le fond du jugement, mais je veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de circonstances il a Ă©tĂ© rendu ; je veux Ă©loigner de moi et de mes collĂšgues l'idĂ©e que nous ayons agi comme des hommes de parti. " Si l'on doit nous blĂąmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous Ils ont Ă©tĂ© bien malheureux ! " Le gĂ©nĂ©ral Hulin affirme que, nommĂ© prĂ©sident d'une commission militaire, il n'en connaissait pas le but ; qu'arrivĂ© Ă Vincennes, il l'ignorait encore ; que les autres membres de la commission l'ignoraient Ă©galement ; que le commandant du chĂąteau, M. Harel, Ă©tant interrogĂ©, lui dit ne savoir rien lui-mĂȘme, ajoutant ces paroles " Que voulez-vous ? je ne suis plus rien ici. Tout se fait sans mes ordres et ma participation c'est un autre qui commande ici. " Il Ă©tait dix heures du soir, quand le gĂ©nĂ©ral Hulin fut tirĂ© de son incertitude par la communication des piĂšces. - L'audience fut ouverte Ă minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut Ă©tĂ© fini. " La lecture des piĂšces, dit le prĂ©sident de la commission, donna lieu Ă un incident. Nous remarquĂąmes qu'Ă la fin de l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant de signer, avait tracĂ©, de sa propre main, quelques lignes oĂč il exprimait le dĂ©sir d ' avoir une explication avec le Premier Consul . Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au gouvernement. La commission y dĂ©fĂ©ra ; mais, au mĂȘme instant, le gĂ©nĂ©ral, qui Ă©tait venu se poster derriĂšre mon fauteuil, nous reprĂ©senta que cette demande Ă©tait inopportune . D'ailleurs, nous ne trouvĂąmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisĂąt Ă surseoir. La commission passa donc outre, se rĂ©servant, aprĂšs les dĂ©bats, de satisfaire au voeu du prĂ©venu. " VoilĂ ce que raconte le gĂ©nĂ©ral Hulin. Or on lit cet autre passage dans la brochure du duc de Rovigo " Il y avait mĂȘme assez de monde pour qu'il m'ait Ă©tĂ© difficile, Ă©tant arrivĂ© des derniers, de pĂ©nĂ©trer derriĂšre le siĂšge du prĂ©sident oĂč je parvins Ă me placer. " C'Ă©tait donc le duc de Rovigo qui s'Ă©tait postĂ© derriĂšre le fauteuil du prĂ©sident ? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la commission, avait-il le droit d'intervenir dans les dĂ©bats de cette commission et de reprĂ©senter qu'une demande Ă©tait inopportune ? Ecoutons le commandant des grenadiers de la Vieille Garde parler du courage du jeune fils des CondĂ© ; il s'y connaissait " Je procĂ©dai Ă l'interrogatoire du prĂ©venu ; je dois le dire, il se prĂ©senta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui d'avoir trempĂ© directement ni indirectement dans un complot d'assassinat contre la vie du Premier Consul ; mais il avoua aussi avoir portĂ© les armes contre la France, disant avec un courage et une fiertĂ© qui ne nous permirent jamais, dans son propre intĂ©rĂȘt, de le faire varier sur ce point " Qu ' il avait soutenu les droits de sa famille, et qu ' un CondĂ© ne pouvait jamais rentrer en France que les armes Ă la main. Ma naissance, mon opinion , ajouta-t-il, me rendent Ă jamais l ' ennemi de votre gouvernement . " La fermetĂ© de ses aveux devenait dĂ©sespĂ©rante pour ses juges. Dix fois nous le mĂźmes sur la voie de revenir sur ses dĂ©clarations, toujours il persista d'une maniĂšre inĂ©branlable " Je vois , disait-il par intervalles, les intentions honorables des membres de la commission, mais je ne peux me servir des moyens qu ' ils m ' offrent. " Et sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans appel " Je le sais , me rĂ©pondit-il, et je ne me dissimule pas le danger que je cours ; je dĂ©sire seulement avoir une entrevue avec le Premier Consul. " " Est-il dans toute notre histoire une page plus pathĂ©tique ? La nouvelle France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui prĂ©sentant les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant ; le tribunal Ă©tabli dans la forteresse oĂč le grand CondĂ©, prisonnier, cultivait des fleurs ; le gĂ©nĂ©ral des grenadiers de la garde de Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi, se sentant Ă©mu d'admiration devant l'accusĂ© sans dĂ©fenseur, abandonnĂ© de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui creusait la tombe, se mĂȘlait aux rĂ©ponses assurĂ©es du jeune soldat ! Quelques jours aprĂšs l'exĂ©cution, le gĂ©nĂ©ral Hulin s'Ă©criait " O le brave jeune homme ! quel courage ! Je voudrais mourir comme lui ! " Le gĂ©nĂ©ral Hulin, aprĂšs avoir parlĂ© de la minute et de la seconde rĂ©daction du jugement, dit " Quant Ă la seconde rĂ©daction, la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre d ' exĂ©cuter de suite , mais seulement de lire de suite le jugement au condamnĂ©, l ' exĂ©cution de suite ne serait pas le fait de la commission, mais seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilitĂ© propre de brusquer cette fatale exĂ©cution. " HĂ©las ! nous avions bien d'autres pensĂ©es ! A peine le jugement fut-il signĂ©, que je me mis Ă Ă©crire une lettre dans laquelle, me rendant en cela l'interprĂšte du voeu unanime de la commission, j'Ă©crivais au Premier Consul pour lui faire part du dĂ©sir qu'avait tĂ©moignĂ© le prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas permis d'Ă©luder. " C'est Ă cet instant qu'un homme, qui s'Ă©tait constamment tenu dans la salle du conseil, et que je nommerais Ă l'instant, si je ne rĂ©flĂ©chissais que, mĂȘme en me dĂ©fendant, il ne me convient pas d'accuser... - Que faites-vous lĂ ? me dit-il en s'approchant de moi. - J'Ă©cris au Premier Consul, lui rĂ©pondis-je, pour lui exprimer le voeu du conseil et celui du condamnĂ©. - Votre affaire est finie, me dit-il en reprenant la plume maintenant cela me regarde. " J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collĂšgues avec moi, qu'il voulait dire Cela me regarde d ' avertir le Premier Consul . La rĂ©ponse, entendue en ce sens, nous laissait l'espoir que l'avertissement n'en serait pas moins donnĂ©. Et comment nous serait-il venu Ă l'idĂ©e que qui que ce fĂ»t auprĂšs de nous, avait l ' ordre de nĂ©gliger les formalitĂ©s voulues par les lois ? " Tout le secret de cette funeste catastrophe est dans cette dĂ©position. Le vĂ©tĂ©ran qui, toujours prĂšs de mourir sur le champ de bataille, avait appris de la mort le langage de la vĂ©ritĂ©, conclut par ces derniĂšres paroles " Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule contigu Ă la salle des dĂ©libĂ©rations. Des conversations particuliĂšres s'Ă©taient engagĂ©es ; j'attendais ma voiture, qui, n'ayant pu entrer dans la cour intĂ©rieure, non plus que celles des autres membres, retarda mon dĂ©part et le leur ; nous Ă©tions nous-mĂȘmes enfermĂ©s, sans que personne pĂ»t communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit entendre ; bruit terrible qui retentit au fond de nos Ăąmes et les glaça de terreur et d'effroi. " Oui, je le jure au nom de tous mes collĂšgues, cette exĂ©cution ne fut point autorisĂ©e par nous notre jugement portait qu'il en serait envoyĂ© une expĂ©dition au ministre de la guerre, au grand juge ministre de la justice, et au gĂ©nĂ©ral en chef gouverneur de Paris. " L'ordre d'exĂ©cution ne pouvait ĂȘtre rĂ©guliĂšrement donnĂ© que par ce dernier ; les copies n'Ă©taient point encore expĂ©diĂ©es ; elles ne pouvaient pas ĂȘtre terminĂ©es avant qu'une partie de la journĂ©e ne fĂ»t Ă©coulĂ©e. RentrĂ© dans Paris, j'aurais Ă©tĂ© trouver le gouverneur, le Premier Consul, que sais-je ? Et tout Ă coup un bruit affreux vient nous rĂ©vĂ©ler que le prince n'existe plus ! " Nous ignorions si celui qui a si cruellement prĂ©cipitĂ© cette exĂ©cution funeste avait des ordres s ' il n ' en avait point, lui seul est responsable ; s ' il en avait, la commission Ă©trangĂšre Ă ces ordres, la commission, tenue en chartre privĂ©e , la commission, dont le dernier voeu Ă©tait pour le salut du prince, n'a pu ni en prĂ©venir, ni en empĂȘcher l'effet. On ne peut l'en accuser. " Vingt ans Ă©coulĂ©s n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que l'on m'accuse d'ignorance d'erreur, j'y consens ; qu'on me reproche une obĂ©issance Ă laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire dans de pareilles circonstances ; mon attachement Ă un homme que je croyais destinĂ© Ă faire le bonheur de mon pays ; ma fidĂ©litĂ© Ă un gouvernement que je croyais lĂ©gitime alors et qui Ă©tait en possession de mes sentiments ; mais que l'on me tienne compte, ainsi qu'Ă mes collĂšgues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons Ă©tĂ© appelĂ©s Ă prononcer. " La dĂ©fense est faible, mais vous vous repentez gĂ©nĂ©ral paix vous soit ! Si votre arrĂȘt est devenu la feuille de route du dernier CondĂ©, vous irez rejoindre, Ă la garde avancĂ©e des morts, le dernier conscrit de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de partager son lit avec le grenadier de la Vieille Garde ; la France de Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble. Chantilly, novembre 1838. Le duc de Rovigo. M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son rang dans la procession qui vient se confesser Ă la tombe. J'avais Ă©tĂ© longtemps sous le pouvoir du ministre de la police ; il tomba sous l'influence qu'il supposait m'ĂȘtre rendue au retour de la lĂ©gitimitĂ© il me communiqua une partie de ses MĂ©moires . Les hommes, dans sa position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur ; ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mĂȘmes s'accusant sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'Ă©taient chargĂ©s, et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manquĂ© de fidĂ©litĂ©, ils ne croient pas avoir violĂ© leur serment ; s'ils ont pris sur eux des rĂŽles qui rĂ©pugnent Ă d'autres caractĂšres, ils pensent avoir rendu de grands services. Leur naĂŻvetĂ© ne les justifie pas, mais elle les excuse. M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres oĂč il traite de la mort du duc d'Enghien ; il voulait connaĂźtre ma pensĂ©e, prĂ©cisĂ©ment parce qu'il savait ce que j'avais fait ; je lui sus grĂ© de cette marque d'estime, et lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai de ne rien publier. Je lui dis " Laissez mourir tout cela ; en France l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver NapolĂ©on d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand ; or vous ne justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous prĂȘtez le flanc Ă vos ennemis ; ils ne manqueront pas de vous rĂ©pondre. Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la gendarmerie d'Ă©lite Ă Vincennes ? Il ignorait la part directe que vous avez eue dans cette action de malheur, et vous la lui rĂ©vĂ©lez. GĂ©nĂ©ral, jetez le manuscrit au feu je vous parle dans votre intĂ©rĂȘt. " Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo pensait que ces maximes convenaient Ă©galement au trĂŽne lĂ©gitime ; il avait la conviction que sa brochure lui rouvrirait la porte des Tuileries. C'est en partie Ă la lumiĂšre de cet Ă©crit que la postĂ©ritĂ© verra se dessiner les fantĂŽmes de deuil. Je voulus cacher l'inculpĂ© venu me demander asile pendant la nuit ; il n'accepta point la protection de mon foyer. M. de Rovigo fait le rĂ©cit du dĂ©part de M. de Caulaincourt qu'il ne nomme point ; il parle de l'enlĂšvement Ă Ettenheim, du passage du prisonnier Ă Strasbourg, et de son arrivĂ©e Ă Vincennes. AprĂšs une expĂ©dition sur les cĂŽtes de la Normandie, le gĂ©nĂ©ral Savary Ă©tait revenu Ă la Malmaison. Il est appelĂ© Ă cinq heures du soir, le 19 mars 1804, dans le cabinet du Premier Consul, qui lui remet une lettre cachetĂ©e pour la porter au gĂ©nĂ©ral Murat, gouverneur de Paris. Il vole chez le gĂ©nĂ©ral, se croise avec le ministre des relations extĂ©rieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'Ă©lite et d'aller Ă Vincennes. Il s'y rend Ă huit heures du soir et voit arriver les membres de la commission. Il pĂ©nĂštre bientĂŽt dans la salle oĂč l'on jugeait le prince, le 20, Ă une heure du matin, et il va s'asseoir derriĂšre le prĂ©sident. Il rapporte les rĂ©ponses du duc d'Enghien, Ă peu prĂšs comme les rapporte le procĂšs-verbal de l'unique sĂ©ance. Il m'a racontĂ© que le prince, aprĂšs avoir donnĂ© ses derniĂšres explications, ĂŽta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, comme un homme qui rĂ©signe sa vie, dit au prĂ©sident " Monsieur, je n'ai plus rien Ă dire. " M. de Rovigo insiste sur ce que la sĂ©ance n'Ă©tait point mystĂ©rieuse " Les portes de la salle ", affirme-t-il " Ă©taient ouvertes et libres pour tous ceux qui pouvaient s'y rendre Ă cette heure . " M. Dupin avait dĂ©jĂ remarquĂ© cette perturbation de raisonnement. A cette occasion M. Achille Roche, qui semble Ă©crire pour M. de Talleyrand, s'Ă©crie " La sĂ©ance ne fut point mystĂ©rieuse ! A minuit ! elle se tint dans la partie habitĂ©e du chĂąteau ; dans la partie habitĂ©e d'une prison ! Qui assistait donc Ă cette sĂ©ance ? des geĂŽliers, des soldats, des bourreaux. " Nul ne pouvait donner des dĂ©tails plus exacts sur le moment et le lieu du coup de foudre que M. le duc de Rovigo ; Ă©coutons-le " AprĂšs le prononcĂ© de l'arrĂȘt je me retirai avec les officiers de mon corps qui, comme moi, avaient assistĂ© aux dĂ©bats, et j'allai rejoindre les troupes qui Ă©taient sur l'esplanade du chĂąteau. L'officier qui commandait l'infanterie de ma lĂ©gion, vint me dire avec une Ă©motion profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exĂ©cuter la sentence de la commission militaire - Donnez-le, rĂ©pondis-je. - Mais, oĂč dois-je le placer ? - LĂ oĂč vous ne pourrez blesser personne. Car dĂ©jĂ les habitants des populeux environs de Paris Ă©taient sur les routes pour se rendre aux divers marches. AprĂšs avoir bien examinĂ© les lieux, l'officier choisit le fossĂ© comme l'endroit le plus sĂ»r pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y fut conduit par l'escalier de la tour d'entrĂ©e du cĂŽtĂ© du parc, et y entendit la sentence, qui fut exĂ©cutĂ©e. " Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mĂ©moire " Entre la sentence et son exĂ©cution, on avait creusĂ© une fosse c'est ce qui a fait dire qu'on l'avait creusĂ©e avant le jugement. " Malheureusement, les inadvertances sont ici dĂ©plorables " M. de Rovigo prĂ©tend, dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, qu'il a obĂ©i ! Qui lui a transmis l'ordre d'exĂ©cution ? Il paraĂźt que c'est un M. Delga, tuĂ© Ă Wagram. Mais que ce soit ou ne soit pas ce M. Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne rĂ©clamera pas, aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue Ă cet officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hĂątĂ© cette exĂ©cution ; ce n'est pas lui, rĂ©pond-il un homme qui est mort lui a dit qu'on avait donnĂ© des ordres pour la hĂąter. " Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exĂ©cution, qu'il raconte avoir eu lieu de jour cela d'ailleurs ne changeant rien au fait, n'ĂŽterait qu'un flambeau au supplice. " A l'heure oĂč se lĂšve le soleil, en plein air, fallait-il, dit le gĂ©nĂ©ral, une lanterne pour voir un homme Ă six pas ! Ce n'est pas que le soleil, ajoute-t-il, fĂ»t clair et serein ; comme il Ă©tait tombĂ© toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide qui retardait son apparition. L'exĂ©cution a eu lieu Ă six heures du matin, le fait est attestĂ© par des piĂšces irrĂ©cusables . " Et le gĂ©nĂ©ral ne fournit ni n'indique ces piĂšces. La marche du procĂšs dĂ©montre que le duc d'Enghien fut jugĂ© Ă deux heures du matin, et fut fusillĂ© de suite. Ces mots, deux heures du matin , Ă©crits d'abord Ă la premiĂšre minute de l'arrĂȘt, sont ensuite biffĂ©s sur cette minute. Le procĂšs-verbal de l'exhumation prouve, par la dĂ©position de trois tĂ©moins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet celui-ci avait aidĂ© Ă creuser la fosse, que la mise Ă mort s'effectua de nuit. M. Dupin aĂźnĂ© rappelle la circonstance d'un falot attachĂ© sur le coeur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, Ă mĂȘme intention, d'une main ferme, par le prince. Il a Ă©tĂ© question d'une grosse pierre retirĂ©e de la fosse et dont on aurait Ă©crasĂ© la tĂȘte du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'ĂȘtre vantĂ© de possĂ©der quelques dĂ©pouilles de l'holocauste j'ai cru moi-mĂȘme Ă ces bruits ; mais les piĂšces lĂ©gales prouvent qu'ils n'Ă©taient pas fondĂ©s. Par le procĂšs-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des mĂ©decins et chirurgiens, pour l'exhumation du corps il a Ă©tĂ© reconnu que la tĂȘte Ă©tait brisĂ©e, que la mĂąchoire supĂ©rieure, entiĂšrement sĂ©parĂ©e des os de la face, Ă©tait garnie de douze dents ; que la mĂąchoire infĂ©rieure, fracturĂ©e dans sa partie moyenne, Ă©tait partagĂ©e en deux, et ne prĂ©sentait plus que trois dents . Le corps Ă©tait Ă plat sur le ventre, la tĂȘte plus basse que les pieds ; les vertĂšbres du cou avaient une chaĂźne d'or. Le second procĂšs-verbal d'exhumation Ă la mĂȘme date, 20 mars 1816, le ProcĂšs-verbal gĂ©nĂ©ral , constate qu'on a retrouvĂ©, avec les restes du squelette, une bourse de maroquin contenant onze piĂšces d'or, soixante-dix piĂšces d'or renfermĂ©es dans des rouleaux cachetĂ©s, des cheveux, des dĂ©bris de vĂȘtements, des morceaux de casquette portant l'empreinte des balles qui l'avaient traversĂ©e. Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dĂ©pouilles ; la terre qui les retenait les a rendues et a tĂ©moignĂ© de la probitĂ© du gĂ©nĂ©ral ; une lanterne n'a point Ă©tĂ© attachĂ©e sur le coeur du prince, on en aurait trouvĂ© les fragments, comme ceux de la casquette trouĂ©e ; une grosse pierre n'a point Ă©tĂ© retirĂ©e de la fosse ; le feu du piquet Ă six pas a suffi pour mettre en piĂšces la tĂȘte, pour sĂ©parer la mĂąchoire supĂ©rieure des os de la face , etc. A cette dĂ©rision des vanitĂ©s humaines, il ne manquait que l'immolation pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, et cette inscription gravĂ©e sur le cercueil du duc d'Enghien " Ici est le corps de trĂšs haut et puissant Prince du sang, pair de France, mort Ă Vincennes le 21 mars 1804, ĂągĂ© de 31 ans 7 mois et 19 jours. " Le corps Ă©tait des os fracassĂ©s et nus ; le haut et puissant Prince , les fragments brisĂ©s de la carcasse d'un soldat pas un mot qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blĂąme ou de douleur dans cette Ă©pitaphe gravĂ©e par une famille en larmes ; prodigieux effet du respect que le siĂšcle porte aux oeuvres et aux susceptibilitĂ©s rĂ©volutionnaires ! on s'est hĂątĂ© de mĂȘme de faire disparaĂźtre la chapelle mortuaire du duc de Berry. Que de nĂ©ants ! Bourbons, inutilement rentrĂ©s dans vos palais, vous n'avez Ă©tĂ© occupĂ©s que d'exhumations et de funĂ©railles ; votre temps de vie Ă©tait passĂ©. Dieu l'a voulu ! L'ancienne gloire de la France pĂ©rit sous les yeux de l'ombre du grand CondĂ©, dans un fossĂ© de Vincennes peut-ĂȘtre Ă©tait-ce au lieu mĂȘme oĂč Louis IX, Ă qui l ' on n ' alloit que comme Ă un saint , " s'asseyoit sous un chesne et oĂč tous ceux qui avoient affaire Ă luy venoient luy parler sans empeschement d'huissiers ni d'autres ; et quand il voyoit aucune chose Ă amender, en la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-mĂȘme l'amendoit de sa bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par devant lui estoit autour de luy ". Joinville. Le duc d'Enghien demanda Ă parler Ă Bonaparte ; il avait affaire par devant lui ; il ne fut point Ă©coutĂ© ! Qui du bord du ravelin contemplait au fond du fossĂ© ces armes, ces soldats Ă peine Ă©clairĂ©s d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans la nuit Ă©ternelle ? oĂč Ă©tait-il placĂ©, le falot ? Le duc d'Enghien avait-il Ă ses pieds sa fosse ouverte ? fut-il obligĂ© de l'enjamber pour se mettre Ă la distance des six pas mentionnĂ©s par le duc de Rovigo ? On a conservĂ© une lettre de M. le duc d'Enghien ĂągĂ© de neuf ans, Ă son pĂšre, le duc de Bourbon ; il lui dit " Tous les Enguiens sont heureux ; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la bataille de Rocroi j'espĂšre l'ĂȘtre aussi. " Est-il vrai qu'on refusa un prĂȘtre Ă la victime ? Est-il vrai qu'elle ne trouva qu'avec difficultĂ© une main pour se charger de transmettre Ă une femme le dernier gage d'un attachement ? Qu'importait aux bourreaux un sentiment de piĂ©tĂ© ou de tendresse ? Ils Ă©taient lĂ pour tuer, le duc d'Enghien pour mourir. Le duc d'Enghien avait Ă©pousĂ© secrĂštement, par le ministĂšre d'un prĂȘtre, la princesse Charlotte de Rohan en ces temps oĂč la patrie Ă©tait errante, un homme, en raison mĂȘme de son Ă©lĂ©vation, Ă©tait arrĂȘtĂ© par mille entraves politiques ; pour jouir de ce que la sociĂ©tĂ© publique accorde Ă tous, il Ă©tait obligĂ© de se cacher. Ce mariage lĂ©gitime, aujourd'hui connu, rehausse l'Ă©clat d'une fin tragique ; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel la religion perpĂ©tue la pompe du malheur, quand, aprĂšs la catastrophe accomplie, la croix s'Ă©lĂšve sur le lieu dĂ©sert. Chantilly, novembre 1838. M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, aprĂšs la brochure de M. de Rovigo, avait prĂ©sentĂ© un mĂ©moire justificatif Ă Louis XVIII ce mĂ©moire, que je n'ai point vu et qui devait tout Ă©claircir, n'Ă©claircissait rien. En 1820, nommĂ© ministre plĂ©nipotentiaire Ă Berlin, je dĂ©terrai dans les archives de l'ambassade une lettre du citoyen Laforest, Ă©crite au citoyen Talleyrand, au sujet de M. le duc d'Enghien. Cette lettre Ă©nergique est d'autant plus honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa carriĂšre, sans recevoir de rĂ©compense de l'opinion publique, sa dĂ©marche devant rester ignorĂ©e noble abnĂ©gation d'un homme qui, par son obscuritĂ© mĂȘme, avait dĂ©volu ce qu'il a fait de bien Ă l'obscuritĂ©. M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut ; du moins je ne trouvai rien de lui dans les mĂȘmes archives, concernant la mort du prince. Le ministre des relations extĂ©rieures avait pourtant mandĂ© le 2 ventĂŽse, au ministre de l'Ă©lecteur de Bade, " que le Premier Consul avait cru devoir donner Ă des dĂ©tachements l'ordre de se rendre Ă Offembourg et Ă Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouĂŻes qui, par leur nature mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part ". Un passage des gĂ©nĂ©raux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en scĂšne Bonaparte " Mon ministre, dit-il, me reprĂ©senta fortement qu'il fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fĂ»t sur un territoire neutre. Mais j'hĂ©sitais encore, et le prince de BĂ©nĂ©vent m'apporta deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne fut cependant qu'aprĂšs que je me fus convaincu de l'urgence d'un tel acte, que je me dĂ©cidai Ă le signer. " Au dire du MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne , ces paroles seraient Ă©chappĂ©es Ă Bonaparte " Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une grande bravoure. A son arrivĂ©e Ă Strasbourg, il m'Ă©crivit une lettre cette lettre fut remise Ă Talleyrand, qui la garda jusqu'Ă l'exĂ©cution. " Je crois peu Ă cette lettre NapolĂ©on aura transformĂ© en lettre la demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, ou plutĂŽt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de signer l'interrogatoire prĂȘtĂ© devant le capitaine-rapporteur, le prince avait tracĂ©es de sa propre main. Toutefois, parce que cette lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure rigoureusement qu'elle n'a pas Ă©tĂ© Ă©crite " J'ai su, dit le duc de Rovigo, que dans les premiers jours de la Restauration, en 1814, l'un des secrĂ©taires de M. de Talleyrand n'a pas cessĂ© de faire des recherches dans les archives, sous la galerie du MusĂ©um. Je tiens ce fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pĂ©nĂ©trer. Il en a Ă©tĂ© fait de mĂȘme au dĂ©pĂŽt de la guerre pour les actes du procĂšs de M. le duc d'Enghien, oĂč il n'est restĂ© que la sentence. " Le fait est vrai tous les papiers diplomatiques, et notamment la correspondance de M. de Talleyrand avec l' Empereur et le Premier Consul , furent transportĂ©s des archives du MusĂ©um Ă l'hĂŽtel de la rue Saint-Florentin ; on en dĂ©truisit une partie ; le reste fut enfoui dans un poĂȘle, oĂč l'on oublia de mettre le feu la prudence du ministre ne put aller plus loin contre la lĂ©gĂšretĂ© du prince. Les documents non brĂ»lĂ©s furent retrouvĂ©s ; quelqu'un pensa les devoir conserver j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. de Talleyrand ; elle est datĂ©e du 8 mars 1804 et relative Ă l'arrestation, non encore exĂ©cutĂ©e, de M. le duc d'Enghien. Le ministre invite le Premier Consul Ă sĂ©vir contre ses ennemis. On ne me permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux passages " Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique exige de punir sans exception. ... J'indiquerai au Premier Consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses ordres, et qui les exĂ©cuterait avec autant de discrĂ©tion que de fidĂ©litĂ©. " Ce rapport du prince de Talleyrand paraĂźtra-t-il un jour en entier ? Je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux ans. Il y eut une dĂ©libĂ©ration du conseil pour l'arrestation du duc d'Enghien. CambacĂ©rĂšs, dans ses MĂ©moires inĂ©dits, affirme, et je le crois, qu'il s'opposa Ă cette arrestation ; mais en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui rĂ©pliqua. Du reste, le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne nie les sollicitations en misĂ©ricorde auxquelles Bonaparte aurait Ă©tĂ© exposĂ©. La prĂ©tendue scĂšne de JosĂ©phine demandant Ă genoux la grĂące du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son mari et se faisant traĂźner par ce mari inexorable, est une de ces inventions de mĂ©lodrame avec lesquelles nos fabliers composent aujourd'hui la vĂ©ridique histoire. JosĂ©phine ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait ĂȘtre jugĂ© ; elle le savait seulement arrĂȘtĂ©. Elle avait promis Ă madame de RĂ©musat de s'intĂ©resser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, le 19 au soir, Ă la Malmaison avec JosĂ©phine, on s'aperçut que la future impĂ©ratrice, au lieu d'ĂȘtre uniquement prĂ©occupĂ©e des pĂ©rils du prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tĂȘte Ă la portiĂšre de sa voiture pour regarder un gĂ©nĂ©ral mĂȘlĂ© Ă sa suite la coquetterie d'une femme avait emportĂ© ailleurs la pensĂ©e qui pouvait sauver la vie du duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit Ă sa femme " Le duc d'Enghien est fusillĂ©. " Cette parole en regardant Ă une montre a Ă©tĂ© mal Ă propos attribuĂ©e Ă M. de Talleyrand. Ces MĂ©moires de madame de RĂ©musat, que j'ai connue, Ă©taient extrĂȘmement curieux sur l'intĂ©rieur de la cour impĂ©riale. L'auteur les a brĂ»lĂ©s pendant les Cent-Jours, et ensuite Ă©crits de nouveau ce ne sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs ; la couleur est affaiblie ; mais Bonaparte y est toujours montrĂ© Ă nu et jugĂ© avec impartialitĂ©. Des hommes attachĂ©s Ă NapolĂ©on disent qu'il ne sut la mort du duc d'Enghien qu'aprĂšs l'exĂ©cution du prince ce rĂ©cit paraĂźtrait recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportĂ©e plus haut par le duc de Rovigo, concernant RĂ©al allant Ă Vincennes, si cette anecdote Ă©tait vraie. La mort une fois arrivĂ©e par les intrigues du parti rĂ©volutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas irriter des hommes qu'il croyait puissants cette ingĂ©nieuse explication n'est pas recevable. Part de chacun. En rĂ©sumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvĂ© Bonaparte seul a voulu la mort du duc d'Enghien ; personne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trĂŽne. Cette condition supposĂ©e est une de ces subtilitĂ©s des politiques qui prĂ©tendent trouver des causes occultes Ă tout. - Cependant, il est probable que certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le Premier Consul se sĂ©parer Ă jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut une affaire de tempĂ©rament corse, un accĂšs de froide colĂšre, de passion prĂ©cautionnĂ©e contre les descendants de Louis XIV, spectre toujours menaçant. M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir acceptĂ© le prix du sang. Murat n'a Ă se reprocher que d'avoir transmis des ordres gĂ©nĂ©raux et de n'avoir pas eu la force de se retirer il n'Ă©tait point Ă Vincennes pendant le jugement. Le duc de Rovigo s'est trouvĂ© chargĂ© de l'exĂ©cution ; il avait probablement un ordre secret le gĂ©nĂ©ral Hulin l'insinue. Quel homme eĂ»t osĂ© prendre sur lui de faire exĂ©cuter de suite une sentence Ă mort sur le duc d'Enghien, s'il n'eĂ»t agi d'aprĂšs un mandat impĂ©ratif ? Quant Ă M. de Talleyrand, prĂȘtre et gentilhomme, il inspira le meurtre en inquiĂ©tant il n'Ă©tait pas en paix avec la LĂ©gitimitĂ©. Il serait possible, en recueillant ce que NapolĂ©on a dit Ă Sainte-HĂ©lĂšne et les lettres que l'Ă©vĂȘque d'Autun a pu Ă©crire, de prouver que celui-ci a pris Ă la mort du duc d'Enghien une fort large part ; toutefois il ne faut pas aller au-delĂ de la vĂ©ritĂ©. Que M. de Talleyrand ait dĂ©cidĂ© Bonaparte Ă la fatale arrestation, contre l'avis de CambacĂ©rĂšs, il est difficile de le nier ; mais qu'il ait prĂ©vu le rĂ©sultat du conseil qu'il donnait, il est difficile de l'admettre. Comment aurait-il pu croire que de propos dĂ©libĂ©rĂ©, le Premier Consul eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© une mesure toute dommageable, Ă un rĂŽle de magnanimitĂ© tout profitable ? La lĂ©gĂšretĂ©, le caractĂšre, l'Ă©ducation, les habitudes du ministre l'Ă©loignaient de la violence ; la corruption lui ĂŽtait l'Ă©nergie ; il Ă©tait trop peu honorable pour devenir profond criminel. S'il se permit des conseils funestes, il est clair qu'il n'en sentit pas la portĂ©e, comme il s'assit, sous la Restauration, auprĂšs de FouchĂ©, sans se douter qu'il se perdait par cette association. Le prince de BĂ©nĂ©vent ne s'occupait point des difficultĂ©s qui dĂ©coulaient du bien et du mal, parce qu'il ne les voyait pas le sens moral lui manquait ; aussi se trompait-il Ă©ternellement dans ses jugements sur l'avenir. La commission militaire a jugĂ© avec douleur et repentir. Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la juste part de chacun. Mon sort a Ă©tĂ© trop liĂ© Ă cette catastrophe pour que je n'aie pas essayĂ© d'en Ă©claircir les tĂ©nĂšbres et d'en exposer les dĂ©tails. Si Bonaparte n'eĂ»t pas tuĂ© le duc d'Enghien, s'il m'eĂ»t de plus en plus rapprochĂ© de lui et son penchant l'y portait, qu'en fĂ»t-il rĂ©sultĂ© pour moi ? Ma carriĂšre littĂ©raire Ă©tait finie ; entrĂ© de plein saut dans la carriĂšre politique, oĂč j'ai prouvĂ© ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La France aurait pu gagner Ă ma rĂ©union avec l'empereur ; moi, j'y aurais perdu. Peut-ĂȘtre serais-je parvenu Ă maintenir quelques idĂ©es de libertĂ© et de modĂ©ration dans la tĂȘte du grand homme ; mais ma vie, rangĂ©e parmi celles qu'on appelle heureuses, eĂ»t Ă©tĂ© privĂ©e de ce qui en a fait le caractĂšre et l'honneur la pauvretĂ©, le combat et l'indĂ©pendance. Chantilly, novembre 1838. Bonaparte ses sophismes et ses remords. Enfin le principal accusĂ© se lĂšve aprĂšs tous les autres ; il ferme la marche des pĂ©nitents ensanglantĂ©s. Supposons qu'un juge fasse comparaĂźtre devant lui le nommĂ© Bonaparte , comme le capitaine-rapporteur fit comparaĂźtre devant lui le nommĂ© d ' Enghien ; supposons que la minute du dernier interrogatoire calquĂ© sur le premier nous reste ; comparez et lisez A lui demandĂ© ses nom et prĂ©noms ? - A rĂ©pondu se nommer NapolĂ©on Bonaparte. A lui demandĂ© oĂč il a rĂ©sidĂ© depuis qu'il est sorti de France ? - A rĂ©pondu Aux Pyramides, Ă Madrid, Ă Berlin, Ă Vienne, Ă Moscou, Ă Sainte-HĂ©lĂšne. A lui demandĂ© quel rang il occupait dans l'armĂ©e ? - A rĂ©pondu Commandant Ă l'avant-garde des armĂ©es de Dieu. Aucune autre rĂ©ponse ne sort de la bouche du prĂ©venu. Les divers acteurs de la tragĂ©die se sont mutuellement chargĂ©s ; Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne ; il conserve sa grandeur sous le poids de la malĂ©diction ; il ne flĂ©chit point la tĂȘte et reste debout. il s'Ă©crie comme le stoĂŻcien " Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal ! " Mais ce que dans son orgueil il n'avouera point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce PromĂ©thĂ©e, le vautour au sein ravisseur du feu cĂ©leste, se croyait supĂ©rieur Ă tout, et il est forcĂ© de rĂ©pondre au duc d'Enghien qu'il a fait poussiĂšre avant le temps le squelette, trophĂ©e sur lequel il s'est abattu, l'interroge et le domine par une nĂ©cessitĂ© du ciel. La domesticitĂ© et l'armĂ©e, l'antichambre et la tente, avaient leurs reprĂ©sentants Ă Sainte-HĂ©lĂšne un serviteur, estimable par sa fidĂ©litĂ© au maĂźtre qu'il avait choisi, Ă©tait venu se placer prĂšs de NapolĂ©on comme un Ă©cho Ă son service. La niaiserie lui rĂ©pĂ©tait la fable, en lui donnant un accent de sincĂ©ritĂ©. Bonaparte Ă©tait la DestinĂ©e ; comme elle, il trompait dans la forme les esprits fascinĂ©s ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette vĂ©ritĂ© inexorable " Je suis ! " Et l'univers en a senti le poids. L'auteur de l'ouvrage le plus accrĂ©ditĂ© sur Sainte-HĂ©lĂšne expose la thĂ©orie qu'inventait NapolĂ©on au profit des meurtriers ; l'exilĂ© volontaire tient pour parole d'Evangile un homicide bavardage Ă prĂ©tention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de NapolĂ©on telle qu'il voulait l'arranger, et comme il prĂ©tendait qu'elle fĂ»t Ă©crite. Il laissait ses instructions Ă ses nĂ©ophytes M. le comte de Las-Cases apprenait sa leçon sans s'en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraĂźnait aprĂšs lui par des mensonges son crĂ©dule adorateur, de mĂȘme qu'Hercule suspendait les hommes Ă sa bouche par des chaĂźnes d'or. " La premiĂšre fois ", dit l'honnĂȘte chambellan, " que j'entendis NapolĂ©on prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. Heureusement, je marchais Ă sa suite dans un sentier Ă©troit, autrement il n'eĂ»t pas manquĂ© de s'en apercevoir. NĂ©anmoins, lorsque, pour la premiĂšre fois, l'empereur dĂ©veloppa l'ensemble de cet Ă©vĂ©nement, ses dĂ©tails, ses accessoires ; lorsqu'il exposa ses divers motifs avec sa logique serrĂ©e, lumineuse, entraĂźnante, je dois confesser que l'affaire me semblait prendre Ă mesure une face nouvelle... L'empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi Ă remarquer dans sa personne des nuances caractĂ©ristiques trĂšs prononcĂ©es. J'ai pu voir Ă cette occasion trĂšs distinctement en lui, et maintes fois, l'homme privĂ© se dĂ©battant avec l'homme public, et les sentiments naturels de son coeur aux prises avec ceux de sa fiertĂ© et de la dignitĂ© de sa position. Dans l'abandon de l'intimitĂ©, il ne se montrait pas indiffĂ©rent au sort du malheureux prince ; mais sitĂŽt qu'il s'agissait du public, c'Ă©tait tout autre chose. Un jour, aprĂšs avoir parlĂ© avec moi du sort et de la jeunesse de l'infortunĂ©, il termina en disant - " Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'Ă©tait favorable ; on m'a assurĂ© qu'il ne parlait pas de moi sans quelque admiration ; et voilĂ pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " - Et ces derniĂšres paroles furent dites avec une telle expression, tous les traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si celui que NapolĂ©on plaignait eĂ»t Ă©tĂ© dans ce moment en son pouvoir, je suis bien sĂ»r que, quels qu'eussent Ă©tĂ© ses intentions ou ses actes, il eĂ»t Ă©tĂ© pardonnĂ© avec ardeur... L'empereur avait coutume de considĂ©rer cette affaire sous deux rapports trĂšs distincts celui du droit commun ou de la justice Ă©tablie, et celui du droit naturel ou des Ă©carts de la violence. " Avec nous et dans l'intimitĂ©, l'empereur disait que la faute, au dedans, pourrait en ĂȘtre attribuĂ©e Ă un excĂšs de zĂšle autour de lui, ou Ă des vues privĂ©es, ou enfin Ă des intrigues mystĂ©rieuses. Il disait qu'il avait Ă©tĂ© poussĂ© inopinĂ©ment, qu'on avait pour ainsi dire surpris ses idĂ©es, prĂ©cipitĂ© ses mesures, enchaĂźnĂ© ses rĂ©sultats. " AssurĂ©ment, disait-il si j'eusse Ă©tĂ© instruit Ă temps de certaines particularitĂ©s concernant les opinions et le naturel du prince ; si surtout j'avais vu la lettre qu'il m'Ă©crivit et qu'on ne me remit, Dieu sait par quels motifs, qu'aprĂšs qu'il n'Ă©tait plus, bien certainement j'eusse pardonnĂ©. " Et il nous Ă©tait aisĂ© de voir que le coeur et la nature seuls dictaient ces paroles Ă l'empereur, et seulement pour nous ; car il se serait senti humiliĂ© qu'on pĂ»t croire un instant qu'il cherchĂąt Ă se dĂ©charger sur autrui, ou descendit Ă se justifier ; sa crainte Ă cet Ă©gard, ou sa susceptibilitĂ©, Ă©taient telles qu'en parlant Ă des Ă©trangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait Ă dire que, s'il eĂ»t eu connaissance de la lettre du prince, peut-ĂȘtre lui eĂ»t-il fait grĂące, vu les grands avantages politiques qu'il en eĂ»t pu recueillir ; et, traçant de sa main ses derniĂšres pensĂ©es, qu'il suppose devoir ĂȘtre consacrĂ©es parmi les contemporains et dans la postĂ©ritĂ©, il prononce sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus dĂ©licats pour sa mĂ©moire, que si c'Ă©tait Ă refaire il le ferait encore. " Ce passage, quant Ă l'Ă©crivain, a tous les caractĂšres de la plus parfaite sincĂ©ritĂ© ; elle brille jusque dans la phrase oĂč M. le comte de Las-Cases dĂ©clare que Bonaparte aurait pardonnĂ© avec ardeur Ă un homme qui n'Ă©tait pas coupable. Mais les thĂ©ories du chef sont les subtilitĂ©s Ă l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la distinction du droit commun ou de la justice Ă©tablie, et du droit naturel ou des Ă©carts de la violence , NapolĂ©on semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne s'arrangeait pas ; il ne pouvait soumettre sa conscience de mĂȘme qu'il avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supĂ©rieurs et aux petites gens lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir faire passer pour l'oeuvre du gĂ©nie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-lĂ , et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un esprit dominateur cette sentence qu'il dĂ©bitait dans sa componction de grand homme " Mon cher, voilĂ pourtant la justice distributive d'ici-bas ! " Attendrissement vraiment philosophique ! Quelle impartialitĂ© ! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du destin, le mal qui est venu de nous-mĂȘmes ! on pense tout excuser maintenant lorsqu'on s'est Ă©criĂ© " Que voulez-vous ? c'Ă©tait ma nature, c'Ă©tait l'infirmitĂ© humaine. " Quand on a tuĂ© son pĂšre, on rĂ©pĂšte " Je suis fait comme cela ! " Et la foule reste lĂ bouche bĂ©ante, et l'on examine le crĂąne de cette puissance et l'on reconnaĂźt qu'elle Ă©tait faite comme cela . Et que m'importe que vous soyez fait comme cela ! Dois-je subir votre façon d'ĂȘtre ? Ce serait un beau chaos que le monde, si tous les hommes qui sont faits comme cela , venaient Ă vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses erreurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilĂšges, et l'on se croirait apostat de renoncer au culte de ses iniquitĂ©s. Ce qu' il faut conclure de tout ce rĂ©cit. - InimitiĂ©s enfantĂ©es par la mort du duc d'Enghien. Une grave leçon est Ă tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencĂ© et amenĂ© sa chute la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurĂ©es lĂ pour le perdre. Il a pĂ©ri par le cĂŽtĂ© mĂȘme oĂč il s'Ă©tait cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait les lois de la morale en nĂ©gligeant, en dĂ©daignant sa vraie force, c'est-Ă -dire, ses qualitĂ©s supĂ©rieures dans l'ordre et l'Ă©quitĂ©. Tant qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les Ă©trangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dĂ©pouillĂ© de sa vigueur aussitĂŽt qu'il entra dans les voies corrompues le cheveu coupĂ© par Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacitĂ© radicale et un germe de malheur pratiquons donc le bien pour ĂȘtre heureux, et soyons justes pour ĂȘtre habiles. En preuve de cette vĂ©ritĂ©, remarquez qu'au moment mĂȘme de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, dĂ©termina la chute de l'ordonnateur de la tragĂ©die de Vincennes. Le cabinet de Russie, Ă propos de l'arrestation du duc d'Enghien adressa des reprĂ©sentations vigoureuses contre la violation du territoire de l'Empire Bonaparte sentit le coup, et rĂ©pondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul Ier. A Saint-PĂ©tersbourg, un service funĂšbre avait Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© pour le jeune CondĂ©. Sur le cĂ©notaphe on lisait " Au duc d'Enghien quem devoravit bellua corsica. " Les deux puissants adversaires se rĂ©conciliĂšrent en apparence dans la suite ; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite et que l'insulte Ă©largit, leur resta au coeur NapolĂ©on ne se crut vengĂ© que quand il vint coucher Ă Moscou ; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris. La haine du cabinet de Berlin sortit de la mĂȘme origine j'ai parlĂ© de la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait Ă M. de Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien Ă la cour de Potsdam. Madame de StaĂ«l Ă©tait en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. " Je demeurais Ă Berlin, dit-elle, sur le quai de la SprĂ©e, et mon appartement Ă©tait au rez-de-chaussĂ©e. Un matin, Ă huit heures, on m'Ă©veilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand Ă©tait Ă cheval sous mes fenĂȘtres et me demandait de venir me parler. - Savez-vous, me dit-il, que le duc d'Enghien a Ă©tĂ© enlevĂ© sur le territoire de Baden, livrĂ© Ă une commission militaire, et fusillĂ© vingt-quatre heures aprĂšs son arrivĂ©e Ă Paris ? - Quelle folie ! lui rĂ©pondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle fĂ»t contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'Ă me faire croire Ă la possibilitĂ© d'un tel forfait. - Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me rĂ©pondit le prince Louis je vais vous envoyer le Moniteur , dans lequel vous lirez le jugement. Il partit Ă ces mots, et l'expression de sa physionomie prĂ©sageait la vengeance ou la mort. Un quart d'heure aprĂšs, j'eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars 30 pluviĂŽse, qui contenait un arrĂȘt de mort prononcĂ© par la commission militaire, sĂ©ant Ă Vincennes, contre le nommĂ© Louis d ' Enghien ! C'est ainsi que des Français dĂ©signaient le petit-fils des hĂ©ros qui ont fait la gloire de leur patrie Quand on abjurerait tous les prĂ©jugĂ©s d'illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nĂ©cessairement rappeler, pourrait-on blasphĂ©mer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagnĂ©, des batailles, ne sait pas mĂȘme les respecter ; il n'y a ni passĂ© ni avenir pour lui ; son Ăąme impĂ©rieuse et mĂ©prisante ne veut rien reconnaĂźtre de sacrĂ© pour l'opinion ; n'admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m'Ă©crivait, en commençant son billet par ces mots - Le nommĂ© Louis de Prusse, fait demander madame de StaĂ«l, etc. - Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des hĂ©ros parmi lesquels il brĂ»lait de se placer. Comment, aprĂšs cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nĂ©cessitĂ©, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l'Ăąme oĂč jamais son empire ne doit pĂ©nĂ©trer ; s'il n'en Ă©tait pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? Un amusement libĂ©ral qui ne conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privĂ©s. " Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit en 1806. FrĂ©dĂ©ric-Guillaume, dans son manifeste du 9 octobre, dit " Les Allemands n'ont pas vengĂ© la mort du duc d'Enghien ; mais jamais le souvenir de ce forfait ne s'effacera parmi eux. " Ces particularitĂ©s historiques, peu remarquĂ©es, mĂ©ritaient de l'ĂȘtre ; car elles expliquent des inimitiĂ©s dont on serait embarrassĂ© de trouver ailleurs la cause premiĂšre, et elles dĂ©couvrent en mĂȘme temps ces degrĂ©s par lesquels la Providence conduit la destinĂ©e d'un homme, pour arriver de la faute au chĂątiment. Un article du Mercure. Changement dans la vie de Bonaparte. Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublĂ©e par la peur, ni atteinte par la contagion, ni entraĂźnĂ©e par les exemples ! La satisfaction que j'Ă©prouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me garantit que la conscience n'est point une chimĂšre. Plus content que tous ces potentats, que toutes ces nations tombĂ©es aux pieds du glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui m'est restĂ©e comme mon seul bien et que je ne dois qu'Ă moi. En 1807, le coeur encore Ă©mu du meurtre que je viens de raconter, j'Ă©crivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et exposĂšrent de nouveau ma libertĂ©. " Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaĂźne de l'esclave et la voix du dĂ©lateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mĂ©riter sa disgrĂące, l'historien paraĂźt, chargĂ© de la vengeance des peuples. C'est en vain que NĂ©ron prospĂšre, Tacite est dĂ©jĂ nĂ© dans l'empire ; il croĂźt inconnu auprĂšs des cendres de Germanicus, et dĂ©jĂ l'intĂšgre Providence a livrĂ© Ă un enfant obscur la gloire du maĂźtre du monde. Si le rĂŽle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnĂ©s rĂ©clament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anĂ©anti parce que le temple est dĂ©sert. Partout oĂč il reste une chance Ă la fortune, il n'y a point d'hĂ©roĂŻsme Ă la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le rĂ©sultat prĂ©vu est le malheur et la mort. AprĂšs tout, qu'importent les revers si notre nom, prononcĂ© dans la postĂ©ritĂ©, va faire battre un coeur gĂ©nĂ©reux deux mille ans aprĂšs notre vie ? " La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, dĂ©composa sa correcte intelligence il fut obligĂ© d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n'eut pas Ă sa disposition la force entiĂšre ; car il les faussait incessamment par sa gloire et par son gĂ©nie. Il devint suspect ; il fit peur ; on perdit confiance en lui et dans sa destinĂ©e ; il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il n'aurait jamais vus et qui, par son action, se croyaient devenus ses Ă©gaux la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur reprocher, car il n'avait plus la libertĂ© vertueuse du blĂąme. Ses grandes qualitĂ©s restĂšrent les mĂȘmes, mais ses bonnes inclinations s'altĂ©rĂšrent et ne soutinrent plus ses grandes qualitĂ©s ; par la corruption de cette tache originelle sa nature se dĂ©tĂ©riora. Dieu commanda Ă ses anges de dĂ©ranger les harmonies de cet univers, d'en changer les lois, de l'incliner sur ses pĂŽles " Les anges, dit Milton, poussĂšrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil reçut l'ordre de dĂ©tourner ses rĂȘnes du chemin de l'Ă©quateur... Les vents dĂ©chirĂšrent les bois et bouleversĂšrent les mers. " They with labor push'd Oblique the centric globe ... the sun Was bid turn reins from th' equinoctial road ... winds ... rend the woods, and seas upturn. Abandon de Chantilly. Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumĂ©es comme l'ont Ă©tĂ© celles du duc d'Enghien ? Si j'avais Ă©tĂ© le maĂźtre, cette derniĂšre victime dormirait encore sans honneurs dans le fossĂ© du chĂąteau de Vincennes. Cet excommuniĂ© eĂ»t Ă©tĂ© laissĂ©, Ă l'instar de Raymond de Toulouse, dans un cercueil ouvert ; nulle main d'homme n'aurait osĂ© dĂ©rober sous une planche la vue du tĂ©moin des jugements incomprĂ©hensibles et des colĂšres de Dieu. Le squelette abandonnĂ© du duc d'Enghien et le tombeau dĂ©sert de NapolĂ©on Ă Sainte-HĂ©lĂšne feraient pendant il n'y aurait rien de plus remĂ©moratif que ces restes en prĂ©sence aux deux bouts de la terre. Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeurĂ© sur le sol Ă©tranger, ainsi que l'exilĂ© des nations celui-ci a pris soin de rendre Ă celui-lĂ sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours ? La France tant de poussiĂšres vannĂ©es par le souffle de la RĂ©volution l'attestent n'est pas fidĂšle aux ossements. Le vieux CondĂ©, dans son testament, dĂ©clare qu ' il n ' est pas sĂ»r du pays qu ' il habitera le jour de sa mort . O Bossuet ! que n'auriez-vous point ajoutĂ© au chef-d'oeuvre de votre Ă©loquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand CondĂ©, vous eussiez pu prĂ©voir l'avenir ! C'est ici mĂȘme, c'est Ă Chantilly qu'est nĂ© le duc d'Enghien Louis-Antoine-Henri de Bourbon, nĂ© le 2 aoĂ»t 1772 Ă Chantilly, dit l'arrĂȘt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance la trace de ses pas s'est effacĂ©e. Et le triomphateur de Fribourg, de Nordlingen, de Lens, de Senef, oĂč est-il allĂ© avec ses mains victorieuses et maintenant dĂ©faillantes ? Et ses descendants, le CondĂ© de Johannisberg et de Berstheim ; et son fils, et son petits-fils, oĂč sont-ils ? Ce chĂąteau, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit , que sont-ils devenus ? Des statues mutilĂ©es, des lions dont on restaure la griffe ou la mĂąchoire ; des trophĂ©es d'armes sculptĂ©s dans un mur croulant ; des Ă©cussons Ă fleurs de lis effacĂ©es ; des fondements de tourelles rasĂ©es ; quelques coursiers de marbre au-dessus des Ă©curies vides que n'anime plus de ses hennissements le cheval de Rocroi ; prĂšs d'un manĂšge une haute porte non achevĂ©e voilĂ ce qui reste des souvenirs d'une race hĂ©roĂŻque ; un testament nouĂ© par un cordon a changĂ© les possesseurs de l'hĂ©ritage. A diverses reprises, la forĂȘt entiĂšre est tombĂ©e sous la cognĂ©e. Des personnages des temps Ă©coulĂ©s ont parcouru ces chasses aujourd'hui muettes, jadis retentissantes. Quel Ăąge et quelles passions avaient-ils, lorsqu'ils s'arrĂȘtaient au pied de ces chĂȘnes ? quelle chimĂšre les occupait ? O mes inutiles MĂ©moires , je ne pourrais maintenant vous dire Qu'Ă Chantilly, CondĂ© vous lise quelquefois ; Qu'Enghien en soit touchĂ© ! Hommes obscurs, que sommes-nous auprĂšs de ces hommes fameux ? Nous disparaĂźtrons sans retour vous renaĂźtrez, oeillet de poĂšte, qui reposez sur ma table auprĂšs de ce papier, et dont j'ai cueilli la petite fleur attardĂ©e parmi les bruyĂšres ; mais nous, nous ne revivrons pas avec la solitaire parfumĂ©e qui m'a distrait. 1. AnnĂ©e de ma vie, 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - MĂ©rĂ©ville. - 2. Madame de Coislin. - 3. Voyage Ă Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. - 4. Retour Ă Lyon. - 5. Course Ă la Grande-Chartreuse. - 6. Mort de madame de Caud. AnnĂ©e de ma vie 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - MĂ©rĂ©ville. DĂ©sormais Ă l'Ă©cart de la vie active, et nĂ©anmoins sauvĂ© par la protection de madame Bacciocchi de la colĂšre de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hĂŽtel que je louai fut occupĂ© depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimĂ©e , comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait Ă un chantier et j'avais auprĂšs de ma fenĂȘtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-mĂȘme de sa grosse main, qu'il voyait transparente et dĂ©charnĂ©e c'Ă©tait une illusion comme une autre. Le pavĂ© de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait Ă travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux-Lapins . La Butte-aux-Lapins, semĂ©e de quelques maisons isolĂ©es, joignait Ă droite le jardin de Tivoli, d'oĂč j'Ă©tais parti avec mon frĂšre pour l'Ă©migration, Ă gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonnĂ© ; la RĂ©volution y commença parmi les orgies du duc d'OrlĂ©ans cette retraite avait Ă©tĂ© embellie de nuditĂ©s de marbre et de ruines factices, symbole de la politique lĂ©gĂšre et dĂ©bauchĂ©e qui allait couvrir la France de prostituĂ©es et de dĂ©bris. Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entretenais-je dans le parc avec quelques lapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une riviĂšre artificielle cachĂ©e sous un tapis de mousse verte. PrivĂ© de ma lĂ©gation alpestre et de mes amitiĂ©s de Rome, de mĂȘme que j'avais Ă©tĂ© tout Ă coup sĂ©parĂ© de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs Ă la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais et j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier. Pourtant ma dĂ©mission avait accru ma renommĂ©e un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l'ancienne sociĂ©tĂ© de madame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux chĂąteaux. M. de Tocqueville, beau-frĂšre de mon frĂšre et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le chĂąteau de madame de Senozan c'Ă©tait partout des hĂ©ritages d'Ă©chafaud. LĂ , je voyais croĂźtre mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'Ă©levait Alexis, auteur de la DĂ©mocratie en AmĂ©rique . Il Ă©tait plus gĂątĂ© Ă Verneuil que je ne l'avais Ă©tĂ© Ă Combourg. Est-ce la derniĂšre renommĂ©e que j'aurai vue ignorĂ©e dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l'AmĂ©rique civilisĂ©e dont j'ai visitĂ© les forĂȘts. Verneuil a changĂ© de maĂźtre ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, cĂ©lĂšbre par son pĂšre et par la RĂ©volution qui l'adopta pour fille. PrĂšs de Mantes au Mesnil, Ă©tait madame de Rosambo mon neveu, Louis de Chateaubriand, s'y maria dans la suite Ă mademoiselle d'Orglandes, niĂšce de madame de Rosambo celle-ci ne promĂšne plus sa beautĂ© autour de l'Ă©tang et sous les hĂȘtres du manoir ; elle a passĂ©. Quand j'allais de Verneuil au Mesnil, je rencontrais Mezy sur la route madame de Mezy Ă©tait le roman renfermĂ© dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins, si son enfant qui tomba d'une fenĂȘtre et se brisa la tĂȘte, avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le chĂąteau et se rĂ©fugier dans l'Ile-Belle, Ăźle riante de la Seine Coturnix per stipulas pascens ! De l'autre cĂŽtĂ© de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait prĂ©sentĂ© Ă MĂ©rĂ©ville. MĂ©rĂ©ville Ă©tait une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poĂštes gaulois appellent les doctes FĂ©es . Ici les aventures de Blanca et de VellĂ©da furent lues devant d'Ă©lĂ©gantes gĂ©nĂ©rations, lesquelles, s'Ă©chappant les unes des autres comme des fleurs Ă©coutent aujourd'hui les plaintes de mes annĂ©es. Peu Ă peu mon intelligence fatiguĂ©e de repos dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantĂŽmes. Le GĂ©nie du Christianisme m'inspira l'idĂ©e de faire la preuve de cet ouvrage, en mĂȘlant des personnages chrĂ©tiens Ă des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps aprĂšs j'appelai CymodocĂ©e, se dessina vaguement dans ma tĂȘte aucun trait n'en Ă©tait arrĂȘtĂ©. Une fois CymodocĂ©e devinĂ©e, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon imagination ; mais avant qu'elles soient sorties de l'Ă©tat de rĂȘve et qu'elles soient arrivĂ©es des bords du LĂ©thĂ© par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crĂ©e par amour, je les dĂ©fais par amour, et l'objet unique et chĂ©ri que je prĂ©sente ensuite Ă la lumiĂšre est le produit de mille infidĂ©litĂ©s. Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame lĂ marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hĂŽtel place Louis XV. Madame de Coislin. Madame de Coislin Ă©tait une femme du plus grand air. AgĂ©e de prĂšs de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire ; elle avait passĂ© Ă travers le siĂšcle voltairien sans s'en douter ; si elle en avait conçu une idĂ©e quelconque, c'Ă©tait comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlĂąt jamais de sa naissance ; elle Ă©tait trop supĂ©rieure pour tomber dans ce ridicule elle savait trĂšs bien voir les petites gens sans dĂ©roger ; mais enfin, elle Ă©tait nĂ©e du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tuĂ© dans la Palestine en 1096 ; Raoul de Nesle, connĂ©table et armĂ© chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, rĂ©gent de France pendant la derniĂšre croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'Ă©tait une bĂȘtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle Ă©tait naturellement de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre elle ne pouvait rien Ă cet accident, et force lui Ă©tait de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger. Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l'a jamais avouĂ© elle convenait pourtant qu'elle en avait Ă©tĂ© fort aimĂ©e, mais elle prĂ©tendait avoir traitĂ© le royal amant avec la derniĂšre rigueur. " Je l'ai vu Ă mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage Ă©tait sĂ©ducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possĂ©dait madame de Pompadour. - Ah ! sire, m'Ă©criai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! " Par un singulier hasard, j'ai retrouvĂ© cette toilette chez la marquise de Cuningham, Ă Londres ; elle l'avait reçue de George IV, et elle me la montrait avec une amusante simplicitĂ©. Madame de Coislin habitait dans son hĂŽtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond Ă la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-AimĂ© avait donnĂ©es Ă la noble dame, Ă©taient accrochĂ©es sur une vieille tapisserie de satin verdĂątre. Madame de Coislin restait couchĂ©e jusqu'Ă deux heures aprĂšs midi, dans un grand lit Ă rideaux Ă©galement de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espĂšce de coiffe de nuit mal attachĂ©e sur sa tĂȘte laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montĂ©es Ă l'ancienne façon descendaient sur les Ă©paulettes de son manteau de lit semĂ© de tabac, comme au temps des Ă©lĂ©gantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient Ă©parpillĂ©es des adresses de lettres, dĂ©tachĂ©es des lettres mĂȘmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin Ă©crivait en tous sens ses pensĂ©es elle n'achetait point de papier, c'Ă©tait la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelĂ©e Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maĂźtresse. Ainsi le temps avait arrangĂ© les jeunes amours de Louis XV. Madame de ChĂąteauroux et ses deux soeurs Ă©taient cousines de madame de Coislin celle-ci n'aurait pas Ă©tĂ© d'humeur, ainsi que madame de Mailly repentante et chrĂ©tienne, Ă rĂ©pondre Ă un homme qui l'insultait, dans l'Ă©glise Saint-Roch, par un nom grossier " Mon ami puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. " Madame de Coislin, avare de mĂȘme que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongĂ©e d'une vermine d'Ă©cus qui s'attachait Ă sa peau ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongĂ©e dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui dictant son testament s'Ă©tait instituĂ© son hĂ©ritier. Elle donnait cependant Ă dĂźner par hasard ; mais elle dĂ©blatĂ©rait contre le cafĂ© que personne n'aimait, suivant elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas. Madame de Chateaubriand fit un voyage Ă Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ; le marquis courait en avant et faisait prĂ©parer d'excellents dĂźners. Madame de Coislin venait Ă la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au dĂ©part, on lui prĂ©sentait d'Ă©normes mĂ©moires, alors c'Ă©tait un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises ; l'hĂŽte lui soutenait que, soit que l'on mangeĂąt, ou qu'on ne mangeĂąt pas, l'usage, dans une auberge Ă©tait de payer le dĂźner. Madame de Coislin s'Ă©tait fait un illuminisme Ă sa guise. CrĂ©dule et incrĂ©dule, le manque de foi la portait Ă se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontrĂ© madame de KrĂŒdner ; la mystĂ©rieuse Française n'Ă©tait illuminĂ©e que sous bĂ©nĂ©fice d'inventaire ; elle ne plut pas Ă la fervente Russe, laquelle ne lui agrĂ©a pas non plus. Madame de KrĂŒdner dit passionnĂ©ment Ă madame de Coislin " Madame, quel est votre confesseur intĂ©rieur ? - Madame, rĂ©pliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intĂ©rieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l'intĂ©rieur de son confessionnal. " Sur ce, les deux dames ne se virent pas. Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveautĂ© Ă la cour, la mode des chignons flottants, malgrĂ© la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'opposait Ă cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisĂ©e de payer son mĂ©decin. Se rĂ©criant contre l'abondance du linge de femme " Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n'avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles Ă©taient usĂ©es ; nous Ă©tions vĂȘtues de robes de soie et nous n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. " Madame Suard, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intĂ©rieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle Ă©crivit Ă madame Suard " Madame, faites couper le cou Ă votre coq. " Madame Suard renvoya le messager avec ce billet " Madame, j'ai l'honneur de vous rĂ©pondre que je ne ferai pas couper le cou Ă mon coq. " La correspondance en demeura lĂ . Madame de Coislin dit Ă madame de Chateaubriand " Ah ! mon coeur, dans quel temps nous vivons ! C'est pourtant cette fille de Pankoucke, la femme de ce membre de l'AcadĂ©mie, vous savez ? " M. HĂ©nin, ancien commis des affaires Ă©trangĂšres, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour Ă madame de Coislin une description une amante en larmes et abandonnĂ©e, pĂȘchait mĂ©lancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sĂ©rieux qui la rendait si comique " Monsieur HĂ©nin, ne pourriez-vous pas faire prendre un autre poisson Ă cette dame ? " Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y avait rien dedans ; tout Ă©tait dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot , dont la perfection passait tout. Lorsque dans la conversation entre les deux Ă©poux, madame Jacqueminot rĂ©pliquait " Mais, monsieur Jacqueminot ! " ce nom Ă©tait prononcĂ© d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. ObligĂ©e de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac. Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ĂŽta ses lunettes et dit en se mouchant " Il y a une Ă©pizootie sur les bĂȘtes Ă couronne. " Au moment oĂč elle Ă©tait prĂȘte Ă passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on Ă©tait bien attentif et qu'on ne perdĂźt jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point. " Je le crois, dit-elle ; mais j'ai peur d'avoir une distraction. " Elle expira. Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d'Avaray, sa soeur et son beau-frĂšre assis devant la cheminĂ©e, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tirĂ© d'une boiserie creuse. La pauvre morte Ă©tait lĂ dans son lit, les rideaux Ă demi fermĂ©s elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait dĂ» la rĂ©veiller, et que comptaient des mains fraternelles. Dans les pensĂ©es Ă©crites par la dĂ©funte sur des marges d'imprimĂ©s et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrĂȘmement belles. Madame de Coislin m'avait montrĂ© ce qui restait de la cour de Louis XV, sous Bonaparte et aprĂšs Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traĂźnait encore, au dix-neuviĂšme siĂšcle, de la sociĂ©tĂ© philosophique. Voyage Ă Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. Dans l'Ă©tĂ© de l'annĂ©e 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand Ă Vichy, oĂč madame de Coislin l'avait menĂ©e, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de SĂ©vignĂ© avait devant et aprĂšs elle , en 1677 ; depuis cent vingt et quelques annĂ©es, ils dormaient. Je laissai Ă Paris ma soeur, madame de Caud, qui s'y Ă©tait Ă©tablie depuis l'automne de 1804. AprĂšs un court sĂ©jour Ă Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous Ă©loigner pendant quelque temps des tracasseries politiques. On a recueilli dans mes oeuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc. AprĂšs trente-quatre ans d'absence, des hommes, Ă©trangers Ă ma personne, viennent de me faire, Ă Clermont, la rĂ©ception qu'on fait Ă un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupĂ© des principes dont la race humaine jouit en communautĂ©, a des amis, des frĂšres et des soeurs dans toutes les familles car si l'homme est ingrat, l'humanitĂ© est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liĂ©s avec vous par une bienveillante renommĂ©e, et qui ne vous ont jamais vu, vous ĂȘtes toujours le mĂȘme ; vous avez toujours l'Ăąge qu'ils vous ont donnĂ© ; leur attachement, qui n'est point dĂ©rangĂ© par votre prĂ©sence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos Ă©crits. Lorsque j'Ă©tais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci Ă©tait un pays bien loin, bien loin, oĂč l'on voyait des choses Ă©tranges, oĂč l'on ne pouvait aller qu'avec grand pĂ©ril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiositĂ© attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guĂšre que l'espĂ©rance dans leur boĂźte, en descendant de leurs rochers ; heureux s'ils la rapportent ! HĂ©las ! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en moi ; je n'Ă©tais qu'Ă quelques lieues de ce Mont-d'or, oĂč elle Ă©tait venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'Ă©tĂ© dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette mĂȘme Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivĂ©es dans la sociĂ©tĂ© autour de moi. Nous quittĂąmes Clermont, et, en nous rendant Ă Lyon, nous traversĂąmes Thiers et Roanne. Cette route, alors peu frĂ©quentĂ©e, suivait ça et lĂ les rives du Lignon. L'auteur de l' AstrĂ©e , qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventĂ© des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriĂ©e Ă l'Ăąge oĂč elle paraĂźt, a de puissance crĂ©atrice ! Il y a, du reste, quelque chose d'ingĂ©nieusement fantastique dans cette rĂ©surrection des nymphes et des naĂŻades qui se mĂȘlent Ă des bergers, des dames et des chevaliers ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agrĂ©ablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman Rousseau a racontĂ© comment il fut trompĂ© par d'UrfĂ©. A Lyon, nous retrouvĂąmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course Ă GenĂšve et au Mont-Blanc. Il allait partout oĂč on le menait, sans qu'il y eĂ»t la moindre affaire. A GenĂšve, je ne fus point reçu Ă la porte de la ville par Clotilde, fiancĂ©e de Clovis M. de Barante, le pĂšre, Ă©tait devenu prĂ©fet du LĂ©man. J'allai voir Ă Coppet madame de StaĂ«l ; je la trouvai seule au fond de son chĂąteau, qui renfermait une cour attristĂ©e. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen prĂ©cieux d'indĂ©pendance et de bonheur je la blessai. Madame de StaĂ«l aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais Ă©tĂ© ravi. Qu'Ă©tait-ce Ă mes yeux que cette infĂ©licitĂ© de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu'Ă©tait-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite Ă la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans recours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents avaient pĂ©ri sur l'Ă©chafaud ? Il est fĂącheux d'ĂȘtre atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les coeurs ont des secrets divers, incomprĂ©hensibles Ă d'autres coeurs. Ne disputons Ă personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne. Madame de StaĂ«l visita le lendemain madame de Chateaubriand Ă GenĂšve, et nous partĂźmes pour Chamonix. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais Ă me singulariser ; il n'en Ă©tait rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m'est restĂ©e. On lit dans le Voyage an Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les Ă©vĂ©nements passĂ©s de ma vie aux Ă©vĂ©nements alors futurs de cette mĂȘme vie, et aujourd'hui Ă©galement passĂ©s. " Il n'y a qu'une seule circonstance oĂč il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre c'est lorsqu'on se retire loin du monde pour se consacrer Ă la religion. Un anachorĂšte qui se dĂ©voue au service de l'humanitĂ©, un saint qui veut mĂ©diter les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches dĂ©sertes ; mais ce n'est point alors la tranquillitĂ© des lieux qui passe dans l'Ăąme de ces solitaires, c'est au contraire leur Ăąme qui rĂ©pand sa sĂ©rĂ©nitĂ© dans la rĂ©gion des orages.... Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrĂȘme ce sont celles de la GrĂšce et de la JudĂ©e. J'aimerais Ă parcourir les lieux dont mes nouvelles Ă©tudes me forcent de m'occuper chaque jour j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le TaygĂšte d'autres couleurs et d'autres harmonies, aprĂšs avoir peint les monts sans renommĂ©e et les vallĂ©es inconnues du Nouveau-Monde. " Cette derniĂšre phrase annonçait le voyage que j'exĂ©cutai en effet l'annĂ©e suivante, 1806. A notre retour Ă GenĂšve, sans avoir pu revoir madame de StaĂ«l Ă Coppet, nous trouvĂąmes les auberges encombrĂ©es. Sans les soins de M. de Forbin qui survint et nous procura un mauvais dĂźner dans une antichambre noire, nous aurions quittĂ© la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin Ă©tait alors dans la bĂ©atitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intĂ©rieur qui l'inondait ; il ne touchait pas terre. PortĂ© par ses talents et ses fĂ©licitĂ©s, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme nĂ©anmoins, quoique excessivement heureux, se prĂ©parant Ă m'imiter un jour quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant mĂȘme aller jusqu'Ă Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitiĂ© ; j'Ă©tais pauvre, humble, peu sĂ»r de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre Ă M. de Forbin son dĂźner du Lac ; j'avais le mĂ©rite d'ĂȘtre devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci, on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quittĂ© le matin dans la rue. Le noble gentilhomme, peintre au droit de la RĂ©volution, commençait cette gĂ©nĂ©ration d'artistes qui s'arrangent eux-mĂȘmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquĂ©rir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d'Ă©normes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l ' arc-en-ciel, comme parle notre vieux RĂ©gnier, ont la tĂȘte remplie de dĂ©luges, de mers, de fleuves, de forĂȘts, de cataractes, de tempĂȘtes ou de carnages, de supplices et d'Ă©chafauds. Chez eux sont des crĂąnes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. HĂąbleurs, entreprenants, impolis, libĂ©raux jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent, ils visent Ă former une espĂšce Ă part entre le singe et le satyre ; ils tiennent Ă faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sĂ»retĂ© pour les modĂšles. Mais combien ne rachĂštent-ils pas ces travers par une existence exaltĂ©e, une nature souffrante et sensible, une abnĂ©gation entiĂšre d'eux-mĂȘmes, un dĂ©vouement sans calcul aux misĂšres des autres, une maniĂšre de sentir dĂ©licate, supĂ©rieure, idĂ©alisĂ©e, une indigence fiĂšrement accueillie et noblement supportĂ©e ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du gĂ©nie et de la solitude ! Sortis de nuit de GenĂšve pour retourner Ă Lyon, nous fĂ»mes arrĂȘtĂ©s au pied du fort de l'Ecluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorciĂšres de Macbeth sur la bruyĂšre, il se passait en moi des choses Ă©tranges. Mes annĂ©es expirĂ©es ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantĂŽmes ; mes saisons brĂ»lantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusĂ©e par la mort de madame de Beaumont, Ă©tait demeurĂ©e vide des formes aĂ©riennes houris ou songes, sortant de cet abĂźme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'Ă©tais plus aux lieux que j'habitais, je rĂȘvais d'autres bords. Quelque influence secrĂšte me poussait aux rĂ©gions de l'Aurore, oĂč m'entraĂźnaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultĂ©s s'Ă©taient accrues, comme je n'avais jamais abusĂ© de la vie, elle surabondait de la sĂšve de mon intelligence et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poĂšte. J'avais ce que les PĂšres de la ThĂ©baĂŻde appelaient des ascensions de coeur. RaphaĂ«l qu'on pardonne au blasphĂšme de la similitude, RaphaĂ«l, devant la Transfiguration seulement Ă©bauchĂ©e sur le chevalet n'aurait pas Ă©tĂ© plus Ă©lectrisĂ© par son chef-d'oeuvre que je ne l'Ă©tais par cet Eudore et cette CymodocĂ©e, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphĂšre d'amour et de gloire. Ainsi le gĂ©nie natif qui m'a tourmentĂ© au berceau, retourne quelquefois sur ses pas aprĂšs m'avoir abandonnĂ© ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guĂ©rit en moi ; si mes blessures se ferment instantanĂ©ment, elles se rouvrent tout Ă coup comme celles de ces crucifix du moyen Ăąge, qui saignent Ă l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours Ă la fiĂšvre de ma pensĂ©e, de mĂȘme qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte Ă la tĂȘte. Mais de quoi parlĂ©-je ? O Religion, oĂč sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n'Ă©cris pas toutes ces choses Ă d'innombrables annĂ©es de l'heure ou je donnai le jour Ă RenĂ© ? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C'est grand'pitiĂ©. Ces afflictions du poĂšte isolĂ©, condamnĂ© Ă subir le printemps malgrĂ© Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les annĂ©es sont toujours jeunes " Or les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient Ă tomber dans les filets du chasseur, ils lui prĂ©sentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allĂ©s cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lĂšvres une eau fraĂźche, puisĂ©e dans le prochain ruisseau. " Retour Ă Lyon. De retour Ă Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert elles m'annonçaient son impossibilitĂ© d'ĂȘtre Ă Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui rĂ©pondis " Votre dĂ©part de Paris est trop Ă©loignĂ© et me gĂȘne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous Ă Villeneuve c'est aussi une tĂȘte que celle-lĂ , et depuis qu'elle est avec moi, je me trouve Ă la tĂȘte de deux tĂȘtes trĂšs difficiles Ă gouverner. Nous resterons Ă Lyon, oĂč l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai Ă peine le courage de sortir de cette excellente ville. L'abbĂ© de Bonneville est ici, de retour de Rome ; il se porte Ă merveille ; il est gai, il prĂ©chaille ; il ne pense plus Ă ses malheurs ; il vous embrasse et va vous Ă©crire. Enfin tout le monde est dans la joie exceptĂ© moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites Ă Fontanes que j'ai dĂźnĂ© avec M. Saget. " Ce M. Saget Ă©tait la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la rĂ©gion du bon vin. On montait chez lui Ă peu prĂšs par l'endroit oĂč Rousseau avait passĂ© la nuit au bord de la SaĂŽne. " Je me souviens, dit-il, d'avoir passĂ© une nuit dĂ©licieuse, hors de la ville, dans un chemin qui cĂŽtoyait la SaĂŽne. Des jardins Ă©levĂ©s en terrasse bordaient le chemin du cĂŽtĂ© opposĂ© il avait fait trĂšs chaud ce jour lĂ ; la soirĂ©e Ă©tait charmante, la rosĂ©e humectait l'herbe flĂ©trie ; point de vent, une nuit tranquille ; l'air Ă©tait frais sans ĂȘtre froid ; le soleil aprĂšs son coucher avait laissĂ© dans le ciel des vapeurs rouges, dont la rĂ©flexion rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses Ă©taient chargĂ©s de rossignols qui se rĂ©pondaient de l'un Ă l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon coeur Ă la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. AbsorbĂ© dans ma douce rĂȘverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'Ă©tais las. Je m'en aperçus enfin je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espĂšce de niche ou de fausse porte, enfoncĂ©e dans un mur de terrasse le ciel de mon lit Ă©tait formĂ© par les tĂȘtes des arbres, un rossignol Ă©tait prĂ©cisĂ©ment au-dessus de moi ; je m'endormis Ă son chant mon sommeil fut doux ; mon rĂ©veil le fut davantage. Il Ă©tait grand jour mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. " Le charmant itinĂ©raire de Rousseau Ă la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis mariĂ©, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vĂ©cu beaucoup Ă Paris et s'Ă©tait liĂ© avec mademoiselle Devienne. Elle lui Ă©crivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de trĂšs bons conseils il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sĂ©rieux, croyant apparemment comme les Mexicains, que le monde avait dĂ©jĂ usĂ© quatre soleils, et qu'au quatriĂšme lequel nous Ă©claire aujourd'hui les hommes avaient Ă©tĂ© changĂ©s en magots. Il faisait les cornes au martyre de saint Pothin et de saint IrĂ©nĂ©e, au massacre des protestants rangĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupĂ©e du mĂȘme cĂŽtĂ©. Vis-Ă -vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les dĂ©tails, tandis qu'il se promenait parmi ces ceps, mĂȘlant son rĂ©cit de quelques vers de Louise LabĂ© il n'aurait pas perdu un coup de dent durant la derniĂšre exĂ©cution de Lyon, sous la charte-vĂ©ritĂ©. Certains jours Ă Sainte-Foix, on Ă©talait une certaine tĂȘte de veau marinĂ©e pendant cinq nuits, cuite dans le vin de MadĂšre et rembourrĂ©e de choses exquises ; de jeunes paysannes trĂšs jolies servaient Ă table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermĂ© dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget le coteau en Ă©tait tout noir. Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maĂźtresses qui avaient pillĂ© sa vie, " espĂšce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient ĂȘtre aimĂ©es, quae sic vivis ut possis adamari ". Course Ă la Grande-Chartreuse. Nous nous arrachĂąmes aux dĂ©lices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louĂąmes une calĂšche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. ArrivĂ©s Ă Voreppe, nous nous arrĂȘtĂąmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, Ă la pointe du jour, nous montĂąmes Ă cheval et nous partĂźmes, prĂ©cĂ©dĂ©s d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchĂźmes la porte de la vallĂ©e, et nous suivĂźmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastĂšre. Je vous ai parlĂ©, Ă propos de Combourg, de ce que j'Ă©prouvai dans ce lieu. Les bĂątiments abandonnĂ©s se lĂ©zardaient sous la surveillance d'une espĂšce de fermier des ruines. Un frĂšre lai Ă©tait demeurĂ© lĂ , pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir la religion avait imposĂ© Ă l'amitiĂ© la fidĂ©litĂ© et l'obĂ©issance. Nous vĂźmes la fosse Ă©troite fraĂźchement recouverte NapolĂ©on, dans ce moment, en allait creuser une immense Ă Austerlitz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnĂ©es chacune d'un jardin et d'un atelier ; on y remarquait des Ă©tablis de menuisier et des rouets de tourneur la main avait laissĂ© tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supĂ©rieurs de la Chartreuse. Le palais ducal Ă Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, Ă quelque distance, on nous conduisit Ă la chapelle du reclus immortel de Le Sueur. AprĂšs avoir dĂźnĂ© dans une vaste cuisine, nous repartĂźmes et nous rencontrĂąmes, portĂ© en palanquin comme un rajah, M. Chaptal, jadis apothicaire, puis sĂ©nateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucrĂ© de betterave, l'avide hĂ©ritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnĂ©s par le soleil d'Otahiti. En descendant des forĂȘts, j'Ă©tais occupĂ© des anciens cĂ©nobites ; pendant des siĂšcles, ils portĂšrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ĂŽ vous qui traversĂątes le monde sans bruit, et ne tournĂątes pas mĂȘme la tĂȘte en passant ! Nous n'eĂ»mes pas plus tĂŽt atteint la porte de la vallĂ©e qu'un orage Ă©clate ; un dĂ©luge se prĂ©cipite, et des torrents troublĂ©s dĂ©talent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrĂ©pide Ă force de peur, galopait Ă travers les cailloux, les flots et les Ă©clairs. Elle avait jetĂ© son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait " Recommandez votre Ăąme Ă Dieu ! Au nom du PĂšre, du Fils et du Saint-Esprit ! " Nous arrivĂąmes Ă Voreppe au son du tocsin ; les restes de l'orage dĂ©chirĂ© Ă©taient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arrondissant la partie supĂ©rieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pĂąle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dĂ©gouttant de pluie, disait avec sa placiditĂ© inaltĂ©rable " Je suis comme un poisson dans l'eau. " Je viens, en cette annĂ©e 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y Ă©tait plus ; mais il m'en reste deux tĂ©moins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche. Je le fais observer, car j'ai eu trop souvent, dans ces MĂ©moires , Ă remarquer les absents. De retour Ă Lyon, nous y laissĂąmes notre compagnon et nous allĂąmes Ă Villeneuve. Je vous ai racontĂ© ce que c'Ă©tait que cette petite ville, mes promenades et mes regrets au bord de l'Yonne avec M. Joubert. LĂ , vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand-mĂšre Ă PlancouĂ«t, Ă la diffĂ©rence prĂšs des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles Ă la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison dĂ©shabitĂ©e. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur pĂšre leur avait achetĂ© jadis Ă la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette mĂȘme ville, oĂč saint Bernard fit condamner Abailard mon compatriote. Les vierges au manchon Ă©taient peut-ĂȘtre des HĂ©loĂŻse ; elles aimĂšrent peut-ĂȘtre, et leurs lettres retrouvĂ©es un jour enchanteront l'avenir. Qui sait ? Elles Ă©crivaient peut-ĂȘtre Ă leur seigneur, aussi leur pĂšre, aussi leur frĂšre, aussi leur Ă©poux domino suo, imo patri, etc., qu'elles se sentaient honorĂ©es du nom d'amie, du nom de maĂźtresse ou de courtisane, concubinae vĂ© scorti . " Au milieu de son sçavoir dit un docteur grave, je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d'amour HĂ©loĂŻse, son escoliĂšre. " Mort de madame de Caud. Une grande et nouvelle douleur me surprit Ă Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arriĂšre de mon voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint Ă Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevĂ© d'altĂ©rer la raison de ma soeur ; peu s'en fallait qu'elle ne crĂ»t pas Ă cette mort, qu'elle ne soupçonnĂąt du mystĂšre dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeĂąt le Ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prĂȘte Ă s'Ă©teindre, son gĂ©nie jetait la plus vive lumiĂšre ; elle en Ă©tait toute Ă©clairĂ©e. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensĂ©es en harmonie avec la disposition de son Ăąme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques madame de Navarre Ă©tait supĂ©rieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel dĂ©sir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrĂ©s de lĂ©gumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par-delĂ , elle aspirait Ă l'ange. Je sanctifierai ces MĂ©moires en y dĂ©posant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, Ă©crits avant qu'elle eĂ»t pris son vol vers sa patrie Ă©ternelle. 17 janvier. " Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idĂ©e de mon ennui et de mes chagrins toute mon occupation Ă©tait de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues rĂ©flexions sur ton caractĂšre et ta maniĂšre d'ĂȘtre. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaĂźtre, tant il y a diverses pensĂ©es dans ma tĂȘte ! tant ma timiditĂ© et mon espĂšce de faiblesse extĂ©rieure sont en opposition avec ma force intĂ©rieure ! En voilĂ trop sur moi. Mon illustre frĂšre, reçois le plus tendre remerciement de toutes les complaisances et de toutes les marques d'amitiĂ© que tu n'as cessĂ© de me donner. VoilĂ la derniĂšre lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes idĂ©es elles n'en restent pas moins tout entiĂšres en moi. " Sans date. " Me crois-tu sĂ©rieusement, mon ami, Ă l'abri de quelque impertinence de M. ChĂȘnedollĂ© ? Je suis bien dĂ©cidĂ©e Ă ne point l'inviter Ă continuer ses visites ; je me rĂ©signe Ă ce que celle de mardi soit la derniĂšre. Je ne veux point gĂȘner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinĂ©e, et je le scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce Ă toutes mes folles idĂ©es ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai Ă corps perdu Ă tous les Ă©vĂ©nements de mon passage dans ce monde. Quelle pitiĂ© que l'attachement que je me porte ! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du prĂ©cieux, bon et cher prĂ©sent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservĂ© ma vie sans tache voilĂ tous mes trĂ©sors. Je pourrais prendre pour emblĂšme de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-ĂȘtre Ă©tonnĂ© de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est relevĂ© vers Dieu, et je l'ai placĂ© tout entier au pied de la croix, sa seule et vĂ©ritable place. " Ce jeudi. " Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idĂ©es ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit " Mais il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. " Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idĂ©e de la mort pour nous dĂ©barrasser de l'avenir. Je me hĂąte de te dĂ©barrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frĂšre. Tiens-toi en joie. " Sans date. " Lorsque madame de Farcy existait, toujours prĂšs d'elle, je ne m'Ă©tais pas aperçue du besoin d'ĂȘtre en sociĂ©tĂ© de pensĂ©es avec quelqu'un. Je possĂ©dais ce bien sans m'en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant sĂ©parĂ©e de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais dĂ©lasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu'un, je sens que mes idĂ©es me font mal lorsque je ne puis m'en dĂ©barrasser ; cela tient sĂ»rement Ă ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention Ă mon chagrin, et Ă l'espĂšce de dĂ©faillance intĂ©rieure que j'Ă©prouve. Je me suis dĂ©laissĂ©e. Continue Ă ĂȘtre toujours aimable envers moi ce sera humanitĂ© ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A tantĂŽt, j'espĂšre. " Sans date. " Sois tranquille, mon ami ; ma santĂ© se rĂ©tablit Ă vue d'oeil. Je me demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin Ă l'Ă©tayer. Je suis comme un insensĂ© qui Ă©difierait une forteresse au milieu d'un dĂ©sert. Adieu mon pauvre frĂšre. " Sans date. " Comme ce soir je souffre beaucoup de la tĂȘte, je viens tout simplement, au hasard, de t'Ă©crire quelques pensĂ©es de FĂ©nelon pour remplir mon engagement " - On est bien Ă l'Ă©troit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l'immensitĂ© de Dieu. - Nous retrouverons bientĂŽt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours Ă grands pas. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons ce que nous aimons vit et ne mourra point. - Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fiĂšvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaietĂ© avec un fonds d'agonie. " VoilĂ tout ce que ma tĂȘte et ma mauvaise plume me permettent de t'Ă©crire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai peut-ĂȘtre davantage. Bon soir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon coeur se prosterne devant celui de FĂ©nelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si Ă©levĂ©e. Bonjour, mon ami. Je te dis Ă mon rĂ©veil mille tendresses et te donne cent bĂ©nĂ©dictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiĂšte si tu pourras me lire, et si ces pensĂ©es de FĂ©nelon te paraĂźtront bien choisies. Je crains que mon coeur ne s'en soit trop mĂȘlĂ©. " Sans date. " Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier Ă te corriger ? Les Blossac m'ont confiĂ© dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tirĂ© parti de tes idĂ©es, je m'amuse Ă essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu permis d'abuser de vos richesses. " " Saint-Michel. " Je ne te dirai plus Ne viens plus me voir, - parce que n'ayant dĂ©sormais que quelques jours Ă passer Ă Paris, je sens que ta prĂ©sence m'est essentielle. Ne me viens tantĂŽt qu'Ă quatre heures ; je compte ĂȘtre dehors jusqu'Ă ce moment. Mon ami, j'ai dans la tĂȘte mille idĂ©es contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui, ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par consĂ©quent, s'assurer, quoiqu'on les vĂźt distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entiĂšrement, irrĂ©vocablement, dans l'auteur de toute justice et de toute vĂ©ritĂ©. Il n'y a qu'un dĂ©plaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinĂ©e de quelque autre, non pas par l'intĂ©rĂȘt qu'on pourrait prendre Ă moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. " " Saint-Michel. " Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idĂ©es, alors, cherchaient Ă surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si prĂšs de moi ; tu parus et tout mon intĂ©rieur rentra dans l'ordre. J'Ă©prouve quelquefois une grande rĂ©pugnance de coeur Ă boire mon calice. Comment ce coeur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ; je suis bien mĂ©contente de moi, bien mĂ©contente. Mes affaires et mes idĂ©es m'entraĂźnent ; je ne m'occupe presque plus de Dieu et je me borne Ă lui dire cent fois par jour - Seigneur, hĂątez-vous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la dĂ©faillance. " Sans date. " Mon frĂšre, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma prĂ©sence ; pense que bientĂŽt tu seras pour toujours dĂ©livrĂ© de mes importunitĂ©s. Ma vie jette sa derniĂšre clartĂ©, lampe qui s'est consumĂ©e dans les tĂ©nĂšbres d'une longue nuit, et qui voit naĂźtre l'aurore oĂč elle va mourir. Veuille, mon frĂšre, donner un seul coup d'oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons Ă©tĂ© assis sur les mĂȘmes genoux, et pressĂ©s ensemble tous deux sur le mĂȘme sein ; que dĂ©jĂ tu donnais des larmes aux miennes ; que dĂšs les premiers jours de ta vie tu as protĂ©gĂ©, dĂ©fendu ma frĂȘle existence, que nos jeux nous rĂ©unissaient et que j'ai partagĂ© tes premiĂšres Ă©tudes. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensĂ©es et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passĂ©, je t'avoue ingĂ©nuement, mon frĂšre, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point sĂ©parer. FidĂšle Ă ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrĂ©e dans ces lieux destinĂ©s aux seules victimes vouĂ©es Ă la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiĂ©tude que sur ton sort ; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus la libertĂ©, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la seule pensĂ©e de notre rĂ©union m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir de couler ma carriĂšre auprĂšs de toi, souffre mes chagrins. Je me rĂ©signerai Ă ma destinĂ©e, et ce n'est que parce que je dispute encore avec elle, que j'Ă©prouve de si cruels dĂ©chirements ; mais quand je me serai soumise Ă mon sort,... Et quel sort ! oĂč sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! A qui importe mon existence, cette existence dĂ©laissĂ©e de tous, et qui pĂšse toute entiĂšre sur elle-mĂȘme ? Mon Dieu ! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux prĂ©sents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir ? Pardon, trop cher ami, je me rĂ©signerai ; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur ma destinĂ©e. Mais pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes derniĂšres consolations ; laisse-moi croire que ma prĂ©sence t'est douce. Crois que parmi les coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincĂ©ritĂ© et de la tendresse de mon impuissante amitiĂ© pour toi. Remplis ma mĂ©moire de souvenirs agrĂ©ables qui prolongent auprĂšs de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sĂ©rieux, tandis que tes paroles Ă©taient affectueuses. Quoi, mon frĂšre, serais-je aussi pour toi un sujet d'Ă©loignement et d'ennui ? Tu sais que ce n'est pas moi qui t'ai proposĂ© l'aimable distraction d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changĂ© d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise ? Je n'ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantĂŽt te voir Ă onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai Ă©crit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. " Cette lettre si poignante et toute admirable est la derniĂšre que je reçus ; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma soeur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'Ă©tais montĂ© chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idĂ©es et elle avait par intervalles un lĂ©ger mouvement convulsif dans les lĂšvres. Je la suppliai de revenir Ă toute sa raison, de ne plus m'Ă©crire des choses aussi injustes et qui me dĂ©chiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais ĂȘtre fatiguĂ© d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolĂ©, du cĂŽtĂ© du Jardin-des-Plantes, lĂ oĂč elle pourrait voir des mĂ©decins et se promener. Je l'invitai Ă suivre son goĂ»t, ajoutant qu'afin d'aider Virginie sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet Ă©tĂ© je lui dis que j'irais Ă Vichy rejoindre ma femme ensuite chez M. Joubert Ă Villeneuve, pour de lĂ rentrer Ă Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me rĂ©pondit qu'elle voulait passer l'Ă©tĂ© seule, et qu'elle allait mĂȘme renvoyer Virginie Ă FougĂšres. Je la quittai ; elle Ă©tait plus tranquille. Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai Ă la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle Ă©tait affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux dans le troisiĂšme livre de ces MĂ©moires . J'encourageai au travail le grand poĂšte ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrĂȘtai, et, levant la tĂȘte, je criai Ă l'infortunĂ©e qui me regardait toujours " Adieu, chĂšre soeur ! Ă bientĂŽt ! soigne-toi bien. Ecris-moi Ă Villeneuve. Je t'Ă©crirai. J'espĂšre que l'hiver prochain, tu consentiras Ă vivre avec nous. " Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissĂąt secrĂštement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me mander de revenir, en cas qu'il eĂ»t affaire de moi. Trois mois s'Ă©coulĂšrent. En arrivant Ă Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santĂ© de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure et des nouveaux arrangements de ma soeur. J'avais commencĂ© Ă Ă©crire Ă celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout Ă coup dangereusement malade j'Ă©tais au bord de son lit quand on m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l'ouvris une ligne foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile. J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il Ă©tait de mon sort et de la destinĂ©e de ma soeur que ses cendres fussent jetĂ©es au ciel. Je n'Ă©tais point Ă Paris au moment de sa mort ; je n'y avais aucun parent ; retenu Ă Villeneuve par l'Ă©tat pĂ©rilleux de ma femme, je ne pus courir Ă des restes sacrĂ©s ; des ordres transmis de loin arrivĂšrent trop tard pour prĂ©venir une inhumation commune. Lucile Ă©tait ignorĂ©e et n'avait pas un ami ; elle n'Ă©tait connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eut Ă©tĂ© chargĂ© de lier les deux destinĂ©es. Il suivit seul le cercueil dĂ©laissĂ©, et il Ă©tait mort lui-mĂȘme avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener Ă Paris. Ma soeur fut enterrĂ©e parmi les pauvres dans quel cimetiĂšre fut-elle dĂ©posĂ©e ? dans quel flot immobile d'un ocĂ©an de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communautĂ© des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalitĂ©s, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, Ă quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le mĂȘme gardien de l'enclos funĂšbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurĂ©e sans nom et sans Ă©tiquette ? Les mains rudes qui touchĂšrent les derniĂšres une argile si pure en auraient-elles gardĂ© le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacĂ©e ? ne pourrait-il pas se tromper de poussiĂšre ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit Ă jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sĂ©pultures de mes autres amis. Ma devanciĂšre dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le RĂ©dempteur ; elle le prie du milieu des dĂ©pouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues ainsi repose Ă©garĂ©e, parmi les prĂ©fĂ©rĂ©s de JĂ©sus-Christ, la mĂšre de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaĂźtre ma soeur, et elle, qui tenait si peu Ă la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quittĂ©, cette sainte de gĂ©nie. Je n'ai pas Ă©tĂ© un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait Ă se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon coeur elle n'en sortira que quand j'aurai cessĂ© de vivre. Ce sont lĂ les vrais, les seuls Ă©vĂ©nements de ma vie rĂ©elle ! Que m'importaient, au moment oĂč je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'Ă©croulement des trĂŽnes et le changement de la face du monde ? La mort de Lucile atteignit aux sources de mon Ăąme c'Ă©tait mon enfance au milieu de ma famille, c'Ă©taient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble Ă ces bĂątisses fragiles, Ă©tayĂ©es dans le ciel par des arcs-boutants ils ne s'Ă©croulent pas Ă la fois, mais se dĂ©tachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand dĂ©jĂ ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'Ă©difice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impĂ©rieux de Lucile, ne vit qu'une dĂ©livrance pour la chrĂ©tienne arrivĂ©e au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons ĂȘtre regrettĂ©s la hauteur du gĂ©nie et les qualitĂ©s supĂ©rieures ne sont pleurĂ©es que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand. 1. AnnĂ©es de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens Ă Paris. - Je pars pour le Levant. - 2. Je m'embarque Ă Constantinople sur un bĂątiment qui portait des pĂšlerins grecs en Syrie. - 3. De Tunis jusqu'Ă ma rentrĂ©e en France par l'Espagne. - 4. RĂ©flexions sur mon voyage. - Mort de Julien. - 5. AnnĂ©es 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achĂšte la VallĂ©e-aux-Loups et je m'y retire. - 6. Les Martyrs . - 7. Armand de Chateaubriand. - 8. AnnĂ©es 1811, 1812 1813, 1814. - Publication de l' ItinĂ©raire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de ChĂ©nier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. - 9. Prix dĂ©cennaux. - L' Essai sur les RĂ©volutions . - Les Natchez . Paris, 1839. Revu en dĂ©cembre 1846. AnnĂ©es de ma vie, 1805 et 1806. - Je reviens Ă Paris. - Je pars pour le levant. Quand, revenant Ă Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la coupole du Val-de-GrĂące et le dĂŽme de Sainte-GeneviĂšve, qui domine le Jardin-des-Plantes, j'eus le coeur navrĂ© encore une compagne de ma vie laissĂ©e sur la route ! Nous rentrĂąmes Ă l'hĂŽtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. MolĂ© vinssent passer les soirĂ©es chez moi, j'Ă©tais travaillĂ© de tant de souvenirs et de pensĂ©es, que je n'en pouvais plus. DemeurĂ© seul derriĂšre les chers objets qui m'avaient quittĂ©, comme un marin Ă©tranger dont l'engagement est expirĂ© et qui n'a ni foyers ni patrie je frappais du pied la rive ; je brĂ»lais de me jeter Ă la nage dans un nouvel ocĂ©an pour me rafraĂźchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisĂ© Ă Solyme, j'Ă©tais impatient d'aller mĂȘler mes dĂ©laissements aux ruines d'AthĂšnes, mes pleurs aux larmes de Madeleine. J'allai voir ma famille en Bretagne, et, de retour Ă Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 madame de Chateaubriand m'accompagna jusqu'Ă Venise, oĂč M. Ballanche la vint rejoindre. Ma vie Ă©tant exposĂ©e heure par heure dans l' ItinĂ©raire , je n'aurais plus rien Ă dire ici, s'il ne me restait quelques lettres inconnues Ă©crites ou reçues pendant et aprĂšs mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son cĂŽtĂ©, fait son ItinĂ©raire auprĂšs du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal particulier dans un voyage de dĂ©couverte. Le petit manuscrit qu'il met Ă ma disposition servira de contrĂŽle Ă ma narration je serai Cook, il sera Clerke. Afin de mettre dans un plus grand jour la maniĂšre dont on est frappĂ© dans l'ordre de la sociĂ©tĂ© et la hiĂ©rarchie des intelligences, je mĂȘlerai ma narration Ă celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon Ă Smyrne. ItinĂ©raire de Julien. " Nous nous sommes embarquĂ©s le vendredi 1er aoĂ»t ; mais, le vent n'Ă©tant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restĂ©s jusqu'au lendemain Ă la pointe du jour. Alors le pilote du port est venu nous prĂ©venir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais jamais Ă©tĂ© sur mer, je m'Ă©tais fait une idĂ©e exagĂ©rĂ©e du danger, car je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisiĂšme, il s'Ă©leva une tempĂȘte ; les Ă©clairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous assaillit et grossit la mer d'une force effrayante. Notre Ă©quipage n'Ă©tait composĂ© que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mĂźmes tous Ă aider aux matelots pour fermer les voiles, malgrĂ© la pluie dont nous fĂ»mes bientĂŽt traversĂ©s, ayant ĂŽtĂ© nos habits pour agir plus librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, Ă la vĂ©ritĂ©, est plus effrayant par l'idĂ©e qu'on s'en forme qu'il ne l'est rĂ©ellement. Pendant deux jours, les orages se sont succĂ©dĂ©, ce qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation ; je n'Ă©tais aucunement incommodĂ©. Monsieur craignait que je ne fusse malade en mer ; lorsque le calme fut rĂ©tabli, il me dit " Me voilĂ rassurĂ© sur votre santĂ© ; puisque vous avez bien supportĂ© ces deux jours d'orage, vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps. " C'est ce qui n'a pas eu lieu dans le reste de notre trajet jusqu'Ă Smyrne. Le 10, qui Ă©tait un dimanche, Monsieur a fait aborder prĂšs d'une ville turque nommĂ©e Modon, oĂč il a dĂ©barquĂ© pour aller en GrĂšce. Dans les passagers qui Ă©taient avec nous, il y avait deux Milanais, qui allaient Ă Smyrne, pour faire leur Ă©tat de ferblantier et fondeur d'Ă©tain. Dans les deux il y en avait un, nommĂ© Joseph, qui parlait assez bien la langue turque, Ă qui Monsieur proposa de venir avec lui comme domestique interprĂšte, et dont il fait mention dans son ItinĂ©raire . Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que de quelques jours, qu'il rejoindrait le bĂątiment Ă une Ăźle oĂč nous devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait dans cette Ăźle, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage de Sparte et d ' AthĂšnes , il me laissa Ă bord pour continuer ma route jusqu'Ă Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre de recommandation prĂšs le consul français, pour le cas oĂč il ne nous rejoindrait pas ; c'est ce qui est arrivĂ©. Le quatriĂšme jour, nous sommes arrivĂ©s Ă l'Ăźle indiquĂ©e. Le capitaine est descendu Ă terre et Monsieur n'y Ă©tait pas. Nous avons passĂ© la nuit et l'avons attendu jusqu'Ă sept heures du matin. Le capitaine est retournĂ© Ă terre pour prĂ©venir qu'il Ă©tait forcĂ© de partir ayant bon vent et obligĂ© qu'il Ă©tait de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui cherchait Ă nous approcher, il Ă©tait urgent de se mettre promptement en dĂ©fense. Il fit charger ses quatre piĂšces de canon et monter sur le pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais, comme le vent nous Ă©tait avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes arrivĂ©s un lundi 18, Ă sept heures du soir, dans le port de Smyrne. " AprĂšs avoir traversĂ© la GrĂšce, touchĂ© Ă ZĂ©a et Ă Chio je trouvai Julien Ă Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mĂ©moire, la GrĂšce comme un de ces cercles Ă©clatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les veux. Sur cette phosphorescence mystĂ©rieuse se dessinent des ruines d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clartĂ© des muses. Quand retrouverai-je le thym de l'HymĂšte, les lauriers-roses des bords de l'Eurotas ? Un des hommes que j'ai laissĂ©s avec le plus d'envie sur des rives Ă©trangĂšres, c'est le douanier turc du PirĂ©e il vivait seul, gardien de trois ports dĂ©serts, promenant ses regards sur des Ăźles bleuĂątres, des promontoires brillants, des mers dorĂ©es. LĂ , je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau dĂ©truit de ThĂ©mistocle, et le murmure des lointains souvenirs au silence des dĂ©bris de Sparte, la gloire mĂȘme Ă©tait muette. J'abandonnai, au berceau de MĂ©lĂ©sigĂšne, mon pauvre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers Constantinople. Je passai Ă Pergame, voulant d'abord aller Ă Troie, par piĂ©tĂ© poĂ©tique ; une chute de cheval m'attendait au dĂ©but de ma route ; non pas que PĂ©gase bronchĂąt, mais je dormais. J'ai rappelĂ© cet accident dans mon ItinĂ©raire ; Julien le raconte aussi, et il fait, Ă propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie l'exactitude. ItinĂ©raire de Julien. " Monsieur, qui s'Ă©tait endormi sur son cheval, est tombĂ© sans se rĂ©veiller. AussitĂŽt son cheval s'est arrĂȘtĂ©, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de suite pied Ă terre pour en savoir la cause, car il m'Ă©tait impossible de la voir Ă la distance d'une toise. Je vois Monsieur Ă moitiĂ© endormi Ă cĂŽtĂ© de son cheval, et tout Ă©tonnĂ© de se trouver Ă terre ; il m'a assurĂ© qu'il ne s'Ă©tait pas blessĂ©. Son cheval n'a pas cherchĂ© Ă s'Ă©loigner, ce qui aurait Ă©tĂ© dangereux, car des prĂ©cipices se trouvaient trĂšs prĂšs du lieu oĂč nous Ă©tions. " Au sortir de la Somma, aprĂšs avoir passĂ© Pergame, j'eus avec mon guide la dispute qu'on lit dans l' ItinĂ©raire . Voici le rĂ©cit de Julien " Nous sommes partis de trĂšs bonne heure de ce village, aprĂšs avoir remontĂ© notre cantine. A peu de distance du village, je fus trĂšs Ă©tonnĂ© de voir Monsieur en colĂšre contre notre conducteur ; je lui en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il Ă©tait convenu avec le conducteur, Ă Smyrne, qu'il le mĂšnerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que ces plaines Ă©taient infestĂ©es de brigands. Monsieur n'en voulait rien croire et n'Ă©coutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de plus en plus, je fis signe au conducteur de venir prĂšs de l'interprĂšte et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers qu'il y avait Ă courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur dit Ă l'interprĂšte, qu'on lui avait assurĂ© qu'il fallait ĂȘtre en trĂšs grand nombre pour n'ĂȘtre pas attaquĂ© le janissaire me dit la mĂȘme chose. Alors j'allai trouver Monsieur et lui rĂ©pĂ©tai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions Ă une journĂ©e de marche un petit village oĂč il y avait une espĂšce de consul qui pourrait nous instruire de la vĂ©ritĂ©. D'aprĂšs ce rapport, Monsieur se calma et nous continuĂąmes notre route jusqu'Ă cet endroit. AussitĂŽt arrivĂ©, il se rendit prĂšs du consul, qui lui dit tous les dangers qu'il courait, s'il persistait Ă vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a Ă©tĂ© obligĂ© de renoncer Ă son projet, et nous continuĂąmes notre route pour Constantinople. " J'arrive Ă Constantinople. Mon itinĂ©raire. " L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures Ă roues et les meutes de chiens sans maĂźtres furent les trois caractĂšres distinctifs qui me frappĂšrent d'abord dans l'intĂ©rieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guĂšre qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de mĂ©tiers Ă marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans ĂȘtre aperçue, et qui a toujours l'air de se dĂ©rober aux regards du maĂźtre. Vous arrivez sans cesse d'un bazar Ă un cimetiĂšre, comme si les Turcs n'Ă©taient lĂ que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetiĂšres, sans murs et placĂ©s au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprĂšs les colombes font leurs nids dans ces cyprĂšs et partagent la paix des morts. On dĂ©couvre çà et lĂ quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux, dont ils sont environnĂ©s ; on dirait qu'ils ont Ă©tĂ© transportĂ©s dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre Ă vos yeux ; ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire Ă©gorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s'Ă©lĂšve un sĂ©rail, capitole de la servitude c'est lĂ qu'un gardien sacrĂ© conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. " Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues ItinĂ©raire de Julien. " L'intĂ©rieur de Constantinople est trĂšs dĂ©sagrĂ©able par sa pente vers le canal et le port ; on est obligĂ© de mettre dans toutes les rues qui descendent dans cette direction rues fort mal pavĂ©es des retraites trĂšs prĂšs les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau entraĂźnerait. Il y a peu de voitures les Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le quartier français quelques chaises Ă porteurs pour les dames. Il y a aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des marchandises. On voit Ă©galement des porte-faix, qui sont des Turcs ayant de trĂšs gros et longs bĂątons ; ils peuvent se mettre cinq ou six Ă chaque bout et portent des charges Ă©normes d'un pas rĂ©gulier ; un seul homme porte aussi de trĂšs lourds fardeaux. Ils ont une espĂšce de crochet qui leur prend depuis les Ă©paules jusqu'aux reins, et, avec une remarquable adresse d'Ă©quilibre, ils portent tous les paquets sans ĂȘtre attachĂ©s. epuis Constantinople jusqu'Ă JĂ©rusalem. Je m'embarque Ă Constantinople sur un bĂątiment qui portait des pĂšlerins grecs en Syrie. Mon itinĂ©raire. " Nous Ă©tions sur le vaisseau Ă peu prĂšs deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. " On voyait autant de nattes rangĂ©es en ordre des deux cĂŽtĂ©s de l'entre-pont. Dans cette espĂšce de rĂ©publique, chacun faisait son mĂ©nage Ă volontĂ© les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou prĂ©paraient leur dĂźner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous cĂŽtĂ©s le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde Ă©tait dans la joie. On me disait " JĂ©rusalem ! " en me montrant le midi ; et je rĂ©pondais " JĂ©rusalem ! " Enfin, sans la peur, nous eussions Ă©tĂ© les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pĂšlerins criaient Christos, Kyrie eleison ! L'orage passĂ©, nous reprenions notre audace. " Ici, je suis battu par Julien ItinĂ©raire de Julien. " Il a fallu nous occuper de notre dĂ©part pour Jaffa, qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarquĂ©s sur un bĂątiment grec, oĂč il y avait au moins, tant hommes que femmes et enfants cent cinquante Grecs qui allaient en pĂšlerinage Ă JĂ©rusalem, ce qui causait beaucoup d'embarras dans le bĂątiment. " Nous avions, de mĂȘme que les autres passagers, nos provisions de bouche et nos ustensiles de cuisine, que j'avais achetĂ©s Ă Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complĂšte que M. l'ambasssadeur nous avait donnĂ©e, composĂ©e de trĂšs beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; vins de diffĂ©rentes sortes, rhum, sucre, citrons, jusqu'Ă du vin de quinquina contre la fiĂšvre. Je me trouvais donc pourvu, d'une provision trĂšs abondante, que je mĂ©nageais et ne consommais qu'avec une grande Ă©conomie, sachant que nous n'avions pas que ce trajet Ă faire tout Ă©tait serrĂ© oĂč aucun passager ne pouvait aller. " Notre trajet, qui n'a Ă©tĂ© que de treize jours, m'a paru trĂšs long par toutes sortes de dĂ©sagrĂ©ments et de malpropretĂ©s sur le bĂątiment. Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les femmes et les enfants Ă©taient malades, vomissaient partout, au point que nous Ă©tions obligĂ©s d'abandonner notre chambre et de coucher sur le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodĂ©ment qu'ailleurs, ayant pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur tripotage. " Je passe le dĂ©troit des Dardanelles ; je touche Ă Rhodes, et je prends un pilote pour la cĂŽte de Syrie. - Un calme nous arrĂȘte sous le continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap ChĂ©lidonia. - Nous restons deux jours en mer, sans savoir oĂč nous Ă©tions. Mon itinĂ©raire. " Le temps Ă©tait si beau et l'air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais disputĂ© un point du gaillard d'arriĂšre Ă deux gros caloyers qui ne me l'avaient cĂ©dĂ© qu'en grommelant. C'Ă©tait lĂ que je dormais le 30 de septembre, Ă six heures du matin, lorsque je fus Ă©veillĂ© par un bruit confus de voix j'ouvris les yeux, et j'aperçus les pĂšlerins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je demandai ce que c'Ă©tait ; on me cria Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s'Ă©tait levĂ© la veille Ă huit heures du soir, et, dans la nuit, nous Ă©tions arrivĂ©s Ă la vue des cĂŽtes de Syrie. Comme j'Ă©tais couchĂ© tout habillĂ©, je fus bientĂŽt debout, m'enquĂ©rant de la montagne sacrĂ©e. Chacun s'empressait de me la montrer de la main ; mais je n'apercevais rien, Ă cause du soleil qui commençait Ă se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pĂšlerins, le chapelet Ă la main, Ă©taient restĂ©s en silence dans la mĂȘme attitude, attendant l'apparition de la Terre-Sainte ; le chef des papas priait Ă haute voix on n'entendait que cette priĂšre et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps, un cri s'Ă©levait de la proue quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin moi-mĂȘme, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors Ă genoux Ă la maniĂšre des Latins. Je ne sentis point cette espĂšce de trouble que j'Ă©prouvai en dĂ©couvrant les cĂŽtes de la GrĂšce mais la vue du berceau des IsraĂ©lites et de la patrie des chrĂ©tiens me remplit de joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus Ă©tonnante poĂ©sie, aux lieux oĂč, mĂȘme humainement parlant, s'est passĂ© le plus grand Ă©vĂ©nement qui ait jamais changĂ© la face du monde. ... " Le vent nous manqua Ă midi ; il se leva de nouveau Ă quatre heures ; mais, par l'ignorance du pilote, nous dĂ©passĂąmes le but... A deux heures de l'aprĂšs-midi nous revĂźmes Jaffa. " Un bateau se dĂ©tacha de la terre avec trois religieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrĂąmes dans le port par une ouverture pratiquĂ©e entre des rochers, et dangereuse mĂȘme pour un caĂŻque. " Les Arabes du rivage s'avancĂšrent dans l'eau jusqu'Ă la ceinture, afin de nous charger sur leurs Ă©paules. Il se passa, lĂ , une scĂšne assez plaisante mon domestique Ă©tait vĂȘtu d'une redingote blanchĂątre ; le blanc Ă©tant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugĂšrent que Julien Ă©tait le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportĂšrent en triomphe, malgrĂ© ses protestations, tandis que, grĂące Ă mon habit bleu, je me sauvais obscurĂ©ment sur le dos d'un mendiant dĂ©guenillĂ©. " Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scĂšne ItinĂ©raire de Julien. " Ce qui m'a beaucoup Ă©tonnĂ©, c'est de voir venir six Arabes pour me porter Ă terre, tandis qu'il n'y en avait que deux pour Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une chĂąsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de Monsieur ; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne Ă©tait blanchĂątre, avec des boutons de mĂ©tal blanc qui jetaient assez d'Ă©clat par le soleil qu'il faisait ; c'est ce qui a pu, sans doute, leur causer cette mĂ©prise. " Nous sommes entrĂ©s le mercredi Ier octobre chez les religieux de Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, mais trĂšs peu français. Ils nous ont trĂšs bien reçus et ont fait tout leur possible pour nous procurer tout ce qui nous Ă©tait nĂ©cessaire. " J'arrive Ă JĂ©rusalem. - Par le conseil des PĂšres du couvent, je traverse vite la citĂ© sainte pour aller au Jourdain. - AprĂšs m'ĂȘtre arrĂȘtĂ© au couvent de BethlĂ©em, je pars avec une escorte d'Arabes ; je m'arrĂȘte Ă Saint-Saba. - A minuit, je me trouve au bord de la mer Morte. Mon itinĂ©raire. " Quand on voyage dans la JudĂ©e, d'abord un grand ennui saisit le coeur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'Ă©tend sans bornes devant vous, peu Ă peu l'ennui se dissipe, on Ă©prouve une terreur secrĂšte qui, loin d'abaisser l'Ăąme, donne du courage et Ă©lĂšve le gĂ©nie. Des aspects extraordinaires dĂ©cĂšlent de toutes parts une terre travaillĂ©e par des miracles le soleil brĂ»lant, l'aigle impĂ©tueux, le figuier stĂ©rile, toute la poĂ©sie, tous les tableaux de l'Ecriture sont lĂ . Chaque nom renferme un mystĂšre ; chaque grotte dĂ©clare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophĂšte. Dieu mĂȘme a parlĂ© sur ces bords les torrents dessĂ©chĂ©s, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts, attestent le prodige ; le dĂ©sert paraĂźt encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osĂ© rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Eternel. Nous descendĂźmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. " ItinĂ©raire de Julien. " Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux de JĂ©rusalem nous avaient donnĂ©e. AprĂšs notre collation faite, nos Arabes allĂšrent Ă une certaine distance de nous, pour Ă©couter, l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit ; nous ayant assurĂ© que nous pouvions ĂȘtre tranquilles, alors chacun s'est abandonnĂ© au sommeil. Quoique couchĂ© sur des cailloux, j'avais fait un trĂšs bon somme, quand Monsieur vint me rĂ©veiller, Ă cinq heures du matin, pour faire prĂ©parer tout notre monde Ă partir. Il avait dĂ©jĂ empli une bouteille de fer-blanc, tenant environ trois chopines, de l'eau de la mer Morte pour rapporter Ă Paris. " Mon itinĂ©raire. " Nous levĂąmes le camp, et nous cheminĂąmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arĂšne blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'Ă mon grand Ă©tonnement, je voyais s'Ă©lever du milieu d'un sol stĂ©rile. Tout Ă coup, les Bethléémites s'arrĂȘtĂšrent et me montrĂšrent de la main, au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c'Ă©tait j'entrevoyais comme une espĂšce de sable en mouvement sur l'immobilitĂ© du sol. Je m'approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine Ă distinguer de l'arĂšne de ses deux rives. Il Ă©tait profondĂ©ment encaissĂ©, et roulait avec lenteur une onde Ă©paisse c'Ă©tait le Jourdain... " Les Bethléémites se dĂ©pouillĂšrent et se plongĂšrent dans le Jourdain. Je n'osai les imiter, Ă cause de la fiĂšvre qui me tourmentait toujours. " ItinĂ©raire de Julien. " Nous sommes arrivĂ©s au Jourdain Ă sept heures du matin, par des sables oĂč nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossĂ©s qu'ils avaient peine Ă remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'Ă dix heures, et, pour nous dĂ©lasser, nous nous sommes baignĂ©s trĂšs commodĂ©ment par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il aurait Ă©tĂ© trĂšs facile de passer de l'autre cĂŽtĂ© Ă la nage, n'ayant de largeur, Ă l'endroit nous Ă©tions, qu'environ 40 toises ; mais il n'eĂ»t pas Ă©tĂ© prudent de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient Ă nous rejoindre, et en peu de temps ils se rĂ©unissent en trĂšs grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de fer-blanc d'eau du Jourdain. " Nous rentrĂąmes dans JĂ©rusalem Julien n'est pas beaucoup frappĂ© des Saints Lieux ; en vrai philosophe, il est sec " Le Calvaire, dit-il, est dans la mĂȘme Ă©glise, sur une hauteur, semblable Ă beaucoup d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons montĂ©, et d'oĂč l'on ne voit au loin que des terres en friche, et pour tous bois des broussailles et arbustes rongĂ©s par les animaux. La vallĂ©e de Josaphat se trouve en dehors, au pied du mur de JĂ©rusalem, et ressemble Ă un fossĂ© de rempart. " Je quittai JĂ©rusalem, j'arrivai Ă Jaffa, et je m'embarquai pour Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bontĂ© de me noliser un bĂątiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal Ă Alexandrie " Il y a ", dit-il, " des juifs, qui font l'agiotage comme partout oĂč ils sont. A une demi-lieue de la ville, il y a la colonne de PompĂ©e, qui est en granit rougeĂątre, montĂ©e sur un massif de pierres de tailles. " Mon itinĂ©raire. " Le 23 novembre, Ă midi, le vent Ă©tant devenu favorable, je me rendis Ă bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promĂźmes amitiĂ© et souvenance j'acquitte aujourd'hui ma dette. " Nous levĂąmes l'ancre Ă deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent Ă©tait faible et de la partie du midi. Nous restĂąmes trois jours Ă la vue de la colonne de PompĂ©e, que nous dĂ©couvrions Ă l'horizon. Le soir du troisiĂšme jour, nous entendĂźmes le coup de canon de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre dĂ©part dĂ©finitif, car le vent du nord se leva, et nous fĂźmes voile Ă l'occident. " Le Ier dĂ©cembre, le vent, se fixant Ă l'ouest, nous barra le chemin. Peu Ă peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempĂȘte qui ne cessa qu'Ă notre arrivĂ©e Ă Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs . La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passĂ©es au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempĂȘte ne sont pas stĂ©riles ; l'incertitude de notre avenir donne aux objets leur vĂ©ritable prix la terre, contemplĂ©e du milieu d'une mer orageuse, ressemble Ă la vie considĂ©rĂ©e par un homme qui va mourir. " ItinĂ©raire de Julien. " AprĂšs notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons Ă©tĂ© assez bien pendant les premiers jours, mais cela n'a pas durĂ©, car nous avons toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous voyions, Ă la fin du jour, que nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours Ă en donner Ă notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais Ă Monsieur, Ă l'officier et Ă moi ; mais nous ne prenions pas cela aussi tranquillement que dans un cafĂ©. Cet officier avait beaucoup plus d'usage que le capitaine ; il parlait trĂšs bien français, ce qui nous a Ă©tĂ© trĂšs agrĂ©able dans notre trajet. " Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les Ăźles Kerkeni. Mon itinĂ©raire. " Un orage du sud-est s'Ă©leva Ă notre grande joie, et en cinq jours nous arrivĂąmes dans les eaux de l'Ăźle de Malte. Nous la dĂ©couvrĂźmes la veille de NoĂ«l ; mais le jour de NoĂ«l mĂȘme, le vent, se rangeant Ă l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restĂąmes dix-huit jours sur la cĂŽte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journĂ©e du 28. " Nous jetĂąmes l'ancre devant les Ăźles de Kerkeni. Nous restĂąmes huit jours Ă l'ancre dans la petite Syrte oĂč je vis commencer l'annĂ©e 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais dĂ©jĂ vu se renouveler pour moi les annĂ©es, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils Ă©taient loin de moi ces temps de mon enfance oĂč je recevais avec un coeur palpitant de joie la bĂ©nĂ©diction et les prĂ©sents paternels ! Comme ce premier jour de l'annĂ©e Ă©tait attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau Ă©tranger, au milieu de la mer, Ă la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans tĂ©moins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mĂšre forme pour son fils avec tant de sincĂ©ritĂ© ! Ce jour, nĂ© du sein des tempĂȘtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. " Julien est exposĂ© Ă la mĂȘme destinĂ©e, et il me reprend d'une de ces impatiences dont heureusement je me suis corrigĂ©. ItinĂ©raire de Julien. " Nous Ă©tions trĂšs prĂšs de l'Ăźle de Malte et nous avions Ă craindre d'ĂȘtre aperçus par quelque bĂątiment anglais qui aurait pu nous forcer d'entrer dans le port ; mais aucun n'est venu Ă notre rencontre. Notre Ă©quipage se trouvait trĂšs fatiguĂ© et le vent continuait Ă ne pas nous ĂȘtre favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommĂ© Kerkeni, duquel nous n'Ă©tions pas Ă©loignĂ©s, fit voile dessus, sans en prĂ©venir Monsieur, lequel voyant que nous approchions de ce mouillage, s'est fĂąchĂ© de ce qu'il n'avait pas Ă©tĂ© consultĂ©, disant au capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supportĂ© de plus mauvais temps. Mais nous Ă©tions trop avancĂ©s pour reprendre notre route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a Ă©tĂ© fort approuvĂ©e, car cette nuit-lĂ , le vent est devenu bien plus fort et la mer trĂšs mauvaise. Ayant Ă©tĂ© obligĂ©s de rester vingt-quatre heures de plus que notre prĂ©vision dans le mouillage, Monsieur en marquait vivement son mĂ©contentement au capitaine, malgrĂ© les justes raisons que celui-ci lui donnait. " Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout Ă coup, le vent devint si violent que nous fĂ»mes obligĂ©s de nous mettre au large, et nous restĂąmes trois semaines sans pouvoir aborder ce port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait le persuader qu'il nous serait arrivĂ© plus grand malheur, si le capitaine eut Ă©tĂ© moins prĂ©voyant. Le malheur que je voyais Ă©tait de voir nos provisions baisser sans savoir quand nous arriverions. " Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l'hospitalitĂ© la plus gĂ©nĂ©reuse. Julien fait bien connaĂźtre mon hĂŽte ; il parle aussi de la campagne et des juifs " Ils prient et pleurent ", dit-il. Un brick de guerre amĂ©ricain m'ayant donnĂ© passage Ă son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre Ă La Goulette. " Chemin faisant, dit Julien, je demandai Ă Monsieur s'il avait pris l'or qu'il avait mis dans le secrĂ©taire de la chambre oĂč il couchait ; il me dit qu'il l'avait oubliĂ©, et je fus obligĂ© de retourner Ă Tunis. " L'argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle. Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetĂąmes l'ancre en face les dĂ©bris de la citĂ© d'Annibal. Je les regardais du bord sans pouvoir deviner ce que c'Ă©tait. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancĂ©, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais Ă peine du sol qui les portait c'Ă©tait Carthage. Je la visitai avant de m'embarquer pour l'Europe. Mon itinĂ©raire. " Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense gĂ©nĂ©ralement elles ressemblent Ă celles de Sparte n'ayant rien de bien conservĂ©, mais occupant un espace considĂ©rable. Je les vis au mois de fĂ©vrier ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient dĂ©jĂ leurs premiĂšres feuilles ; de grandes angĂ©liques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les dĂ©bris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des Ăźles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuĂątres, sur des montagnes azurĂ©es ; je dĂ©couvrais des forĂȘts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahomĂ©tans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, rĂ©unis en bataillons et ressemblant Ă des nuages, volaient au-dessus de ma tĂȘte. EnvironnĂ© des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais Ă Didon, Ă Sophonisbe, Ă la noble Ă©pouse d'Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines oĂč sont ensevelies les lĂ©gions d'Annibal, de Scipion et de CĂ©sar ; mes yeux voulaient reconnaĂźtre l'emplacement du palais d'Utique. HĂ©las ! les dĂ©bris du palais de TibĂšre existent encore Ă CaprĂ©e, et l'on cherche en vain Ă Utique la place de la maison de Caton ! Enfin, les terribles Vandales, les lĂ©gers Maures passaient tour Ă tour devant ma mĂ©moire, qui m'offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. " Julien achĂšve comme moi de prendre sa derniĂšre vue de l'Afrique Ă Carthage. ItinĂ©raire de Julien. " Le 7 et le 8 nous nous sommes promenĂ©s dans les ruines de Carthage oĂč il se trouve encore quelques fondations Ă rase terre ; qui prouvent la soliditĂ© des monuments de l'antiquitĂ©. Il y a aussi comme des distributions de bains qui sont submergĂ©s par la mer. Il existe encore de trĂšs belles citernes ; on en voyait d'autres qui Ă©taient comblĂ©es. Le peu d'habitants qui occupent ces contrĂ©es cultivent les terres qui leur sont nĂ©cessaires. Ils ramassent diffĂ©rents marbres et pierres, ainsi que des mĂ©dailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques Monsieur en a achetĂ© pour rapporter en France. De Tunis jusqu'Ă ma rentrĂ©e en France par l'Espagne. Julien raconte briĂšvement notre traversĂ©e de Tunis Ă la baie de Gibraltar ; d'AlgĂ©siras, il arrive promptement Ă Cadix, et de Cadix Ă Grenade. IndiffĂ©rent Ă Blanca , il remarque seulement que l ' Alhambra et autres Ă©difices Ă©levĂ©s sont sur des rochers d ' une hauteur immense . Mon ItinĂ©raire n'entre pas dans beaucoup plus de dĂ©tails sur Grenade ; je me contente de dire " L'Alhambra me parut digne d'ĂȘtre remarquĂ©, mĂȘme aprĂšs les temples de GrĂšce. La vallĂ©e de Grenade est dĂ©licieuse et ressemble beaucoup Ă celle de Sparte on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. " C'est dans le Dernier des AbencĂ©rages que j'ai dĂ©crit l'Alhambra. L'Alhambra, le GĂ©nĂ©ralife, le Monte-Santo se sont gravĂ©s dans ma tĂȘte comme ces paysages fantastiques que, souvent Ă l'aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega ; mais je n'oserais le tenter, de peur de l' archevĂȘque de Grenade . Pendant mon sĂ©jour dans la ville des sultanes, un guitariste, chassĂ© par un tremblement de terre d'un village que je venais de traverser, s'Ă©tait donnĂ© Ă moi. Sourd comme un pot, il me suivait partout quand je m'asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout Ă mes cĂŽtĂ©s, en s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-ĂȘtre pas composĂ© la symphonie de la CrĂ©ation , mais sa poitrine brunie se montrait Ă travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d'Ă©crire comme Beethoven Ă mademoiselle Breuning " VĂ©nĂ©rable ElĂ©onore, ma trĂšs chĂšre amie, je voudrais bien ĂȘtre assez heureux pour possĂ©der une veste de poil de lapin tricotĂ©e par vous. " Je traversai d'un bout Ă l'autre cette Espagne oĂč, seize annĂ©es plus tard, le ciel me rĂ©servait un grand rĂŽle, en contribuant Ă Ă©touffer l'anarchie chez un noble peuple et Ă dĂ©livrer un Bourbon l'honneur de nos armes fut rĂ©tabli, et j'aurais sauvĂ© la LĂ©gitimitĂ©, si la LĂ©gitimitĂ© avait pu comprendre les conditions de sa durĂ©e. Julien ne me lĂąche pas qu'il ne m'ait ramenĂ© sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, Ă trois heures aprĂšs-midi. De Grenade, il me conduit Ă Aranjuez, Ă Madrid, Ă l'Escurial, d'oĂč il saute Ă Bayonne. " Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, Tarbes, BarĂšges et Bordeaux, oĂč nous sommes arrivĂ©s le 18, trĂšs fatiguĂ©s, avec chacun un mouvement de fiĂšvre. Nous en sommes repartis le 19, et nous avons passĂ© Ă AngoulĂȘme et Ă Tours, et nous sommes arrivĂ©s le 28 Ă Blois, oĂč nous avons couchĂ©. Le 31, nous avons continuĂ© notre route jusqu'Ă OrlĂ©ans, et ensuite nous avons fait notre dernier coucher Ă Angerville. " J'Ă©tais lĂ , Ă une poste d'un chĂąteau dont mon long voyage ne m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Amide, oĂč Ă©taient-ils ? Deux ou trois fois, en retournant aux PyrĂ©nĂ©es, j'ai aperçu du grand chemin la colonne de MĂ©rĂ©ville ; ainsi que la colonne de PompĂ©e, elle m'annonçait le dĂ©sert comme mes fortunes de mer, tout a changĂ©. J'arrivai Ă Paris avant les nouvelles que je donnais de moi j'avais devancĂ© ma vie. Tout insignifiants que sont ces billets, je les parcours, comme on regarde de mĂ©chants dessins qui reprĂ©sentent des lieux qu'on a visitĂ©s. Ces billets datĂ©s de Modon, d'AthĂšnes, de ZĂ©a, de Smyrne et de Constantinople ; de Jaffa, de JĂ©rusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos ; ces lignes tracĂ©es sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d'encre, apportĂ©es par tous les vents, m'intĂ©ressent. Il n'y a pas jusqu'Ă mes firmans que je ne me plaise Ă dĂ©rouler j'en touche avec plaisir le vĂ©lin, j'en suis l'Ă©lĂ©gante calligraphie et je m'Ă©bahis Ă la pompe du style. J'Ă©tais donc un bien grand personnage. Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres Ă trois sous et nos passeports Ă quarante, auprĂšs de ces seigneurs du turban ! Osman Séïd, pacha de MorĂ©e, adresse ainsi, Ă qui de droit, mon firman pour AthĂšnes " Hommes de loi des bourgs de Misitra Sparte et d'Argos, cadis, nababs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore ; honneur de vos pairs et de nos grands, vaĂŻvodes, et vous par qui voit votre maĂźtre, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crĂ©dit ne peut que croĂźtre. " Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble particuliĂšrement de Paris, muni de cet ordre, accompagnĂ© d'un janissaire armĂ© et d'un domestique pour son escorte, a sollicitĂ© la permission et expliquĂ© son intention de passer par quelques-uns des lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre Ă AthĂšnes, qui est un isthme hors de lĂ , sĂ©parĂ© de vos juridictions. " Vous donc, effendis, vaĂŻvodes et tous autres dĂ©signĂ©s ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des Ă©gards et de tous les dĂ©tails dont l'amitiĂ© fait une loi, etc., etc. " An 1221 de l'hĂ©gire. " Mon passeport de Constantinople pour JĂ©rusalem porte " Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds JĂ©rusalem, SchĂ©rif trĂšs excellent effendi " TrĂšs excellent effendi, que Votre Grandeur placĂ©e sur son tribunal auguste, agrĂ©e nos bĂ©nĂ©dictions sincĂšres et nos salutations affectueuses. " Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommĂ© François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, pour accomplir le saint pĂšlerinage des chrĂ©tiens. " ProtĂ©gerions-nous de la sorte le voyageur inconnu prĂšs des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? on peut lire Ă©galement dans ces firmans les rĂ©volutions des peuples combien de laissez-passer a-t-il fallu que Dieu donnĂąt aux empires, pour qu'un esclave tartare imposĂąt des ordres Ă un vaĂŻvode de Misitra, c'est-Ă -dire Ă un magistrat de Sparte ; pour qu'un musulman recommandĂąt un chrĂ©tien au cadi de Kouds, c'est-Ă -dire de JĂ©rusalem ! L' ItinĂ©raire est entrĂ© dans les Ă©lĂ©ments qui composent ma vie. Quand je partis en 1806, un pĂšlerinage Ă JĂ©rusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s'est Ă©vanoui ; il ne m'est guĂšre restĂ© en propre que Tunis on s'est moins dirigĂ© de ce cĂŽtĂ©, et l'on convient que j'ai dĂ©signĂ© la vĂ©ritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve " Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du terrain ; il a Ă©tĂ© levĂ© trigonomĂ©triquement sur une base de 1 500 mĂštres, il s'appuie sur des observations baromĂ©triques faites avec des baromĂštres correspondants. C'est un travail de dix ans de prĂ©cision et de patience ; il confirme vos opinions sur la position des ports de Byrsa. " J'ai repris avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai dĂ©terminĂ©, je crois, l'enceinte extĂ©rieure et les autres parties du Cothon, de Byrsa et de MĂ©gara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est due Ă tant de titres. " Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre gĂ©nie avec ma trigonomĂ©trie et ma lourde Ă©rudition, je serai chez vous au premier signe de votre part. Si nous vous suivons, mon pĂšre et moi, dans la littĂ©rature, longissimo intervallo , au moins nous aurons tĂąchĂ© de vous imiter pour la noble indĂ©pendance dont vous donnez Ă la France un si beau modĂšle. " J'ai l'honneur d'ĂȘtre, et je m'en vante, votre franc admirateur, " Dureau de La Malle. " Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me faire un nom en gĂ©ographie. DorĂ©navant, si j'avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais oĂč je pourrais courir, afin d'attirer l'attention du public peut-ĂȘtre reprendrais-je mon ancien projet de la dĂ©couverte du passage au pĂŽle nord ; peut-ĂȘtre remonterais-je le Gange. LĂ , je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui dĂ©fendent l'accĂšs de l'Himalaya ; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je dĂ©couvrirais l'amphithéùtre incommensurable des neiges Ă©ternelles ; lorsque je demanderais Ă mes guides, comme Heber, l'Ă©vĂȘque anglican de Calcutta le nom des autres montagnes de l'est, ils me rĂ©pondraient qu'elles bordent l'empire chinois. A la bonne heure ! mais revenir des Pyramides, c'est comme si vous reveniez de MontlhĂ©ry. A ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des environs de Saint-Denis en France, m'a Ă©crit pour me demander si Pontoise ne ressemblait pas Ă JĂ©rusalem. La page qui termine l' ItinĂ©raire semble ĂȘtre Ă©crite en ce moment mĂȘme, tant elle reproduit mes sentiments actuels. " Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre Ă l'Ă©tude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins ; diversa exilia et desertas quaerere terras un grand nombre de feuilles de mes livres ont Ă©tĂ© tracĂ©es sous la tente, dans les dĂ©serts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goĂ»tĂ©, je tĂącherai d'Ă©lever en silence un monument Ă ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'Ă mettre mes derniers jours Ă l'abri des soucis qui ont empoisonnĂ© les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit ; je sais que les lettres dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, j'ai assez Ă©crit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit mourir. " Il est possible que mon ItinĂ©raire demeure comme un manuel Ă l'usage des juifs-errants de ma sorte j'ai marque scrupuleusement les Ă©tapes et tracĂ© une carte routiĂšre. Tous les voyageurs, Ă JĂ©rusalem, m'ont Ă©crit pour me fĂ©liciter et me remercier de mon exactitude ; j'en citerai un tĂ©moignage " Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions vous dire combien on trouvait de nouveaux mĂ©rites Ă votre ItinĂ©raire en le lisant sur les lieux, et comme on apprĂ©ciait jusqu'Ă son titre mĂȘme, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant justifiĂ© Ă chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, fidĂšles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, seul changement de ces contrĂ©es, etc. " Jules Folentlot. " " Rue Caumartin, n° 23. " Mon exactitude tient Ă mon bon sens vulgaire ; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pĂ©destre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La Religion, il est vrai, me ravit souvent dans ses bras ; mais quand elle me remet Ă terre, je chemine, appuyĂ© sur mon bĂąton, me reposant aux bornes pour dĂ©jeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allĂ© en bois, comme font volontiers les François , je n'ai, cependant, jamais aimĂ© le changement pour le changement ; la route m'ennuie j'aime seulement le voyage Ă cause de l'indĂ©pendance qu'il me donne, comme j'incline vers la campagne, non pour la campagne, mais pour la solitude. " Tout ciel m'est un, dit Montaigne, vivons entre les nĂŽtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. " Il me reste aussi de ces pays d'orient quelques autres lettres, parvenues Ă leur adresse plusieurs mois aprĂšs leur date. Des pĂšres de la Terre-Sainte, des consuls et des familles, me supposant devenu puissant sous la Restauration, ont rĂ©clamĂ©, auprĂšs de moi, les droits de l'hospitalitĂ© de loin, on se trompe et l'on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m'Ă©crivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressĂ©e A monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand-maĂźtre de l ' UniversitĂ© royale, Ă Paris . M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie " Depuis votre dĂ©part, le pays n'est pas amĂ©liorĂ©, quoique la tranquillitĂ© rĂšgne. Quoique le chef n'ait rien Ă craindre de la part des Mameluks, toujours rĂ©fugiĂ©s dans la Haute-Egypte, il faut pourtant qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouad fait toujours des siennes Ă la Mecque. Le canal de Manouf vient d'ĂȘtre fermĂ© ; MĂ©hĂ©met-Ali sera mĂ©morable en Egypte pour avoir exĂ©cutĂ© ce projet, etc. " Le 13 aoĂ»t 1816, M. Pangalo fils m'Ă©crivait de ZĂ©a. " Monseigneur, " Votre ItinĂ©raire de Paris Ă JĂ©rusalem est parvenu Ă ZĂ©a, et j'ai lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y dire d'obligeant pour elle. Votre sĂ©jour, parmi nous, a Ă©tĂ© si court que nous ne mĂ©ritons pas, Ă beaucoup prĂšs, les Ă©loges que Votre Excellence a faits de notre hospitalitĂ©, et de la maniĂšre trop familiĂšre avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se trouve replacĂ©e par les derniers Ă©vĂ©nements, et qu'elle occupe un rang dĂ» Ă son mĂ©rite autant qu'Ă sa naissance. Nous l'en fĂ©licitons, et nous espĂ©rons qu'au faĂźte des grandeurs, monsieur le comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de ZĂ©a, de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hĂŽte, de cette famille dans laquelle le consulat de France existe depuis le glorieux rĂšgne de Louis-le-Grand, qui a signĂ© le brevet de notre aĂŻeul. Ce vieillard, si souffrant, n'est plus ; j'ai perdu mon pĂšre ; je me trouve, avec une fortune trĂšs mĂ©diocre, chargĂ© de toute la famille ; j'ai ma mĂšre, six soeurs Ă marier, et plusieurs veuves Ă ma charge avec leurs enfants. J'ai recours aux bontĂ©s de Votre Excellence ; je la prie de venir au secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de ZĂ©a, qui est trĂšs nĂ©cessaire pour la relĂąche frĂ©quente des bĂątiments du Roi, ait des appointements comme les autres vice-consulats ; que d'agent, que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le traitement attachĂ© Ă ce grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait facilement cette demande, en faveur des longs services de mes aĂŻeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la familiaritĂ© importune de vos hĂŽtes de ZĂ©a, qui espĂšrent en vos bontĂ©s. " Je suis avec le plus profond respect, " Monseigneur, " De Votre Excellence, " Le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur, " Pangalo. " " ZĂ©a, le 3 aoĂ»t 1816. " Toutes les fois qu'un peu de gaĂźtĂ© me vient sur les lĂšvres, j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage attĂ©nuĂ© il est vrai, par des expressions reconnaissantes sur l'hospitalitĂ© de nos consuls devant le Levant " Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l' ItinĂ©raire , chantent en grec Ah ! vous dirai-je, maman ? M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'Ă©gosillaient, et les souvenirs d'Iulis, d'AristĂ©e, de Simonide Ă©taient complĂštement effacĂ©s. " Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes discrĂ©dits et de mes misĂšres. Au commencement mĂȘme de la Restauration, le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datĂ©e de Paris " Monsieur l'Ambassadeur, " Mademoiselle Dupont, des Ăźles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu l'honneur de vous voir dans ces Ăźles, dĂ©sirerait obtenir de Votre Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour oĂč vous viendrez Ă Paris et oĂč vous pourrez lui accorder cette audience. " J'ai l'honneur d'ĂȘtre, etc. " Dupont. " Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'Ă©poque de mon voyage sur l'ocĂ©an, tant la mĂ©moire est ingrate ! Cependant, j'avais gardĂ© un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprĂšs de moi dans la triste Cyclade glacĂ©e " Une jeune mariniĂšre parut dans les dĂ©clivitĂ©s supĂ©rieures du morne, elle avait les jambes nues quoiqu'il fĂźt froid, et marchait parmi la rosĂ©e ; etc. " Des circonstances indĂ©pendantes de ma volontĂ© m'empĂȘchĂšrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'Ă©tait la fiancĂ©e de Guillaumy, quel effet un quart de siĂšcle avait-il produit sur elle ? Avait-elle Ă©tĂ© atteinte de l'hiver de Terre-Neuve, ou conservait-elle le printemps des fĂšves en fleurs, abritĂ©es dans le fossĂ© du fort de Saint-Pierre ? A la tĂȘte d'une excellente traduction des Lettres de saint JĂ©rĂŽme MM. Collombet et GrĂ©goire ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, Ă propos de la JudĂ©e, une ressemblance Ă laquelle je me refuse par respect. Saint JĂ©rĂŽme, du fond de sa solitude, traçait la peinture de ses combats intĂ©rieurs je n'aurais pas rencontrĂ© les expressions de gĂ©nie de l'habitant de la grotte de BethlĂ©em ; tout au plus, aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hĂŽtelier au Saint-SĂ©pulcre, ses deux cantiques en italien de l'Ă©poque qui prĂ©cĂšde l'italien de Dante In foco l'amor mi mise, In foco l'amor mi mise. J'aime Ă recevoir des lettres d'outre-mer ; ces lettres semblent m'apporter quelque murmure des vents, quelque rayon des soleils, quelque Ă©manation des destinĂ©es diverses que sĂ©parent les flots et que lient les souvenirs de l'hospitalitĂ©. Voudrais-je revoir ces contrĂ©es lointaines ? Une ou deux, peut-ĂȘtre. Le ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface point ; mon imagination est encore parfumĂ©e des myrtes du temple de la VĂ©nus aux jardins et de l'iris du CĂ©phise. FĂ©nelon, au moment de partir pour la GrĂšce, Ă©crivait Ă Bossuet la lettre qu'on va lire. L'auteur futur de TĂ©lĂ©maque s'y rĂ©vĂšle avec l'ardeur du missionnaire et du poĂšte. " Divers petits accidents ont toujours retardĂ© jusqu'ici mon retour Ă Paris ; mais enfin, Monseigneur, je pars et peu s'en faut que je ne vole. A la vue de ce voyage j'en mĂ©dite un plus grand. La GrĂšce entiĂšre s'ouvre Ă moi, le sultan effrayĂ© recule ; dĂ©jĂ le PĂ©loponnĂšse respire en libertĂ©, et l'Eglise de Corinthe va refleurir ; la voix de l'ApĂŽtre s'y fera encore entendre. Je me sens transportĂ© dans ces beaux lieux et parmi ces ruines prĂ©cieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l'esprit mĂȘme de l'antiquitĂ©. Je cherche cet arĂ©opage, oĂč saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient aprĂšs le sacrĂ© et je ne dĂ©daigne pas de descendre au PirĂ©e, oĂč Socrate fait le plan de sa RĂ©publique. Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et je goĂ»te les dĂ©lices du TempĂ©. " Quand est-ce que le sang des Turcs se mĂȘlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la GrĂšce entiĂšre Ă la religion, Ă la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie ? .... Arva, beata Petamus arva, divites et insulas. Je ne t'oublierai pas, ĂŽ Ăźle consacrĂ©e par les cĂ©lestes visions du disciple bien-aimĂ© ; ĂŽ heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les pas de l'ApĂŽtre, et je croirai voir les cieux ouverts. LĂ , je me sentirai saisi d'indignation contre le faux prophĂšte, qui a voulu dĂ©velopper les oracles du vĂ©ritable, et je bĂ©nirai le Tout-Puissant qui, loin de prĂ©cipiter l'Eglise comme Babylone, enchaĂźne le dragon et la rend victorieuse. Je vois dĂ©jĂ le schisme qui tombe, l'Orient et l'Occident qui se rĂ©unissent, et l'Asie qui voit renaĂźtre le jour aprĂšs une si longue nuit ; la terre sanctifiĂ©e par les pas du Sauveur et arrosĂ©e de son sang, dĂ©livrĂ©e de ses profanateurs, et revĂȘtue d'une nouvelle gloire ; enfin, les enfants d'Abraham Ă©pars sur toute la terre, et plus nombreux que les Ă©toiles du firmament, qui, rassemblĂ©s des quatre vents, viendront en foule reconnaĂźtre le Christ qu'ils ont percĂ©, et montrer Ă la fin des temps une rĂ©surrection. En voilĂ assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ici ma derniĂšre lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous importuneront peut-ĂȘtre. Pardonnez-les Ă ma passion de vous entretenir de loin, en attendant que je puisse le faire de prĂšs. " " Fr. de FĂ©nelon. " C'Ă©tait lĂ le vrai nouvel HomĂšre, seul digne de chanter la GrĂšce et d'en raconter la beautĂ© au nouveau Chrysostome. RĂ©flexions sur mon voyage. - Mort de Julien. Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Egypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire ; ils me plaisaient indĂ©pendamment de l'antiquitĂ©, de l'art et de l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le dĂ©sert contre lequel elles Ă©taient appliquĂ©es ; la colonne de DioclĂ©tien arrĂȘtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. A l'embouchure pĂ©lusiaque du Nil, je n'aurais pas dĂ©sirĂ© un monument pour me rappeler cette scĂšne peinte par Plutarque " L'affranchi chercha au long de la grĂšve oĂč il trouva quelque demeurant du vieil bateau de pĂ©cheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'Ăąge qui, en ses jeunes ans, avoit Ă©tĂ© Ă la guerre sous PompĂ©e. Ah ! lui dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cet honneur et te prie, veuille-moi recevoir pour compagnon en une si sainte et si dĂ©vote rencontre, afin que je n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant en rĂ©compense de plusieurs maux que j'ai endurĂ©s, rencontrĂ© au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider Ă ensevelir le plus grand capitaine des Romains. " Le rival de CĂ©sar n'a plus de tombeau prĂšs de la Libye et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d'une PompĂ©e une sĂ©pulture non loin de cette Rome, d'oĂč le grand PompĂ©e Ă©tait banni. A ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrĂ©tiens s'allaient cacher dans la ThĂ©baĂŻde. " NĂ©e en Libye, ensevelie Ă la fleur de mes ans sous la poussiĂšre ausonienne, je repose prĂšs de Rome le long de ce rivage sablonneux. L'illustre PompĂ©e qui m'avait Ă©levĂ©e avec une tendresse de mĂšre, a pleurĂ© ma mort et m'a dĂ©posĂ©e dans un tombeau qui m'Ă©gale, moi pauvre esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bĂ»cher ont prĂ©venu ceux de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompĂ© nos espĂ©rances. " Anthologie . Les vents ont dispersĂ© les personnages de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous parler l'un est tombĂ© de l'Acropolis d'AthĂšnes, l'autre du rivage de Chio ; celui-ci s'est prĂ©cipitĂ© de la montagne de Sion, celui-lĂ ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changĂ© de mĂȘme qu'en AmĂ©rique s'Ă©lĂšvent des villes oĂč j'ai vu des forĂȘts, de mĂȘme un empire se forme dans ces arĂšnes de l'Egypte, oĂč mes regards n'avaient rencontrĂ© que des horizons nus et ronds comme la bosse d ' un bouclier , disent les poĂ©sies arabes, et des loups si maigres que leurs mĂąchoires sont comme un bĂąton fendu . La GrĂšce a repris cette libertĂ© que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa libertĂ© nationale ou n'a-t-elle fait que changer de joug ? Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses vieilles moeurs. Les rĂ©volutions, qui partout ont immĂ©diatement prĂ©cĂ©dĂ© ou suivi mes pas, se sont Ă©tendues sur la GrĂšce, la Syrie, l'Egypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu'en sortira-t-il ? Recevrons-nous le chĂątiment mĂ©ritĂ© d'avoir appris l'art moderne des armes Ă des peuples dont l'Ă©tat social est fondĂ© sur l'esclavage et la polygamie ? Avons-nous portĂ© la civilisation au dehors, ou avons-nous amenĂ© la barbarie dans l'intĂ©rieur de la chrĂ©tientĂ© ? Que rĂ©sultera-t-il des nouveaux intĂ©rĂȘts, des nouvelles relations politiques, de la crĂ©ation des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas Ă©blouir par des bateaux Ă vapeur, et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrĂŽlĂ©s au service d'un pacha tout cela n'est pas de la civilisation. On verra peut-ĂȘtre revenir, au moyen des troupes disciplinĂ©es des Ibrahim futurs, les pĂ©rils qui ont menacĂ© l'Europe Ă l'Ă©poque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvĂ©s la gĂ©nĂ©reuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n'auront point vu le vieux soleil de l'orient et le turban de Mahomet. Le petit BĂ©douin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la JudĂ©e " En avant, marche ! " L'ordre Ă©tait donnĂ©, et l'orient a marchĂ©. Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu ? Il m'avait demandĂ©, en me remettant son manuscrit, d'ĂȘtre concierge dans ma maison, rue d'Enfer cette place Ă©tait occupĂ©e par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colĂšre du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fĂ»mes obligĂ©s de nous sĂ©parer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu lĂ©gĂšre, mais toujours copieusement remplie d'excellents billets hypothĂ©quĂ©s sur mes chĂąteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son dĂ©sir, Ă l'hospice des Vieillards il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientĂŽt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi, sur la natte dont l'on venait d'enlever un musulman pestifĂ©rĂ©. Ma vocation est dĂ©finitivement pour l'hĂŽpital oĂč gĂźt la vieille sociĂ©tĂ©. Elle fait semblant de vivre et n'en est pas moins Ă l'agonie. Quand elle sera expirĂ©e, elle se dĂ©composera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe ; la premiĂšre nĂ©cessitĂ© pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir " La glace se forme au souffle de Dieu ", dit Job. Paris, 1839. Revu en juin 1847. AnnĂ©es 1807, 1808, 1809 et 1810. - Article du Mercure du mois de juin 1807. - J'achĂšte la VallĂ©e-aux-Loups et je m'y retire. Madame de Chateaubriand avait Ă©tĂ© trĂšs malade pendant mon voyage ; plusieurs fois mes amis m'avaient cru perdu. Dans quelques notes que M. de Clausel a Ă©crites pour ses enfants et qu'il a bien voulu me permettre de parcourir, je trouve ce passage " M. de Chateaubriand partit pour le voyage de JĂ©rusalem au mois de juillet 1806 pendant son absence, j'allais tous les jours chez madame de Chateaubriand. Notre voyageur me fit l'amitiĂ© de m'Ă©crire une lettre en plusieurs pages, de Constantinople, que vous trouverez dans le tiroir de notre bibliothĂšque, Ă Coussergues. Pendant l'hiver de 1806 Ă 1807, nous savions que M. de Chateaubriand Ă©tait en mer pour revenir en Europe ; un jour, j'Ă©tais Ă me promener dans le jardin des Tuileries avec M. de Fontanes par un vent d'ouest affreux ; nous Ă©tions Ă l'abri de la terrasse du bord de l'eau. M. de Fontanes me dit - Peut-ĂȘtre dans ce moment-ci, un coup de cette horrible tempĂȘte va le faire naufrager. Nous avons su depuis que ce pressentiment faillit se rĂ©aliser. Je note ceci pour exprimer la vive amitiĂ©, l'intĂ©rĂȘt pour la gloire littĂ©raire de M. de Chateaubriand, qui devait s'accroĂźtre par ce voyage ; les nobles, les profonds et rares sentiments qui animaient M. de Fontanes, homme excellent dont j'ai reçu aussi de grands services et dont je vous recommande de vous souvenir devant Dieu. " Si je devais vivre et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chĂšres, avec quel plaisir j'emmĂšnerais avec moi tous mes amis ! Plein d'espĂ©rance, je rapportai sous mon toit ma poignĂ©e de glanes ; mon repos ne fut pas de longue durĂ©e. Par une suite d'arrangements, j'Ă©tais devenu seul propriĂ©taire du Mercure . M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne, au mois de juillet, je fis dans le Mercure , l'article dont j'ai citĂ© des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien Lorsque dans le silence de l ' abjection , etc. Les prospĂ©ritĂ©s de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient rĂ©voltĂ© ; j'avais pris une Ă©nergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempĂȘtes. Je ne portais pas en vain un visage brĂ»lĂ© par le soleil, et je ne m'Ă©tais pas livrĂ© au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colĂšre d'un homme. Si NapolĂ©on en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article tombant au milieu de ses prospĂ©ritĂ©s et de ses merveilles, remua la France on en rĂ©pandit d'innombrables copies Ă la main ; plusieurs abonnĂ©s du Mercure dĂ©tachĂšrent l'article et le firent relier Ă part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vĂ©cu Ă cette Ă©poque pour se faire une idĂ©e de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulĂ©s au fond des coeurs se rĂ©veillĂšrent. NapolĂ©on s'emporta on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idĂ©e que l'on s'est formĂ©e de soi. Comment ! mĂ©priser jusqu'Ă sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers Ă©tait prosternĂ© ! " Chateaubriand croit-il que je suis un imbĂ©cile, que je ne le comprends pas ! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. " Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrĂȘter. Ma propriĂ©tĂ© pĂ©rit ; ma personne Ă©chappa par miracle Bonaparte eut Ă s'occuper du monde ; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace. C'Ă©tait une dĂ©plorable position que la mienne quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargĂ© de ma responsabilitĂ© personnelle et des chagrins que je causais Ă ma femme. Son courage Ă©tait grand, mais elle n'en souffrait pas moins, et ces orages, appelĂ©s successivement sur ma tĂȘte, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour moi durant la RĂ©volution ! Il Ă©tait naturel qu'elle dĂ©sirĂąt un peu de repos. D'autant plus que madame de Chateaubriand admirait Bonaparte sans restriction ; elle ne se faisait aucune illusion sur la LĂ©gitimitĂ© ; elle me prĂ©disait sans cesse ce qui m'arriverait au retour des Bourbons. Le premier livre de ces MĂ©moires est datĂ© de la VallĂ©e-aux-Loups , le 4 octobre 1811 lĂ se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher Ă cette Ă©poque. Quittant notre appartement chez madame de Coislin, nous allĂąmes d'abord demeurer rue des Saints-PĂšres, hĂŽtel de Lavalette, qui tirait son nom de la maĂźtresse et du maĂźtre de l'hĂŽtel. M. de Lavalette, trapu, vĂȘtu d'un habit prune-de-Monsieur, et marchant avec une canne Ă pomme d'or devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait Ă©tĂ© officier du gobelet chez le Roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait. Vers la fin de novembre, voyant que les rĂ©parations de ma chaumiĂšre n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivĂąmes le soir Ă la VallĂ©e. Nous ne suivĂźmes pas la route ordinaire ; nous entrĂąmes par la grille au bas du jardin. La terre des allĂ©es, dĂ©trempĂ©e par la pluie, empĂȘchait les chevaux d'avancer ; la voiture versa. Le buste en plĂątre d'HomĂšre, placĂ© auprĂšs de madame de Chateaubriand, sauta par la portiĂšre et se cassa le cou mauvais augure pour les Martyrs , dont je m'occupais alors. La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, Ă©tait chauffĂ©e avec des copeaux et Ă©clairĂ©e par des bouts de chandelle ; elle ressemblait Ă un ermitage illuminĂ© la nuit par des pĂšlerins, dans les bois. CharmĂ©s de trouver deux chambres passablement arrangĂ©es et dans l'une desquelles on avait prĂ©parĂ© le couvert, nous nous mimes Ă table. Le lendemain, rĂ©veillĂ© au bruit des marteaux et des chants des colons, je vis le soleil se lever avec moins de souci que le maĂźtre des Tuileries. J'Ă©tais dans des enchantements sans fin ; sans ĂȘtre madame de SĂ©vignĂ©, j'allais, muni d'une paire de sabots planter mes arbres dans la boue, passer et repasser dans les mĂȘmes allĂ©es, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout oĂč il y avait une broussaille, me reprĂ©sentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne manquait point. En cherchant Ă rouvrir aujourd'hui par ma mĂ©moire l'horizon qui s'est fermĂ©, je ne trouve plus le mĂȘme, mais j'en rencontre d'autres. Je m'Ă©gare dans mes pensĂ©es Ă©vanouies ; les illusions sur lesquelles je tombe sont peut-ĂȘtre autant belles que les premiĂšres ; seulement elles ne sont plus si jeunes ; ce que je voyais dans la splendeur du midi, je l'aperçois Ă la lueur du couchant. - Si je pouvais nĂ©anmoins cesser d'ĂȘtre harcelĂ© par des songes ! Bayard, sommĂ© de rendre une place, rĂ©pondit " Attendez que j'aie fait un pont de corps morts, pour pouvoir passer avec ma garnison. " Je crains qu'il ne me faille, pour sortir, passer sur le ventre de mes chimĂšres. Mes arbres, Ă©tant encore petits, ne recueillaient pas les bruits des vents de l'automne ; mais, au printemps, les brises qui haleinaient les fleurs des prĂ©s voisins en gardaient le souffle, qu'elles reversaient sur ma vallĂ©e. Je fis quelques additions Ă la chaumiĂšre ; j'embellis sa muraille de briques d'un portique soutenu par deux colonnes de marbre noir et deux cariatides de femmes de marbre blanc je me souvenais d'avoir passĂ© Ă AthĂšnes. Mon projet Ă©tait d'ajouter une tour au bout de mon pavillon ; en attendant, je simulai des crĂ©neaux sur le mur qui me sĂ©parait du chemin je prĂ©cĂ©dais ainsi la manie du moyen Ăąge, qui nous hĂ©bĂšte Ă prĂ©sent. La VallĂ©e-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont Ă©chappĂ©es, est la seule que je regrette ; il est Ă©crit que rien ne me restera. AprĂšs ma VallĂ©e perdue, j'avais plantĂ© l' Infirmerie de Marie-ThĂ©rĂšse , et je viens pareillement de la quitter. Je dĂ©fie le sort de m'attacher Ă prĂ©sent au moindre morceau de terre ; je n'aurai, dorĂ©navant, pour jardin que ces avenues honorĂ©es de si beaux noms autour des Invalides, et oĂč je me promĂšne avec mes confrĂšres manchots et boiteux. Non loin de ces allĂ©es, s'Ă©lĂšve le cyprĂšs de madame de Beaumont ; dans ces espaces dĂ©serts, la grande et lĂ©gĂšre duchesse de ChĂątillon s'est jadis appuyĂ©e sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu'au temps il est bien lourd ! Je travaillais avec dĂ©lices Ă mes MĂ©moires , et les Martyrs avançaient ; j'en avais dĂ©jĂ lu quelques livres Ă M. de Fontanes. Je m'Ă©tais Ă©tabli au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothĂšque je consultais celui-ci et puis celui-lĂ , ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m'apercevais que la lumiĂšre, en y pĂ©nĂ©trant, en dĂ©truisait le mystĂšre. Eclairez les jours de la vie, ils ne seront plus ce qu'ils sont. Au mois de juillet 1808, je tombai malade, et je fus obligĂ© de revenir Ă Paris. Les mĂ©decins rendirent la maladie dangereuse. Du vivant d'Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers, dit l'Ă©pigramme grĂące Ă nos Hippocrates modernes, il y a aujourd'hui abondance. C'est peut-ĂȘtre le seul moment oĂč, prĂšs de mourir j'aie eu envie de vivre. Quand je me sentais tomber en faiblesse, ce qui m'arrivait souvent, je disais Ă madame de Chateaubriand " Soyez tranquille ; je vais revenir. " Je perdais connaissance, mais avec une grande impatience intĂ©rieure, car je tenais, Dieu sait Ă quoi. J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore ĂȘtre mon ouvrage le plus correct. Je payais le fruit des fatigues que j'avais Ă©prouvĂ©es dans ma course au Levant. Girodet avait mis la derniĂšre main Ă mon portrait. Il le fit noir comme j'Ă©tais alors ; mais il le remplit de son gĂ©nie. M. Denon reçut le chef-d'oeuvre pour le salon ; en noble courtisan, il le mit prudemment Ă l'Ă©cart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie, aprĂšs avoir regardĂ© les tableaux, il dit " OĂč est le portrait de Chateaubriand ? " Il savait qu'il devait y ĂȘtre on fut obligĂ© de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffĂ©e gĂ©nĂ©reuse Ă©tait exhalĂ©e, dit, en regardant le portrait " Il a l'air d'un conspirateur qui descend par la cheminĂ©e. " Etant un jour retournĂ© seul Ă la VallĂ©e, Benjamin, le jardinier, m'avertit qu'un gros monsieur Ă©tranger m'Ă©tait venu demander ; que ne m'ayant point trouvĂ©, il avait dĂ©clarĂ© vouloir m'attendre ; qu'il s'Ă©tait fait faire une omelette, et qu'ensuite il s'Ă©tait jetĂ© sur mon lit. Je monte, j'entre dans ma chambre, j'aperçois quelque chose d'Ă©norme endormi ; secouant cette masse, je m'Ă©crie " Eh ! eh ! qui est lĂ ? " La masse tressaillit et s'assit sur son sĂ©ant. Elle avait la tĂȘte couverte d'un bonnet Ă poil elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetĂ©e qui tenaient ensemble, son visage Ă©tait barbouillĂ© de tabac et sa langue tirĂ©e. C'Ă©tait mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la rĂ©gie. Mon ancien cicerone Ă Paris, est allĂ© mourir Ă Nantes. Ainsi a disparu un des premiers personnages de ces MĂ©moires . J'espĂšre qu'Ă©tendu sur une couche d'asphodĂšle, il parle encore de mes vers Ă madame de Chastenay, si cette ombre agrĂ©able est descendue aux Champs-ElysĂ©es. Les Martyrs . Au printemps de 1809 parurent les Martyrs . Le travail Ă©tait de conscience j'avais consultĂ© des critiques de goĂ»t et de savoir, MM. de Fontanes, Bertin, Boissonnade, Malte-Brun, et je m'Ă©tais soumis Ă leurs raisons. Cent et cent fois j'avais fait, dĂ©fait et refait la mĂȘme page. De tous mes Ă©crits, c'est celui oĂč la langue est la plus correcte. Je ne m'Ă©tais pas trompĂ© sur le plan ; aujourd'hui que mes idĂ©es sont devenues vulgaires, personne ne nie que les combats de deux religions, l'une finissant, l'autre commençant, n'offrent aux Muses un des sujets les plus riches, les plus fĂ©conds et les plus dramatiques. Je croyais donc pouvoir un peu nourrir des espĂ©rances par trop folles ; mais j'oubliais la rĂ©ussite de mon premier ouvrage dans ce pays, ne comptez jamais sur deux succĂšs rapprochĂ©s ; l'un dĂ©truit l'autre. Si vous avez quelque talent en prose, donnez-vous de garde d'en montrer en vers ; si vous ĂȘtes distinguĂ© dans les lettres, ne prĂ©tendez pas Ă la politique tel est l'esprit français et sa misĂšre. Les amours-propres alarmĂ©s, les envies surprises par le dĂ©but heureux d'un auteur, se coalisent et guettent la seconde publication du poĂšte, pour prendre une Ă©clatante revanche Tous la main dans l ' encre , jurent de se venger. Je devais payer la sotte admiration que j'avais pipĂ©e lors de l'apparition du GĂ©nie du Christianisme ; force m'Ă©tait de rendre ce que j'avais volĂ©. HĂ©las ! point ne se fallait donner tant de peine pour me ravir ce que je croyais moi-mĂȘme ne pas mĂ©riter ! Si j'avais dĂ©livrĂ© la Rome chrĂ©tienne, je ne demandais qu'une couronne obsidionale, une tresse d'herbe cueillie dans la Ville Ă©ternelle. L'exĂ©cuteur de la justice des vanitĂ©s fut M. Hoffmann, Ă qui Dieu fasse paix ! Le Journal des DĂ©bats n'Ă©tait plus libre ; ses propriĂ©taires n'y avaient plus de pouvoir, et la censure y consigna ma condamnation. M. Hoffmann fit pourtant grĂące Ă la bataille des Francs et Ă quelques autres morceaux de l'ouvrage ; mais si CymodocĂ©e lui parut gentille, il Ă©tait trop excellent catholique pour ne pas s'indigner du rapprochement profane des vĂ©ritĂ©s du Christianisme et des fables de la Mythologie. VellĂ©da ne me sauvait pas. On m'imputa Ă crime d'avoir transformĂ© la druidesse germaine de Tacite en gauloise, comme si j'avais voulu emprunter autre chose qu'un nom harmonieux ! et ne voilĂ -t-il pas que les chrĂ©tiens de France, Ă qui j'avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s'avisĂšrent bĂȘtement de se scandaliser sur la parole Ă©vangĂ©lique de M. Hoffmann ! Ce titre des Martyrs les avait trompĂ©s ; ils s'attendaient Ă lire un martyrologe et le tigre, qui ne dĂ©chirait qu'une fille d'HomĂšre, leur parut un sacrilĂšge. Le martyre rĂ©el du pape Pie VII, que Bonaparte avait amenĂ© prisonnier Ă Paris ne les scandalisait pas mais ils Ă©taient tout Ă©mus de mes fictions, peu chrĂ©tiennes disaient-ils. Et ce fut M. l'Ă©vĂȘque de Chartres qui se chargea de faire justice des horribles impiĂ©tĂ©s de l'auteur du GĂ©nie du Christianisme . HĂ©las ! il doit s'apercevoir qu'aujourd'hui son zĂšle est appelĂ© Ă bien d'autres combats. M. l'Ă©vĂȘque de Chartres est le frĂšre de mon excellent ami, M. de Clausel, trĂšs grand chrĂ©tien, qui ne s'est pas laissĂ© emporter par une vertu aussi sublime que le critique, son frĂšre. Je pensai devoir rĂ©pondre Ă la censure, comme je l'avais fait Ă l'Ă©gard du GĂ©nie du Christianisme . Montesquieu, par sa dĂ©fense de l ' Esprit des lois , m'encourageait. J'eus tort. Les auteurs attaquĂ©s diraient les meilleures choses du monde, qu'ils n'excitent que le sourire des esprits impartiaux et les moqueries de la foule. Ils se placent sur un mauvais terrain la position dĂ©fensive est antipathique au caractĂšre français. Quand, pour rĂ©pondre Ă des objections, je montrais qu'en stigmatisant tel passage, on avait attaquĂ© quelque beau reste de l'antiquitĂ© ; battu sur le fait, on se tirait d'affaire en disant alors que les Martyrs n'Ă©taient qu'un pastiche. Si je justifiais la prĂ©sence simultanĂ©e des deux religions par l'autoritĂ© mĂȘme des PĂšres de l'Eglise, on rĂ©pliquait qu'Ă l'Ă©poque oĂč je plaçais l'action des Martyrs , le paganisme n'existait plus chez les grands esprits. Je crus de bonne foi l'ouvrage tombĂ© ; la violence de l'attaque avait Ă©branlĂ© ma conviction d'auteur. Quelques amis me consolaient ; ils soutenaient que la proscription n'Ă©tait pas justifiĂ©e, que le public, tĂŽt ou tard, porterait un autre arrĂȘt ; M. de Fontanes surtout Ă©tait ferme je n'Ă©tais pas Racine, mais il pouvait ĂȘtre Boileau, et il ne cessait de me dire " Ils y reviendront. " Sa persuasion Ă cet Ă©gard Ă©tait si profonde, qu'elle lui inspira des stances charmantes Le Tasse, errant de ville en ville, etc., etc. sans crainte de compromettre son goĂ»t et l'autoritĂ© de son jugement. En effet, les Martyrs se sont relevĂ©s ; ils ont obtenu l'honneur de quatre Ă©ditions consĂ©cutives ; ils ont mĂȘme joui auprĂšs des gens de lettres d'une faveur particuliĂšre on m'a su grĂ© d'un ouvrage qui tĂ©moigne d'Ă©tudes sĂ©rieuses, de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et le goĂ»t. La critique du fond a Ă©tĂ© promptement abandonnĂ©e. Dire que j'avais mĂȘlĂ© le profane au sacrĂ©, parce que j'avais peint deux cultes qui existaient ensemble, et dont chacun avait ses croyances, ses autels, ses prĂȘtres, ses cĂ©rĂ©monies, c'Ă©tait dire que j'aurais dĂ» renoncer Ă l'histoire. Pour qui mouraient les martyrs ? Pour JĂ©sus-Christ. A qui les immolait-on ? Aux dieux de l'empire. Il y avait donc deux cultes. La question philosophique, savoir si, sous DioclĂ©tien, les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d'HomĂšre, et si le culte public avait subi des altĂ©rations, cette question, comme poĂšte, ne me regardait pas ; comme historien , j'aurais eu beaucoup de choses Ă dire. Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restĂ©s, contre ma premiĂšre attente, et je n'ai eu qu'Ă m'occuper du soin d'en revoir le texte. Le dĂ©faut des Martyrs tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes prĂ©jugĂ©s classiques, j'avais mal Ă propos employĂ©. EffrayĂ© de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel . Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant Ă la conduite de l'action, sans la livrer Ă des machines usĂ©es. Si la bataille des Francs, si VellĂ©da, si JĂ©rĂŽme, Augustin, Eudore, CymodocĂ©e ; si la description de Naples et de la GrĂšce n'obtiennent pas grĂące pour les Martyrs , ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront. Un des endroits qui plaisaient le plus Ă M. de Fontanes, Ă©tait celui-ci " CymodocĂ©e s'assit devant la fenĂȘtre de la prison et, reposant sur sa main sa tĂȘte embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses " LĂ©gers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents, courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi sous la garde de mon Ă©poux et de mon pĂšre, aux rives fortunĂ©es du Pamisus. " Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grĂące, volez au sommet de l'Ithome, et dites que la fille d'HomĂšre va revoir les lauriers de la MessĂ©nie ! " Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumiĂšre du jour si chĂšre aux mortels, les prairies Ă©maillĂ©es de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle ! " Le GĂ©nie du Christianisme restera mon grand ouvrage, parce qu'il a produit ou dĂ©terminĂ© une rĂ©volution, et commencĂ© la nouvelle Ăšre du siĂšcle littĂ©raire. Il n'en est pas de mĂȘme des Martyrs ; ils venaient aprĂšs la rĂ©volution opĂ©rĂ©e, ils n'Ă©taient qu'une preuve surabondante de mes doctrines ; mon style n'Ă©tait plus une nouveautĂ©, et mĂȘme, exceptĂ© dans l'Ă©pisode de VellĂ©da et dans la peinture des moeurs des Francs, mon poĂšme se ressent des lieux qu'il a frĂ©quentĂ©s le classique y domine le romantique. Enfin, les circonstances qui contribuĂšrent au succĂšs du GĂ©nie du Christianisme n'existaient plus ; le gouvernement, loin de m'ĂȘtre favorable, m'Ă©tait contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persĂ©cution. les allusions frappantes dans le portrait de GalĂ©rius et dans la peinture de la cour de DioclĂ©tien ne pouvaient Ă©chapper Ă la police impĂ©riale ; d'autant que le traducteur anglais, qui n'avait pas de mĂ©nagements Ă garder, et Ă qui il Ă©tait fort Ă©gal de me compromettre, avait fait, dans sa prĂ©face, remarquer les allusions. La publication des Martyrs coĂŻncida avec un accident funeste. Il ne dĂ©sarma pas les aristarques, grĂące Ă l'ardeur dont nous sommes Ă©chauffĂ©s Ă l'endroit du pouvoir ; ils sentaient qu'une critique littĂ©raire qui tendait Ă diminuer l'intĂ©rĂȘt attachĂ© Ă mon nom, pouvait ĂȘtre agrĂ©able Ă Bonaparte. Celui-ci, comme les banquiers millionnaires qui donnent de larges festins et font payer les ports de lettres, ne nĂ©gligeait pas les petits profits. Armand de Chateaubriand. Armand de Chateaubriand que vous avez vu compagnon de mon enfance et retrouvĂ© Ă l'armĂ©e des Princes avec la sourde et muette Libba, Ă©tait restĂ© en Angleterre. MariĂ© Ă Jersey, il Ă©tait chargĂ© de la correspondance des Princes. Parti le 25 septembre 1808, il fut jetĂ© sur les gisements de Bretagne, le mĂȘme jour, Ă onze heures du soir, prĂšs de Saint-Cast. L'Ă©quipage du bateau Ă©tait composĂ© de onze hommes ; deux seuls Ă©taient Français, Roussel et Quintal. Armand se rendit chez M. Delaunay-BoisĂ©-Lucas, pĂšre, demeurant au village de Saint-Cast, oĂč jadis les Anglais avaient Ă©tĂ© forcĂ©s de se rembarquer son hĂŽte lui conseilla de repartir ; mais le bateau avait dĂ©jĂ repris la route de Jersey. Armand, s'Ă©tant entendu avec le fils de M. BoisĂ©-Lucas, lui remit les paquets dont il Ă©tait chargĂ© de la part de M. Henri LariviĂšre, agent des Princes. " Je me rendis le 29 septembre Ă la cĂŽte, dit-il dans un de ses interrogatoires, oĂč je restai deux nuits sans voir mon bateau. La lune Ă©tant trĂšs forte, je me retirai et je revins le 14 ou le 15 du mois. Je restai jusqu'au 24 dudit. Je passai toutes les nuits dans les rochers, mais inutilement ; mon bateau ne vint pas, et, le jour, je me rendais au BoisĂ©-Lucas. Le mĂȘme bateau et le mĂȘme Ă©quipage, dont Roussel et Quintal faisaient partie, devaient me reprendre. A l'Ă©gard des prĂ©cautions prises avec M. BoisĂ©-Lucas pĂšre, il n'y en avait pas d'autres que celles que je vous ai dĂ©jĂ dĂ©taillĂ©es. " L'intrĂ©pide Armand abordĂ© Ă quelques pas de son champ paternel, comme Ă la cĂŽte inhospitaliĂšre de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, Ă la clartĂ© de la lune, la barque qui l'aurait pu sauver. Autrefois, ayant dĂ©jĂ quittĂ© Combourg, prĂȘt Ă passer aux Grandes-Indes, j'avais promenĂ© ma vue attristĂ©e sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast oĂč se couchait Armand, du cap de la Varde oĂč j'Ă©tais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposĂ©s, ont Ă©tĂ© tĂ©moins des ennuis et ont sĂ©parĂ© les destinĂ©es de deux hommes unis par le nom et le sang. C'est aussi au milieu des mĂȘmes vagues que je rencontrai Gesril pour la derniĂšre fois. Il m'arrive assez souvent, dans mes rĂȘves, d'apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l'abĂźme, en mĂȘme temps que s'Ă©pand, rougie jusqu'Ă mes pieds, l'onde avec laquelle nous avions accoutumĂ© de nous jouer dans notre enfance [Les originaux du procĂšs d'Armand m'ont Ă©tĂ© remis par une main ignorĂ©e et gĂ©nĂ©reuse . Armand parvint Ă s'embarquer sur un bateau achetĂ© Ă Saint-Malo ; mais, repoussĂ© par le nord-ouest, il fut encore obligĂ© de caler. Enfin, le 6 janvier, aidĂ© d'un matelot appelĂ© Jean Brien, il mit Ă la mer un petit canot Ă©chouĂ©, et s'empara d'un autre canot Ă flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon Ă©toile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars " Depuis les neuf heures du soir, que nous partĂźmes, jusque vers les deux heures aprĂšs minuit le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n'Ă©tions pas Ă©loignĂ©s des rochers appelĂ©s les Mainquiers , nous mĂźmes Ă l'ancre dans le dessein d'attendre le jour, mais le vent ayant fraĂźchi et craignant qu'il n'augmentĂąt davantage, nous continuĂąmes notre route. Peu de moments aprĂšs, la mer devint trĂšs grosse, et notre compas ayant Ă©tĂ© brisĂ© par une vague, nous restĂąmes dans l'incertitude de la route que nous faisions. La premiĂšre terre dont nous eĂ»mes connaissance le 7 il pouvait ĂȘtre alors midi fut la cĂŽte de Normandie, ce qui nous obligea Ă mettre Ă l'autre bord, et de nouveau nous revĂźnmes mettre Ă l'ancre prĂšs des rochers appelĂ©s Ecrebo , situĂ©s entre la cĂŽte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligĂšrent Ă rester dans cette situation tout le reste du jour et la journĂ©e du 8. Le 9 au matin, dĂšs qu'il fit jour, je dis Ă Depagne qu'il me paraissait que le vent avait diminuĂ©, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d'oĂč venait le vent. Il me dit qu'il ne voyait plus les rochers auprĂšs desquels nous avions mis l'ancre. Je jugeai alors que nous allions en dĂ©rive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempĂȘte ne nous laissait d'autre ressource que de nous jeter Ă la cĂŽte. Comme nous ne voyions point la terre, j'ignorais Ă quelle distance nous pouvions en ĂȘtre. Ce fut Ă ce moment que je jetai Ă la mer mes papiers, auxquels j'avais pris la prĂ©caution d'attacher une pierre. Nous fĂźmes alors vent arriĂšre et fĂźmes cĂŽte, vers les neuf heures du matin, Ă Bretteville-sur-Ay, en Normandie. " Nous fĂ»mes accueillis Ă la cĂŽte par les douaniers, qui me retirĂšrent de mon bateau presque mort, ayant les pieds et les jambes gelĂ©s. On nous dĂ©posa l'un et l'autre chez le lieutenant de la brigade de Bretteville. Deux jours aprĂšs, Depagne fut conduit dans les prisons de Coutances, et, depuis cette Ă©poque, je ne l'ai pas revu. Quelques jours aprĂšs, je fus moi-mĂȘme transfĂ©rĂ© Ă la maison d'arrĂȘt de cette ville ; le lendemain conduit par le marĂ©chal-des-logis Ă Saint-LĂŽ, oĂč je restai huit jours chez ce mĂȘme marĂ©chal-des-logis. J'ai paru une fois devant M. le prĂ©fet du dĂ©partement, et, le 26 janvier, je partis avec le capitaine et le marĂ©chal-des-logis de gendarmerie, pour ĂȘtre amenĂ© Ă Paris, oĂč j'arrivai le 28. On me conduisit au bureau de M. Demaret, au ministĂšre de la police gĂ©nĂ©rale, et de lĂ Ă la prison de la Grande-Force. " Armand eut contre lui les vents, les flots et la police impĂ©riale ; Bonaparte Ă©tait de connivence avec les orages. Les dieux faisaient une bien grande dĂ©pense de courroux contre une existence chĂ©tive. Le paquet jetĂ© Ă la mer fut rejetĂ© par elle sur la grĂšve de Notre-Dame-d'Alloue, prĂšs Valognes. Les papiers renfermĂ©s dans ce paquet servirent de piĂšces de conviction ; il y en avait trente-deux. Quintal, revenu avec son bateau aux plages de la Bretagne pour prendre Armand, avait aussi, par une fatalitĂ© obstinĂ©e, fait naufrage dans les eaux de Normandie, quelques jours avant mon cousin. L'Ă©quipage du bateau de Quintal avait parlĂ© ; le prĂ©fet de Saint-LĂŽ avait su que M. de Chateaubriand Ă©tait le chef des entreprises des Princes. Lorsqu'il apprit qu'une chaloupe montĂ©e seulement de deux hommes Ă©tait atterrĂ©e, il ne douta point qu'Armand ne fĂ»t un des deux naufragĂ©s, car tous les pĂȘcheurs parlaient de lui comme de l'homme le plus intrĂ©pide Ă la mer qu'on eĂ»t jamais vu. Le 20 janvier 1809, le prĂ©fet de la Manche rendit compte Ă la police gĂ©nĂ©rale de l'arrestation d'Armand. Sa lettre commence ainsi " Mes conjectures sont complĂštement vĂ©rifiĂ©es Chateaubriand est arrĂȘtĂ© ; c'est lui qui a abordĂ© sur la cĂŽte de Bretteville et qui avait pris le nom de John Fall . " Inquiet de ce que, malgrĂ© des ordres trĂšs prĂ©cis que j'avais donnĂ©s, John Fall n'arrivait point Ă Saint-LĂŽ, je chargeai le marĂ©chal-des-logis de gendarmerie Mauduit, homme sĂ»r et plein d'activitĂ© d'aller chercher ce John Fall partout oĂč il serait, et de l'amener devant moi, dans quelque Ă©tat qu'il fĂ»t. Il le trouva Ă Coutances, au moment oĂč l'on se disposait Ă le transfĂ©rer Ă l'hĂŽpital, pour lui traiter les jambes, qui ont Ă©tĂ© gelĂ©es. " Fall a paru aujourd'hui devant moi. J'avais fait mettre LeliĂšvre dans un appartement sĂ©parĂ©, d'oĂč il pouvait voir arriver John Fall sans ĂȘtre aperçu. Lorsque LeliĂšvre l'a vu monter les degrĂ©s d'un perron placĂ© prĂšs de cet appartement, il s'est Ă©criĂ©, en frappant des mains et en changeant de couleur - C'est Chateaubriand ! Comment donc l'a-t-on pris ? " LeliĂšvre n'Ă©tait prĂ©venu de rien. Cette exclamation lui a Ă©tĂ© arrachĂ©e par la surprise. Il m'a priĂ© ensuite de ne pas dire qu'il avait nommĂ© Chateaubriand, parce qu'il serait perdu. " J'ai laissĂ© ignorer Ă John Fall que je susse qui il Ă©tait. " Armand, transportĂ© Ă Paris, dĂ©posĂ© Ă la Force, subit un interrogatoire secret Ă la maison d'arrĂȘt militaire de l'Abbaye. Bertrand, capitaine Ă la premiĂšre demi-brigade de vĂ©tĂ©rans, avait Ă©tĂ© nommĂ© par le gĂ©nĂ©ral Hulin devenu commandant d'armes de Paris, juge-rapporteur de la commission militaire chargĂ©e, par dĂ©cret du 25 fĂ©vrier, de connaĂźtre l'affaire d'Armand. Les personnes compromises Ă©taient M. de Goyon envoyĂ© Ă Brest par Armand, et M. de BoisĂ©-Lucas fils, chargĂ© de remettre des lettres de Henri de LariviĂšre Ă MM. Laya et Sicard, Ă Paris. Dans une lettre du 13 mars, Ă©crite Ă FouchĂ©, Armand lui disait " Que l'empereur daigne rendre Ă la libertĂ© des hommes qui languissent dans les prisons pour m'avoir tĂ©moignĂ© trop d'amitiĂ©. A tout Ă©vĂ©nement, que la libertĂ© leur soit Ă©galement rendue. Je recommande ma malheureuse famille Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de l'empereur. " Ces mĂ©prises d'un homme Ă entrailles humaines, qui s'adresse Ă une hyĂšne, font mal. Bonaparte aussi n'Ă©tait pas le lion de Florence ; il ne se dessaisissait pas de l'enfant aux larmes de la mĂšre. J'avais Ă©crit pour demander une audience Ă FouchĂ© ; il me l'accorda, et m'assura, avec l'aplomb de la lĂ©gĂšretĂ© rĂ©volutionnaire, " qu'il avait vu Armand, que je pouvais ĂȘtre tranquille ; qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien, et qu'en effet il avait l'air trĂšs rĂ©solu ". Si j'avais proposĂ© Ă FouchĂ© de mourir, eĂ»t-il conservĂ©, Ă l'Ă©gard de lui-mĂȘme, ce ton dĂ©libĂ©rĂ© et cette superbe insouciance ? Je m'adressai Ă madame de RĂ©musat, je la priai de remettre Ă l'impĂ©ratrice une lettre en demande de justice ou de grĂące Ă l'empereur. Madame la duchesse de Saint-Leu m'a racontĂ©, Ă Arenenberg, le sort de ma lettre JosĂ©phine la donna Ă l'empereur ; il parut hĂ©siter en la lisant, puis, rencontra un mot dont il fut blessĂ© et il la jeta au feu avec impatience. J'avais oubliĂ© qu'il ne faut ĂȘtre fier que pour soi. M. de Goyon, condamnĂ© avec Armand, subit sa sentence. On avait pourtant intĂ©ressĂ© en sa faveur madame la baronne-duchesse de Montmorenci, fille de madame de Matignon dont les Goyon Ă©taient alliĂ©s. Une Montmorenci domestique aurait dĂ» tout obtenir, s'il suffisait de prostituer un nom pour apporter Ă un pouvoir nouveau une vieille monarchie. Madame de Goyon, qui ne put sauver son mari, sauva le jeune BoisĂ©-Lucas. Tout se mĂȘla de ce malheur, qui ne frappait que des personnages inconnus. On eĂ»t dit qu'il s'agissait de la chute d'un monde tempĂȘtes sur les flots, embĂ»ches sur la terre, Bonaparte, la mer, les meurtriers de Louis XVI, et peut-ĂȘtre quelque passion , Ăąme mystĂ©rieuse des catastrophes du monde. On ne s'est pas mĂȘme aperçu de toutes ces choses ; tout cela n'a frappĂ© que moi et n'a vĂ©cu que dans ma mĂ©moire. Qu'importaient Ă NapolĂ©on des insectes Ă©crasĂ©s par sa main sur sa couronne ? Le jour de l'exĂ©cution, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus Ă pied Ă la plaine de Grenelle. J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard Armand Ă©tait fusillĂ© contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tĂȘte Ă©tait brisĂ©e ; un chien de boucher lĂ©chait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plĂ©bĂ©ien et noble, Quintal et Goyon, au cimetiĂšre de Vaugirard oĂč j'avais enterrĂ© M. de Laharpe. Je retrouvai mon cousin pour la derniĂšre fois, sans pouvoir le reconnaĂźtre le plomb l'avait dĂ©figurĂ©, il n'avait plus de visage ; je n'y pus remarquer le ravage des annĂ©es, ni mĂȘme y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant ; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps de Libba. Il fut fusillĂ© le Vendredi-Saint le CrucifiĂ© m'apparaĂźt au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promĂšne sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrĂȘte Ă regarder l'empreinte du tir, encore marquĂ©e sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissĂ© d'autres traces, on ne parlerait plus de lui. Etrange enchaĂźnement de destinĂ©es ! Le gĂ©nĂ©ral Hulin, commandant d'armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d'Armand ; il avait Ă©tĂ©, jadis nommĂ© prĂ©sident de la commission qui cassa la tĂȘte du duc d'Enghien. N'aurait-il pas dĂ» s'abstenir, aprĂšs sa premiĂšre infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre ? Et moi, j'ai parlĂ© de la mort du fils du grand CondĂ© sans rappeler au gĂ©nĂ©ral Hulin la part qu'il avait eue dans l'exĂ©cution de l'obscur soldat, mon parent. Pour juger les juges du tribunal de Vincennes, j'avais sans doute, Ă mon tour, reçu ma commission du Ciel. Paris, 1839. AnnĂ©es 1811, 1812, 1813, 1814. Publication de L' ItinĂ©raire . - Lettre du cardinal de Beausset. - Mort de ChĂ©nier. - Je suis reçu membre de l'Institut. - Affaire de mon discours. L'annĂ©e 1811 fut une des plus remarquables de ma carriĂšre littĂ©raire. Je publiai l' ItinĂ©raire de Paris Ă JĂ©rusalem , je remplaçai M. de ChĂ©nier Ă l'Institut, et je commençai d'Ă©crire les MĂ©moires que j'achĂšve aujourd'hui. Le succĂšs de l' ItinĂ©raire fut aussi complet que celui des Martyrs avait Ă©tĂ© disputĂ©. Il n'est si mince barbouilleur de papier qui, Ă l'apparition de son farrago , ne reçoive des lettres de fĂ©licitations. Parmi les nouveaux compliments qui me furent adressĂ©s, il ne m'est pas permis de faire disparaĂźtre la lettre d'un homme de vertu et de mĂ©rite qui a donnĂ© deux ouvrages dont l'autoritĂ© est reconnue, et qui ne laissent presque plus rien Ă dire sur Bossuet et FĂ©nelon. L'Ă©vĂȘque d'Alais, cardinal de Beausset, est l'historien de ces grands prĂ©lats. Il outre infiniment la louange Ă mon Ă©gard, c'est l'usage reçu quand on Ă©crit Ă un auteur et cela ne compte pas ; mais le cardinal fait sentir du moins l'opinion gĂ©nĂ©rale du moment sur l' ItinĂ©raire ; il entrevoit, relativement Ă Carthage, les objections dont mon sentiment gĂ©ographique serait l'objet ; toutefois, ce sentiment a prĂ©valu, et j'ai remis Ă leur place les ports de Didon. On aimera Ă retrouver dans cette lettre l'Ă©locution d'une sociĂ©tĂ© choisie, ce style rendu grave et doux par la politesse, la religion et les moeurs ; excellence de ton dont nous sommes si loin aujourd'hui. " A Villemoisson, par Lonjumeau Seine-et-Oise. " Ce 25 mars 1811. " Vous avez dĂ» recevoir, monsieur, et vous avez reçu le juste tribut de la reconnaissance et de la satisfaction publique ; mais je puis vous assurer qu'il n'est aucun de vos lecteurs qui ait joui avec un sentiment plus vrai de votre intĂ©ressant ouvrage. Vous ĂȘtes le premier et le seul voyageur qui n'ait pas eu besoin du secours de la gravure et du dessin pour mettre sous les yeux de ses lecteurs les lieux et les monuments qui rappellent de beaux souvenirs et de grandes images. Votre Ăąme a tout senti, votre imagination a tout peint, et le lecteur sent avec votre Ăąme et voit avec vos yeux. " Je ne pourrais vous rendre que bien faiblement l'impression que j'ai Ă©prouvĂ©e dĂšs les premiĂšres pages en longeant avec vous les cĂŽtes de l'Ăźle de Corcyre, et en voyant aborder tous ces hommes Ă©ternels , que des destins contraires y ont successivement conduits. Quelques lignes vous ont suffi pour graver Ă jamais les traces de leurs pas ; on les retrouvera toujours dans votre ItinĂ©raire , qui les conservera plus fidĂšlement que tant de marbres qui n'ont pas su garder les grands noms qui leur ont Ă©tĂ© confiĂ©s. " Je connais actuellement les monuments d'AthĂšnes comme on aime Ă les connaĂźtre. Je les avais dĂ©jĂ vus dans de belles gravures, je les avais admirĂ©s, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l'Ăąme et le gĂ©nie qui ont conçu les pensĂ©es de ces grands monuments. " Vous avez rendu aux Pyramides cette noble et profonde intention, que de frivoles dĂ©clamateurs n'avaient pas mĂȘme aperçue. " Que je vous sais grĂ©, monsieur, d'avoir vouĂ© Ă la juste exĂ©cration de tous les siĂšcles ce peuple stupide et fĂ©roce, qui fait, depuis douze cents ans, la dĂ©solation des plus belles contrĂ©es de la terre ! on sourit avec vous Ă l'espĂ©rance de le voir rentrer dans le dĂ©sert d'oĂč il est sorti. " Vous m'avez inspirĂ© un sentiment passager d'indulgence pour les Arabes, en faveur du beau rapprochement que vous en avez fait avec les sauvages de l'AmĂ©rique septentrionale. " La Providence semble vous avoir conduit Ă JĂ©rusalem pour assister Ă la derniĂšre reprĂ©sentation de la premiĂšre scĂšne du Christianisme. S'il n'est plus donnĂ© aux yeux des hommes de revoir ce tombeau, le seul qui n ' aura rien Ă rendre au dernier jour , les chrĂ©tiens le retrouveront toujours dans l'Evangile, et les Ăąmes mĂ©ditatives et sensibles dans vos tableaux. " Les critiques ne manqueront pas de vous reprocher les hommes et les faits dont vous avez couvert les ruines de Carthage, que vous ne pouviez pas peindre puisqu'elles n'existent plus. Mais, je vous en conjure, monsieur, bornez-vous seulement Ă leur demander s'ils ne seraient pas eux-mĂȘmes bien fĂąchĂ©s de ne pas les retrouver dans ces peintures si attachantes. " Vous avez le droit de jouir, monsieur, d'un genre de gloire qui vous appartient exclusivement par une sorte de crĂ©ation ; mais il est une jouissance encore plus satisfaisante pour un caractĂšre tel que le vĂŽtre, c'est celle d'avoir donnĂ© aux crĂ©ations de votre gĂ©nie la noblesse de votre Ăąme et l'Ă©lĂ©vation de vos sentiments. C'est ce qui assurera, dans tous les temps, Ă votre nom et Ă votre mĂ©moire, l'estime, l'admiration et le respect de tous les amis de la religion, de la vertu et de l'honneur. " C'est Ă ce titre que je vous supplie, monsieur, d'agrĂ©er l'hommage de tous mes sentiments. " de Beausset, anc. Ă©v. d'Alais. " M. de ChĂ©nier mourut le 10 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idĂ©e de me presser de le remplacer Ă l'Institut. Ils prĂ©tendaient qu'exposĂ© comme je l'Ă©tais aux inimitiĂ©s du chef du gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la police, il m'Ă©tait nĂ©cessaire d'entrer dans un corps alors puissant par sa renommĂ©e et par les hommes qui le composaient ; qu'Ă l'abri derriĂšre ce bouclier, je pourrais travailler en paix. J'avais une rĂ©pugnance invincible Ă occuper une place, mĂȘme en dehors du gouvernement ; il me souvenait trop de ce que m'avait coĂ»tĂ© la premiĂšre. L'hĂ©ritage de ChĂ©nier me semblait pĂ©rilleux ; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant ; je ne voulais point passer sous silence le rĂ©gicide, quoique CambacĂ©rĂšs fĂ»t la seconde personne de l'Etat ; j'Ă©tais dĂ©terminĂ© Ă faire entendre mes rĂ©clamations en faveur de la libertĂ© et Ă Ă©lever ma voix contre la tyrannie ; je voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombĂ©e de nos rois, gĂ©mir sur les malheurs de ceux qui leur Ă©taient restĂ©s fidĂšles. Mes amis me rĂ©pondirent que je me trompais ; que quelques louanges du chef du gouvernement obligĂ©es dans le discours acadĂ©mique, louanges dont sous un rapport, je trouvais Bonaparte digne, lui feraient avaler toutes les vĂ©ritĂ©s que je voudrais dire, que j'aurais Ă la fois l'honneur d'avoir maintenu mes opinions et le bonheur de faire cesser les terreurs de madame de Chateaubriand. A force de m'obsĂ©der, je me rendis, de guerre lasse ; mais je leur dĂ©clarai qu'ils se mĂ©prenaient ; que Bonaparte, lui, ne se mĂ©prendrait point Ă des lieux communs sur son fils, sa femme, sa gloire ; qu'il n'en sentirait que plus vivement la leçon ; qu'il reconnaĂźtrait le dĂ©missionnaire Ă la mort du duc d'Enghien, et l'auteur de l'article qui fit supprimer le Mercure ; qu'enfin, au lieu de m'assurer le repos, je ranimerais contre moi les persĂ©cutions. Ils furent bientĂŽt obligĂ©s de reconnaĂźtre la vĂ©ritĂ© de mes paroles il est vrai qu'ils n'avaient pas prĂ©vu la tĂ©mĂ©ritĂ© de mon discours. J'allai faire les visites d'usage aux membres de l'AcadĂ©mie. Madame de Vintimille me conduisit chez l'abbĂ© Morellet. Nous le trouvĂąmes assis dans un fauteuil devant son feu ; il s'Ă©tait endormi, et l' ItinĂ©raire , qu'il lisait, lui Ă©tait tombĂ© des mains. RĂ©veillĂ© en sursaut au bruit de mon nom annoncĂ© par son domestique, il releva la tĂȘte et s'Ă©cria " Il y a des longueurs, il y a des longueurs ! " Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j'abrĂ©gerais la nouvelle Ă©dition. Il fut bon homme et me promit sa voix, malgrĂ© Atala . Lorsque, dans la suite, la Monarchie selon la Charte parut, il ne revenait pas qu'un pareil ouvrage politique eĂ»t pour auteur le chantre de la fille des Florides . Grotius n'avait-il pas Ă©crit la tragĂ©die d' Adam et Eve , et Montesquieu le Temple de Gnide ? Il est vrai que je n'Ă©tais ni Grotius ni Montesquieu. L'Ă©lection eut lieu ; je passai au scrutin Ă une assez forte majoritĂ©. Je me mis de suite Ă travailler Ă mon discours ; je le fis et le refis vingt fois, n'Ă©tant jamais content de moi tantĂŽt, le voulant rendre possible Ă la lecture, je le trouvais trop fort ; tantĂŽt, la colĂšre me revenant, je le trouvais trop faible. Je ne savais comment mesurer la dose de l'Ă©loge acadĂ©mique. Si, malgrĂ© mon antipathie pour l'homme, j'avais voulu rendre l'admiration que je sentais pour la partie publique de sa vie, j'aurais Ă©tĂ© bien au-delĂ de la pĂ©roraison. Milton, que je cite au commencement du discours, me fournissait un modĂšle dans sa Seconde dĂ©fense du peuple anglais, iI fit un Ă©loge pompeux de Cromwell " Tu as non seulement Ă©clipsĂ© les actions de tous nos rois, dit-il, mais celles qui ont Ă©tĂ© racontĂ©es de nos hĂ©ros fabuleux. RĂ©flĂ©chis souvent au cher gage que la terre qui t'a donnĂ© la naissance a confiĂ© Ă tes soins ; la libertĂ© qu'elle espĂ©ra autrefois de la fleur des talents et des vertus, elle l'attend maintenant de toi ; elle se flatte de l'obtenir de toi seul. Honore les vives espĂ©rances que nous avons conçues ; honore les sollicitudes de ta patrie inquiĂšte ; respecte les regards et les blessures de tes braves compagnons, qui, sous ta banniĂšre, ont hardiment combattu pour la libertĂ© ; respecte les ombres de ceux qui pĂ©rirent sur le champ de bataille ; enfin, respecte-toi toi-mĂȘme ; ne souffre pas, aprĂšs avoir bravĂ© tant de pĂ©rils pour l'amour des libertĂ©s, qu'elles soient violĂ©es par toi-mĂȘme, ou attaquĂ©es par d'autres mains. Tu ne peux ĂȘtre vraiment libre que nous ne le soyons nous-mĂȘmes. Telle est la nature des choses celui qui empiĂšte sur la libertĂ© de tous est le premier Ă perdre la sienne et Ă devenir esclave. " Johnson n'a citĂ© que les louanges donnĂ©es au Protecteur, afin de mettre en contradiction le rĂ©publicain avec lui-mĂȘme ; le beau passage que je viens de traduire montre ce qui faisait le contrepoids de ces louanges. La critique de Johnson est oubliĂ©e ; la dĂ©fense de Milton est restĂ©e tout ce qui tient aux enchaĂźnement des partis et aux passions du moment meurt comme eux et avec elles. Mon discours Ă©tant prĂȘt, je fus appelĂ© Ă le lire devant la commission nommĂ©e pour l'entendre il fut repoussĂ© Ă l'exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers rĂ©publicains qui m'Ă©coutaient et que l'indĂ©pendance de mes opinions Ă©pouvantait ; ils frĂ©missaient d'indignation et de frayeur au seul mot de libertĂ©. M. Daru porta Ă Saint-Cloud le discours. Bonaparte dĂ©clara que s'il eĂ»t Ă©tĂ© prononcĂ©, il aurait fait fermer les portes de l'Institut et m'aurait jetĂ© dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie. Je reçus ce billet de M. Daru " Saint-Cloud, 28 avril 1811. " J'ai l'honneur de prĂ©venir monsieur de Chateaubriand que, lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir Ă Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui renouveler l'assurance de la haute considĂ©ration avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer. " " Daru. " J'allai Ă Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et lĂ dĂ©chirĂ©, marquĂ© ab irato de parenthĂšses et de traces au crayon par Bonaparte l'ongle du lion Ă©tait enfoncĂ© partout, et j'avais une espĂšce de plaisir d'irritation Ă croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colĂšre de NapolĂ©on ; mais il me dit qu'en conservant la pĂ©roraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissements. On avait copiĂ© le discours au chĂąteau, en en supprimant quelques passages et en en interpolant quelques autres. Peu de temps aprĂšs, il parut dans les provinces imprimĂ© de la sorte. Ce discours est un des meilleurs titres de l'indĂ©pendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours lu en pleine AcadĂ©mie aurait fait crouler les voĂ»tes de la salle sous un tonnerre d'applaudissements. Se figure-t-on en effet, le chaleureux Ă©loge de la libertĂ© prononcĂ© au milieu de la servilitĂ© de l'empire ? J'avais conservĂ© ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout derniĂšrement en quittant l'infirmerie de Marie-ThĂ©rĂšse, on a brĂ»lĂ© une foule de papiers parmi lesquels le discours a pĂ©ri. Je le regrette non pour ce que peut valoir un discours acadĂ©mique ; mais pour la singularitĂ© du monument. J'y avais placĂ© le nom de mes confrĂšres dont les ouvrages m'avaient fourni le prĂ©texte de manifester des sentiments honorables. NĂ©anmoins, les lecteurs de ces MĂ©moires n'en seront pas privĂ©s un de mes collĂšgues eut la gĂ©nĂ©rositĂ© d'en prendre copie ; la voici " Lorsque Milton publia le Paradis perdu , aucune voix ne s'Ă©leva dans les trois royaumes de la Grande Bretagne pour louer un ouvrage qui, malgrĂ© ses nombreux dĂ©fauts, n'en est pas moins un des plus beaux monuments de l'esprit humain. L'HomĂšre anglais mourut oubliĂ©, et ses contemporains laissĂšrent Ă l'avenir le soin d'immortaliser le chantre d'Eden. Est-ce lĂ une de ces grandes injustices littĂ©raires dont presque tous les siĂšcles offrent des exemples ? Non, messieurs ; Ă peine Ă©chappĂ©s aux guerres civiles, les Anglais ne purent se rĂ©soudre Ă cĂ©lĂ©brer la mĂ©moire d'un homme qui se fit remarquer par l'ardeur de ses opinions dans un temps de calamitĂ©s. Que rĂ©serverons-nous dirent-ils, Ă la tombe du citoyen qui se dĂ©voue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une gĂ©nĂ©reuse indulgence ? La postĂ©ritĂ© rendra justice Ă la mĂ©moire de Milton ; mais nous, nous devons une leçon Ă nos fils ; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un prĂ©sent funeste quand ils s'allient aux passions, et qu'il vaut mieux se condamner Ă l'obscuritĂ© que de se rendre cĂ©lĂšbre par les malheurs de sa patrie. " Imiterai-je, messieurs, ce mĂ©morable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. ChĂ©nier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n'empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j'espĂšre vous prouver aussi que j'ai la mĂȘme loyautĂ©. " Il eĂ»t Ă©tĂ© curieux, sans doute, de voir ce qu'un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l'homme dont j'occupe aujourd'hui la place. Il serait intĂ©ressant d'examiner l'influence des rĂ©volutions sur les lettres, de montrer comment les systĂšmes peuvent Ă©garer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire Ă la renommĂ©e, et qui n'aboutissent qu'Ă l'oubli. Si Milton, malgrĂ© ses Ă©garements politiques, a laissĂ© des ouvrages que la postĂ©ritĂ© admire, c'est que Milton, sans ĂȘtre revenu de ses erreurs, se retira d'une sociĂ©tĂ© qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l'adoucissement de ses maux et la source de sa gloire. PrivĂ© de la lumiĂšre du ciel, il se crĂ©a une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sortit, pour ainsi dire, d'un monde oĂč il n'avait vu que des malheurs et des crimes ; il plaça dans les berceaux d'Eden cette innocence primitive, cette fĂ©licitĂ© sainte qui rĂ©gnĂšrent sous les tentes de Jacob et de Rachel ; et il mit aux enfers les tourments, les passions et les remords de ces hommes dont il avait partagĂ© les fureurs. " Malheureusement, les ouvrages de M. ChĂ©nier, quoiqu'on y dĂ©couvre le germe d'un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicitĂ©, ni par cette majestĂ© sublime. L'auteur se distinguait par un esprit Ă©minemment classique. Nul ne connaissait mieux les principes de la littĂ©rature ancienne et moderne théùtre, Ă©loquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassĂ© ; mais ses Ă©crits portent l'empreinte des jours dĂ©sastreux qui les ont vus naĂźtre. Trop souvent dictĂ©s par l'esprit de parti, ils ont Ă©tĂ© applaudis par les factions. SĂ©parerai-je, dans les travaux de mon prĂ©dĂ©cesseur, ce qui est dĂ©jĂ passĂ© comme nos discordes, et ce qui restera peut-ĂȘtre comme notre gloire ? Ici se trouvent confondus les intĂ©rĂȘts de la sociĂ©tĂ© et les intĂ©rĂȘts de la littĂ©rature. Je ne puis assez oublier les uns pour m'occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligĂ© de me taire, ou d'agiter des questions politiques. " Il y a des personnes qui voudraient faire de la littĂ©rature une chose abstraite, et l'isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me diront Pourquoi garder le silence ? ne considĂ©rez les ouvrages de M. ChĂ©nier que sous les rapports littĂ©raires. C'est-Ă -dire, messieurs, qu'il faut que j'abuse de votre patience et de la mienne pour rĂ©pĂ©ter des lieux communs que l'on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi. Autres temps, autres moeurs hĂ©ritiers d'une longue suite d'annĂ©es paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer Ă des discussions purement acadĂ©miques, qui prouvaient encore mieux leur talent que leur bonheur. Mais nous, restes infortunĂ©s d'un grand naufrage nous n'avons plus ce qu'il faut pour goĂ»ter un calme si parfait. Nos idĂ©es, nos esprits, ont pris un cours diffĂ©rent. L'homme a remplacĂ© en nous l'acadĂ©micien en dĂ©pouillant les lettres de ce qu'elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu'Ă travers nos puissants souvenirs et l'expĂ©rience de notre adversitĂ©. Quoi ! aprĂšs une rĂ©volution qui nous a fait parcourir en quelques annĂ©es les Ă©vĂ©nements de plusieurs siĂšcles, on interdira Ă l'Ă©crivain toute considĂ©ration Ă©levĂ©e ! On lui refusera d'examiner le cĂŽtĂ© sĂ©rieux des objets ! Il passera une vie frivole Ă s'occuper de chicanes grammaticales, de rĂšgles de goĂ»t, de petites sentences littĂ©raires ! Il vieillira enchaĂźnĂ© dans les langes de son berceau ! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonnĂ© par ses longs travaux, par ses graves pensĂ©es, et souvent ses mĂąles douleurs qui ajoutent Ă la grandeur de l'homme ! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ? Les misĂ©rables peines de l'amour-propre et les jeux puĂ©rils de l'esprit. " Certes, messieurs, ce serait nous traiter avec un mĂ©pris bien Ă©trange ! Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me rĂ©duire Ă l'Ă©tat d'enfance, dans l'Ăąge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle Ă©troit qu'on voudrait tracer autour de l'Ă©crivain. Par exemple, messieurs, si je voulais faire l'Ă©loge de l'homme de lettres, de l'homme de cour qui prĂ©side Ă cette assemblĂ©e, croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, lĂ©ger, ingĂ©nieux, qu'il a reçu de sa mĂšre, et dont il offre parmi nous le dernier modĂšle ? Non sans doute je voudrais encore faire briller dans tout son Ă©clat le beau nom qu'il porte. Je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le blocus de GĂȘnes. Je parlerais du marĂ©chal son pĂšre, de ce gouverneur qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette dĂ©fense mĂ©morable la vieillesse malheureuse d'un grand roi. C'est de ce compagnon de Turenne que madame de Maintenon disait " En lui le coeur est mort le dernier. " Enfin je passerais jusqu'Ă ce Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans les combats la vigueur et le courage d'Hercule. Ainsi je trouverais aux deux extrĂ©mitĂ©s de cette famille la force et la grĂące, le chevalier et le troubadour. On veut que les Français soient fils d'Hector je croirais plutĂŽt qu'ils descendent d'Achille, car ils manient, comme ce hĂ©ros, la lyre et l'Ă©pĂ©e. " Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poĂšte cĂ©lĂšbre qui chanta la nature d'une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais Ă vous faire remarquer l'admirable flexibilitĂ© d'un talent qui sut rendre avec un mĂ©rite Ă©gal les beautĂ©s rĂ©guliĂšres de Virgile et les beautĂ©s incorrectes de Milton ? Non je vous montrerais aussi ce poĂšte ne voulant pas se sĂ©parer de ses infortunĂ©s compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives Ă©trangĂšres, chantant leurs douleurs pour les consoler ; illustre banni au milieu de cette foule d'exilĂ©s dont j'augmentais le nombre. Il est vrai que son Ăąge et ses infirmitĂ©s, ses talents et sa gloire, ne l'avaient pas mis dans sa patrie Ă l'abri des persĂ©cutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalitĂ© du crime et la rassurante immortalitĂ© de la vertu Rassurez-vous, vous ĂȘtes immortels. " Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d'un ami bien cher Ă mon coeur, d'un de ces amis qui, selon CicĂ©ron, rendent la prospĂ©ritĂ© plus Ă©clatante et l'adversitĂ© plus lĂ©gĂšre, je vanterais la finesse et la puretĂ© de son goĂ»t, l'Ă©lĂ©gance exquise de sa prose, la beautĂ©, la force, l'harmonie de ses vers, qui, formĂ©s sur les grands modĂšles, se distinguent nĂ©anmoins par un caractĂšre original. Je vanterais ce talent supĂ©rieur qui ne connut jamais les sentiments de l'envie, ce talent heureux de tous les succĂšs qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis dix annĂ©es ressent tout ce qui peut m'arriver d'honorable, avec cette joie naĂŻve et profonde connue seulement des plus gĂ©nĂ©reux caractĂšres et de la plus vive amitiĂ©. Mais je n'omettrais pas la partie politique de mon ami. Je le peindrais Ă la tĂȘte d'un des premiers corps de l'Etat, prononçant ces discours qui sont des chefs-d'oeuvre de biensĂ©ance, de mesure et de noblesse. Je le reprĂ©senterais sacrifiant le doux commerce des muses Ă des occupations qui seraient sans doute sans charmes, si l'on ne s'y livrait dans l'espoir de former des enfants capables de suivre un jour les traces glorieuses de leurs pĂšres et d'Ă©viter nos erreurs. " En parlant des hommes de talent dont se compose cette assemblĂ©e, je ne pourrais donc m'empĂȘcher de les considĂ©rer sous le rapport de la morale et de la sociĂ©tĂ©. L'un se distingue au milieu de vous par un esprit fin, dĂ©licat et sage, par une urbanitĂ© si rare aujourd'hui, et surtout par la constance la plus honorable dans ses opinions modĂ©rĂ©es. L'autre, sous les glaces de l'Ăąge, a retrouvĂ© toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des malheureux. Celui-ci, historien Ă©lĂ©gant et agrĂ©able poĂšte, nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d'un pĂšre et d'un fils mutilĂ©s au service de la patrie. Celui-lĂ , en rendant l'ouĂŻe aux sourds et la parole aux muets, nous rappelle les miracles du culte Ă©vangĂ©lique auquel il s'est consacrĂ©. N'est-il point parmi vous, messieurs, des tĂ©moins de vos anciens triomphes, qui puissent raconter au digne hĂ©ritier du chancelier d'Aguesseau comment le nom de son aĂŻeul fut jadis applaudi dans cette assemblĂ©e ? Je passe aux nourrissons favoris des neuf soeurs, et j'aperçois le vĂ©nĂ©rable auteur d' Oedipe retirĂ© dans la solitude, et Sophocle oubliant Ă Colone la gloire qui le rappelle dans AthĂšnes. Combien nous devons aimer les autres fils de MelpomĂšne, qui nous ont intĂ©ressĂ©s aux malheurs de nos pĂšres ! Tous les coeurs français ont de nouveau tremblĂ© au pressentiment de la mort d'Henri IV. La muse tragique a rĂ©tabli l'honneur de ces preux chevaliers lĂąchement trahis par l'histoire, et noblement vengĂ©s par l'un de nos modernes Euripides. " Descendant aux successeurs d'AnacrĂ©on, je m'arrĂȘterais Ă cet homme aimable qui, semblable au vieillard de TĂ©os, redit encore, aprĂšs quinze lustres, ces chants amoureux que l'on fait entendre Ă quinze ans. J'irais, messieurs, chercher votre renommĂ©e sur ces mers orageuses que gardait autrefois le gĂ©ant Adamastor, et qui se sont apaisĂ©es aux noms charmants d'ElĂ©onore et de Virginie. Tibi rident aequora . " HĂ©las ! trop de talents parmi nous ont Ă©tĂ© errants et voyageurs ! La poĂ©sie n'a-t-elle pas chantĂ© en vers harmonieux l'art de Neptune, cet art si fatal qui la transporta sur des bords lointains ? Et l'Ă©loquence française, aprĂšs avoir dĂ©fendu l'Etat et l'autel, ne se retire-t-elle pas comme Ă sa source dans la patrie de saint Ambroise ? Que ne puis-je placer ici tous les membres de cette assemblĂ©e dans un tableau dont la flatterie n'a point embelli les couleurs ? Car, s'il est vrai que l'envie obscurcisse quelquefois les qualitĂ©s estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d'hommes se distingue par des sentiments Ă©levĂ©s, par des vertus dĂ©sintĂ©ressĂ©es, par la haine de l'oppression, le dĂ©vouement Ă l'amitiĂ©, et la fidĂ©litĂ© au malheur. C'est ainsi, messieurs, que j'aime Ă considĂ©rer un sujet sous toutes les faces, et que j'aime surtout Ă rendre les lettres sĂ©rieuses en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l'histoire. Avec cette indĂ©pendance d'esprit, il faut donc que je m'abstienne de toucher Ă des ouvrages qu'il est impossible d'examiner sans irriter les passions. Si je parlais de la tragĂ©die de Charles IX, pourrais-je m'empĂȘcher de venger la mĂ©moire du cardinal de Lorraine et de discuter cette Ă©trange leçon donnĂ©e aux rois ? Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, FĂ©nelon, m'offriraient sur plusieurs points cette mĂȘme altĂ©ration de l'histoire pour appuyer les mĂȘmes doctrines. Si je lis les satires, j'y trouve immolĂ©s des hommes placĂ©s aux premiers rangs de cette assemblĂ©e ; toutefois, Ă©crites d'un style pur, Ă©lĂ©gant et facile, elles rappellent agrĂ©ablement l'Ă©cole de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir Ă les louer, que mon nom n'a pas Ă©chappĂ© Ă la malice de l'auteur. Mais laissons lĂ des ouvrages qui donneraient lieu Ă des rĂ©criminations pĂ©nibles je ne troublerai pas la mĂ©moire d'un Ă©crivain qui fut votre collĂšgue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis ; il devra Ă cette religion, qui lui parut si mĂ©prisable dans les Ă©crits de ceux qui la dĂ©fendent, la paix que je souhaite Ă sa tombe. Mais ici mĂȘme, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un Ă©cueil ? Car en portant Ă M. ChĂ©nier ce tribut de respect que tous les morts rĂ©clament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprĂ©tations peu gĂ©nĂ©reuses voulaient me faire un crime de cette Ă©motion involontaire, je me rĂ©fugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque Ă©lĂšve aux mĂąnes des dynasties outragĂ©es. Ah ! qu'il eĂ»t Ă©tĂ© plus heureux pour M. ChĂ©nier de n'avoir point participĂ© Ă ces calamitĂ©s publiques, qui retombĂšrent enfin sur sa tĂȘte ! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages un frĂšre tendrement chĂ©ri. Qu'auraient dit nos malheureux frĂšres si Dieu les eĂ»t appelĂ©s le mĂȘme jour Ă son tribunal ? S'ils s'Ă©taient rencontrĂ©s au moment suprĂȘme, avant de confondre leur sang, ils nous auraient criĂ© sans doute " Cessez vos guerres intestines, revenez Ă des sentiments d'amour et de paix ; la mort frappe Ă©galement tous les partis, et vos cruelles divisions nous coĂ»tent la jeunesse et la vie. " Tels auraient Ă©tĂ© leurs cris fraternels. " Si mon prĂ©dĂ©cesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible Ă l'hommage que je rends ici Ă son frĂšre, car il Ă©tait naturellement gĂ©nĂ©reux ; ce fut mĂȘme cette gĂ©nĂ©rositĂ© de caractĂšre qui l'entraĂźna dans des nouveautĂ©s bien sĂ©duisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientĂŽt, trompĂ© dans son espĂ©rance, son humeur s'aigrit, son talent se dĂ©natura. TransportĂ© de la solitude du poĂšte au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer Ă ces sentiments qui font le charme de la vie ? Heureux s'il n'eĂ»t vu d'autre ciel que le ciel de la GrĂšce, sous lequel il Ă©tait nĂ©, s'il n'eĂ»t contemplĂ© d'autres ruines que celles de Sparte et d'AthĂšnes ! Je l'aurais peut-ĂȘtre rencontrĂ© dans la belle patrie de sa mĂšre, et nous nous serions jurĂ© amitiĂ© sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les dĂ©serts oĂč je fus jetĂ© par nos tempĂȘtes ? Le silence des forĂȘts aurait calmĂ© cette Ăąme troublĂ©e, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-ĂȘtre rĂ©conciliĂ© avec les palais des rois. Vain souhait ! M. ChĂ©nier resta sur le théùtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vĂźtes, messieurs, s'incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours ... " On ne m'a point racontĂ© ses derniers moments. " Nous tous, qui vĂ©cĂ»mes dans les troubles et les agitations, nous n'Ă©chapperons pas aux regards de l'histoire. Qui peut se flatter d'ĂȘtre trouvĂ© sans tache, dans un temps de dĂ©lire oĂč personne n'avait l'usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d'indulgence pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le gĂ©nie, la vertu mĂȘme, peuvent quelquefois franchir les bornes du devoir. M. ChĂ©nier adora la libertĂ© ; pourrait-on lui en faire un crime ? les chevaliers eux-mĂȘmes, s'ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumiĂšre de notre siĂšcle. On verrait se former cette illustre alliance entre l'honneur et la libertĂ©, comme sous le rĂšgne des Valois les crĂ©neaux gothiques couronnaient avec une grĂące infinie dans nos monuments les ordres empruntĂ©s des Grecs. La libertĂ© n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme ? Elle enflamme le gĂ©nie, elle Ă©lĂšve le coeur, elle est nĂ©cessaire Ă l'ami des muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent, jusqu'Ă un certain point vivre dans la dĂ©pendance, parce qu'ils se servent d'une langue Ă part qui n'est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire en Ă©crivant, tout sentiment magnanime, toute pensĂ©e forte et grande ? La libertĂ© est si naturellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se rĂ©fugie auprĂšs d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples ; et c'est nous, messieurs, qu'elle charge d'Ă©crire ses annales et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte Ă la derniĂšre postĂ©ritĂ©. Pour qu'on ne se trompe pas dans l'interprĂ©tation de ma pensĂ©e, je dĂ©clare que je ne parle ici que de la libertĂ© qui naĂźt de l'ordre et enfante des lois, et non de cette libertĂ© fille de la licence et mĂšre de l'esclavage. Le tort de l'auteur de Charles IX ne fut donc pas d'avoir offert son encens Ă la premiĂšre de ces divinitĂ©s, mais d'avoir cru que les droits qu'elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C'est dans ses opinions qu'un Français met cette indĂ©pendance que d'autres peuples placent dans leurs lois. La libertĂ© est pour lui un sentiment plutĂŽt qu'un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l'Ă©crivain dont vous dĂ©plorez la perte avait fait cette rĂ©flexion, il n'aurait pas embrassĂ© dans un mĂȘme amour la libertĂ© qui fonde et la libertĂ© qui dĂ©truit. " J'ai, messieurs, fini la tĂąche que les usages de l'AcadĂ©mie m'ont imposĂ©e. PrĂšs de terminer ce discours je suis frappĂ© d'une idĂ©e qui m'attriste ; il n'y a pas longtemps que M. ChĂ©nier prononçait sur mes ouvrages des arrĂȘts qu'il se prĂ©parait Ă publier et c'est moi qui juge aujourd'hui mon juge. Je le dis dans toute la sincĂ©ritĂ© de mon coeur, j'aimerais mieux encore ĂȘtre exposĂ© aux satires d'un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma prĂ©sence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espĂ©rances, qui nous emporte tout Ă coup, et livre quelquefois notre mĂ©moire Ă des hommes entiĂšrement opposĂ©s Ă nos sentiments et Ă nos principes. Cette tribune est une espĂšce de champ de bataille oĂč les talents viennent tour Ă tour briller et mourir. Que de gĂ©nies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, La BruyĂšre, Bossuet, FĂ©nelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu... Qui ne serait effrayĂ©, messieurs, en pensant qu'il va former un anneau dans la chaĂźne de cette illustre ligne ? AccablĂ© du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaĂźtre Ă mes talents pour hĂ©ritier lĂ©gitime, je tĂącherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments. " Quand mon tour sera venu de cĂ©der ma place Ă l'orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sĂ©vĂšrement mes ouvrages ; mais il sera forcĂ© de dire que j'aimais avec transport ma patrie, que j'aurais souffert mille maux plutĂŽt que de coĂ»ter une seule larme Ă mon pays, que j'aurais fait sans balancer le sacrifice de mes jours Ă ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix Ă la vie et de la dignitĂ© Ă la mort. " Mais quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funĂ©railles ! Ne sommes-nous pas environnĂ©s de fĂȘtes ? Voyageur solitaire, je mĂ©ditais il y a quelques jours sur les ruines des empires dĂ©truits et je vois s'Ă©lever un nouvel empire. Je quitte Ă peine ces tombeaux oĂč dorment les nations ensevelies, et j'aperçois un berceau chargĂ© des destinĂ©es de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. CĂ©sar monte au Capitole, les peuples racontent les merveilles, les monuments Ă©levĂ©s, les citĂ©s embellies, les frontiĂšres de la patrie baignĂ©es par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculĂ©es que ne vit pas Germanicus. " Tandis que le triomphateur s'avance entourĂ© de ses lĂ©gions, que feront les tranquilles enfants des muses ? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l'olivier de la paix aux palmes de la victoire, pour prĂ©senter au vainqueur la troupe sacrĂ©e, pour mĂȘler aux rĂ©cits guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul-Emile sur les malheurs de PersĂ©e. " Et vous, fille des CĂ©sars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras ; venez ajouter la grĂące Ă la grandeur, venez attendrir la victoire et tempĂ©rer l'Ă©clat des armes par la douce majestĂ© d'une reine et d'une mĂšre. " Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton Ă©tait barrĂ© d'un bout Ă l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma rĂ©clamation contre l'isolement des affaires dans lequel on voudrait tenir la littĂ©rature Ă©tait Ă©galement stigmatisĂ©e au crayon. L'Ă©loge de l'abbĂ© Delille, qui rappelait l'Ă©migration, la fidĂ©litĂ© du poĂšte aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, Ă©tait mis entre parenthĂšses ; l'Ă©loge de M. de Fontanes avait une croix . Presque tout ce que je disais sur M. de ChĂ©nier, sur son frĂšre, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on prĂ©parait Ă Saint-Denis Ă©tait hachĂ© de traits. Le paragraphe commençant par ces mots " M. de ChĂ©nier adora la libertĂ©, etc. ", avait une double rature longitudinale. Je suis encore Ă comprendre comment le texte du discours corrompu, publiĂ© par les agents de l'Empire, a conservĂ© assez correctement ce paragraphe. Je n'invente, je ne change rien, on peut lire le passage imprimĂ© dans l'Ă©dition furtive. L'objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la libertĂ©, et qui en faisait le pendant, est supprimĂ© en entier dans cette Ă©dition de police. La pĂ©roraison est conservĂ©e seulement l'Ă©loge de nos triomphes dont je faisais honneur Ă la France, est tournĂ© tout entier au profit de NapolĂ©on. Tout ne fut pas fini quand on eut dĂ©clarĂ© que je ne serais pas reçu Ă l'AcadĂ©mie et qu'on m'eut rendu mon discours. On voulait me contraindre Ă en Ă©crire un second, je dĂ©clarai que je m'en tenais au premier et que je n'en ferais pas d'autre. Des personnes pleines de grĂąces, de gĂ©nĂ©rositĂ© et de courage, que je ne connaissais pas, s'intĂ©ressaient Ă moi. Madame Lindsay, qui m'avait ramenĂ© de Calais parla Ă madame Gay laquelle s'adressa Ă madame Regnault de Saint-Jean-d'AngĂ©ly ; elles parvinrent Ă remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitĂšrent Ă me laisser Ă l'Ă©cart. Les femmes de ce temps-lĂ interposaient leur beautĂ© entre la puissance et l'infortune. Tout ce bruit se prolongea par les prix dĂ©cennaux jusque dans l'annĂ©e 1812. Bonaparte, qui me persĂ©cutait, fit pourtant demander Ă l'AcadĂ©mie, Ă propos de ces prix pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le GĂ©nie du Christianisme . L'AcadĂ©mie s'expliqua ; plusieurs de mes confrĂšres Ă©crivirent leur jugement peu favorable Ă mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poĂšte grec dit Ă un oiseau " Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlĂšves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture Ă tes petits. Toutes deux ailĂ©es, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux cĂ©lĂ©brant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la libertĂ© ? Il n'est pas juste qu'une chanteuse pĂ©risse du bec d'une de ses semblables. " Prix dĂ©cennaux. - L' Essai sur les RĂ©volutions . - Les Natchez . Ce mĂ©lange de colĂšre et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et Ă©trange il me veut enfermer pour le reste de mes jours Ă Vincennes et tout Ă coup il demande Ă l'Institut pourquoi il n'a pas parlĂ© de moi Ă l'occasion des prix dĂ©cennaux. Il fait plus, il dĂ©clare Ă Fontanes que, puisque l'Institut ne me trouve pas digne de concourir pour le prix, il m'en donnera un, qu'il me nommera surintendant gĂ©nĂ©ral de toutes les bibliothĂšques de France ; surintendance appointĂ©e comme une ambassade de premiĂšre classe. La premiĂšre idĂ©e que Bonaparte avait eue de m'employer dans la carriĂšre diplomatique ne lui passait pas il n'admettait point, pour cause Ă lui bien connue, que j'eusse cessĂ© de faire partie du ministĂšre des relations extĂ©rieures. Et toutefois, malgrĂ© ces munificences projetĂ©es, son prĂ©fet de police m'invite contradictoirement Ă m'Ă©loigner de Paris, et je vais continuer mes MĂ©moires Ă Dieppe. Bonaparte descend au rĂŽle d'Ă©colier taquin ; il dĂ©terre l' Essai sur les RĂ©volutions et il se rĂ©jouit de la guerre qu'il m'attire Ă ce sujet. Un M. Damaze de Raymond se fit mon champion je l'allai remercier rue Vivienne. Il avait sur sa cheminĂ©e avec ses breloques, une tĂȘte de mort ; quelque temps aprĂšs il fut tuĂ© en duel, et sa charmante figure alla rejoindre la face effroyable qui semblait l'appeler. Tout le monde se battait alors un des mouchards chargĂ©s de l'arrestation de Georges reçut de lui une balle dans la tĂȘte. Pour couper court Ă l'attaque de mauvaise foi de mon puissant adversaire, je m'adressai Ă ce M. de Pommereul dont je vous ai parlĂ© lors de ma premiĂšre arrivĂ©e Ă Paris il Ă©tait devenu directeur gĂ©nĂ©ral de l'imprimerie et de la librairie je lui demandai la permission de rĂ©imprimer l' Essai tout entier. On peut voir ma correspondance et le rĂ©sultat de cette correspondance dans la prĂ©face de l' Essai sur les RĂ©volutions , Ă©dition de 1826, tome deuxiĂšme des Oeuvres complĂštes. Au surplus, le gouvernement impĂ©rial avait grandement raison de me refuser la rĂ©impression de l'ouvrage en entier ; l' Essai n'Ă©tait, ni par rapport aux libertĂ©s, ni par rapport Ă la monarchie lĂ©gitime, un livre qu'on dĂ»t publier lorsque rĂ©gnaient le despotisme et l'usurpation. La police se donnait un air d'impartialitĂ© en laissant dire quelque chose en ma faveur, et elle riait en m'empĂȘchant de faire la seule chose qui me pĂ»t dĂ©fendre. Au retour de Louis XVIII on exhuma de nouveau l' Essai ; comme on avait voulu s'en servir contre moi au temps de l'Empire, sous le rapport politique, on voulait me l'opposer au jour de la Restauration, sous le rapport religieux. J'ai fait une amende honorable si complĂšte de mes erreurs dans les notes de la nouvelle Ă©dition de l' Essai historique , qu'il n'y a plus rien Ă me reprocher. La postĂ©ritĂ© viendra ; elle prononcera sur le livre et sur le commentaire , si ces vieilleries-lĂ peuvent encore l'occuper. J'ose espĂ©rer qu'elle jugera l' Essai comme ma tĂȘte grise l'a jugĂ© ; car, en avançant dans la vie on prend de l'Ă©quitĂ© de cet avenir dont on approche. Le livre et les notes me mettent devant les hommes tel que j'ai Ă©tĂ© au dĂ©but de ma carriĂšre, tel que je suis au terme de cette carriĂšre. Au surplus, cet ouvrage que j'ai traitĂ© avec une rigueur impitoyable offre le compendium de mon existence comme poĂšte, moraliste et homme politique futur. La sĂšve du travail est surabondante, l'audace des opinions poussĂ©e aussi loin qu'elle peut aller. Force est de reconnaĂźtre que, dans les diverses routes oĂč je me suis engagĂ©, les prĂ©jugĂ©s ne m'ont jamais conduit, que je n'ai Ă©tĂ© aveugle dans aucune cause, qu'aucun intĂ©rĂȘt ne m'a guidĂ©, que les partis que j'ai pris ont toujours Ă©tĂ© de mon choix. Dans l' Essai , mon indĂ©pendance en religion et en politique est complĂšte ; j'examine tout rĂ©publicain , je sers la monarchie ; philosophe , j'honore la religion. Ce ne sont point lĂ des contradictions, ce sont des consĂ©quences forcĂ©es de l'incertitude de la thĂ©orie et de la certitude de la pratique chez les hommes. Mon esprit, fait pour ne croire Ă rien, pas mĂȘme Ă moi, fait pour dĂ©daigner tout, grandeurs et misĂšres, peuples et rois, a nonobstant Ă©tĂ© dominĂ© par un instinct de raison qui lui commandait de se soumettre Ă ce qu'il y a de reconnu beau religion, justice, humanitĂ©, Ă©galitĂ©, libertĂ©, gloire. Ce que l'on rĂȘve aujourd'hui de l'avenir, ce que la gĂ©nĂ©ration actuelle s'imagine avoir dĂ©couvert d'une sociĂ©tĂ© Ă naĂźtre, fondĂ©e sur des principes tout diffĂ©rents de ceux de la vieille sociĂ©tĂ©, se trouve positivement annoncĂ© dans l' Essai . J'ai devancĂ© de trente annĂ©es ceux qui se disent les proclamateurs d'un monde inconnu. Mes actes ont Ă©tĂ© de l'ancienne citĂ©, mes pensĂ©es de la nouvelle ; les premiers de mon devoir, les derniĂšres de ma nature. L' Essai n'Ă©tait pas un livre impie ; c'Ă©tait un livre de doute et de douleur. Je l'ai dĂ©jĂ dit [Livre onziĂšme de ces MĂ©moires .] . Du reste, j'ai dĂ» m'exagĂ©rer ma faute et racheter par des idĂ©es d'ordre tant d'idĂ©es passionnĂ©es rĂ©pandues dans mes ouvrages. J'ai peur au dĂ©but de ma carriĂšre d'avoir fait du mal Ă la jeunesse ; j'ai Ă rĂ©parer auprĂšs d'elle, et je lui dois au moins d'autres leçons. Qu'elle sache qu'on peut lutter avec succĂšs contre une nature troublĂ©e ; la beautĂ© morale, la beautĂ© divine, supĂ©rieure Ă tous les rĂȘves de la terre, je l'ai vue ; il ne faut qu'un peu de courage pour l'atteindre et s'y tenir. Afin d'achever ce que j'ai Ă dire sur ma carriĂšre littĂ©raire, je dois mentionner l'ouvrage qui la commença, et qui demeura en manuscrit jusqu'Ă l'annĂ©e oĂč je l'insĂ©rai dans mes Oeuvres complĂštes . A la tĂȘte des Natchez , la prĂ©face a racontĂ© comment l'ouvrage fut retrouvĂ© en Angleterre par les soins et les obligeantes recherches de M. de Thuisy. Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, RenĂ© , et plusieurs descriptions placĂ©es dans le GĂ©nie du Christianisme , n'est pas tout Ă fait stĂ©rile. Ce premier manuscrit Ă©tait Ă©crit de suite, sans section ; tous les sujets y Ă©taient confondus voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprĂšs de ce manuscrit d'un seul jet il en existait un autre partagĂ© en livres. Dans ce second travail, j'avais non seulement procĂ©dĂ© Ă la division de la matiĂšre, mais j'avais encore changĂ© le genre de la composition, en la faisant passer du roman Ă l'Ă©popĂ©e. Un jeune homme qui entasse pĂȘle-mĂȘle ses idĂ©es, ses inventions, ses Ă©tudes, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fĂ©conditĂ© qui tient Ă la puissance de l'Ăąge. Il m'est arrivĂ© ce qui n'est peut-ĂȘtre jamais arrivĂ© Ă un auteur c'est de relire aprĂšs trente annĂ©es un manuscrit que j'avais totalement oubliĂ©. J'avais un danger Ă craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais Ă©teindre les couleurs ; une main plus sĂ»re, mais moins rapide, courait risque de faire disparaĂźtre les traits moins corrects, mais aussi les touches les plus vives de la jeunesse ; il fallait conserver Ă la composition son indĂ©pendance, et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l'Ă©cume au frein du jeune coursier. S'il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu'en tremblant aujourd'hui, il y a aussi des choses que je ne voudrais plus Ă©crire, notamment la lettre de RenĂ© dans le second volume. Elle est de ma premiĂšre maniĂšre et reproduit tout RenĂ© je ne sais ce que les RenĂ© qui m'ont suivi ont pu dire pour mieux approcher de la folie. Les Natchez s'ouvrent par une invocation au dĂ©sert et Ă l'astre des nuits, divinitĂ©s suprĂȘmes de ma jeunesse " A l'ombre des forĂȘts amĂ©ricaines, je veux chanter des airs de la solitude, tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles ; je veux raconter vos malheurs, ĂŽ Natchez ! ĂŽ nation de la Louisiane dont il ne reste plus que les souvenirs ! Les infortunes d'un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits Ă nos pleurs que celles des autres hommes ? et les mausolĂ©es des rois dans nos temples sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chĂȘne de sa patrie ? " Et toi, flambeau des mĂ©ditations, astre des nuits, sois pour moi l'astre du Pinde ! Marche devant mes pas, Ă travers les rĂ©gions inconnues du Nouveau-Monde, pour me dĂ©couvrir Ă ta lumiĂšre les secrets ravissants de ces dĂ©serts ! " Mes deux natures sont confondues dans ce bizarre ouvrage, particuliĂšrement dans l'original primitif. On y trouve des incidents politiques et des intrigues de roman ; mais Ă travers la narration on entend partout une voix qui chante, et qui semble venir d'une rĂ©gion inconnue. Fin de ma carriĂšre littĂ©raire. De 1812 Ă 1814, il n'y a plus que deux annĂ©es pour finir l'Empire, et ces deux annĂ©es dont on a vu quelque chose par anticipation, je les employai Ă des recherches sur la France et Ă la rĂ©daction de quelques livres de ces MĂ©moires ; mais je n'imprimai plus rien. Ma vie de poĂ©sie et d'Ă©rudition fut vĂ©ritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages, le GĂ©nie du Christianisme , les Martyrs et l' ItinĂ©raire . Mes Ă©crits politiques commencĂšrent Ă la Restauration ; avec ces Ă©crits Ă©galement commença mon existence politique active. Ici donc se termine ma carriĂšre littĂ©raire proprement dite ; entraĂźnĂ© par le flot des jours, je l'avais omise ; ce n'est qu'en cette annĂ©e 1831 que j'ai rappelĂ© des temps laissĂ©s en arriĂšre de 1800 Ă 1814. Cette carriĂšre littĂ©raire, comme il vous a Ă©tĂ© loisible de vous en convaincre, ne fut pas moins troublĂ©e que ma carriĂšre de voyageur et de soldat ; il y eut aussi des travaux, des rencontres et du sang dans l'arĂšne ; tout n'y fut pas muses et fontaine Castalie ; ma carriĂšre politique fut encore plus orageuse. Peut-ĂȘtre quelques dĂ©bris marqueront-ils le lieu qu'occupĂšrent mes jardins d'AcadĂšme. Le GĂ©nie du Christianisme commence la rĂ©volution religieuse contre le philosophisme du dix-huitiĂšme siĂšcle. Je prĂ©parais en mĂȘme temps cette rĂ©volution qui menace notre langue, car il ne pouvait y avoir renouvellement dans l'idĂ©e qu'il n'y eĂ»t innovation dans le style. Y aura-t-il aprĂšs moi d'autres formes de l'art Ă prĂ©sent inconnues ? Pourra-t-on partir de nos Ă©tudes actuelles afin d'avancer, comme nous sommes partis des Ă©tudes passĂ©es pour faire un pas ? Est-il des bornes qu'on ne saurait franchir, parce qu'on se vient heurter contre la nature des choses ? Ces bornes ne se trouvent-elles point dans la division des langues modernes, dans la caducitĂ© de ces mĂȘmes langues, dans les vanitĂ©s humaines telles que la sociĂ©tĂ© nouvelle les a faites ? Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'Ă©poque de leur perfectionnement ; parvenues Ă leur apogĂ©e, elles restent un moment stationnaires, puis elles descendent sans pouvoir remonter. Maintenant, le rĂ©cit que j'achĂšve rejoint les premiers livres de ma vie politique, prĂ©cĂ©demment Ă©crits Ă des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon Ă©difice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le vieux fils de Coelus ne vĂźt se changer en truelle de plomb la truelle d'or du bĂątisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mĂ©moire, chargĂ©e de me verser mes souvenirs ne m'a pas trop failli avez-vous beaucoup senti la glace de l'hiver dans ma narration ? trouvez-vous une Ă©norme diffĂ©rence entre les poussiĂšres Ă©teintes que j'ai essayĂ© de ranimer, et les personnages vivants que je vous ai fait voir en vous racontant ma premiĂšre jeunesse ? Mes annĂ©es sont mes secrĂ©taires ; quand l'une d'entre elles vient Ă mourir, elle passe la plume Ă sa puĂźnĂ©e, et je continue de dicter ; comme elles sont soeurs, elles ont Ă peu prĂšs la mĂȘme main. 1. De Bonaparte. - 2. Bonaparte. - Sa famille. - 3. Branche particuliĂšre des Bonaparte de la Corse. - 4. Naissance et enfance de Bonaparte. - 5. La Corse de Bonaparte. - 6. Paoli. - 7. Deux Pamphlets. - 8. Brevet de capitaine. - 9. Toulon. - 10. JournĂ©es de VendĂ©miaire. - 11. Suite. - 12. Campagnes d'Italie. - 13. CongrĂšs de Rastadt. - Retour de NapolĂ©on en France. - NapolĂ©on est nommĂ© chef de l'armĂ©e dite d'Angleterre. - Il part pour l'expĂ©dition d'Egypte. - 14. ExpĂ©dition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - NapolĂ©on dans la grande Pyramide. - Suez. - 15. Opinion de l'armĂ©e. - 16. Campagne de Syrie. - 17. Retour en Egypte. ConquĂȘte de la Haute-Egypte. - 18. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de NapolĂ©on. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire. De Bonaparte. La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnĂ©e de fleurs comme la flotte athĂ©nienne pour aller conquĂ©rir la Sicile et les dĂ©licieuses campagnes d'Enna. La priĂšre est dite Ă haute voix par le prĂȘtre de Neptune ; les libations sont faites avec des coupes d'or ; la foule, bordant la mer, unit ses invocations Ă celle du pilote ; le paean est chantĂ©, tandis que la voile se dĂ©ploie aux rayons et au souffle de l'aurore. Alcibiade, vĂȘtu de pourpre et beau comme l'Amour, se fait remarquer sur les trirĂšmes, fier des sept chars qu'il a lancĂ©s dans la carriĂšre d'Olympie. Mais Ă peine l'Ăźle d'AlcinoĂŒs est-elle passĂ©e, l'illusion s'Ă©vanouit Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percĂ© de flĂšches sur le sein de Timandra. Les compagnons de ses premiĂšres espĂ©rances, esclaves Ă Syracuse, n'ont pour allĂ©ger le poids de leurs chaĂźnes que quelques vers d'Euripide. Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n'avait pas la beautĂ© du pupille de PĂ©riclĂšs, Ă©levĂ© sur les genoux d'Aspasie ; mais elle en avait les heures matineuses et des dĂ©sirs et des songes, Dieu sait ! Je vous les ai peints ces songes aujourd'hui, retournant Ă la terre aprĂšs maint exil, je n'ai plus Ă vous raconter que des vĂ©ritĂ©s tristes comme mon Ăąge. Si parfois je fais encore entendre les accords de la lyre, ce sont les derniĂšres harmonies du poĂšte qui cherche Ă se guĂ©rir de la blessure des flĂšches du temps, ou Ă se consoler de la servitude des annĂ©es. Vous savez la mutabilitĂ© de ma vie dans mon Ă©tat de voyageur et de soldat ; vous connaissez mon existence littĂ©raire depuis 1800 jusqu'Ă 1813, annĂ©e oĂč vous m'avez laissĂ© Ă la VallĂ©e-aux-Loups qui m'appartenait encore, lorsque ma carriĂšre politique s'ouvrit. Nous entrons prĂ©sentement dans cette carriĂšre avant d'y pĂ©nĂ©trer, force m'est de revenir sur les faits gĂ©nĂ©raux que j'ai sautĂ©s en ne m'occupant que de mes travaux et de mes propres aventures ces faits sont de la façon de NapolĂ©on. Passons donc Ă lui ; parlons du vaste Ă©difice qui se construisait en dehors de mes songes. Je deviens maintenant historien sans cesser d'ĂȘtre Ă©crivain de mĂ©moires ; un intĂ©rĂȘt public va soutenir mes confidences privĂ©es ; mes petits rĂ©cits se grouperont autour de ma narration. Lorsque la guerre de la RĂ©volution Ă©clata, les rois ne la comprirent point ; ils virent une rĂ©volte oĂč ils auraient dĂ» voir le changement des nations, la fin et le commencement d'un monde ils se flattĂšrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandir leurs Etats de quelques provinces arrachĂ©es Ă la France ; ils croyaient Ă l'ancienne tactique militaire, aux anciens traitĂ©s diplomatiques, aux nĂ©gociations des cabinets ; et des conscrits allaient chasser les grenadiers de FrĂ©dĂ©ric, des monarques allaient venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques dĂ©magogues obscurs, et la terrible opinion rĂ©volutionnaire allait dĂ©nouer sur les Ă©chafauds les intrigues de la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France ; elle ne s'apercevait pas qu'un siĂšcle nouveau marchait sur elle. Bonaparte dans le cours de ses succĂšs toujours croissants semblait appelĂ© Ă changer les dynasties royales, Ă rendre la sienne la plus ĂągĂ©e de toutes. Il avait fait rois les Ă©lecteurs de BaviĂšre, de Wurtemberg et de Saxe ; il avait donnĂ© la couronne de Naples Ă Murat, celle d'Espagne Ă Joseph, celle de Hollande Ă Louis, celle de Westphalie Ă JĂ©rĂŽme ; sa soeur, Elisa Bacciocchi, Ă©tait princesse de Lucques ; il Ă©tait, pour son propre compte, empereur des Français, roi d'Italie, dans lequel royaume se trouvaient compris Venise, la Toscane, Parme et Plaisance ; le PiĂ©mont Ă©tait rĂ©uni Ă la France ; il avait consenti Ă laisser rĂ©gner en SuĂšde un de ses capitaines, Bernadotte ; par le traitĂ© de la confĂ©dĂ©ration du Rhin, il exerçait les droits de la maison d'Autriche sur l'Allemagne ; il s'Ă©tait dĂ©clarĂ© mĂ©diateur de la confĂ©dĂ©ration helvĂ©tique ; il avait jetĂ© bas la Prusse ; sans possĂ©der une barque, il avait dĂ©clarĂ© les Iles Britanniques en Ă©tat de blocus. L'Angleterre malgrĂ© ses flottes fut au moment de n'avoir pas un port en Europe pour y dĂ©charger un ballot de marchandises ou pour y mettre une lettre Ă la poste. Les Etats du pape faisaient partie de l'empire français ; le Tibre Ă©tait un dĂ©partement de la France. On voyait dans les rues de Paris des cardinaux demi-prisonniers qui, passant la tĂȘte Ă la portiĂšre de leur fiacre, demandaient " Est-ce ici que demeure le roi de... ? - Non, rĂ©pondait le commissionnaire interrogĂ©, c'est plus haut. " L'Autriche ne s'Ă©tait rachetĂ©e qu'en livrant sa fille le chevaucheur du midi rĂ©clama Honoria de Valentinien, avec la moitiĂ© des provinces de l'empire. Comment s'Ă©taient opĂ©rĂ©s ces miracles ? Quelles qualitĂ©s possĂ©dait l'homme qui les enfanta ? Quelles qualitĂ©s lui manquĂšrent pour les achever ? Je vais suivre l'immense fortune de Bonaparte qui, nonobstant, a passĂ© si vite que ses jours occupent une courte pĂ©riode du temps renfermĂ© dans ces MĂ©moires . De fastidieuses productions de gĂ©nĂ©alogies, de froides disquisitions sur les faits, d'insipides vĂ©rifications de dates sont les charges et les servitudes de l'Ă©crivain. Bonaparte. - Sa famille. Le premier Buonaparte Bonaparte dont il soit fait mention dans les annales modernes est Jacques Buonaparte, lequel, augure du conquĂ©rant futur, nous a laissĂ© l'histoire du sac de Rome en 1527, dont il avait Ă©tĂ© tĂ©moin oculaire. NapolĂ©on-Louis Bonaparte, fils de la duchesse de Saint-Leu, mort aprĂšs l'insurrection de la Romagne, a traduit en français ce document curieux ; Ă la tĂȘte de la traduction il a placĂ© une gĂ©nĂ©alogie des Buonaparte le traducteur dit " qu'il se contentera de remplir les lacunes de la prĂ©face de l'Ă©diteur de Cologne, en publiant sur la famille Bonaparte des dĂ©tails authentiques ; lambeaux d'histoire, dit-il, presque entiĂšrement oubliĂ©s, mais au moins intĂ©ressants pour ceux qui aiment Ă retrouver dans les annales des temps passĂ©s l'origine d'une illustration plus rĂ©cente ". Suit une gĂ©nĂ©alogie oĂč l'on voit un chevalier Nordille Buonaparte lequel, le 2 avril 1266, cautionna le prince Conradin de Souabe celui-lĂ mĂȘme Ă qui le duc d'Anjou fit trancher la tĂȘte pour la valeur des droits de douane des effets dudit prince. Vers l'an 1255 commencĂšrent les proscriptions des familles trĂ©visanes une branche des Bonaparte alla s'Ă©tablir en Toscane, oĂč on les rencontre dans les hautes places de l'Etat. Louis-Marie-FortunĂ© Buonaparte, de la branche Ă©tablie Ă Sarzane, passa en Corse en 1612, se fixa Ă Ajaccio et devint le chef de la branche des Bonaparte de Corse. Les Bonaparte portent de gueules Ă deux barres d'or accompagnĂ© de deux Ă©toiles. Il y a une autre gĂ©nĂ©alogie que M. Panckoucke a placĂ©e Ă la tĂȘte du recueil des Ă©crits de Bonaparte ; elle diffĂšre en plusieurs points de celle qu'a donnĂ©e NapolĂ©on-Louis. D'un autre cĂŽtĂ©, madame d'AbrantĂšs veut que Bonaparte soit un ComnĂšne, allĂ©guant que le nom de Bonaparte est la traduction littĂ©rale du grec CalomĂ©ros , surnom des ComnĂšne. NapolĂ©on-Louis croit devoir terminer sa gĂ©nĂ©alogie par ces paroles " J'ai omis beaucoup de dĂ©tails, car les titres de noblesse ne sont un objet de curiositĂ© que pour un petit nombre de personnes, et d'ailleurs la famille Bonaparte n'en retirerait aucun lustre. " Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aĂŻeux. " Nonobstant ce vers philosophique, la gĂ©nĂ©alogie subsiste . NapolĂ©on-Louis veut bien faire Ă son siĂšcle la concession d'un apophthegme dĂ©mocratique sans que cela tire Ă consĂ©quence. Tout ici est singulier Jacques Buonaparte historien du sac de Rome et de la dĂ©tention du pape ClĂ©ment VII par les soldats du connĂ©table de Bourbon, est du mĂȘme sang que NapolĂ©on Buonaparte, destructeur de tant de villes, maĂźtre de Rome changĂ©e en prĂ©fecture, roi d'Italie, dominateur de la couronne des Bourbons et geĂŽlier de Pie VII, aprĂšs avoir Ă©tĂ© sacrĂ© empereur des Français par la main de ce pontife. Le traducteur de l'ouvrage de Jacques Buonaparte est NapolĂ©on-Louis Buonaparte neveu de NapolĂ©on, et fils du roi de Hollande frĂšre de NapolĂ©on ; et ce jeune homme vient de mourir dans la derniĂšre insurrection de la Romagne, Ă quelque distance des deux villes oĂč la mĂšre et la veuve de NapolĂ©on sont exilĂ©es, au moment oĂč les Bourbons tombent du trĂŽne pour la troisiĂšme fois. Comme il aurait Ă©tĂ© assez difficile de faire de NapolĂ©on le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimĂ© d'Olympias, ou le petit-fils de VĂ©nus par Anchise, de savants affranchis [Las Cases.] trouvĂšrent une autre merveille Ă leur usage ils dĂ©montrĂšrent Ă l'empereur qu'il descendait en ligne directe du Masque de fer. Le gouverneur des Ăźles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart ; il avait une fille ; le Masque de fer, frĂšre jumeau de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geĂŽlier et l'Ă©pousa secrĂštement de l'aveu mĂȘme de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portĂ©s en Corse, sous le nom de leur mĂšre ; les Bonpart se transformĂšrent en Bonaparte par la diffĂ©rence du langage. Ainsi le Masque de fer est devenu le mystĂ©rieux aĂŻeul, Ă face de bronze du grand homme, rattachĂ© de la sorte au grand roi. La branche des Franchini-Bonaparte porte sur son Ă©cu trois fleurs de lis d'or. NapolĂ©on souriait d'un air d'incrĂ©dulitĂ© Ă cette gĂ©nĂ©alogie ; mais il souriait c'Ă©tait toujours un royaume revendiquĂ© au profit de sa famille. NapolĂ©on affectait une indiffĂ©rence qu'il n'avait pas, car il avait lui-mĂȘme fait venir sa gĂ©nĂ©alogie de Toscane Bourrienne. PrĂ©cisĂ©ment parce que la divinitĂ© de la naissance manque Ă Bonaparte, cette naissance est merveilleuse " Je voyais, dit DĂ©mosthĂšne, ce Philippe contre qui nous combattions pour la libertĂ© de la GrĂšce et le salut de ses RĂ©publiques, l'oeil crevĂ©, l'Ă©paule brisĂ©e, la main affaiblie, la cuisse retirĂ©e, offrir avec une fermetĂ© inaltĂ©rable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur et de se couronner des palmes de la victoires. " Or, Philippe Ă©tait pĂšre d'Alexandre ; Alexandre Ă©tait donc fils de roi et d'un roi digne de l'ĂȘtre, par ce double fait, il commanda l'obĂ©issance. Alexandre, nĂ© sur le trĂŽne, n'eut pas, comme Bonaparte, une petite vie Ă traverser afin d'arriver Ă une grande vie. Alexandre n'offre pas la disparate de deux carriĂšres ; son prĂ©cepteur est Aristote ; dompter BucĂ©phale est un des passe-temps de son enfance. NapolĂ©on pour s'instruire n'a qu'un maĂźtre vulgaire ; des coursiers ne sont point Ă sa disposition ; il est le moins riche de ses compagnons d'Ă©tudes. Ce sous-lieutenant d'artillerie, sans serviteurs, va tout Ă l'heure obliger l'Europe Ă le reconnaĂźtre ; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l'Europe Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? Qu'on leur die Qu'ils se font trop attendre et qu'Attila s'ennuie. NapolĂ©on, qui s'Ă©criait avec tant de sens " Oh ! si j'Ă©tais mon petit-fils ! " ne trouva point le pouvoir dans sa famille, il le crĂ©a quelles facultĂ©s diverses cette crĂ©ation ne suppose-t-elle pas ! Veut-on que NapolĂ©on n'ait Ă©tĂ© que le metteur en oeuvre de l'intelligence sociale rĂ©pandue autour de lui ; intelligence que des Ă©vĂ©nements inouĂŻs, des pĂ©rils extraordinaires, avaient dĂ©veloppĂ©e ? Cette supposition admise, il n'en serait pas moins Ă©tonnant en effet, que serait-ce qu'un homme capable de diriger et de s'approprier tant de supĂ©rioritĂ©s Ă©trangĂšres ? Branche particuliĂšre des Bonaparte de la Corse. Toutefois si NapolĂ©on n'Ă©tait pas nĂ© prince, il Ă©tait selon l'ancienne expression, fils de famille. M. de Marbeuf, gouverneur de l'Ăźle de Corse, fit entrer NapolĂ©on dans un collĂšge prĂšs d'Autun ; il fut admis ensuite Ă l'Ă©cole de Brienne. Elisa, madame Bacciocchi, reçut son Ă©ducation Ă Saint-Cyr Bonaparte rĂ©clama sa soeur quand la RĂ©volution brisa les portes de ces retraites religieuses. Ainsi l'on trouve une soeur de NapolĂ©on pour derniĂšre Ă©lĂšve d'une institution dont Louis XIV avait entendu les premiĂšres jeunes filles chanter les choeurs de Racine. Les preuves de noblesse exigĂ©es pour l'admission de NapolĂ©on Ă une Ă©cole militaire furent faites elles contiennent l'extrait baptistaire de Charles Bonaparte pĂšre de NapolĂ©on, duquel Charles on remonte Ă François dixiĂšme ascendant. Un certificat des nobles principaux de la ville d'Ajaccio, prouvant que la famille Bonaparte a toujours Ă©tĂ© au nombre des plus anciennes et des plus nobles ; un acte de reconnaissance de la famille Bonaparte de Toscane, jouissant du patriciat et dĂ©clarant que son origine est commune avec la famille Bonaparte de Corse, etc., etc. " Lors de l'entrĂ©e de Bonaparte Ă TrĂ©vise, dit M. de Las Cases, on lui annonça que sa famille y avait Ă©tĂ© puissante ; Ă Bologne, qu'elle y avait Ă©tĂ© inscrite sur le livre d'or... A l'entrevue de Dresde, l'empereur François apprit Ă l'empereur NapolĂ©on que sa famille avait Ă©tĂ© souveraine Ă TrĂ©vise, et qu'il s'en Ă©tait fait reprĂ©senter les documents il ajouta qu'il Ă©tait sans prix d'avoir Ă©tĂ© souverain, et qu'il fallait le dire Ă Marie-Louise, Ă qui cela ferait grand plaisir. " NĂ© d'une race de gentilshommes, laquelle avait des alliances avec les Orsini, les Lomelli, les MĂ©dicis, NapolĂ©on, violentĂ© par la RĂ©volution, ne fut dĂ©mocrate qu'un moment ; c'est ce qui ressort de tout ce qu'il dit et Ă©crit dominĂ© par son sang, ses penchants Ă©taient aristocratiques. Pascal Paoli ne fut point le parrain de NapolĂ©on, comme on l'a dit ce fut l'obscur Laurent Giubega, de Calvi ; on apprend cette particularitĂ© du registre de baptĂȘme tenu Ă Ajaccio par l'Ă©conome, le prĂȘtre Diamante. J'ai peur de compromettre NapolĂ©on en le replaçant Ă son rang dans l'aristocratie. Cromwell, dans son discours prononcĂ© au Parlement le 12 septembre 1654, dĂ©clare ĂȘtre nĂ© gentilhomme ; Mirabeau, La Fayette, Desaix et cent autres partisans de la RĂ©volution Ă©taient nobles aussi. Les Anglais ont prĂ©tendu que le prĂ©nom de l'empereur Ă©tait Nicolas, d'oĂč en dĂ©rision ils disaient Nic . Ce beau nom de NapolĂ©on venait Ă l'empereur d'un de ses oncles qui maria sa fille avec un Ornano. Saint NapolĂ©on est un martyr grec. D'aprĂšs les commentateurs de Dante, le comte Orso Ă©tait fils de NapolĂ©on de Cerbaja. Personne autrefois, en lisant l'histoire, n'Ă©tait arrĂȘtĂ© par ce nom qu'ont portĂ© plusieurs cardinaux ; il frappe aujourd'hui. La gloire d'un homme ne remonte pas ; elle descend. Le Nil Ă sa source n'est connu que de quelque Ethiopien ; Ă son embouchure, de quel peuple est-il ignorĂ© ? Naissance et enfance de Bonaparte. Il reste constatĂ© que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte ; il l'a signĂ© lui-mĂȘme de la sorte dans toute sa campagne d'Italie et jusqu'Ă l'Ăąge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte je lui laisse le nom qu'il s'est donnĂ© et qu'il a gravĂ© au pied de son indestructible statue [Ce nom de Buonaparte s'Ă©crivait quelquefois avec le retranchement de l' u l'Ă©conome d'Ajaccio qui signe au baptĂȘme de NapolĂ©on a Ă©crit trois fois Bonaparte sans employer la voyelle italienne ou .] . Bonaparte s'est-il rajeuni d'un an afin de se trouver Français, c'est-Ă -dire afin que sa naissance ne prĂ©cĂ©dĂąt pas la date de la rĂ©union de la Corse Ă la France ? Cette question est traitĂ©e Ă fond d'une maniĂšre courte, mais substantielle, par M. Eckard on peut lire sa brochure. Il en rĂ©sulte que Bonaparte est nĂ© le 5 fĂ©vrier 1768, et non pas le 15 aoĂ»t 1769, malgrĂ© l'assertion positive de M. Bourrienne. C'est pourquoi le SĂ©nat conservateur dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite NapolĂ©on d'Ă©tranger. L'acte de cĂ©lĂ©bration du mariage de Bonaparte avec Marie-JosĂšphe-Rose de Tascher, inscrit au registre de l'Ă©tat civil du deuxiĂšme arrondissement de Paris, 19 ventĂŽse an IV 9 mars 1796, porte que NapolĂ©on Buonaparte naquit Ă Ajaccio le 5 fĂ©vrier 1768, et que son acte de naissance, visĂ© par l'officier civil, constate cette date. Cette mĂȘme date s'accorde parfaitement avec ce qui est dit dans l'acte de mariage, que l'Ă©poux est ĂągĂ© de vingt-huit ans. L'acte de naissance de NapolĂ©on, prĂ©sentĂ© Ă la mairie du deuxiĂšme arrondissement lors de la cĂ©lĂ©bration de son mariage avec JosĂ©phine, fut retirĂ© par un des aides de camp de l'empereur au commencement de 1810, lorsqu'on procĂ©dait Ă l'annulation du mariage de NapolĂ©on avec JosĂ©phine. M. Duclos, n'osant rĂ©sister Ă l'ordre impĂ©rial, Ă©crivit au moment mĂȘme sur une des piĂšces de la liasse Bonaparte Son acte de naissance lui a Ă©tĂ© remis, ne pouvant, Ă l ' instant de sa demande, lui en dĂ©livrer copie . La date de la naissance de JosĂ©phine est altĂ©rĂ©e dans l'acte de mariage, grattĂ©e et surchargĂ©e, quoiqu'on en dĂ©couvre Ă la loupe les premiers linĂ©aments. L'impĂ©ratrice s'est ĂŽtĂ© quatre ans les plaisanteries qu'on faisait sur ce sujet au chĂąteau des Tuileries et Ă Sainte-HĂ©lĂšne sont mauvaises et ingrates. L'acte de naissance de Bonaparte, enlevĂ© par l'aide de camp en 1810, a disparu ; toutes les recherches pour le dĂ©couvrir ont Ă©tĂ© infructueuses. Ce sont lĂ des faits irrĂ©fragables, et aussi je pense d'aprĂšs ces faits, que NapolĂ©on est nĂ© Ă Ajaccio le 5 fĂ©vrier 1768. Cependant je ne me dissimule pas les embarras historiques qui se prĂ©sentent Ă l'adoption de cette date. Joseph, frĂšre aĂźnĂ© de Bonaparte, est nĂ© le 5 janvier 1768 ; son frĂšre cadet, NapolĂ©on, ne peut ĂȘtre nĂ© la mĂȘme annĂ©e, Ă moins que la date de la naissance de Joseph ne soit pareillement altĂ©rĂ©e cela est supposable, car tous les actes de l'Ă©tat civil de NapolĂ©on et de JosĂ©phine sont soupçonnĂ©s d'ĂȘtre des faux. Nonobstant une juste suspicion de fraude, le comte de Beaumont, sous-prĂ©fet de Calvi, dans ses Observations sur la Corse , affirme que le registre de l'Ă©tat civil d'Ajaccio marque la naissance de NapolĂ©on au 15 aoĂ»t 1769. Enfin les papiers que m'avait prĂȘtĂ©s M. Libri dĂ©montraient que Bonaparte lui-mĂȘme se regardait comme Ă©tant nĂ© le 15 aoĂ»t 1769 Ă une Ă©poque oĂč il ne pouvait avoir aucune raison pour dĂ©sirer se rajeunir. Mais restent toujours la date officielle des piĂšces de son premier mariage et la suppression de son acte de naissance. Quoi qu'il en soit, Bonaparte ne gagnerait rien Ă cette transposition de vie si vous fixez sa nativitĂ© au 15 d'aoĂ»t 1769, force est de reporter sa conception vers le 15 novembre 1768 ; or, la Corse n'a Ă©tĂ© cĂ©dĂ©e Ă la France que par le traitĂ© du 15 mai 1768 ; les derniĂšres soumissions des PiĂšves cantons de la Corse ne se sont mĂȘme effectuĂ©es que le 14 juin 1769. D'aprĂšs les calculs les plus indulgents, NapolĂ©on ne serait encore Français que de quelques heures de nuit dans le sein de sa mĂšre. Eh bien, s'il n'a Ă©tĂ© que le citoyen d'une patrie douteuse, cela classe Ă part sa nature existence tombĂ©e d'en haut, pouvant appartenir Ă tous les temps et Ă tous les pays. Toutefois Bonaparte a inclinĂ© vers la patrie italienne ; il dĂ©testa les Français jusqu'Ă l'Ă©poque oĂč leur vaillance lui donna l'empire. Les preuves de cette aversion abondent dans les Ă©crits de sa jeunesse. Dans une note que NapolĂ©on a Ă©crite sur le suicide, on trouve ce passage " Mes compatriotes, chargĂ©s de chaĂźnes, embrassent en tremblant la main qui les opprime... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chĂ©rissons, vous avez encore corrompu nos moeurs. " Une lettre Ă©crite Ă Paoli en Angleterre, en 1789, qui a Ă©tĂ© rendue publique, commence de la sorte " GĂ©nĂ©ral, " Je naquis quand la patrie pĂ©rissait. Trente mille Français vomis sur nos cĂŽtes, noyant le trĂŽne de la libertĂ© dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. " Une autre lettre de NapolĂ©on Ă M. Gubica, greffier en chef des Etats de la Corse, porte " Tandis que la France renaĂźt, que deviendrons-nous, nous autres infortunĂ©s Corses ? Toujours vils, continuerons-nous Ă baiser la main insolente qui nous opprime ? continuerons-nous Ă voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupĂ©s par des Ă©trangers aussi mĂ©prisables par leurs moeurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? " Enfin le brouillon d'une troisiĂšme lettre manuscrite de Bonaparte, touchant la reconnaissance par les Corses de l'AssemblĂ©e nationale de 1789, dĂ©bute ainsi " Messieurs, " Ce fut par le sang que les Français Ă©taient parvenus Ă nous gouverner ; ce fut par le sang qu'ils voulurent assurer leur conquĂȘte. Le militaire, l'homme de loi, le financier, se rĂ©unirent pour nous opprimer, nous mĂ©priser et nous faire avaler Ă longs traits la coupe de l'ignominie. Nous avons assez longtemps souffert leurs vexations ; mais puisque nous n'avons pas eu le courage de nous en affranchir de nous-mĂȘmes, oublions-les Ă jamais ; qu'ils redescendent dans le mĂ©pris qu'ils mĂ©ritent, ou du moins qu'ils aillent briguer dans leur patrie la confiance des peuples certes, ils n'obtiendront jamais la nĂŽtre. " Les prĂ©ventions de NapolĂ©on contre la mĂšre-patrie ne s'effacĂšrent pas entiĂšrement sur le trĂŽne, il parut nous oublier ; il ne parla plus que de lui, de son empire, de ses soldats, presque jamais des Français ; cette phrase lui Ă©chappait " Vous autres Français. " L'empereur, dans les papiers de Sainte-HĂ©lĂšne, raconte que sa mĂšre, surprise par les douleurs, l'avait laissĂ© tomber de ses entrailles sur un tapis Ă grand ramage reprĂ©sentant les hĂ©ros de l'Iliade il n'en serait pas moins ce qu'il est, fĂ»t-il tombĂ© dans du chaume. Je viens de parler de papiers retrouvĂ©s ; lorsque j'Ă©tais ambassadeur Ă Rome, en 1828, le cardinal Fesch, en me montrant ses tableaux et ses livres, me dit avoir des manuscrits de la jeunesse de NapolĂ©on ; il y attachait si peu d'importance qu'il me proposa de me les montrer ; je quittai Rome, et je n'eus pas le temps de compulser les documents. Au dĂ©cĂšs de Madame MĂšre et du cardinal Fesch, divers objets de la succession ont Ă©tĂ© dispersĂ©s, le carton qui renfermait les Essais de NapolĂ©on a Ă©tĂ© apportĂ© Ă Lyon avec plusieurs autres ; il est tombĂ© entre les mains de M. Libri. M. Libri a insĂ©rĂ© dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars de cette annĂ©e 1842 une notice dĂ©taillĂ©e des papiers du cardinal Fesch ; il a bien voulu depuis m'envoyer le carton. J'ai profitĂ© de la communication pour accroĂźtre l'ancien texte de mes MĂ©moires concernant NapolĂ©on, toute rĂ©serve faite Ă un plus ample informĂ©, aux renseignements contradictoires et aux objections Ă survenir. La Corse de Bonaparte. Benson dans ses Esquisses de la Corse Sketches of Corsica, parle de la maison de campagne qu'habitait la famille de Bonaparte " En allant le long du rivage de la mer d'Ajaccio, vers l'Ăźle SanguiniĂšre, Ă environ un mille de la ville, on rencontre deux piliers de pierre, fragments d'une porte qui s'ouvrait sur le chemin ; elle conduisait Ă une villa en ruine, autrefois rĂ©sidence du demi-frĂšre utĂ©rin de madame Bonaparte, que NapolĂ©on crĂ©a cardinal Fesch. Les restes d'un petit pavillon sont visibles au dessous d'un rocher ; l'entrĂ©e en est quasi obstruĂ©e par un figuier touffu c'Ă©tait la retraite accoutumĂ©e de Bonaparte, quand les vacances de l'Ă©cole dans laquelle il Ă©tudiait lui permettaient de revenir chez lui. " L'amour du pays natal suivit chez NapolĂ©on sa marche ordinaire. Bonaparte, en 1788, Ă©crivait, Ă propos de M. de Sussy, que la Corse offrait un printemps perpĂ©tuel ; il ne parla plus de son Ăźle quand il fut heureux ; il avait mĂȘme de l'antipathie pour elle ; elle lui rappelait un berceau trop Ă©troit. Mais Ă Sainte-HĂ©lĂšne sa patrie lui revint en mĂ©moire. " La Corse avait mille charmes pour NapolĂ©on [ MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne .] ; il en dĂ©taillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y Ă©tait meilleur, disait-il ; il n'y avait pas jusqu'Ă l'odeur du sol mĂȘme elle lui eĂ»t suffi pour le deviner les yeux fermĂ©s ; il ne l'avait retrouvĂ©e nulle part. Il s'y voyait dans ses premiĂšres annĂ©es, Ă ses premiĂšres amours ; il s'y trouvait dans sa jeunesse au milieu des prĂ©cipices, franchissant les sommets Ă©levĂ©s, les vallĂ©es profondes. " NapolĂ©on trouva le roman dans son berceau ; ce roman commence Ă Vannina, tuĂ©e par Sampietro, son mari. Le baron Neuhof , ou le roi ThĂ©odore, avait paru sur tous les rivages, demandant des secours Ă l'Angleterre, au pape, au Grand Turc, au bey de Tunis, aprĂšs s'ĂȘtre fait couronner roi des Corses, qui ne savaient Ă qui se donner Voltaire en rit. Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l'Europe du bruit de leur nom. Buttafuoco pria Rousseau d'ĂȘtre le lĂ©gislateur de la Corse ; le philosophe de GenĂšve songeait Ă s'Ă©tablir dans la patrie de celui qui, en dĂ©rangeant les Alpes, emporta GenĂšve sous son bras. " Il est encore en Europe, Ă©crivait Rousseau, un pays capable de lĂ©gislation c'est l'Ăźle de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et dĂ©fendre sa libertĂ© mĂ©riteraient bien que quelque homme sage lui apprĂźt Ă la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite Ăźle Ă©tonnera l'Europe. " Nourri au milieu de la Corse, Bonaparte fut Ă©levĂ© Ă cette Ă©cole primaire des rĂ©volutions ; il ne nous apporta pas Ă son dĂ©but le calme ou les passions du jeune Ăąge, mais un esprit dĂ©jĂ empreint des passions politiques. Ceci change l'idĂ©e qu'on s'est formĂ©e de NapolĂ©on. Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antĂ©cĂ©dents les enfants prĂ©destinĂ©s, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables ; ils apprennent tout, ou n'apprennent rien, le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rĂȘvent Ă l'Ă©cart et sont dĂ©jĂ poursuivis du nom qui les menace. VoilĂ qu'un enthousiaste a dĂ©terrĂ© des billets extrĂȘmement communs sans doute italiens de NapolĂ©on Ă ses grands parents ; il nous faut avaler ces puĂ©riles Ăąneries. Les pronostics de notre futurition sont vains ; nous sommes ce que nous font les circonstances ; qu'un enfant soit gai ou triste, silencieux ou bruyant, qu'il montre ou ne montre pas des aptitudes au travail, nul augure Ă en tirer. ArrĂȘtez un Ă©colier Ă seize ans ; tout intelligent que vous le fassiez, cet enfant prodige, fixĂ© Ă trois lustres, restera un imbĂ©cile ; l'enfant manque mĂȘme de la plus belle des grĂąces, le sourire il rit, et ne sourit pas. NapolĂ©on Ă©tait donc un petit garçon ni plus ni moins distinguĂ© que ses Ă©mules " Je n'Ă©tais, dit-il, qu'un enfant obstinĂ© et curieux. " Il aimait les renoncules et il mangeait des cerises avec mademoiselle Colombier. Quand il quitta la maison paternelle, il ne savait que l'italien. Son ignorance de la langue de Turenne Ă©tait presque complĂšte ; comme le marĂ©chal de Saxe Allemand, Bonaparte Italien ne mettait pas un mot d'orthographe ; Henri IV, Louis XIV et le marĂ©chal de Richelieu, moins excusables, n'Ă©taient guĂšre plus corrects. C'est visiblement pour cacher la nĂ©gligence de son instruction que NapolĂ©on a rendu son Ă©criture indĂ©chiffrable. Sorti de la Corse Ă neuf ans, il ne revit son Ăźle que huit ans aprĂšs. A l'Ă©cole de Brienne, il n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa maniĂšre d'Ă©tudier, ni dans son extĂ©rieur. Ses camarades le plaisantaient sur son nom de NapolĂ©on et sur son pays ; il disait Ă son camarade Bourrienne " Je ferai Ă tes Français tout le mal que je pourrai. " Dans un compte rendu au roi, en 1784, M. de KĂ©ralio affirme que le jeune Bonaparte serait un excellent marin ; la phrase est suspecte, car ce compte rendu n'a Ă©tĂ© retrouvĂ© que quand NapolĂ©on inspectait la flottille de Boulogne. Sorti de Brienne le 14 octobre 1784, Bonaparte passa Ă l'Ecole militaire de Paris. La liste civile payait sa pension ; il s'affligeait d'ĂȘtre boursier. Cette pension lui fut conservĂ©e, tĂ©moin ce modĂšle de reçu trouve dans le carton Fesch carton de M. Libri - " Je soussignĂ© reconnais avoir reçu de M. Biercourt la somme de 200 provenant de la pension que le roi m'a accordĂ©e sur les fonds de l'Ecole militaire en qualitĂ© d'ancien cadet de l'Ă©cole de Paris. " Mademoiselle de ComnĂšne madame d'AbrantĂšs, fixĂ©e tour Ă tour chez sa mĂšre Ă Montpellier, Ă Toulouse et Ă Paris, ne perdait point de vue son compatriote Bonaparte. " Quand je passe aujourd'hui sur le quai de Conti ", Ă©crit-elle " je ne puis m'empĂȘcher de regarder la mansarde, Ă l'angle gauche de la maison, au troisiĂšme Ă©tage c'est lĂ que logeait NapolĂ©on, toutes les fois qu'il venait chez mes parents. " Bonaparte n'Ă©tait pas aimĂ© Ă son nouveau prytanĂ©e ; morose et frondeur, il dĂ©plaisait Ă ses maĂźtres ; iI blĂąmait tout sans mĂ©nagement. Il adressa un mĂ©moire au sous-principal sur les vices de l'Ă©ducation que l'on y recevait " Ne vaudrait-il pas mieux les astreindre les Ă©lĂšves Ă se suffire Ă eux-mĂȘmes, c'est-Ă -dire, moins leur petite cuisine qu'ils ne feraient pas, leur faire manger du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer Ă battre, brosser leurs habits, Ă nettoyer leurs souliers et leurs bottes ? " C'est ce qu'il ordonna depuis Ă Fontainebleau et Ă Saint-Germain. Le labroueur dĂ©livra l'Ă©cole de sa prĂ©sence et fut nommĂ© sous-lieutenant d'artillerie au rĂ©giment de La FĂšre. Entre 1784 et 1793 s'Ă©tend la carriĂšre littĂ©raire de NapolĂ©on, courte par l'espace, longue par les travaux. Errant avec les corps d'artillerie dont il faisait partie Ă Auxonne, Ă DĂŽle, Ă Seurres, Ă Lyon, Bonaparte Ă©tait attirĂ© Ă tout endroit de bruit comme l'oiseau appelĂ© par le miroir ou accourant Ă l'appeau. Attentif aux questions acadĂ©miques, il y rĂ©pondait, il s'adressait avec assurance aux personnes puissantes qu'il ne connaissait pas il se faisait l'Ă©gal de tous avant d'en devenir le maĂźtre. TantĂŽt il parlait sous un nom empruntĂ©, tantĂŽt il signait son nom qui ne trahissait point l'anonyme. Il Ă©crivait Ă l'abbĂ© Raynal, Ă M. Necker ; il envoyait aux ministres des mĂ©moires sur l'organisation de la Corse, sur des projets de dĂ©fense de Saint-Florent, de la Mortella, du golfe d'Ajaccio, sur la maniĂšre de disposer le canon pour jeter des bombes. On ne l'Ă©coutait pas plus qu'on n'avait Ă©coutĂ© Mirabeau lorsqu'il rĂ©digeait Ă Berlin des projets relatifs Ă la Prusse et Ă la Hollande. Il Ă©tudiait la gĂ©ographie. On a remarquĂ© qu'en parlant de Sainte-HĂ©lĂšne, il la signale par ces seuls mots " Petite Ăźle. " Il s'occupait de la Chine, des Indes, des Arabes. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les Ă©conomistes, HĂ©rodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith, rĂ©futait le Discours sur l ' origine et les fondements de l ' Ă©galitĂ© de l ' homme et il Ă©crivait " Je ne crois pas cela ; je ne crois rien de cela. " Lucien Bonaparte raconte que lui, Lucien, avait fait deux copies d'une histoire esquissĂ©e par NapolĂ©on. Le manuscrit de cette esquisse s'est retrouvĂ© en partie dans le carton du cardinal Fesch les recherches sont peu curieuses, le style est commun, l'Ă©pisode de Vannina est reproduit sans effet. Le mot de Sampietro aux grands seigneurs de la cour de Henri II aprĂšs l'assassinat de Vannina vaut tout le rĂ©cit de NapolĂ©on " Qu'importent au roi de France les dĂ©mĂȘlĂ©s de Sampietro et de sa femme ! " Bonaparte n'avait pas au dĂ©but de sa vie le moindre pressentiment de son avenir ; ce n'Ă©tait qu'Ă l'Ă©chelon atteint qu'il prenait l'idĂ©e de s'Ă©lever plus haut mais s'il n'aspirait pas Ă monter, il ne voulait pas descendre ; on ne pouvait arracher son pied de l'endroit oĂč il l'avait une fois posĂ©. Trois cahiers des manuscrits carton Fesch sont consacrĂ©s Ă des recherches sur la Sorbonne et les libertĂ©s gallicanes ; il y a des correspondances avec Paoli, Saliceti, et surtout avec le P. Dupuy, minime, sous-principal Ă l'Ă©cole de Brienne, homme de bon sens et de religion qui donnait des conseils Ă son jeune Ă©lĂšve et qui appelle NapolĂ©on son cher ami . A ces ingrates Ă©tudes Bonaparte mĂȘlait des pages d'imagination ; il parle des femmes ; il Ă©crit le Masque prophĂšte, le Roman corse , une nouvelle anglaise, le Comte d ' Essex ; il a des dialogues sur l'amour qu'il traite avec mĂ©pris, et pourtant il adresse en brouillon une lettre de passion Ă une inconnue aimĂ©e ; il fait peu de cas de la gloire, ne met au premier rang que l'amour de la patrie et cette patrie Ă©tait la Corse. Tout le monde a pu voir Ă GenĂšve une demande parvenue Ă un libraire le romanesque sous-lieutenant s'enquĂ©rait de MĂ©moires de madame de Warens. NapolĂ©on Ă©tait poĂšte aussi, comme le furent CĂ©sar et FrĂ©dĂ©ric il prĂ©fĂ©rait Arioste au Tasse ; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridĂ© pour son voyage aux astres. On attribue Ă Bonaparte le madrigal suivant adressĂ© Ă madame Saint-Huberty jouant le rĂŽle de Didon ; le fond peut appartenir Ă l'empereur, la forme est d'une main plus savante que la sienne Romains, qui vous vantez d'une illustre origine, Voyez d'oĂč dĂ©pendait votre empire naissant ! Didon n'a pas d'attrait assez puissant Pour retarder la fuite oĂč son amant s'obstine. Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux, EĂ»t Ă©tĂ© reine de Carthage, Il eĂ»t, pour la servir, abandonnĂ© ses dieux Et votre beau pays serait encor sauvage. Vers ce temps-lĂ Bonaparte semblerait avoir Ă©tĂ© tentĂ© de se tuer. Mille bĂ©jaunes sont obsĂ©dĂ©s de l'idĂ©e du suicide, qu'ils pensent ĂȘtre la preuve de leur supĂ©rioritĂ©. Cette note manuscrite se trouve dans les papiers communiquĂ©s par M. Libri " Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rĂȘver avec moi-mĂȘme et me livrer Ă toute la vivacitĂ© de ma mĂ©lancolie. De quel cĂŽtĂ© est-elle tournĂ©e aujourd'hui ? du cĂŽtĂ© de la mort... Si j'avais passĂ© soixante ans, je respecterais les prĂ©jugĂ©s de mes contemporains, et j'attendrais patiemment que la nature eĂ»t achevĂ© son cours ; mais puisque je commence Ă Ă©prouver des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours oĂč rien ne me prospĂšre ? " Ce sont lĂ les rĂȘveries de tous les romans. Le fond et le tour de ces idĂ©es se trouvent dans Rousseau, dont Bonaparte aura altĂ©rĂ© le texte par quelques phrases de sa façon. Voici un essai d'un autre genre ; je le transcris lettre Ă lettre l'Ă©ducation et le sang ne doivent pas rendre les princes trop dĂ©daigneux Ă l'encontre qu'ils se souviennent de leur empressement Ă faire queue au planton d'un homme qui les chassait Ă volontĂ© de la chambrĂ©e des rois. " Formules, certificas et autres choses esentielles relatives Ă mon Ă©tat actuel. " MagiĂšre de demander un congĂ© . " Lorsque l'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congĂ© d'Ă©tĂ© pour cause de maladie, l'on s'en fait dresser par un mĂ©decin de la ville et un cherugien un certificat comme quoi avant l'Ă©poque que vous dĂ©signĂ©, votre sentĂ© ne vous permet pas de rejoindre Ă la garnison. Vous observerĂ© que ce certificat soit sur papier timbrĂ©, qu'il soit visĂ© par le juge et le commandant de la place. " Vous dresserez alors votre mĂ©moire au ministre de la guerre de la maniĂšre et formule suivante " A Ajaccio, le 21 avril 1787. " MĂ©moire en demande d'un congĂ©. " Corps royal de l'artillerie. " Le sieur Napolione de Buonaparte, lieutenant en second au rĂ©giment de La FĂšre, artillerie " RĂ©giment de La FĂšre. " Soupplie, monseigneur le marĂ©chal de SĂ©gur de vouloir bien lui accorder un congĂ© de 5 mois et demie Ă compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le retablissement de sa sentĂ© suivant le certificat de medecin et cherugien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coĂ»teuse, je demande la grace que le congĂ© me soit accordĂ© avec appointement. " " Buonaparte. " " L'on envoie le tout au colonel du rĂ©giment sur l'adresse du ministre ou du commissaire-ordonnateur, M. de Lance, soit que l'on lui Ă©crive sur l'adresse de M. Sauquier, commissaire-ordonnateur des guerres Ă la cour. " Que de dĂ©tails pour enseigner Ă faire un faux ! On croit voir l'empereur travailler Ă rĂ©gulariser les saisies des royaumes, paperasses illicites dont son cabinet s'encombrait. Le style du jeune NapolĂ©on est dĂ©clamatoire ; il n'y a de digne d'observation que l'activitĂ© d'un vigoureux pionnier qui dĂ©blaie des sables. La vue de ces travaux prĂ©coces me rappelle mes fatras juvĂ©niles, mes Essais historiques , mon manuscrit des Natchez de quatre mille pages in-folio, attachĂ©es avec des ficelles ; mais je ne faisais pas aux marges de petites maisons , des dessins d ' enfant , des barbouillages d ' Ă©colier , comme on en voit aux marges des brouillons de Bonaparte ; parmi mes juvĂ©niles ne roulait pas une balle de pierre qui pouvait avoir Ă©tĂ© le modĂšle d'un boulet d'Ă©tude. Ainsi donc il y a une avant-scĂšne Ă la vie de l'empereur ; un Bonaparte inconnu prĂ©cĂšde l'immense NapolĂ©on, la pensĂ©e de Bonaparte Ă©tait dans le monde avant qu'il y fĂ»t de sa personne elle agitait secrĂštement la terre ; on sentait en 1789, au moment oĂč Bonaparte apparaissait, quelque chose de formidable, une inquiĂ©tude dont on ne pouvait se rendre compte. Quand le globe est menacĂ© d'une catastrophe, on en est averti par des commotions latentes ; on a peur ; on Ă©coute pendant la nuit ; on reste les yeux attachĂ©s sur le ciel sans savoir ce que l'on a et ce qui va arriver. Paoli. Paoli avait Ă©tĂ© rappelĂ© d'Angleterre sur une motion de Mirabeau, dans l'annĂ©e 1789. Il fut prĂ©sentĂ© Ă Louis XVI par le marquis de La Fayette, nommĂ© lieutenant gĂ©nĂ©ral et commandant militaire de la Corse. Bonaparte suivit-il l'exilĂ© dont il avait Ă©tĂ© le protĂ©gĂ©, et avec lequel il Ă©tait en correspondance ? on l'a prĂ©sumĂ©. Il ne tarda pas Ă se brouiller avec Paoli les crimes de nos premiers troubles refroidirent le vieux gĂ©nĂ©ral ; il livra la Corse Ă l'Angleterre, afin d'Ă©chapper Ă la Convention. Bonaparte, Ă Ajaccio, Ă©tait devenu membre d'un club de Jacobins ; un club opposĂ© s'Ă©leva, et NapolĂ©on fut obligĂ© de s'enfuir. Madame Letizia et ses filles se rĂ©fugiĂšrent dans la colonie grecque de CarghĂšse, d'oĂč elles gagnĂšrent Marseille. Joseph Ă©pousa dans cette ville, le 1er aoĂ»t 1794 mademoiselle Clary, fille d'un riche nĂ©gociant. En 1792, le ministre de la guerre, l'ignorĂ© Lajard, destitua un moment NapolĂ©on, pour n'avoir pas assistĂ© Ă une revue. On retrouve Bonaparte Ă Paris avec Bourrienne dans cette annĂ©e 1792. PrivĂ© de toute ressource, il s'Ă©tait fait industriel il prĂ©tendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-lĂ la RĂ©volution allait son train ; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-HonorĂ©, prĂšs le Palais-Royal, vit venir cinq ou six mille dĂ©guenillĂ©s qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries ; il dit Ă Bourrienne " Suivons ces gueux-lĂ " ; et il alla s'Ă©tablir sur la terrasse du bord de l'eau. Lorsque le roi, dont la demeure Ă©tait envahie, parut Ă l'une des fenĂȘtres, coiffĂ© bonnet rouge, Bonaparte s'Ă©cria avec indignation " Che coglione ! comment a-t-on laissĂ© entrer cette canaille ? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore. " Vous savez que le 20 juin 1792, j'Ă©tais bien prĂšs de Bonaparte je me promenais Ă Montmorency, tandis que BarĂšre et Maret cherchaient, comme moi, mais par d'autres raisons, la solitude. Est-ce Ă cette Ă©poque que Bonaparte Ă©tait obligĂ© de vendre et de nĂ©gocier de petits assignats appelĂ©s Corcet ? AprĂšs le dĂ©cĂšs d'un marchand de vin de la rue Sainte-Avoye, dans un inventaire fait par Dumay, notaire, et Chariot, commissaire-priseur, Bonaparte figure Ă l'appel d'une dette de loyer de quinze francs, qu'il ne put acquitter cette misĂšre augmente sa grandeur. NapolĂ©on a dit Ă Sainte-HĂ©lĂšne " Au bruit de l'assaut aux Tuileries, le 10 aoĂ»t, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frĂšre de Bourrienne, qui y tenait un magasin de meubles. " Le frĂšre de Bourrienne avait fait une spĂ©culation qu'il appelait encan national ; Bonaparte y avait dĂ©posĂ© sa montre ; exemple dangereux que de pauvres Ă©coliers se croiront des NapolĂ©ons pour avoir mis leur montre en gage ! Deux pamphlets. Bonaparte retourna dans le midi de la France le 2 janvier an II ; il s'y trouvait avant le siĂšge de Toulon ; il y Ă©crivait deux pamphlets le premier est une Lettre Ă Matteo Buttafuoco ; il le traite indignement, et fait en mĂȘme temps un crime Ă Paoli d'avoir remis le pouvoir entre les mains du peuple " Etrange erreur, s'Ă©crie-t-il, qui soumet Ă un brutal, Ă un mercenaire, l'homme qui, par son Ă©ducation, l'illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner ! " Bien que rĂ©volutionnaire, Bonaparte se montre partout ennemi du peuple ; il fut nĂ©anmoins complimentĂ© sur sa brochure par Masseria, prĂ©sident du club patriotique d'Ajaccio. Le 29 juillet 1793, il fit imprimer un autre pamphlet le Souper de Beaucaire . Bourrienne en produit un manuscrit revu par Bonaparte, mais abrĂ©gĂ© et mis plus d'accord avec les opinions de l'empereur au moment qu'il revit son oeuvre c'est un dialogue entre un Marseillais, un NĂźmois, un militaire et un fabricant de Montpellier. II est question des affaires du moment, de l'attaque d'Avignon par l'armĂ©e de Carteaux, dans laquelle NapolĂ©on avait figurĂ© en qualitĂ© d'officier d'artillerie. Il annonce au Marseillais que son parti sera battu, parce qu'il a cessĂ© d'adhĂ©rer Ă la RĂ©volution. Le Marseillais dit au militaire, c'est-Ă -dire Ă Bonaparte " on se ressouvient toujours de ce monstre qui Ă©tait cependant un des principaux du club ; il fit lanterner un citoyen, pilla sa maison et viola sa femme, aprĂšs lui avoir fait boire un verre du sang de son Ă©poux. - Quelle horreur ! s'Ă©crie le militaire ; mais ce fait est-il vrai ? Je m'en mĂ©fie, car vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui. " LĂ©gĂšretĂ© du dernier siĂšcle qui fructifiait dans le tempĂ©rament glacĂ© de Bonaparte. Cette accusation d'avoir bu et fait boire du sang a souvent Ă©tĂ© reproduite. Quand le duc de Montmorency fut dĂ©capitĂ© Ă Toulouse, les hommes d'armes burent de son sang pour se communiquer la vertu d'un grand coeur. Brevet de capitaine. Nous arrivons au siĂšge de Toulon ici s'ouvre la carriĂšre militaire de Bonaparte. Sur le rang que NapolĂ©on occupait alors dans l'artillerie, le carton du cardinal Fesch renferme un Ă©trange document c'est un brevet de capitaine d'artillerie dĂ©livrĂ© le 30 aoĂ»t 1792 Ă NapolĂ©on par Louis XVI, vingt jours aprĂšs le dĂ©trĂŽnement rĂ©el, arrivĂ© le 10 aoĂ»t. Le roi avait Ă©tĂ© renfermĂ© au Temple le 13, surlendemain du massacre des Suisses. Dans ce brevet il est dit que la nomination du 30 aoĂ»t 1792 comptera Ă l'officier promu Ă partir du 16 fĂ©vrier prĂ©cĂ©dent. Les infortunĂ©s sont souvent prophĂštes ; mais cette fois la prĂ©vision du martyr n'Ă©tait pour rien dans la gloire future de NapolĂ©on. Il existe encore dans les bureaux de la guerre des brevets en blanc, signĂ©s d'avance par Louis XVI ; il n'y reste Ă remplir que les vides d'attente ; de ce genre aura Ă©tĂ© la commission prĂ©citĂ©e. Louis XVI, renfermĂ© au Temple, Ă la veille de son procĂšs, au milieu de sa famille captive, avait autre chose Ă faire que de s'occuper de l'avancement d'un inconnu. L'Ă©poque du brevet se fixe par le contre-seing ; ce contre-seing est Servan . Servan, nommĂ© au dĂ©partement de la guerre le 8 mai 1792, fut rĂ©voquĂ© le 13 juin mĂȘme annĂ©e ; Dumouriez eut le portefeuille jusqu'au 18 ; Lajard prit Ă son tour le ministĂšre jusqu'au 23 juillet ; Dabancourt lui succĂ©da jusqu'au 10 aoĂ»t, jour que l'AssemblĂ©e nationale rappela Servan, lequel donna sa dĂ©mission le 3 octobre. Nos ministĂšres Ă©taient alors aussi difficiles Ă compter que le furent depuis nos victoires. Le brevet de NapolĂ©on ne peut ĂȘtre du premier ministĂšre de Servan, puisque la piĂšce porte la date du 30 aoĂ»t 1792 ; il doit ĂȘtre de son second ministĂšre ; cependant il existe une lettre de Lajard, du 12 juillet, adressĂ©e au capitaine d ' artillerie Bonaparte . Expliquez cela si vous pouvez. Bonaparte a-t-il acquis le document en question de la corruption d'un commis, du dĂ©sordre des temps, de la fraternitĂ© rĂ©volutionnaire ? Quel protecteur poussait les affaires de ce Corse ? Ce protecteur Ă©tait le maĂźtre Ă©ternel ; la France, sous l'impulsion divine, dĂ©livra elle-mĂȘme le brevet au premier capitaine de la terre ; ce brevet devint lĂ©gal sous la signature de Louis, qui laissa sa tĂȘte, Ă condition qu'elle serait remplacĂ©e par celle de NapolĂ©on marchĂ©s de la Providence devant lesquels il ne reste qu'Ă lever les mains au ciel. Toulon. Toulon avait reconnu Louis XVII et ouvert ses ports aux flottes anglaises. Carteaux d'un cĂŽtĂ© et le gĂ©nĂ©ral Lapoype de l'autre, requis par les reprĂ©sentants FrĂ©ron, Barras, Ricord et Saliceti, s'approchĂšrent de Toulon. NapolĂ©on, qui venait de servir sous Carteaux Ă Avignon, appelĂ© au conseil militaire, soutint qu'il fallait s'emparer du fort Murgrave , bĂąti par les Anglais sur la hauteur du Caire, et placer sur les deux promontoires l'Eguillette et Balaguier des batteries qui foudroyant la grande et la petite rade, contraindraient la flotte ennemie Ă l'abandonner. Tout arriva comme NapolĂ©on l'avait prĂ©dit on eut une premiĂšre vue sur ses destinĂ©es. Madame Bourrienne a insĂ©rĂ© quelques notes dans les MĂ©moires de son mari ; j'en citerai un passage qui montre Bonaparte devant Toulon " Je remarquai, dit-elle, Ă cette Ă©poque 1795 Ă Paris, que son caractĂšre Ă©tait froid et souvent sombre ; son sourire Ă©tait faux et souvent fort mal placĂ© ; et, Ă propos de cette observation, je me rappelle qu'Ă cette mĂȘme Ă©poque, peu de jours aprĂšs notre retour, il eut un de ces moments d'hilaritĂ© farouche qui me fit mal et qui me disposa Ă peu l'aimer. Il nous raconta avec une gaietĂ© charmante qu'Ă©tant devant Toulon oĂč il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, Ă laquelle il Ă©tait uni depuis peu, et qu'il aimait tendrement. Peu de jours aprĂšs, Bonaparte eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut commandĂ©. Sa femme vint trouver le gĂ©nĂ©ral Bonaparte, et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-lĂ . Le gĂ©nĂ©ral fut insensible Ă ce qu'il nous disait lui-mĂȘme avec une gaietĂ© charmante et fĂ©roce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier qui avait toujours Ă©tĂ© d'une bravoure extraordinaire, Ă ce que disait Bonaparte lui-mĂȘme, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pĂąle, il trembla. Il fut placĂ© Ă cĂŽtĂ© du gĂ©nĂ©ral, et, dans un moment oĂč le feu de la ville devint trĂšs fort, Bonaparte lui dit Gare ! voilĂ une bombe qui nous arrive ! L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut sĂ©parĂ© en deux. Bonaparte riait aux Ă©clats en citant la partie qui lui fut enlevĂ©e. " Toulon repris, les Ă©chafauds se dressĂšrent ; huit cents victimes furent rĂ©unies au Champ-de-Mars ; on les mitrailla. Les commissaires s'avancĂšrent en criant " Que ceux qui ne sont pas morts se relĂšvent, la RĂ©publique leur fait grĂące ", et les blessĂ©s qui se relevaient furent massacrĂ©s. Cette scĂšne Ă©tait si belle qu'elle s'est reproduite Ă Lyon aprĂšs le siĂšge. Que dis-je ? aux premiers coups du foudroyant orage Quelque coupable encor peut-ĂȘtre est Ă©chappĂ© Annonce le pardon, et, par l'espoir trompĂ©, Si quelque malheureux en tremblant se relĂšve, Que la foudre redouble et que le fer achĂšve. L'abbĂ© Delille. Bonaparte commandait-il en personne l'exĂ©cution en sa qualitĂ© de chef d'artillerie ? L'humanitĂ© ne l'aurait pas arrĂȘtĂ©, bien que par goĂ»t il ne fĂ»t pas cruel. On trouve ce billet aux commissaires de la Convention " Citoyens reprĂ©sentants, c'est du champ de gloire, marchant dans le sang des traĂźtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exĂ©cutĂ©s et que la France est vengĂ©e ni l'Ăąge ni le sexe n'ont Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©s. Ceux qui n'avaient Ă©tĂ© que blessĂ©s par le canon rĂ©publicain ont Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©s par le glaive de la libertĂ© et par la baĂŻonnette de l'Ă©galitĂ©. Salut et admiration. " " Brutus Buonaparte, citoyen sans-culotte. " Cette lettre a Ă©tĂ© insĂ©rĂ©e pour la premiĂšre fois, je pense, dans la Semaine , gazette publiĂ©e par Malte-Brun. La vicomtesse de Fors pseudonyme la donne dans ses MĂ©moires sur la RĂ©volution française ; elle ajoute que ce billet fut Ă©crit sur la caisse d'un tambour ; Fabry le reproduit, article Bonaparte , dans la Biographie des hommes vivants ; Royou, Histoire de France , dĂ©clare qu'on ne sait pas quelle bouche fit entendre le cri meurtrier ; Fabry, dĂ©jĂ citĂ©, dit, dans les Missionnaires de 93 , que les uns attribuent le cri Ă FrĂ©ron, les autres Ă Bonaparte. Les exĂ©cutions du Champ-de-Mars de Toulon sont racontĂ©es par FrĂ©ron dans une lettre Ă MoĂŻse Bayle de la Convention, et par Mottedo et Barras au comitĂ© de salut public. De qui en dĂ©finitive est le premier bulletin des victoires napolĂ©oniennes ? serait-il de NapolĂ©on ou de son frĂšre ? Lucien, en dĂ©testant ses erreurs, avoue, dans ses MĂ©moires , qu'il a Ă©tĂ© Ă son dĂ©but ardent rĂ©publicain. PlacĂ© Ă la tĂȘte du comitĂ© rĂ©volutionnaire Ă Saint-Maximin, en Provence, " nous ne nous faisions pas faute, dit-il, de paroles et d'adresses aux Jacobins de Paris. Comme la mode Ă©tait de prendre des noms antiques mon ex-moine prit, je crois, celui d'Epaminondas, et moi celui de Brutus. Un pamphlet a attribuĂ© Ă NapolĂ©on cet emprunt du nom de Brutus, mais il n'appartient qu'Ă moi. NapolĂ©on pensait Ă Ă©lever son propre nom au-dessus de ceux de l'ancienne histoire, et s'il eĂ»t voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu'il eĂ»t choisi celui de Brutus. " Il y a courage dans cette confession. Bonaparte, dans le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne , garde un silence profond sur cette partie de sa vie. Ce silence, selon madame la duchesse d'AbrantĂšs, s'explique par ce qu'il y avait de scabreux dans sa position " Bonaparte s'Ă©tait mis plus en Ă©vidence ", dit-elle, " que Lucien, et quoique depuis il ait beaucoup cherchĂ© Ă mettre Lucien Ă sa place, alors on ne pouvait s'y tromper. Le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne , aura-t-il pensĂ©, sera lu par cent millions d'individus, parmi lesquels peut-ĂȘtre en comptera-t-on Ă peine mille qui connaissent les faits qui me dĂ©plaisent. Ces mille personnes conserveront la mĂ©moire de ces faits d'une maniĂšre peu inquiĂ©tante par la tradition orale le MĂ©morial sera donc irrĂ©futable. " Ainsi de lamentables doutes restent sur le billet que Lucien ou NapolĂ©on a signĂ© comment Lucien, n'Ă©tant pas reprĂ©sentant de la Convention, se serait-il arrogĂ© le droit de rendre compte du massacre ? Etait-il dĂ©putĂ© de la commune de Saint-Maximin pour assister au carnage ? Alors comment aurait-il assumĂ© sur sa tĂȘte la responsabilitĂ© d'un procĂšs-verbal lorsqu'il y avait plus grand que lui aux jeux de l'amphithéùtre, et des tĂ©moins de l'exĂ©cution accomplie par son frĂšre ? Il en coĂ»terait d'abaisser les regards si bas aprĂšs les avoir Ă©levĂ©s si haut. Admettons que le narrateur des exploits de NapolĂ©on soit Lucien, prĂ©sident du comitĂ© de Saint-Maximin il en rĂ©sulterait toujours qu'un des premiers coups de canon de Bonaparte aurait Ă©tĂ© tirĂ© sur des Français ; il est sĂ»r, du moins, que NapolĂ©on fut encore appelĂ© Ă verser leur sang le 13 vendĂ©miaire ; il y rougit de nouveau ses mains Ă la mort du duc d'Enghien. La premiĂšre fois, nos immolations auraient rĂ©vĂ©lĂ© Bonaparte ; la seconde hĂ©catombe le porta au rang qui le rendit maĂźtre de l'Italie ; et la troisiĂšme lui facilita l'entrĂ©e Ă l'empire. Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisĂ© nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose dĂ©plorable, mais il faut le reconnaĂźtre, si l'on ne veut ignorer les mystĂšres de la nature humaine et le caractĂšre des temps une partie de la puissance de NapolĂ©on vient d'avoir trempĂ© dans la Terreur. La RĂ©volution est Ă l'aise pour servir ceux qui ont passĂ© Ă travers ses crimes ; une origine innocente est un obstacle. Robespierre jeune avait pris Bonaparte en affection et voulait l'appeler au commandement de Paris Ă la place de Henriot. La famille de NapolĂ©on s'Ă©tait Ă©tablie au chĂąteau de SallĂ©, prĂšs d'Antibes. " J'y Ă©tais venu de Saint-Maximin ", dit Lucien, " passer quelques jours avec ma famille et mon frĂšre. Nous Ă©tions tous rĂ©unis, et le gĂ©nĂ©ral nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. Il vint un jour plus prĂ©occupĂ© que de coutume, et, se promenant entre Joseph et moi, il nous annonça qu'il ne dĂ©pendait que de lui de partir pour Paris dĂšs le lendemain, en position de nous y Ă©tablir tous avantageusement. Pour ma part cette annonce m'enchantait atteindre enfin la capitale me paraissait un bien que rien ne pouvait balancer. On m'offre, nous dit NapolĂ©on, la place de Henriot. Je dois donner ma rĂ©ponse ce soir. Eh bien ! qu'en dites-vous ? Nous hĂ©sitĂąmes un moment. Eh ! eh ! reprit le gĂ©nĂ©ral, cela vaut bien la peine d'y penser il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste ; il n'est pas si facile de sauver sa tĂȘte Ă Paris qu'Ă Saint-Maximin. - Robespierre jeune est honnĂȘte, mais son frĂšre ne badine pas. Il faudrait le servir. - Moi, soutenir cet homme ! non, jamais ! je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbĂ©cile commandant de Paris ; mais c ' est ce que je ne veux pas ĂȘtre . Il n'est pas temps. Aujourd'hui il n'y a de place honorable pour moi qu'Ă l'armĂ©e prenez patience, je commanderai Paris plus tard . Telles furent les paroles de NapolĂ©on. Il nous exprima ensuite son indignation contre le rĂ©gime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par rĂ©pĂ©ter plusieurs fois moitiĂ© sombre et moitiĂ© souriant Qu ' irais-je faire dans cette galĂšre ? " Bonaparte, aprĂšs le siĂšge de Toulon, se trouva engagĂ© dans les mouvements militaires de notre armĂ©e des Alpes. Il reçut l'ordre de se rendre Ă GĂȘnes des instructions secrĂštes lui enjoignirent de reconnaĂźtre l'Ă©tat de la forteresse de Savone, de recueillir des renseignements sur l'intention du gouvernement gĂ©nois relativement Ă la coalition. Ces instructions, dĂ©livrĂ©es Ă Loano le 25 messidor an II de la RĂ©publique, sont signĂ©es Ricord . Bonaparte remplit sa mission. Le 9 thermidor arriva les dĂ©putĂ©s terroristes furent remplacĂ©s par Albitte, Saliceti et Laporte. Tout Ă coup ils dĂ©clarĂšrent, au nom du peuple français, que le gĂ©nĂ©ral Bonaparte, commandant de l'artillerie de l'armĂ©e d'Italie, avait totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il avait derniĂšrement fait Ă GĂȘnes. L'arrĂȘtĂ© de Barcelonnette, 9 thermidor an II de la RĂ©publique française, une, indivisible et dĂ©mocratique 6 aoĂ»t 1794, porte " que Bonaparte sera mis en Ă©tat d'arrestation et traduit au comitĂ© de salut public Ă Paris, sous bonne et sĂ»re escorte ". Saliceti examina les papiers de Bonaparte ; il rĂ©pondait Ă ceux qui s'intĂ©ressaient au dĂ©tenu qu'on Ă©tait forcĂ© d'agir avec rigueur d'aprĂšs une accusation d'espionnage partie de Nice et de Corse. Cette accusation Ă©tait la consĂ©quence des instructions secrĂštes donnĂ©es par Ricord il fut aisĂ© d'insinuer qu'au lieu de servir la France NapolĂ©on avait servi l'Ă©tranger. L'empereur fit un grand abus d'accusations d'espionnage ; il aurait dĂ» se rappeler les pĂ©rils auxquels de pareilles accusations l'avaient exposĂ©. NapolĂ©on, se dĂ©battant, disait aux reprĂ©sentants " Saliceti, tu me connais... Albitte, tu ne me connais point ; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi ; restituez moi l'estime des patriotes ; une heure aprĂšs, si les mĂ©chants veulent ma vie... je l'estime si peu ! je l'ai si souvent mĂ©prisĂ©e ! " Survint sentence d'acquittement. Parmi les piĂšces qui, dans ces annĂ©es, servirent d'attestation Ă la bonne conduite de Bonaparte, on remarque un certificat de Pozzo di Borgo. Bonaparte ne fut rendu que provisoirement Ă la libertĂ© ; mais dans cet intervalle il eut le temps d'emprisonner le monde. Saliceti, l'accusateur, ne tarda pas Ă s'attacher Ă l'accusĂ© mais Bonaparte ne se confia jamais Ă son ancien ennemi. Il Ă©crivit plus tard au gĂ©nĂ©ral Dumas " Qu'il reste Ă Naples Saliceti ; il doit s'y trouver heureux. Il y a contenu les lazzaroni ; je le crois bien il leur a fait peur ; il est plus mĂ©chant qu'eux. Qu'il sache que je n'ai pas assez de puissance pour dĂ©fendre du mĂ©pris et de l'indignation publique les misĂ©rables qui ont votĂ© la mort de Louis XVI [Souvenirs du lieutenant gĂ©nĂ©ral comte Dumas, t. III, p. 317.] . " Bonaparte, accouru Ă Paris, se logea rue du Mail, rue oĂč je dĂ©barquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de mĂȘme que Murat, soupçonnĂ© de terrorisme et ayant abandonnĂ© sa garnison d'Abbeville. Le gouvernement essaya d'envoyer NapolĂ©on transformĂ© en gĂ©nĂ©ral de brigade d'infanterie dans la VendĂ©e ; celui-ci dĂ©clina l'honneur, sous prĂ©texte qu'il ne voulait pas changer d'arme. Le comitĂ© de salut public effaça le refusant de la liste des officiers gĂ©nĂ©raux employĂ©s. Un des signataires de la radiation est CambacĂ©rĂšs, qui devint le second personnage de l'empire. Aigri par les persĂ©cutions, NapolĂ©on songea Ă Ă©migrer ; Volney l'en empĂȘcha. S'il eut exĂ©cutĂ© sa rĂ©solution, la cour fugitive l'eĂ»t mĂ©connu ; il n'y avait pas d'ailleurs de ce cĂŽtĂ© de couronne Ă prendre ; j'aurais eu un Ă©norme camarade, gĂ©ant courbĂ© Ă mes cĂŽtĂ©s dans l'exil. L'idĂ©e de l'Ă©migration abandonnĂ©e, Bonaparte se tourna vers l'Orient, doublement congĂ©nial Ă sa nature par le despotisme et l'Ă©clat. Il s'occupa d'un mĂ©moire pour offrir son Ă©pĂ©e au Grand-Seigneur l'inaction et l'obscuritĂ© lui Ă©taient mortelles. " Je serai utile Ă mon pays, s'Ă©criait-il, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable Ă l'Europe. " Le gouvernement ne rĂ©pondit point Ă cette note d'un fou, disait-on. TrompĂ© dans ses divers projets, Bonaparte vit s'accroĂźtre sa dĂ©tresse il Ă©tait difficile Ă secourir ; il acceptait mal les services, de mĂȘme qu'il souffrait d'avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ© par la munificence royale. Il en voulait Ă quiconque Ă©tait plus favorisĂ© que lui de la fortune dans l'Ăąme de l'homme pour qui les trĂ©sors des nations allaient s'Ă©puiser, on surprenait des mouvements de haine que les communistes et les prolĂ©taires manifestent Ă cette heure contre les riches. Quand on partage les souffrances du pauvre, on a le sentiment de l'inĂ©galitĂ© sociale ; on n'est pas plutĂŽt montĂ© en voiture que l'on mĂ©prise les gens Ă pied. Bonaparte avait surtout en horreur les muscadins et les incroyables, jeunes fats du moment dont les cheveux Ă©taient peignĂ©s Ă la mode des tĂȘtes coupĂ©es il aimait Ă dĂ©courager leur bonheur. Il eut des liaisons avec Baptiste aĂźnĂ©, et fit la connaissance de Talma. La famille Bonaparte professait le goĂ»t du théùtre l'oisivetĂ© des garnisons conduisit souvent NapolĂ©on dans les spectacles. Quels que soient les efforts de la dĂ©mocratie pour rehausser ses moeurs par le grand but qu'elle se propose, ses habitudes abaissent ses moeurs ; elle a le vif ressentiment de cette Ă©troitesse croyant la faire oublier elle versa dans la RĂ©volution des torrents de sang, inutile remĂšde, car elle ne put tout tuer, et, en fin de compte elle se retrouva en face de l'insolence des cadavres. La nĂ©cessitĂ© de passer par les petites conditions donne quelque chose de commun Ă la vie ; une pensĂ©e rare est rĂ©duite Ă s'exprimer dans un langage vulgaire, le gĂ©nie est emprisonnĂ© dans le patois, comme, dans l'aristocratie usĂ©e, des sentiments abjects sont renfermĂ©s dans de nobles mots. Lorsqu'on veut relever certain cĂŽtĂ© infĂ©rieur de NapolĂ©on par des exemples tirĂ©s de l'antiquitĂ© on ne rencontre que le fils d'Agrippine et pourtant les lĂ©gions adorĂšrent l'Ă©poux d'Octavie, et l'empire romain tressaillait Ă son souvenir ! Bonaparte avait retrouvĂ© Ă Paris mademoiselle de ComnĂšne, qui Ă©pousa Junot, avec lequel NapolĂ©on s'Ă©tait liĂ© dans le Midi. " A cette Ă©poque de sa vie, dit la duchesse d'AbrantĂšs, NapolĂ©on Ă©tait laid. Depuis il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'aurĂ©ole prestigieuse de sa gloire je n'entends que le changement physique qui s'est opĂ©rĂ© graduellement dans l'espace de sept annĂ©es. Ainsi tout ce qui en lui Ă©tait osseux, jaune, maladif mĂȘme, s'est arrondi, Ă©clairci, embelli. Ses traits, qui Ă©taient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revĂȘtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurĂšrent toujours admirables ; sa personne tout entiĂšre subit aussi du changement. Sa coiffure, si singuliĂšre pour nous aujourd'hui dans les gravures du passage du pont d'Arcole, Ă©tait alors toute simple, parce que ces mĂȘmes muscadins, aprĂšs lesquels il criait tant en avaient encore de bien plus longues ; mais son teint Ă©tait si jaune Ă cette Ă©poque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignĂ©s, mal poudrĂ©s, lui donnaient un aspect dĂ©sagrĂ©able. Ses petites mains ont aussi subi la mĂ©tamorphose ; alors elles Ă©taient maigres, longues et noires. On sait Ă quel point il en Ă©tait devenu vain avec juste raison depuis ce temps-lĂ . Enfin lorsque je me reprĂ©sente NapolĂ©on entrant en 1795 dans la cour de l'hĂŽtel de la TranquillitĂ©, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncĂ© sur ses yeux et laissant Ă©chapper ses deux oreilles de chien mal poudrĂ©es et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis banniĂšre glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que disait-il, c'Ă©tait une dĂ©pense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirĂ©es, et puis tout cet ensemble maladif rĂ©sultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin, quand j'Ă©voque son souvenir de cette Ă©poque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le mĂȘme homme dans ces deux portraits. " JournĂ©es de vendĂ©miaire. La mort de Robespierre n'avait pas tout fini les prisons ne se rouvraient que lentement ; la veille du jour oĂč le tribun expirant fut portĂ© Ă l'Ă©chafaud, quatre-vingts victimes furent immolĂ©es, tant les meurtres Ă©taient bien organisĂ©s ! tant la mort procĂ©dait avec ordre et obĂ©issance ! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement ; plus heureux que Roseau , exĂ©cuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittĂ©s le sang de Louis XVI les avait lavĂ©s. Les condamnĂ©s relaxĂ©s ne savaient Ă quoi employer leur vie, les Jacobins dĂ©soeuvrĂ©s Ă quoi amuser leurs jours ; de lĂ des bals et des regrets de la Terreur. Ce n'Ă©tait que goutte Ă goutte qu'on parvenait Ă arracher la justice aux Conventionnels ; ils ne voulaient pas lĂącher le crime de peur de perdre lĂ puissance. Le tribunal rĂ©volutionnaire fut aboli. AndrĂ© Dumont avait fait la proposition de poursuivre les continuateurs de Robespierre ; la Convention poussĂ©e malgrĂ© elle, dĂ©crĂ©ta Ă contre-coeur, sur un rapport de Saladin, qu'il y avait lieu de mettre en arrestation BarĂšre, Billaud de Varennes et Collot d'Herbois, les deux derniers, amis de Robespierre, et qui pourtant avaient contribuĂ© Ă sa chute. Carrier, Fouquier-Tinville, Joseph Lebon, furent jugĂ©s ; des attentats rĂ©vĂ©lĂ©s, notamment les mariages rĂ©publicains et la noyade de six cents enfants Ă Nantes. Les sections, entre lesquelles se trouvaient divisĂ©es les gardes nationales, accusaient la Convention des maux passĂ©s et craignaient de les voir renaĂźtre. La sociĂ©tĂ© des Jacobins combattait encore ; elle ne pouvait renifler sur la mort. Legendre, jadis si violent, revenu Ă l'humanitĂ©, Ă©tait entrĂ© au comitĂ© de sĂ»retĂ© gĂ©nĂ©rale. La nuit du supplice de Robespierre, il avait fermĂ© le repaire ; mais huit jours aprĂšs les Jacobins s'Ă©taient rĂ©tablis sous le nom de Jacobins rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s. Les tricoteuses s'y retrouvĂšrent. FrĂ©ron publiait son journal ressuscitĂ© l ' Orateur du peuple , et, tout en applaudissant Ă la chute de Robespierre, il se rangeait au pouvoir de la Convention. Le buste de Marat restait exposĂ© ; les divers comitĂ©s, seulement changĂ©s de formes, existaient. Un froid rigoureux et une famine, mĂȘlĂ©s aux souffrances politiques, compliquaient les calamitĂ©s ; des groupes armĂ©s, remblayĂ©s de femmes, criant " Du pain ! du pain ! " se formaient. Enfin le 1er prairial 20 mai 1795 la porte de la Convention fut forcĂ©e, FĂ©raud assassinĂ© et sa tĂȘte dĂ©posĂ©e sur le bureau du prĂ©sident. On raconte l'impassibilitĂ© de Boissy d'Anglas malheur Ă qui contesterait un acte de vertu ! Cette vĂ©gĂ©tation rĂ©volutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosĂ© de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, MoĂŻse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, LĂ©onard Bourdon, tous les hommes qui s'Ă©taient distinguĂ©s par leurs excĂšs, s'Ă©taient parquĂ©s entre les barriĂšres ; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l'opinion s'Ă©levait contre les Conventionnels, nos triomphes sur les Ă©trangers Ă©touffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances l'une horrible Ă l'intĂ©rieur, l'autre admirable Ă l'extĂ©rieur ; on opposait la gloire Ă nos crimes, comme Bonaparte l'opposa Ă nos libertĂ©s. Nous avons toujours rencontrĂ© pour Ă©cueil devant nous nos victoires. Il est utile de faire remarquer l'anachronisme que l'on commet en attribuant notre succĂšs Ă nos Ă©normitĂ©s il fut obtenu avant et aprĂšs le rĂšgne de la Terreur ; donc la Terreur ne fut pour rien dans la domination de nos armes. Mais ce succĂšs eut un inconvĂ©nient il forma une aurĂ©ole autour de la tĂȘte des spectres rĂ©volutionnaires. On crut sans examiner la date, que cette lumiĂšre lui appartenait la prise de la Hollande, le passage du Rhin, semblĂšrent ĂȘtre la conquĂȘte de la hache, non de l'Ă©pĂ©e. Dans cette confusion on ne devinait pas comment la France parviendrait Ă se dĂ©barrasser des entraves qui, malgrĂ© la catastrophe des premiers coupables, continuaient de la presser le libĂ©rateur Ă©tait lĂ pourtant. Bonaparte avait conservĂ© la plupart et la plus mauvaise part des amis avec lesquels il s'Ă©tait liĂ© dans le Midi et qui, comme lui, s'Ă©taient rĂ©fugiĂ©s dans la capitale. Saliceti, demeurĂ© puissant par la fraternitĂ© jacobine, s'Ă©tait rapprochĂ© de NapolĂ©on ; FrĂ©ron, liĂ© avec Pauline Bonaparte la princesse BorghĂšse qu'il devait Ă©pouser, prĂȘtait son appui Ă son futur beau-frĂšre. Loin des criailleries du forum et de la tribune, Bonaparte se promenait le soir au Jardin des Plantes avec Junot. Junot lui racontait sa passion pour Paulette, NapolĂ©on lui confiait son penchant pour madame de Beauharnais l'incubation des Ă©vĂ©nements allait faire Ă©clore un grand homme. Madame de Beauharnais avait des rapports intimes avec Barras il est probable que cette liaison aida le souvenir du commissaire de la Convention, lorsque les journĂ©es dĂ©cisives arrivĂšrent. Suite. La libertĂ© de la presse momentanĂ©ment rendue travaillait dans le sens de la dĂ©livrance ; mais comme les dĂ©mocrates n'avaient jamais aimĂ© cette libertĂ© et qu'elle attaquait leurs erreurs, ils l'accusaient d'ĂȘtre royaliste. L'abbĂ© Morellet, Laharpe, lançaient des brochures qui se mĂȘlaient Ă celles de l'Espagnol Marchenna, immonde savant et spirituel avorton. La jeunesse portait l'habit gris Ă revers et Ă collet noir, rĂ©putĂ© l'uniforme des chouans. La rĂ©union de la nouvelle lĂ©gislature Ă©tait le prĂ©texte des rassemblements des sections. La section Lepelletier, connue naguĂšre sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, Ă©tait la plus animĂ©e ; elle parut plusieurs fois Ă la barre de la Convention pour se plaindre Lacretelle le jeune lui prĂȘta sa voix avec le mĂȘme courage qu'il montra le jour oĂč Bonaparte mitrailla les Parisiens sur les degrĂ©s de Saint-Roch. Les sections, prĂ©voyant que le moment du combat approchait, firent venir de Rouen le gĂ©nĂ©ral Danican pour le mettre Ă leur tĂȘte on ; peut juger de la peur et des sentiments de la Convention par les dĂ©fenseurs qu'elle convoqua autour d'elle. " A la tĂȘte de ces rĂ©publicains, dit RĂ©al dans son Essai sur les journĂ©es de vendĂ©miaire , que l'on appela le bataillon sacrĂ© des patriotes de 89 , et dans leurs rangs, on appelait ces vĂ©tĂ©rans de la RĂ©volution qui en avaient fait les six campagnes, qui s'Ă©taient battus sous les murs de la Bastille, qui avaient terrassĂ© la tyrannie et qui s'armaient aujourd'hui pour dĂ©fendre le mĂȘme chĂąteau qu'ils avaient foudroyĂ© au 10 aoĂ»t. LĂ , je retrouvai les restes prĂ©cieux de ces vieux bataillons de LiĂ©geois et de Belges, sous les ordres de leur ancien gĂ©nĂ©ral Fyon. " RĂ©al finit ce dĂ©nombrement par cette apostrophe " O toi par qui nous avons vaincu l'Europe avec un gouvernement sans gouvernants et des armĂ©es sans paye, gĂ©nie de la libertĂ©, tu veillais encore sur nous ! " Ces fiers Trabans de la libertĂ© vĂ©curent trop de quelques jours ; ils allĂšrent achever leurs hymnes Ă l'indĂ©pendance dans les bureaux de la police d'un tyran. Ce temps n'est aujourd'hui qu'un degrĂ© rompu sur lequel a passĂ© lĂ RĂ©volution que d'hommes ont parlĂ© et agi avec Ă©nergie, se sont passionnĂ©s pour des faits dont on ne s'occupe plus ! Les vivants recueillent le fruit des existences oubliĂ©es qui se sont consumĂ©es pour eux. On touchait au renouvellement de la Convention ; les assemblĂ©es primaires Ă©taient convoquĂ©es comitĂ©s, clubs, sections, faisaient un tribouil effroyable. La Convention, menacĂ©e par l'aversion gĂ©nĂ©rale, vit qu'il se fallait dĂ©fendre Ă Danican elle opposa Barras, nommĂ© chef de la force armĂ©e de Paris et de l'intĂ©rieur. Ayant rencontrĂ© Bonaparte Ă Toulon, et remĂ©morĂ© de lui par madame de Beauharnais, Barras fut frappĂ© du secours dont lui pourrait ĂȘtre un pareil homme il se l'adjoignit pour commandant en second. Le futur Directeur, entretenant la Convention des journĂ©es de vendĂ©miaire, dĂ©clara que c'Ă©tait aux dispositions savantes et promptes de Bonaparte que l'on devait le salut de l'enceinte, autour de laquelle il avait distribuĂ© les postes avec beaucoup d'habiletĂ©. NapolĂ©on foudroya les sections et dit " J'ai mis mon cachet sur la France. " Attila avait dit " Je suis le marteau de l'univers, ego malleus orbis . " AprĂšs le succĂšs, NapolĂ©on craignit de s'ĂȘtre rendu impopulaire, et il assura qu'il donnerait plusieurs annĂ©es de sa vie pour effacer cette page de son histoire. Il existe un rĂ©cit des journĂ©es de vendĂ©miaire de la main de NapolĂ©on il s'efforce de prouver que ce furent les sections qui commencĂšrent le feu. Dans leur rencontre, il put se figurer ĂȘtre encore Ă Toulon le gĂ©nĂ©ral Carteaux Ă©tait Ă la tĂȘte d'une colonne sur le Pont-Neuf ; une compagnie de Marseillais marchait sur Saint-Roch ; les postes occupĂ©s par les gardes nationales furent successivement emportĂ©s. RĂ©al, de la narration duquel je vous ai dĂ©jĂ entretenu, finit son exposition par ces niaiseries que croient ferme les Parisiens c'est un blessĂ© qui, traversant le salon des Victoires, reconnaĂźt un drapeau qu'il a pris " N'allons pas plus loin, dit-il d'une voix expirante, je veux mourir ici " ; c'est la femme du gĂ©nĂ©ral Dufraisse qui coupe sa chemise pour en faire des bandes ; ce sont les deux filles de Durocher qui administrent le vinaigre et l'eau-de-vie. RĂ©al attribue tout Ă Barras flagornerie de rĂ©ticence ; elle prouve qu'en l'an IV NapolĂ©on, vainqueur au profit d'un autre, n'Ă©tait pas encore comptĂ©. MalgrĂ© son triomphe, Bonaparte n'espĂ©rait pas une prompte rĂ©ussite, car il Ă©crivait Ă Bourrienne " Cherche un petit bien dans ta belle vallĂ©e de l'Yonne ; je l'achĂšterai dĂšs que j'aurai de l'argent ; mais n'oublie pas que je ne veux pas de bien national. " Dans la vallĂ©e de l'Yonne habitaient Madame de Beaumont et Monsieur Joubert. Bonaparte s'est ravisĂ© sous l'Empire il a fait grand cas des biens nationaux. Ces Ă©meutes de vendĂ©miaire terminent l'Ă©poque des Ă©meutes elles ne se sont renouvelĂ©es qu'en 1830, pour mettre fin Ă la monarchie. Quatre mois aprĂšs les journĂ©es de vendĂ©miaire, le 19 ventĂŽse 9 mars an IV, Bonaparte Ă©pousa Marie-JosĂšphe-Rose de Tascher. L'acte ne fait aucune mention de la veuve du comte de Beauharnais. Tallien et Barras sont tĂ©moins au contrat. Au mois de juin Bonaparte est appelĂ© au gĂ©nĂ©ralat des troupes cantonnĂ©es dans les Alpes maritimes ; Carnot rĂ©clame contre Barras l'honneur de cette nomination. On appelait le commandement de l'armĂ©e d'Italie la dot de madame Beauharnais . NapolĂ©on, qui racontait Ă Sainte-HĂ©lĂšne, avec dĂ©dain, avoir cru s'allier Ă une grande dame, manquait de reconnaissance. NapolĂ©on entre en plein dans ses destinĂ©es il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les Ă©vĂ©nements l'avaient fait, il va faire les Ă©vĂ©nements. Il a maintenant traversĂ© ces malheurs auxquels sont condamnĂ©es les natures supĂ©rieures avant d'ĂȘtre reconnues, contraintes de s'humilier sous les mĂ©diocritĂ©s dont le patronage leur est nĂ©cessaire le germe du plus haut palmier est d'abord abritĂ© par l'Arabe sous un vase d'argile. Campagnes d'Italie. ArrivĂ© Ă Nice, au quartier gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e d'Italie, Bonaparte trouve les soldats manquant de tout, nus, sans souliers, sans pain, sans discipline. Il avait vingt-huit ans ; sous ses ordres commandait MassĂ©na avec trente-six mille hommes. C'Ă©tait l'an 1796. Il ouvre sa premiĂšre campagne le 20 mars, date fameuse qui devait se graver plusieurs fois dans sa vie. Il bat Beaulieu Ă Montenotte ; deux jours aprĂšs, Ă Millesimo, il sĂ©pare les deux armĂ©es autrichienne et sarde. A Ceva, Ă Mondovi, Ă Fossano, Ă Cherasco, les succĂšs continuent ; le gĂ©nie de la guerre mĂȘme est descendu. Cette proclamation fait entendre une voix nouvelle, comme les combats avaient annoncĂ© un homme nouveau " Soldats ! vous avez remportĂ©, en quinze jours, six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq piĂšces de canon, quinze mille prisonniers, tuĂ© ou blessĂ© plus de dix mille hommes. Vous avez gagnĂ© des batailles sans canon, passĂ© des riviĂšres sans ponts, fait des marches forcĂ©es sans souliers, bivouaquĂ© sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges rĂ©publicaines, les soldats de la libertĂ©, Ă©taient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ; grĂące vous soit rendue, soldats !... " Peuples d'Italie ! l'armĂ©e française vient rompre vos chaĂźnes ; le peuple français est l'ami de tous les peuples. Nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent. " DĂšs le 15 mai la paix est conclue entre la RĂ©publique française et le roi de Sardaigne ; la Savoie est cĂ©dĂ©e Ă la France avec Nice et Tende. NapolĂ©on avance toujours, et il Ă©crit Ă Carnot " Du quartier gĂ©nĂ©ral, Ă Plaisance, 9 mai 1796. " Nous avons enfin passĂ© le PĂŽ la seconde campagne est commencĂ©e ; Beaulieu est dĂ©concertĂ© ; il calcule assez mal, et donne constamment dans les piĂšges qu'on lui tend. Peut-ĂȘtre voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-lĂ a l'audace de la fureur, et non celle du gĂ©nie. Encore une victoire, et nous sommes maĂźtres de l'Italie. DĂšs l'instant que nous arrĂȘterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armĂ©e Ă neuf. Elle est toujours Ă faire peur ; mais tout engraisse ; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantitĂ©, etc. La discipline se rĂ©tablit tous les jours ; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander. Ce que nous avons pris Ă l'ennemi est incalculable. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement. Je vous fait passer vingt tableaux des premiers maĂźtres, du CorrĂšge et de Michel-Ange. Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme. Je vous la recommande elle est patriote sincĂšre, et je l'aime Ă la folie. J'espĂšre que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions Ă Paris ; cela ne vous fera pas de mal pour l'armĂ©e du Rhin. Envoyez-moi quatre mille cavaliers dĂ©montĂ©s, je chercherai ici Ă les remonter. Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supĂ©rieur de cavalerie qui se batte. Je dĂ©sirerais que vous me pussiez envoyer deux ou trois adjudants gĂ©nĂ©raux qui aient du feu et une ferme rĂ©solution de ne jamais faire de savantes retraites. " C'est une des lettres remarquables de NapolĂ©on. Quelle vivacitĂ© ! quelle diversitĂ© de gĂ©nie ! Avec les intelligences du hĂ©ros se trouvent jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle, dans la profusion triomphale, des tableaux de Michel-Ange, une raillerie piquante contre un rival, Ă propos de ces adjudants gĂ©nĂ©raux en ferme rĂ©solution de ne jamais faire de savantes retraites . Le mĂȘme jour Bonaparte Ă©crivait au Directoire, pour lui donner avis de la suspension d'armes accordĂ©e au duc de Parme et de l'envoi du Saint JĂ©rĂŽme du CorrĂšge. Le 2 mai, il annonce Ă Carnot le passage du pont de Lodi qui nous rend possesseurs de la Lombardie. S'il ne va pas tout de suite Ă Milan, c'est qu'il veut suivre Beaulieu et l'achever. - " Si j'enlĂšve Mantoue, rien ne m'arrĂȘte plus pour pĂ©nĂ©trer dans la BaviĂšre ; dans deux dĂ©cades je puis ĂȘtre dans le coeur de l'Allemagne. Si les deux armĂ©es du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position. Il serait digne de la RĂ©publique d'aller signer le traitĂ© de paix des trois armĂ©es rĂ©unies dans le coeur de la BaviĂšre et de l'Autriche Ă©tonnĂ©es. " L'aigle ne marche pas, il vole, chargĂ© des banderoles de victoires suspendues Ă son cou et Ă ses ailes. Il se plaint de ce qu'on veut lui donner pour adjoint Kellermann " Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier gĂ©nĂ©ral de l'Europe, et je crois qu'un mauvais gĂ©nĂ©ral vaut mieux que deux bons. " Le 1er juin 1796 les Autrichiens sont entiĂšrement expulsĂ©s d'Italie, et nos avant-postes Ă©clairent les monts de l'Allemagne. " Nos grenadiers et nos carabiniers, Ă©crit Bonaparte au Directoire, jouent et rient avec la mort. Rien n'Ă©gale leur intrĂ©piditĂ©, si ce n'est la gaietĂ© avec laquelle ils font les marches les plus forcĂ©es. Vous croiriez qu'arrivĂ©s au bivouac ils doivent au moins dormir ; pas du tout chacun fait son conte ou son plan d'opĂ©ration du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent trĂšs juste. L'autre jour je voyais dĂ©filer une demi-brigade ; un chasseur s'approcha de mon cheval GĂ©nĂ©ral, me dit-il, il faut faire cela. - Malheureux, lui dis-je veux-tu bien te taire ! Il disparaĂźt Ă l'instant, je l'ai fait en vain chercher c'Ă©tait justement ce que j'avais ordonnĂ© que l'on fĂźt. " Les soldats graduĂšrent leur commandant Ă Lodi ils le firent caporal, Ă Castiglione sergent. Le 17 de novembre on dĂ©bouche sur Arcole le jeune gĂ©nĂ©ral passe le pont qui l'a rendu fameux ; dix mille hommes restent sur la place. " C'Ă©tait un chant de l'Iliade ! " s'Ă©criait Bonaparte, au seul souvenir de cette action. En Allemagne Moreau accomplissait la cĂ©lĂšbre retraite que NapolĂ©on jaloux appelait une retraite de sergent. Bonaparte se prĂ©parait Ă dire Ă son rival, en battant l'archiduc Charles Je suivrai d'assez prĂšs votre illustre retraite Pour traiter avec lui sans besoin d'interprĂšte. Le 16 janvier 1797, les hostilitĂ©s se renouĂšrent par la bataille de Rivoli. Deux combats contre Wurmser, Ă Saint-Georges et Ă la Favorite, entraĂźnent pour l'ennemi la perte de cinq mille tuĂ©s et de vingt mille prisonniers ; le demeurant se barricade dans Mantoue ; la ville bloquĂ©e capitule ; Wurmser, avec les douze mille hommes qui lui restent, se rend. BientĂŽt la Marche d'AncĂŽne est envahie ; plus tard le traitĂ© de Tolentino nous livre des perles, des diamants, des manuscrits prĂ©cieux, la Transfiguation , le Laocoon , l' Apollon du BelvĂ©dĂšre , et termine cette suite d'opĂ©rations par lesquelles en moins d'un an quatre armĂ©es autrichiennes ont Ă©tĂ© dĂ©truites, la haute Italie soumise et le Tyrol entamĂ© ; on n'a pas le temps de se reconnaĂźtre l'Ă©clair et le coup partent Ă la fois. L'archiduc Charles, accouru pour dĂ©fendre l'Autriche antĂ©rieure avec une nouvelle armĂ©e, est forcĂ© au passage du Tagliamento ; Gradisca tombe ; Trieste est pris ; les prĂ©liminaires de la paix entre la France et l'Autriche sont signĂ©s Ă LĂ©oben. Venise, formĂ©e au milieu de la chute de l'empire romain, trahie et troublĂ©e, nous avait ouvert ses lagunes et ses palais ; une rĂ©volution 31 mai 1797 s'accomplit dans GĂȘnes sa rivale la RĂ©publique ligurienne prend naissance. Bonaparte aurait Ă©tĂ© bien Ă©tonnĂ© si, du milieu de ses conquĂȘtes, il eĂ»t pu voir qu'il s'emparait de Venise pour l'Autriche, des LĂ©gations pour Rome, de Naples pour les Bourbons, de GĂȘnes pour le PiĂ©mont de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Westphalie pour la Prusse, de la Pologne pour la Russie, semblable Ă ces soldats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent de butin qu'ils sont obligĂ©s de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au mĂȘme moment ils perdent leur patrie. Le 9 juillet, la RĂ©publique cisalpine proclame son existence. Dans la correspondance de Bonaparte on voit courir la navette Ă travers la chaĂźne des rĂ©volutions attachĂ©es Ă la nĂŽtre comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions l'Ă©pĂ©e dans une main, les droits de l'homme dans l'autre. Dans l'ensemble de ses mouvements gĂ©nĂ©raux Bonaparte ne laisse Ă©chapper aucun dĂ©tail tantĂŽt il craint que les vieillards des grands peintres de Venise, de Bologne, de Milan, ne soient bien mouillĂ©s en passant le Mont Cenis ; tantĂŽt il est inquiet qu'un manuscrit sur papyrus de la bibliothĂšque ambrosienne ne se soit perdu ; il prie le ministre de l'intĂ©rieur de lui apprendre s'il est arrivĂ© Ă la BibliothĂšque nationale. Il donne au Directoire exĂ©cutif son opinion sur ses gĂ©nĂ©raux " Berthier talents, activitĂ©, courage, caractĂšre, tout pour lui. " Augereau beaucoup de caractĂšre, de courage, de fermetĂ©, d'activitĂ© ; est aimĂ© du soldat, heureux dans ses opĂ©rations. " MassĂ©na actif, infatigable, a de l'audace, du coup d'oeil et de la promptitude Ă se dĂ©cider. " Serrurier se bat en soldat, ne prend rien sur lui ; ferme ; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes ; est malade. " Despinois mou, sans activitĂ©, sans audace, n'a pas l'Ă©tat de la guerre, n'est pas aimĂ© du soldat, ne se bat pas Ă sa tĂȘte ; a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit, des principes politiques sains ; bon Ă commander dans l'intĂ©rieur. " Sauret bon, trĂšs bon soldat, pas assez Ă©clairĂ© pour ĂȘtre gĂ©nĂ©ral ; peu heureux. " Abatucci pas bon Ă commander cinquante hommes, etc., etc. " Bonaparte Ă©crit au chef des MaĂŻnottes " Les Français estiment le petit, mais brave peuple qui, seul de l'ancienne GrĂšce, a conservĂ© sa vertu, les dignes descendants de Sparte, auxquels il n'a manquĂ© pour ĂȘtre aussi renommĂ©s que leurs ancĂȘtres que de se trouver sur un plus vaste théùtre. " Il instruit l'autoritĂ© de la prise de possession de Corfou " L'Ăźle de Corcyre, remarque-t-il, Ă©tait, selon HomĂšre, la patrie de la princesse Nausicaa. " Il envoie le traitĂ© de paix conclu avec Venise " Notre marine y gagnera quatre ou cinq vaisseaux de guerre, trois ou quatre frĂ©gates, plus trois ou quatre millions de cordages. - Qu'on me fasse passer les matelots français ou corses, mande-t-il ; je prendrai ceux de Mantoue et de Guarda. - Un million pour Toulon, que je vous ai annoncĂ©, part demain ; deux millions, etc., formeront la somme de cinq millions que l'armĂ©e d'Italie aura fournie depuis la nouvelle campagne. - J'ai chargĂ©... de se rendre Ă Sion pour chercher Ă ouvrir une nĂ©gociation avec le Valais. - J'ai envoyĂ© un excellent ingĂ©nieur pour savoir ce que coĂ»terait cette route Ă Ă©tablir le Simplon... J'ai chargĂ© le mĂȘme ingĂ©nieur de voir ce qu'il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s'enfuit le RhĂŽne, et par lĂ rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie. " Il donne avis qu'il fait partir de Trieste un chargement de blĂ© et d'aciers pour GĂȘnes. Il fait prĂ©sent au pacha de Scutari de quatre caisses de fusils, comme une marque de son amitiĂ©. Il ordonne de renvoyer de Milan quelques hommes suspects et d'en arrĂȘter quelques autres. Il Ă©crit au citoyen Grogniard, ordonnateur de la marine Ă Toulon " Je ne suis pas votre juge, mais si vous Ă©tiez sous mes ordres, je vous mettrais aux arrĂȘts pour avoir obtempĂ©rĂ© Ă une rĂ©quisition ridicule. " Une note remise au ministre du pape, dit " Le pape pensera peut-ĂȘtre qu'il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle oĂč mandement qui ordonne aux prĂȘtres obĂ©issance au gouvernement. " Tout cela est mĂȘlĂ© des nĂ©gociations avec les rĂ©publiques nouvelles, des dĂ©tails des fĂȘtes pour Virgile et Arioste, des bordereaux explicatifs des vingt tableaux et des cinq cents manuscrits de Venise ; tout cela a lieu Ă travers l'Italie assourdie du bruit des combats, Ă travers l'Italie devenue une fournaise oĂč nos grenadiers vivaient dans le feu comme des salamandres. Pendant ces tourbillons d'affaires et de succĂšs advint le 18 fructidor, favorisĂ© par les proclamations de Bonaparte et les dĂ©libĂ©rations de son armĂ©e en jalousie de l'armĂ©e de la Meuse. Alors disparut celui qui, peut-ĂȘtre a tort, avait passĂ© pour l'auteur des plans des victoires rĂ©publicaines ; on assure que Danissy, Lafitte, d'Arçon, trois gĂ©nies militaires supĂ©rieurs, dirigeaient ces plans. Carnot se trouva proscrit par l'influence de Bonaparte. Le 17 octobre, celui-ci signe le traitĂ© de paix de Campo-Formio la premiĂšre guerre continentale de la RĂ©volution finit Ă trente lieues de Vienne. CongrĂšs de Rastadt. - Retour de NapolĂ©on en France. - NapolĂ©on est nommĂ© chef de l'armĂ©e dite d'Angleterre. - Il part pour l'expĂ©dition d'Egypte. Un congrĂšs Ă©tant rassemblĂ© Ă Rastadt, et Bonaparte ayant Ă©tĂ© nommĂ© par le Directoire reprĂ©sentant Ă ce congrĂšs, il prit congĂ© de l'armĂ©e d'Italie. " Je ne serai consolĂ©, lui dit-il, que par l'espoir de me revoir bientĂŽt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. " Le 16 novembre 1797, son ordre du jour annonce qu'il a quittĂ© Milan pour prĂ©sider la lĂ©gation française au congrĂšs et qu'il a envoyĂ© au Directoire le drapeau de l'armĂ©e d'Italie. Sur un des cĂŽtĂ©s de ce drapeau Bonaparte avait fait broder ce rĂ©sumĂ© de ses conquĂȘtes " Cent cinquante mille prisonniers, dix-sept mille chevaux, cinq cent cinquante piĂšces de siĂšge, six cents piĂšces de campagne, cinq Ă©quipages de ponts, neuf vaisseaux de cinquante-quatre canons, douze frĂ©gates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galĂšres ; armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec GĂȘnes ; armistice avec le duc de Parme, avec le duc de ModĂšne, avec le roi de Naples, avec le pape ; prĂ©liminaires de LĂ©oben ; convention de Montebello avec la RĂ©publique de GĂȘnes ; traitĂ© de paix avec l'empereur Ă Campo-Formio ; donnĂ© la libertĂ© aux peuples de Bologne, Ferrare, ModĂšne, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de CrĂšme, d'une partie du VĂ©ronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline ; au peuple de GĂȘnes, aux fiefs impĂ©riaux, au peuple des dĂ©partements de Corcyre, de la mer EgĂ©e et d'Ithaque. " EnvoyĂ© Ă Paris tous les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul VĂ©ronĂšse, CorrĂ©ge, Albane, des Carrache, RaphaĂ«l, LĂ©onard de Vinci, etc., etc. " " Ce monument de l'armĂ©e d'Italie, dit l'ordre du jour, sera suspendu aux voĂ»tes de la salle des sĂ©ances publiques du Directoire, et il attestera les exploits de nos guerriers quand la gĂ©nĂ©ration prĂ©sente aura disparu. " AprĂšs une convention purement militaire, qui stipulait la remise de Mayence aux troupes de la RĂ©publique et la remise de Venise aux troupes autrichiennes, Bonaparte quitta Rastadt et laissa la suite des affaires du congrĂšs aux mains de Treilhard et de Bonnier. Dans les derniers temps de la campagne d'Italie, Bonaparte eut beaucoup Ă souffrir de l'envie de divers gĂ©nĂ©raux et du Directoire deux fois il avait offert sa dĂ©mission ; les membres du gouvernement la dĂ©siraient et n'osaient l'accepter. Les sentiments de Bonaparte ne suivaient pas le penchant du siĂšcle ; il cĂ©dait Ă contrecoeur aux intĂ©rĂȘts nĂ©s de la RĂ©volution de lĂ les contradictions de ses actes et de ses idĂ©es. De retour Ă Paris, il descendit dans sa maison, rue Chantereine, qui prit et porte encore le nom de rue de la Victoire . Le conseil des Anciens voulut faire Ă NapolĂ©on le don de Chambord, ouvrage de François Ier qui ne rappelle plus que l'exil du dernier fils de saint Louis. Bonaparte fut prĂ©sentĂ© au Directoire, le 10 dĂ©cembre 1795 [Chateaubriand se trompe sur la date, il s'agit bien de 1797] , dans la cour du palais du Luxembourg. Au milieu de cette cour s'Ă©levait un autel de la Patrie, surmontĂ© des statues de la LibertĂ©, de l'EgalitĂ© et de la Paix. Les drapeaux conquis formaient un dais au-dessus des cinq directeurs habillĂ©s Ă l'antique ; l'ombre de la Victoire descendait de ces drapeaux sous lesquels la France faisait halte un moment. Bonaparte Ă©tait vĂȘtu de l'uniforme qu'il portait Ă Arcole et Ă Lodi. M. de Talleyrand reçut le vainqueur auprĂšs de l'autel, se souvenant d'avoir naguĂšre dit la messe sur un autre autel. Fuyard revenu des Etats-Unis, chargĂ© par la protection de ChĂ©nier du ministĂšre des relations extĂ©rieures, l'Ă©vĂȘque d'Autun, le sabre au cĂŽtĂ©, Ă©tait coiffĂ© d'un chapeau Ă la Henri IV les Ă©vĂ©nements forçaient de prendre au sĂ©rieux ces travestissements. Le prĂ©lat fit l'Ă©loge du conquĂ©rant de l'Italie " Il aime ", dit-il mĂ©lancoliquement, " il aime les chants d'Ossian, surtout parce qu'ils dĂ©tachent de la terre. Loin de redouter ce qu'on appelle son ambition, il nous faudra peut-ĂȘtre la solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entiĂšre sera libre, peut-ĂȘtre lui ne le sera jamais telle est sa destinĂ©e. " Merveilleusement devinĂ© ! Le frĂšre de saint Louis Ă Grandella, Charles VIII Ă Fornoue, Louis XII Ă Agnadel, François Ier Ă Marignan, Lautrec Ă Ravenne, Catinat Ă Turin, demeurent loin du nouveau gĂ©nĂ©ral. Les succĂšs de NapolĂ©on n'eurent point de Pavie. Les Directeurs, redoutant ce despotisme supĂ©rieur qui menaçait tous les despotismes, avaient vu avec inquiĂ©tude les hommages que l'on rendait Ă NapolĂ©on ; ils songeaient Ă se dĂ©barrasser de sa prĂ©sence. Ils favorisĂšrent la passion qu'il montrait pour une expĂ©dition dans l'Orient. Il disait " L'Europe est une taupiniĂšre ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes rĂ©volutions qu'en Orient ; je n'ai dĂ©jĂ plus de gloire cette petite Europe n'en fournit pas assez. " NapolĂ©on, comme un enfant, Ă©tait charmĂ© d'avoir Ă©tĂ© Ă©lu membre de l'Institut. Il ne demandait que six ans pour aller aux Indes et pour en revenir. " Nous n'avons que vingt-neuf ans ", remarquait-il en songeant Ă lui ; " ce n'est pas un Ăąge j'en aurai trente-cinq Ă mon retour. " NommĂ© gĂ©nĂ©ral d'une armĂ©e dite de l'Angleterre, dont les corps Ă©taient dispersĂ©s de Brest Ă Anvers, Bonaparte passa son temps Ă des inspections, Ă des visites aux autoritĂ©s civiles et scientifiques, tandis qu'on assemblait les troupes qui devaient composer l'armĂ©e d'Egypte. Survint l'Ă©chauffourĂ©e du drapeau tricolore et du bonnet rouge, que notre ambassadeur Ă Vienne, le gĂ©nĂ©ral Bernadotte avait plantĂ© sur la porte de son palais. Le Directoire se disposait Ă retenir NapolĂ©on pour l'opposer Ă la nouvelle guerre possible, lorsque M. de Cobentzel prĂ©vint la rupture, et Bonaparte reçut l'ordre de partir. L'Italie devenue rĂ©publicaine, la Hollande transformĂ©e en rĂ©publique, la paix laissant Ă la France, Ă©tendue jusqu'au Rhin, des soldats inutiles, dans sa prĂ©voyance peureuse le Directoire s'empressa d'Ă©carter le vainqueur. Cette aventure d'Egypte change Ă la fois la fortune et le gĂ©nie de NapolĂ©on, en surdorant ce gĂ©nie, dĂ©jĂ trop Ă©clatant, d'un rayon du soleil qui frappa la colonne de nuĂ©e et de feu. ExpĂ©dition d'Egypte. - Malte. - Bataille des Pyramides. - Le Caire. - NapolĂ©on dans la grande Pyramide. - Suez. " Toulon, 19 mai 1798. " Proclamation. " Soldats, " Vous ĂȘtes une des ailes de l'armĂ©e d'Angleterre. " Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de siĂšges ; il vous reste Ă faire la guerre maritime. " Les lĂ©gions romaines, que vous avez quelquefois imitĂ©es, mais pas encore Ă©galĂ©es, combattaient Carthage tour Ă tour sur cette mĂȘme mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes Ă supporter la fatigue, disciplinĂ©es et unies entre elles. " Soldats, l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinĂ©es Ă remplir, des batailles Ă livrer, des dangers, des fatigues Ă vaincre ; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospĂ©ritĂ© de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire. " AprĂšs cette proclamation de souvenirs, NapolĂ©on s'embarque on dirait d'HomĂšre ou du hĂ©ros qui enfermait les chants du MĂ©onide dans une cassette d'or. Cet homme ne chemine pas tout doucement Ă peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds, qu'il paraĂźt en Egypte ; Ă©pisode romanesque dont il agrandit sa vie rĂ©elle. Comme Charlemagne, il attache une Ă©popĂ©e Ă son histoire. Dans la bibliothĂšque qu'il emporta se trouvaient Ossian, Werther, la Nouvelle HĂ©loĂŻse et le Vieux Testament indication du chaos de la tĂȘte de NapolĂ©on. Il mĂȘlait les idĂ©es positives et les sentiments romanesques, les systĂšmes et les chimĂšres, les Ă©tudes sĂ©rieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohĂ©rentes du siĂšcle il tira l'Empire ; songe immense mais rapide comme la nuit dĂ©sordonnĂ©e qui l'avait enfantĂ©. EntrĂ© dans Toulon le 9 mai 1798, NapolĂ©on descend Ă l'hĂŽtel de la Marine ; dix jours aprĂšs il monte sur le vaisseau amiral l ' Orient ; le 19 mai il met Ă la voile ; il part de la borne oĂč pour la premiĂšre fois il avait rĂ©pandu le sang, et un sang français les massacres de Toulon l'avaient prĂ©parĂ© aux massacres de Jaffa. Il menait avec lui les gĂ©nĂ©raux premiers-nĂ©s de sa gloire Berthier, Caffarelli, KlĂ©ber, Desaix, Lannes, Murat, Menou. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frĂ©gates, quatre cents bĂątiments de transport, l'accompagnent. Nelson le laissa Ă©chapper du port et le manqua sur les flots, bien qu'une fois nos navires ne fussent qu'Ă six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, NapolĂ©on aperçut le sommet des Apennins ; il dit " Je ne puis voir sans Ă©motion la terre d'Italie ; voilĂ l'Orient j'y vais. " A l'aspect de l'Ida, explosion d'admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversĂ©e Bonaparte se plaisait Ă rĂ©unir les savants et provoquait leurs disputes ; il se rangeait ordinairement Ă l'avis du plus absurde ou du plus audacieux ; il s'enquĂ©rait si les planĂštes Ă©taient habitĂ©es, quand elles seraient dĂ©truites par l'eau ou par le feu, comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© chargĂ© de l'inspection de l'armĂ©e cĂ©leste. Il aborde Ă Malte, dĂ©niche la vieille chevalerie retirĂ©e dans le trou d'un rocher marin ; puis il descend parmi les ruines de la citĂ© d'Alexandre. Il voit Ă la pointe du jour cette colonne de PompĂ©e que j'apercevais du bord de mon vaisseau en m'Ă©loignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisĂ© d'un grand et triste nom, il s'Ă©lance ; il escalade les murailles derriĂšre lesquelles se trouvait jadis le dĂ©pĂŽt des remĂšdes de l ' Ăąme , et les aiguilles de ClĂ©opĂątre, maintenant couchĂ©es Ă terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcĂ©e ; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Egorgement effroyable ! L'adjudant gĂ©nĂ©ral Boyer Ă©crit Ă ses parents " Les Turcs, repoussĂ©s de tous cĂŽtĂ©s, se rĂ©fugient chez leur dieu et leur prophĂšte ; ils remplissent leurs mosquĂ©es ; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrĂ©s. " Bonaparte avait dit Ă l'Ă©vĂȘque de Malte " Vous pouvez assurer vos diocĂ©sains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement respectĂ©e, mais ses ministres spĂ©cialement protĂ©gĂ©s. " Il dit, en arrivant en Egypte " Peuples d'Egypte, je respecte plus que les mameloucks Dieu, son ProphĂšte et le Koran. Les Français sont amis des musulmans. NaguĂšre ils ont marchĂ© sur Rome et renversĂ© le trĂŽne du pape, qui aigrissait les chrĂ©tiens contre ceux qui professent l'islamisme ; bientĂŽt aprĂšs ils ont dirigĂ© leur course vers Malte, et en ont chassĂ© les incrĂ©dules qui se croyaient appelĂ©s de Dieu pour faire la guerre aux musulmans... Si l'Egypte est la ferme des mameloucks, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. " NapolĂ©on marche aux Pyramides ; il crie Ă ses soldats " Songez que du haut de ces monuments quarante siĂšcles ont les yeux fixĂ©s sur vous. " Il entre au Caire ; sa flotte saute en l'air Ă Aboukir ; l'armĂ©e d'Orient est sĂ©parĂ©e de l'Europe. Julien de la DrĂŽme, fils de Julien le Conventionnel, tĂ©moin du dĂ©sastre, le note minute par minute " Il est sept heures ; la nuit se fait et le feu redouble encore. A neuf heures et quelques minutes le vaisseau a sautĂ©. Il est dix heures, le feu se ralentit et la lune se lĂšve Ă droite du lieu oĂč vient de s'Ă©lever l'explosion du vaisseau. " Bonaparte au Caire dĂ©clare au chef de la loi qu'il sera le restaurateur des mosquĂ©es ; il envoie son nom Ă l'Arabie, Ă l'Ethiopie, aux Indes. Le Caire se rĂ©volte ; il le bombarde au milieu d'un orage. l'inspirĂ© dit aux croyants " Je pourrais demander Ă chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son coeur, car je sais tout, mĂȘme ce que vous n'avez dit Ă personne. " Le grand schĂ©rif de la Mecque le nomme, dans une lettre, le protecteur de la Kaaba ; le pape, dans une missive, l'appelle mon trĂšs cher fils . Par une infirmitĂ© de nature, Bonaparte prĂ©fĂ©rait souvent son cĂŽtĂ© petit Ă son grand cĂŽtĂ©. La partie qu'il pouvait gagner d'un seul coup ne l'amusait pas. La main qui brisait le monde se plaisait au jeu des gobelets ; sĂ»r, quand il usait de ses facultĂ©s de se dĂ©dommager de ses pertes ; son gĂ©nie Ă©tait le rĂ©parateur de son caractĂšre. Que ne se prĂ©senta-t-il tout d'abord comme l'hĂ©ritier des chevaliers ? Par une position double, il n'Ă©tait, aux yeux de la multitude musulmane, qu'un faux chrĂ©tien et qu'un faux mahomĂ©tan. Admirer des impiĂ©tĂ©s de systĂšme, ne pas reconnaĂźtre ce qu'elles avaient de misĂ©rable, c'est se tromper misĂ©rablement il faut pleurer quand le gĂ©ant se rĂ©duit Ă l'emploi du grimacier. Les infidĂšles proposĂšrent Ă saint Louis dans les fers la couronne d'Egypte, parce qu'il Ă©tait restĂ©, disent les historiens arabes, le plus fier chrĂ©tien qu'on ait jamais vu. Quand je passai au Caire, cette ville conservait des traces des Français un jardin public, notre ouvrage Ă©tait plantĂ© de palmiers ; des Ă©tablissements de restaurateurs l'avaient jadis entourĂ©. Malheureusement, de mĂȘme que les anciens Egyptiens, nos soldats avaient promenĂ© un cercueil autour de leurs festins. Quelle scĂšne mĂ©morable, si l'on pouvait y croire ! Bonaparte assis dans l'intĂ©rieur de la pyramide de ChĂ©ops sur le sarcophage d'un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muphtis et les imans ! Toutefois, prenons le rĂ©cit du Moniteur comme le travail de la muse. Si ce n'est pas l'histoire matĂ©rielle de NapolĂ©on, c'est l'histoire de son intelligence ; cela en vaut encore la peine. Ecoutons dans les entrailles d'un sĂ©pulcre cette voix que tous les siĂšcles entendront. Moniteur , 27 novembre 1798. " Ce jourd'hui, 25 thermidor de l'an VI de la RĂ©publique française une et indivisible, rĂ©pondant au 28 de la lune de Mucharim, l'an de l'hĂ©gire 1213, le gĂ©nĂ©ral en chef, accompagnĂ© de plusieurs officiers de l'Ă©tat-major de l'armĂ©e et de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transportĂ© Ă la grande pyramide, dite de ChĂ©ops, dans l'intĂ©rieur de laquelle il Ă©tait attendu par plusieurs muphtis et imans, chargĂ©s de lui en montrer la construction intĂ©rieure. " La derniĂšre salle, Ă laquelle le gĂ©nĂ©ral en chef est parvenu, est Ă voĂ»te plate, et longue de trente-deux pieds sur seize de large et dix-neuf de haut. Il n'y a trouvĂ© qu'une caisse de granit d'environ huit pieds de long sur quatre d'Ă©paisseur, qui renfermait la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir Ă ses cĂŽtĂ©s les muphtis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed , et il a eu avec eux, en prĂ©sence de sa suite, la conversation suivante Bonaparte " Dieu est grand et ses oeuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel Ă©tait le but de celui qui fit construire cette pyramide ? " Suleiman " C'Ă©tait un puissant roi d'Egypte, dont on croit que le nom Ă©tait ChĂ©ops. Il voulait empĂȘcher que des sacrilĂšges ne vinssent troubler le repos de sa cendre. " Bonaparte " Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournĂąt aux Ă©lĂ©ments penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? le penses-tu ? " Suleiman s'inclinant " Gloire Ă Dieu, Ă qui toute gloire est due ! " Bonaparte " Gloire Ă Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mohamed est son prophĂšte, et je suis de ses amis. " Ibrabim " Que les anges de la victoire balayent la poussiĂšre sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes ! Le mamelouck a mĂ©ritĂ© la mort. " Bonaparte " Il a Ă©tĂ© livrĂ© aux anges noirs Moukir et Quarkir. " Suleiman " Il Ă©tendit les mains de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Egypte. " Bonaparte " Les trĂ©sors, l'industrie et l'amitiĂ© des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septiĂšme ciel et qu'assis aux cĂŽtĂ©s des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours vierges, vous vous reposiez Ă l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mĂȘmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront dĂ©sirer. " De telles parades ne changent rien Ă la gravitĂ© des Pyramides Vingt siĂšcles, descendus dans l'Ă©ternelle nuit, Y sont sans mouvement, sans lumiĂšre et sans bruit. Bonaparte, en remplaçant ChĂ©ops dans la crypte sĂ©culaire, en aurait augmentĂ© l'immensitĂ© ; mais il ne s'est jamais traĂźnĂ© dans ce vestibule de la mort. " Pendant le reste de notre navigation sur le Nil dis-je dans l' ItinĂ©raire , je demeurai sur le pont Ă contempler ces tombeaux. Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute sociĂ©tĂ© humaine ils portent la mĂ©moire d'un peuple au delĂ de sa propre existence, et le font vivre contemporain des gĂ©nĂ©rations qui viennent s'Ă©tablir dans ses champs abandonnĂ©s. " Remercions Bonaparte, aux Pyramides, de nous avoir si bien justifiĂ©s, nous autres petits hommes d'Etat entachĂ©s de poĂ©sie, qui maraudons de chĂ©tifs mensonges sur des ruines. D'aprĂšs les proclamations, les ordres du jour, les discours de Bonaparte, il est Ă©vident qu'il visait Ă se faire passer pour l'envoyĂ© du ciel, Ă l'instar d'Alexandre. CallisthĂšnes, Ă qui le MacĂ©donien infligea dans la suite un si rude traitement, en punition sans doute de la flatterie du philosophe, fut chargĂ© de prouver que le fils de Philippe Ă©tait fils de Jupiter ; c'est ce que l'on voit dans un fragment de CallisthĂšnes conservĂ© par Strabon. Le Pourparler d ' Alexandre , de Pasquier, est un dialogue des morts entre Alexandre le grand conquĂ©rant et Rabelais le grand moqueur " Cours-moi de l'oeil " dit Alexandre Ă Rabelais, " toutes ces contrĂ©es que tu vois ĂȘtre en ces bas lieux, tu ne trouveras aucun personnage d'Ă©toffe qui, pour autoriser ses pensĂ©es, n'ait voulu donner Ă entendre qu'il eĂ»t familiaritĂ© avec les dieux. " Rabelais rĂ©pond " Alexandre, pour te dire le vrai, je ne m'amusai jamais Ă reprendre tes petites particularitĂ©s, mĂȘmement en ce qui appartient au vin. Mais quel profit sens-tu de ta grandeur maintenant ? en es-tu autre que moi ? Le regret que tu as te doit causer telle fĂącherie qu'il te seroit beaucoup plus expĂ©dient qu'avec ton corps tu eusses perdu la mĂ©moire. " Et pourtant, en s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se mĂ©prenait et sur lui-mĂȘme et sur l'Ă©poque du monde et sur la religion aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu. Quant aux exploits de NapolĂ©on dans le Levant, ils n'Ă©taient pas encore mĂȘlĂ©s Ă la conquĂȘte de l'Europe ; ils n'avaient pas obtenu d'assez hauts rĂ©sultats pour imposer Ă la foule islamiste, quoiqu'on le surnommĂąt le sultan de feu . " Alexandre, Ă l'Ăąge de trente-trois ans, dit Montaigne, avoit passĂ© victorieux toute la terre habitable, et, dans une demi-vie, avoit atteint tout l'effort de l'humaine nature. Plus de rois et de princes ont Ă©crit ses gestes que d'autres historiens n'ont Ă©crit les gestes d'autre roi. " Du Caire, Bonaparte se rendit Ă Suez il vit la mer qu'ouvrit MoĂŻse et qui retomba sur Pharaon. Il reconnut les traces d'un canal que commença SĂ©sostris, qu'Ă©largirent les Perses, que continua le second des PtolĂ©mĂ©es, que rĂ©entreprirent les soudans dans le destin de porter Ă la MĂ©diterranĂ©e le commerce de la mer Rouge. Il projeta d'amener une branche du Nil dans le golfe Arabique au fond de ce golfe son imagination traça l'emplacement d'un nouvel Ophir, oĂč se tiendrait tous les ans une foire pour les marchands de parfums, d'aromates, d'Ă©toffes de soie pour tous les objets prĂ©cieux de Mascate, de la Chine, de Ceylan, de Sumatra, des Philippines et des Indes. Les cĂ©nobites descendent du SinaĂŻ, et le prient d'inscrire son nom auprĂšs de celui de Saladin, dans le livre de leurs garanties. Revenu au Caire, Bonaparte cĂ©lĂšbre la fĂȘte anniversaire de la fondation de la RĂ©publique, en adressant ces paroles Ă ses soldats " Il y a cinq ans l'indĂ©pendance du peuple français Ă©tait menacĂ©e ; mais vous prĂźtes Toulon ce fut le prĂ©sage de la ruine de vos ennemis. Un an aprĂšs, vous battiez les Autrichiens Ă Dego ; l'annĂ©e suivante, vous Ă©tiez sur le sommet des Alpes ; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la cĂ©lĂšbre victoire de Saint-Georges ; l'an passĂ©, vous Ă©tiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne. Qui eĂ»t dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ! " Opinion de l'armĂ©e. Mais Bonaparte, au milieu des soins dont il Ă©tait occupĂ© et des projets qu'il avait conçus, Ă©tait-il rĂ©ellement fixĂ© dans ces idĂ©es ? Tandis qu'il avait l'air de vouloir rester en Egypte, la fiction ne l'aveuglait pas sur la rĂ©alitĂ©, et il Ă©crivait Ă Joseph, son frĂšre " Je pense ĂȘtre en France dans deux mois ; fais en sorte que j'aie une campagne Ă mon arrivĂ©e, soit prĂšs de Paris ou en Bourgogne je compte y passer l'hiver. " Bonaparte ne calculait point ce qui pouvait s'opposer Ă son retour sa volontĂ© Ă©tait sa destinĂ©e et sa fortune. Cette correspondance tombĂ©e aux mains de l'AmirautĂ©, les Anglais ont osĂ© avancer que NapolĂ©on n'avait eu d'autre mission que de faire pĂ©rir son armĂ©e. Une des lettres de Bonaparte contient des plaintes sur la coquetterie de sa femme. Les Français, en Egypte, Ă©taient d'autant plus hĂ©roĂŻques qu'ils sentaient vivement leurs maux. Un marĂ©chal des logis Ă©crit Ă l'un de ses amis " Dis Ă Ledoux qu'il n'ait jamais la faiblesse de s'embarquer pour venir dans ce maudit pays. " Avrieury " Tous ceux qui viennent de l'intĂ©rieur disent qu'Alexandrie est la plus belle ville hĂ©las ! que doit donc ĂȘtre le reste ? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bĂąties, Ă un Ă©tage ; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem ; point de fenĂȘtres, mais un grillage en bois si rapprochĂ© qu'il est impossible de voir quelqu'un au travers. Rues Ă©troites, hormis le quartier des Francs et le cĂŽtĂ© des grands. Les habitants pauvres, qui forment le plus grand nombre, au naturel, hormis une chemise bleue jusqu'Ă mi-cuisse, qu'ils retroussent la moitiĂ© du temps dans leurs mouvements, une ceinture et un turban de guenilles. J'ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tĂȘte. Je m'enrage d'y ĂȘtre. La maudite Egypte ! Sable partout ! Que de gens attrapĂ©s, cher ami ! Tous ces faiseurs de fortune ou bien tous ces voleurs, ont le nez bas ; ils voudraient retourner d'oĂč ils sont partis je le crois bien. " Rozis, capitaine " Nous sommes trĂšs rĂ©duits ; avec cela il existe un mĂ©contentement gĂ©nĂ©ral dans l'armĂ©e ; le despotisme n'a jamais Ă©tĂ© au point qu'il l'est aujourd'hui ; nous avons des soldats qui se sont donnĂ© la mort en prĂ©sence du gĂ©nĂ©ral en chef, en lui disant VoilĂ ton ouvrage ! ". Le nom de Tallien terminera la liste de ces noms aujourd'hui presque inconnus Tallien Ă Madame Tallien. " Quant Ă moi, ma chĂšre amie, je suis ici, comme tu le sais, bien contre mon grĂ© ; ma position devient chaque jour plus dĂ©sagrĂ©able, puisque, sĂ©parĂ© de mon pays, de tout ce qui m'est cher, je ne prĂ©vois pas le moment oĂč je pourrai m'en rapprocher. " Je te l'avoue bien franchement, je prĂ©fĂ©rerais mille fois ĂȘtre avec toi et ta fille retirĂ© dans un coin de terre, loin de toutes les passions, de toutes les intrigues, et je t'assure que si j'ai le bonheur de retoucher le sol de mon pays, ce sera pour ne le quitter jamais. Parmi les quarante mille Français qui sont ici, il n ' y en a pas quatre qui pensent autrement . " Rien de plus triste que la vie que nous menons ici ! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n'ai pas fermĂ© l'oeil ; je suis couchĂ© sur le carreau ; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dĂ©vorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumiĂšre. Je t'en prie, ma chĂšre amie, ne t'en dĂ©fais pas. " Adieu, ma bonne ThĂ©rĂ©sia, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bontĂ©, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidĂšle, d'embrasser ma chĂšre fille, soutiennent seuls l'infortunĂ©. " La fidĂ©litĂ© n'Ă©tait pour rien dans tout cela. Cette unanimitĂ© de plaintes est l'exagĂ©ration naturelle d'hommes tombĂ©s de la hauteur de leurs illusions de tous temps les Français ont rĂȘvĂ© l'Orient ; la chevalerie leur en avait tracĂ© la route ; s'ils n'avaient plus la foi qui les menait Ă la dĂ©livrance du saint tombeau, ils avaient l'intrĂ©piditĂ© des croisĂ©s, la croyance des royaumes et des beautĂ©s qu'avaient créées, autour de Godefroi, les chroniqueurs et les troubadours. Les soldats vainqueurs de l'Italie avaient vu un riche pays Ă prendre, des caravanes Ă dĂ©trousser, des chevaux, des armes et des sĂ©rails Ă conquĂ©rir ; les romanciers avaient aperçu la princesse d'Antioche, et les savants ajoutaient leurs songes Ă l'enthousiasme des poĂštes. Il n'y a pas jusqu'au Voyage d ' AntĂ©nor qui ne passĂąt au dĂ©but pour une docte rĂ©alitĂ© on allait pĂ©nĂ©trer la mystĂ©rieuse Egypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorĂ©s, dĂ©chiffrer des hiĂ©roglyphes et rĂ©veiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l'Institut en s'abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue dessĂ©chĂ©e, se trouvĂšrent en face de la peste des BĂ©douins et des mameloucks, le mĂ©compte fut Ă©norme. Mais l'injustice de la souffrance aveugla sur le rĂ©sultat dĂ©finitif. Les Français semĂšrent en Egypte ces germes de civilisation que MĂ©hĂ©met a cultivĂ©s la gloire de Bonaparte s'accrut ; un rayon de lumiĂšre se glissa dans les tĂ©nĂšbres de l'Islamisme, et une brĂšche fut faite Ă la barbarie. Campagne de Syrie. Pour prĂ©venir les hostilitĂ©s des pachas de la Syrie et poursuivre quelques mameloucks, Bonaparte entra le 22 fĂ©vrier dans cette partie du monde Ă laquelle le combat d'Aboukir l'avait lĂ©guĂ©. NapolĂ©on trompait ; c'Ă©tait un de ses rĂȘves de puissance qu'il poursuivait. Plus heureux que Cambyse, il franchit sans rencontrer le vent du midi ; il campe parmi des tombeaux ; il escalade El-Arisch, et triomphe Ă Gaza " Nous Ă©tions, Ă©crit-il le 6, aux colonnes placĂ©es sur les limites de l'Afrique et de l'Asie ; nous couchĂąmes le soir en Asie. " Cet homme immense marchait Ă la conquĂȘte du monde ; c'Ă©tait un conquĂ©rant pour des climats qui n'Ă©taient pas Ă conquĂ©rir. Jaffa est emportĂ©. AprĂšs l'assaut, une partie de la garnison, estimĂ©e par Bonaparte Ă douze cents hommes et portĂ©e par d'autres Ă deux ou trois mille, se rendit et fut reçue Ă merci deux jours aprĂšs, Bonaparte ordonna de la passer par les armes. Walter Scott et sir Robert Wilson ont racontĂ© ces massacres ; Bonaparte, Ă Sainte-HĂ©lĂšne, n'a fait aucune difficultĂ© de les avouer Ă lord Ebrington et au docteur O'Meara. Mais il en rejetait l'odieux sur la position dans laquelle il se trouvait il ne pouvait nourrir les prisonniers ; il ne les pouvait renvoyer en Egypte sous escorte . Leur laisser la libertĂ© sur parole ? ils ne comprendraient mĂȘme pas ce point d'honneur et ces procĂ©dĂ©s europĂ©ens. " Wellington dans ma place, disait-il, aurait agi comme moi . " " NapolĂ©on se dĂ©cida, dit M. Thiers, Ă une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie il fit passer au fil de l'Ă©pĂ©e les prisonniers qui lui restaient ; l'armĂ©e consomma avec obĂ©issance, mais avec une espĂšce d'effroi, l'exĂ©cution qui lui Ă©tait commandĂ©e. " Le seul acte cruel de sa vie, c'est beaucoup affirmer aprĂšs les massacres de Toulon, aprĂšs tant de campagnes oĂč NapolĂ©on compta Ă nĂ©ant la vie des hommes. Il est glorieux pour la France que nos soldats aient protestĂ© par une espĂšce d ' effroi contre la cruautĂ© de leur gĂ©nĂ©ral. Mais les massacres de Jaffa sauvaient-ils notre armĂ©e ? Bonaparte ne vit-il pas avec quelle facilitĂ© une poignĂ©e de Français renversa les forces du pacha de Damas ? A Aboukir, ne dĂ©truisit-il pas treize mille Osmanlis avec quelques chevaux ? KlĂ©ber, plus tard, ne fit-il pas disparaĂźtre le grand vizir et ses myriades de mahomĂ©tans ? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient-ils eu d'envahir l'Egypte ? Pourquoi Ă©gorgeaient-ils des hommes qui n'usaient que du droit de la dĂ©fense ? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait Ă©tĂ© acceptĂ©e . Le fait que le conquĂ©rant s'efforçait de justifier le gĂȘnait ; ce fait est passĂ© sous silence ou indiquĂ© vaguement dans les dĂ©pĂȘches officielles et dans les rĂ©cits des hommes attachĂ©s Ă Bonaparte. " Je me dispenserai ", dit le docteur Larrey, " de parler des suites horribles qu'entraĂźne ordinairement l'assaut d'une place j'ai Ă©tĂ© le triste tĂ©moin de celui de Jaffa. " Bourrienne s'Ă©crie " Cette scĂšne atroce me fait encore frĂ©mir, lorsque j'y pense, comme le jour oĂč je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fĂ»t possible de l'oublier que d'ĂȘtre forcĂ© de la dĂ©crire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la rĂ©alitĂ©. " Bonaparte Ă©crit au Directoire que " Jaffa fut livrĂ© au pillage et Ă toutes les horreurs de la guerre qui jamais ne lui a paru si hideuse. " Ces horreurs, qui les avait commandĂ©es ? Berthier, compagnon de NapolĂ©on en Egypte, Ă©tant au quartier gĂ©nĂ©ral d'Ens, en Allemagne, adressa, le 5 mai 1809, au major gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e autrichienne une dĂ©pĂȘche foudroyante contre une prĂ©tendue fusillade exĂ©cutĂ©e dans le Tyrol oĂč commandait Chasteller " Il a laissĂ© Ă©gorger Chasteller sept cents prisonniers français et dix-huit Ă dix-neuf cents Bavarois ; crime inouĂŻ dans l'histoire des nations, qui eĂ»t pu exciter une terrible reprĂ©saille, si S. M. ne regardait les prisonniers comme placĂ©s sous sa foi et sous son honneur . " Bonaparte dit ici tout ce que l'on peut dire contre l'exĂ©cution des prisonniers de Jaffa. Que lui importaient de telles contradictions ? Il connaissait la vĂ©ritĂ© et il s'en jouait ; il en faisait le mĂȘme usage que du mensonge ; il n'apprĂ©ciait que le rĂ©sultat, le moyen lui Ă©tait Ă©gal ; le nombre des prisonniers l'embarrassait, il les tua. Il y a toujours eu deux Bonaparte l'un grand, l'autre petit. Lorsque vous croyez entrer en sĂ»retĂ© dans la vie de NapolĂ©on, il rend cette vie affreuse. Miot, dans la premiĂšre Ă©dition de ses MĂ©moires 1804 se tait sur les massacres ; on ne les lit que dans l'Ă©dition de 1814. Cette Ă©dition a presque disparu ; j'ai eu peine Ă la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vĂ©ritĂ©, il ne me fallait rien moins que le rĂ©cit d'un tĂ©moin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaĂźtre les particularitĂ©s la vĂ©ritĂ© morale d'une action ne se dĂ©cĂšle que dans les dĂ©tails de cette action ; les voici d'aprĂšs Miot " Le 20 ventĂŽse 10 mars, dans l'aprĂšs-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carrĂ© formĂ© par les troupes du gĂ©nĂ©ral Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur prĂ©parait me dĂ©termina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, Ă monter Ă cheval et Ă suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit Ă©tait fondĂ©. Les Turcs, marchant pĂȘle-mĂȘle, prĂ©voyaient dĂ©jĂ leur destinĂ©e ; ils ne versaient point de larmes ; ils ne poussaient point de cris ils Ă©taient rĂ©signĂ©s. Quelques-uns blessĂ©s, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tuĂ©s en route Ă coups de baĂŻonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut-ĂȘtre les plus hardis pensaient-ils qu'il ne leur Ă©tait pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait ; peut-ĂȘtre espĂ©raient-ils qu'en se dissĂ©minant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre Ă©chapperait Ă la mort. Toutes les mesures avaient Ă©tĂ© prises Ă cet Ă©gard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'Ă©vasion. " ArrivĂ©s enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrĂȘta auprĂšs d'une mare d'eau jaunĂątre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points diffĂ©rents, y furent fusillĂ©s. Cette horrible opĂ©ration demanda beaucoup de temps, malgrĂ© le nombre des troupes rĂ©servĂ©es pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le dĂ©clarer, ne se prĂȘtaient qu'avec une extrĂȘme rĂ©pugnance au ministĂšre abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait prĂšs de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels Ă©taient quelques vieux chefs au regard noble et assurĂ©, et un jeune homme dont le moral Ă©tait fort Ă©branlĂ©. Dans un Ăąge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta Ă une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se prĂ©cipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grĂące de la vie. Il s'Ă©criait " De quoi suis-je coupable ? quel mal ai-je fait ? " Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrĂȘt prononcĂ© sur son sort. A l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlĂ©, puis, se prenant la main, aprĂšs l'avoir portĂ©e sur le coeur et Ă la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un Ă©ternel adieu. Leurs Ăąmes courageuses paraissaient dĂ©fier la mort ; on voyait dans leur tranquillitĂ© la confiance que leur inspirait, Ă ces derniers moment, leur religion et l'espĂ©rance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire " Je quitte ce monde pour aller jouir auprĂšs de Mahomet d'un bonheur durable. " Ainsi ce bien-ĂȘtre aprĂšs la vie, que lui promet le Koran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur. " Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les maniĂšres annonçaient un grade supĂ©rieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'Ă©tendit sur le dos dans cette tombe tutĂ©laire et douloureuse, et ses camarades, en adressant Ă Dieu des priĂšres suppliantes, le couvrirent bientĂŽt de sable et trĂ©pignĂšrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idĂ©e d'avancer le terme de ses souffrances. " Ce spectacle, qui fait palpiter mon coeur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exĂ©cution des pelotons rĂ©partis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placĂ©s prĂšs de la mare d'eau. Nos soldats avaient Ă©puisĂ© leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci Ă la baĂŻonnette et Ă l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m'enfuis, pĂąle et prĂȘt Ă dĂ©faillir. Quelques officiers me rapportĂšrent le soir que ces infortunĂ©s, cĂ©dant Ă ce mouvement irrĂ©sistible de la nature qui nous fait Ă©viter le trĂ©pas, mĂȘme quand nous n'avons plus l'espĂ©rance de lui Ă©chapper, s'Ă©lançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigĂ©s au coeur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dĂ©gouttant le sang, et il fallut retirer les corps dĂ©jĂ expirĂ©s pour achever les malheureux qui, Ă l'abri de ce rempart affreux, Ă©pouvantable, n'avaient point encore Ă©tĂ© frappĂ©s. Ce tableau est exact et fidĂšle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur. " La vie de NapolĂ©on opposĂ©e Ă de telles pages explique l'Ă©loignement que l'on ressent pour lui. Conduit par les religieux du couvent de Jaffa dans les sables au sud-ouest de la ville, j'ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de cadavres, aujourd'hui pyramide d'ossements ; je me suis promenĂ© dans des vergers de grenadiers chargĂ©s de pommes vermeilles, tandis qu'autour de moi la premiĂšre hirondelle arrivĂ©e d'Europe rasait la terre funĂšbre. Le ciel punit la violation des droits de l'humanitĂ© il envoya la peste ; elle ne fit pas d'abord de grands ravages. Bourrienne relĂšve l'erreur des historiens qui placent la scĂšne des PestifĂ©rĂ©s de Jaffa au premier passage des Français dans cette ville ; elle n'eut lieu qu'Ă leur retour de Saint-Jean-d'Acre. Plusieurs personnes de notre armĂ©e m'avaient dĂ©jĂ assurĂ© que cette scĂšne Ă©tait une pure fable ; Bourrienne confirme ces renseignements " Les lits des pestifĂ©rĂ©s, raconte le secrĂ©taire de NapolĂ©on, Ă©taient Ă droite en entrant dans la premiĂšre salle. Je marchais Ă cĂŽtĂ© du gĂ©nĂ©ral ; j'affirme ne l'avoir pas vu toucher Ă un pestifĂ©rĂ©. Il traversa rapidement les salles, frappant lĂ©gĂšrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu'il tenait Ă la main. Il rĂ©pĂ©tait en marchant Ă grands pas ces paroles " Il faut que je retourne en Egypte pour la prĂ©server des ennemis qui vont arriver. " Dans le rapport officiel du major gĂ©nĂ©ral, 29 mai, il n'y est pas dit un mot des pestifĂ©rĂ©s, de la visite Ă l'hĂŽpital et de l'attouchement des pestifĂ©rĂ©s. Que devient le beau tableau de Gros ? Il reste comme un chef-d'oeuvre de l'art. Saint Louis, moins favorisĂ© par la peinture, fut plus hĂ©roĂŻque dans l'action " Le bon roi, doux et dĂ©bonnaire, quand il vit ce, eut grand pitiĂ© Ă son coeur, et fit tantost toutes autres choses laisser, et faire fosses emmi les champs et dĂ©dier lĂ un cimetiĂšre par le lĂ©gat... Le roi Louis aida de ses propres mains Ă enterrer les morts. A peine trouvoit-on aucun qui voulust mettre la main. " Le roi venoit tous les matins, de cinq jours qu'on mit Ă enterrer les morts, aprĂšs sa messe, au lieu, et disait Ă sa gent " Allons ensevelir les martyrs qui ont souffert pour Notre-Seigneur, et ne soyez pas lassĂ©s de ce faire car ils ont plus souffert que nous n'avons. " LĂ , Ă©toient prĂ©sens, en habits de cĂ©rĂ©monie, l'archevĂȘque de Tyr et l'Ă©vĂȘque de Damiette et leur clergĂ© qui disoient le service des morts. Mais ils estoupoient leur nez pour la puanteur ; mais oncques ne fut vu au bon roi Louis estouper le sien, tant le faisoit fermement et dĂ©votement. " Bonaparte met le siĂšge devant Saint-Jean-d'Acre. On verse le sang Ă Cana, qui fut tĂ©moin de la guĂ©rison du fils du centenier par le Christ ; Ă Nazareth, qui cacha la pacifique enfance du Sauveur ; au Thabor, qui vit la transfiguration et oĂč Pierre dit " MaĂźtre, nous sommes bien sur cette montagne ; dressons-y trois tentes. " Ce fut du mont Thabor que fut expĂ©diĂ© l'ordre du jour Ă toutes les troupes qui occupaient Sour, l ' ancienne Tyr, CĂ©sarĂ©e, les cataractes du Nil, les bouches PĂ©lusiaques, Alexandrie et les rives de la mer Rouge , qui portent les ruines de Kolsum et d' ArsinoĂ© . Bonaparte Ă©tait charmĂ© de ces noms qu'il se plaisait Ă rĂ©unir. Dans ce lieu des miracles, KlĂ©ber et Murat renouvelĂšrent les faits d'armes de TancrĂšde et de Renaud ils dispersĂšrent les populations de la Syrie, s'emparĂšrent du camp du pacha de Damas, jetĂšrent un regard sur le Jourdain, sur la mer de GalilĂ©e, et prirent possession de Scafet, l'ancienne BĂ©thulie. - Bonaparte remarque que les habitants montrent l'endroit oĂč Judith tua Holopherne. Les enfants arabes des montagnes de la JudĂ©e m'ont appris des traditions plus certaines lorsqu'ils me criaient en français " En avant, marche ! " " Ces mĂȘmes dĂ©serts, ai-je dit dans les Martyrs , ont vu marcher les armĂ©es de SĂ©sostris, de Cambyse, d'Alexandre, de CĂ©sar siĂšcles Ă venir, vous y ramĂšnerez des armĂ©es non moins nombreuses, des guerriers non moins cĂ©lĂšbres. " AprĂšs m'ĂȘtre guidĂ© sur les traces encore rĂ©centes de Bonaparte en Orient, je suis ramenĂ© quand il n'est plus Ă repasser sur sa course. Saint-Jean Ă©tait dĂ©fendu par Djezzar le Boucher . Bonaparte lui avait Ă©crit de Jaffa, le 9 mars 1799 " Depuis mon entrĂ©e en Egypte, je vous ai fait connaĂźtre plusieurs fois que mon intention n'Ă©tait pas de vous faire la guerre, que mon seul but Ă©tait de chasser les mameloucks... Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ĂŽter quelques annĂ©es de vie Ă un vieillard que je ne connais pas ? Que font quelques lieues de plus Ă cĂŽtĂ© des pays que j'ai conquis ? " Djezzar ne se laissa pas prendre Ă ces caresses le vieux tigre se dĂ©fait de l'ongle de son jeune confrĂšre. Il Ă©tait environnĂ© de domestiques mutilĂ©s de sa propre main. " On raconte que Djezzar est un Bosnien cruel, disait-il de lui-mĂȘme rĂ©cit du gĂ©nĂ©ral SĂ©bastiani , un homme de rien ; mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis nĂ© pauvre ; mon pĂšre ne m'a lĂ©guĂ© que son courage. Je me suis Ă©levĂ© Ă force de travaux ; mais cela ne me donne pas d'orgueil car tout finit, et aujourd'hui peut-ĂȘtre, ou demain, Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis, mais parce que Dieu l'a ainsi ordonnĂ©. Le roi de France, qui Ă©tait puissant, a pĂ©ri ; Nabuchodonosor a Ă©tĂ© tuĂ© par un moucheron, etc. " Au bout de soixante-et-un jours de tranchĂ©e, NapolĂ©on fut obligĂ© de lever le siĂšge de Saint-Jean-d'Acre. Nos soldats, sortant de leurs huttes de terre, couraient aprĂšs les boulets de l'ennemi que nos canons lui renvoyaient. Nos troupes, ayant Ă se dĂ©fendre contre la ville et contre les vaisseaux embossĂ©s des Anglais, livrĂšrent neuf assauts et montĂšrent cinq fois sur les remparts. Du temps des croisĂ©s, il y avait Ă Saint-Jean-d'Acre, au rapport de Rigord, une tour appelĂ©e maudite . Cette tour avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© remplacĂ©e par la grosse tour qui fit Ă©chouer l'attaque de Bonaparte. Nos soldats sautĂšrent dans les rues oĂč l'on se battit corps Ă corps pendant la nuit. Le gĂ©nĂ©ral Lannes fut blessĂ© Ă la tĂȘte, Colbert Ă la cuisse parmi les morts on compta Boyer, Venoux et le gĂ©nĂ©ral Bon exĂ©cuteur du massacre des prisonniers de Jaffa. KlĂ©ber disait de ce siĂšge " Les Turcs se dĂ©fendent comme des chrĂ©tiens, les Français attaquent comme des Turcs. " Critique d'un soldat qui n'aimait pas NapolĂ©on. Bonaparte s'en alla proclamant qu'il avait rasĂ© le palais de Djezzar et bombardĂ© la ville de maniĂšre qu'il n'y restait pas pierre sur pierre, que Djezzar s'Ă©tait retirĂ© avec ses gens dans un des forts de la cĂŽte, qu'il Ă©tait griĂšvement blessĂ©, et que les frĂ©gates aux ordres de NapolĂ©on s'Ă©taient emparĂ©es de trente bĂątiments syriens chargĂ©s de troupes. Sir Sidney Smith et Phelippeaux, officier d'artillerie Ă©migrĂ©, assistaient Djezzar l'un avait Ă©tĂ© prisonnier au Temple, l'autre compagnon d'Ă©tudes de NapolĂ©on. Autrefois pĂ©rit devant Saint-Jean-d'Acre la fleur de la chevalerie, sous Philippe-Auguste. Mon compatriote Guillaume le Breton, chante ainsi en vers latins du XIIe siĂšcle " Dans tout le royaume Ă peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eĂ»t quelque sujet de pleurer ; tant Ă©tait grand le dĂ©sastre qui prĂ©cipita nos hĂ©ros dans la tombe, lorsqu'ils furent frappĂ©s par la mort dans la ville d'Ascaron Saint-Jean-d'Acre. " Bonaparte Ă©tait un grand magicien, mais il n'avait pas le pouvoir de transformer le gĂ©nĂ©ral Bon, tuĂ© Ă PtolĂ©mais, en Raoul, sire de Coucy, qui, expirant au pied des remparts de cette ville, Ă©crivait Ă la dame de Fayel Mort pour loĂŻalement amer son amie . NapolĂ©on n'aurait pas Ă©tĂ© bien reçu Ă rejeter la chanson des canteors , lui qui se nourrissait Ă Saint-Jean-d'Acre de bien d'autres fables. Dans les derniers jours de sa vie sous un ciel que nous ne voyons pas, il s'est plu Ă divulguer ce qu'il mĂ©ditait en Syrie, si toutefois il n'a pas inventĂ© des projets d'aprĂšs des faits accomplis et ne s'est pas amusĂ© Ă bĂątir avec un passĂ© rĂ©el l'avenir fabuleux qu'il voulait que l'on crĂ»t. " MaĂźtre de PtolĂ©maĂŻs ", nous racontent les rĂ©vĂ©lations de Sainte-HĂ©lĂšne, " NapolĂ©on fondait en Orient un empire, et la France Ă©tait laissĂ©e Ă d'autres destinĂ©es. Il volait Ă Damas, Ă Alep, sur l'Euphrate. Les chrĂ©tiens de la Syrie, ceux mĂȘme de l'ArmĂ©nie, l'eussent renforcĂ©. Les populations allaient ĂȘtre Ă©branlĂ©es. Les dĂ©bris des mameloucks, les Arabes du dĂ©sert de l'Egypte, les Druses du Liban, les Mutualis ou mahomĂ©tans opprimĂ©s de la secte d'Ali, pouvaient se rĂ©unir Ă l'armĂ©e maĂźtresse de la Syrie, et la commotion se communiquait Ă toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient un grand changement et attendaient un homme avec des chances heureuses ; il pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'Ă©tĂ©, avec cent mille auxiliaires et une rĂ©serve de vingt-cinq mille Français qu'il eĂ»t successivement fait venir d'Egypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changĂ© la face du monde. " Avant de se retirer de Saint-Jean-d'Acre, l'armĂ©e française avait touchĂ© Tyr dĂ©sertĂ©e des flottes de Salomon et de la phalange du MacĂ©donien, Tyr ne gardait plus que la solitude imperturbable d'IsaĂŻe ; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d ' aboyer . Le siĂšge de Saint-Jean-d'Acre fut levĂ© le 20 mai 1799. ArrivĂ© Ă Jaffa le 27, Bonaparte fut obligĂ© de continuer sa retraite. Il y avait environ trente Ă quarante pestifĂ©rĂ©s, nombre que NapolĂ©on rĂ©duit Ă sept, qu'on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derriĂšre lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer Ă la cruautĂ© des Turcs, il proposa Ă Desgenettes de leur administrer une forte dose d'opium. Desgenettes lui fit la rĂ©ponse si connue " Mon mĂ©tier est de guĂ©rir les hommes, non de les tuer. " " On ne leur administra point d'opium, dit M. Thiers, et ce fait servit Ă propager une calomnie indigne et aujourd'hui dĂ©truite. " Est-ce une calomnie ? est-elle dĂ©truite ? C'est ce que je ne saurais affirmer aussi pĂ©remptoirement que le brillant historien ; son raisonnement Ă©quivaut Ă ceci Bonaparte n'a point empoisonnĂ© les pestifĂ©rĂ©s par la raison qu'il proposait de les empoisonner. Desgenettes, d'une pauvre famille de gentilshommes bretons, est encore en vĂ©nĂ©ration parmi les Arabes de la Syrie, et Wilson dit que son nom ne devrait ĂȘtre Ă©crit qu'en lettres d'or. Bourrienne Ă©crit dix pages entiĂšres pour soutenir l'empoisonnement contre ceux qui le nient " Je ne puis pas dire que j'aie vu donner la potion, dit-il, je mentirais ; mais je sais bien positivement que la dĂ©cision a Ă©tĂ© prise et a dĂ» ĂȘtre prise aprĂšs dĂ©libĂ©ration, que l'ordre en a Ă©tĂ© donnĂ© et que les pestifĂ©rĂ©s sont morts. Quoi ! ce dont s'entretenait, dĂšs le lendemain du dĂ©part de Jaffa, tout le quartier gĂ©nĂ©ral comme d'une chose positive, ce dont nous parlions comme d'un Ă©pouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire Ă la rĂ©putation d'un hĂ©ros ? " NapolĂ©on n'abandonna jamais une de ses fautes ; comme un pĂšre tendre, il prĂ©fĂšre celui de ses enfants qui est le plus disgraciĂ©. L'armĂ©e française fut moins indulgente que les historiens admiratifs ; elle croyait Ă la mesure de l'empoisonnement, non seulement contre une poignĂ©e de malades, mais contre plusieurs centaines d'hommes. Robert Wilson, dans son Histoire de l ' expĂ©dition des Anglais en Egypte , avance le premier la grande accusation ; il affirme qu'elle Ă©tait appuyĂ©e de l'opinion des officiers français prisonniers des Anglais en Syrie. Bonaparte donna le dĂ©menti Ă Wilson, qui rĂ©pliqua n'avoir dit que la vĂ©ritĂ©. Wilson est le mĂȘme major gĂ©nĂ©ral qui fut commissaire de la Grande-Bretagne auprĂšs de l'armĂ©e russe pendant la retraite de Moscou ; il eut le bonheur de contribuer depuis Ă l'Ă©vasion de M. de Lavalette. Il leva une lĂ©gion contre la lĂ©gitimitĂ© lors de la guerre d'Espagne en 1823, dĂ©fendit Bilbao et renvoya Ă M. de VillĂšle son beau-frĂšre, M. Desbassyns, contraint de relĂącher dans le port. Le rĂ©cit de Robert Wilson a donc, sous divers points de vue, un grand poids. La plupart des relations sont uniformes sur le fait de l'empoisonnement. M. de Las Cases admet que le bruit de l'empoisonnement Ă©tait cru dans l'armĂ©e. Bonaparte devenu plus sincĂšre dans sa captivitĂ© a dit Ă M. Warnen et au docteur O'Meara que, dans le cas oĂč se trouvaient les pestifĂ©rĂ©s, il aurait cherchĂ© pour lui-mĂȘme dans l'opium l'oubli de ses maux, et qu'il aurait fait administrer le poison Ă son propre fils. Walter Scott rapporte tout ce qui s'est dĂ©bitĂ© Ă ce sujet ; mais il rejette la version du grand nombre des malades condamnĂ©s, soutenant qu'un empoisonnement ne pourrait s'exĂ©cuter avec succĂšs sur une multitude ; il ajoute que sir Sidney rencontra dans l'hĂŽpital de Jaffa les sept Français mentionnĂ©s par Bonaparte. Walter Scott est de la plus grande impartialitĂ© ; il dĂ©fend NapolĂ©on comme il aurait dĂ©fendu Alexandre contre les reproches dont on peut charger sa mĂ©moire [C'est pour ainsi dire la premiĂšre fois que je parle de Walter Scott comme historien de NapolĂ©on, et je le citerai encore c'est donc ici que je dois dire qu'on s'est trompĂ© prodigieusement en accusant l'illustre Ecossais de prĂ©vention contre un grand homme. La vie de NapolĂ©on Life of Napoleon n'occupe pas moins de onze volumes. Elle n'a pas eu le succĂšs qu'on en pouvait espĂ©rer parce que, exceptĂ© dans deux ou trois endroits, l'imagination de l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli ; il est Ă©bloui par les succĂšs fabuleux qu'il dĂ©crit, et comme Ă©crasĂ© par le merveilleux de la gloire. La Vie entiĂšre manque aussi des grandes vues que les Anglais ouvrent rarement dans l'histoire, parce qu'ils ne conçoivent pas l'histoire comme nous. Du reste, cette Vie est exacte, sauf quelques erreurs de chronologie ; toute la partie qui a rapport Ă la dĂ©tention de Bonaparte Ă Sainte-HĂ©lĂšne est excellente les Anglais Ă©taient mieux placĂ©s que nous pour connaĂźtre cette partie. En rencontrant une vie si prodigieuse, le romancier a Ă©tĂ© vaincu par la vĂ©ritĂ©. La raison domine dans le travail de Walter Scott ; il est en garde contre lui-mĂȘme. La modĂ©ration de ses jugements est si grande qu'elle dĂ©gĂ©nĂšre en apologie. Le narrateur pousse la dĂ©bonnairetĂ© jusqu'Ă recevoir des excuses sophistiquĂ©es par NapolĂ©on et qui ne sont pas admissibles. Il est Ă©vident que ceux qui parlent de l'ouvrage de Walter Scott comme d'un livre Ă©crit sous l'influence des prĂ©jugĂ©s nationaux anglais et dans un intĂ©rĂȘt privĂ© ne l'ont jamais lu on ne lit plus en France. Loin de rien exagĂ©rer contre Bonaparte, l'auteur est effrayĂ© par l'opinion ses concessions sont innombrables ; il capitule partout ; s'il aventure d'abord un jugement ferme, il le reprend ensuite par des considĂ©rations subsĂ©quentes qu'il croit devoir Ă l'impartialitĂ© ; il n'ose tenir tĂȘte Ă son hĂ©ros, ni le regarder en face. MalgrĂ© cette sorte de pusillanimitĂ© devant l'infatuation populaire, Walter Scott a perdu le mĂ©rite de ses condescendances pour avoir, dans son avertissement, fait entendre cette simple vĂ©ritĂ© " Si le systĂšme gĂ©nĂ©ral, de NapolĂ©on, dit-il, a reposĂ© sur la violence et la fraude, ce n'est ni la grandeur de ses talents, ni le succĂšs de ses entreprises qui doit Ă©touffer la voix ou Ă©blouir les yeux de celui qui s'aventure Ă devenir son historien. If the general system of Napoleon has rested upon force or fraud, it is neither the greatness of his talents, nor the success of his undertakings, that ought to stifle the voice or dazzle the eyes of him who adventures to be his historian . " L'humble audace qui essuie, comme Madeleine, la poussiĂšre des pieds du Dieu avec sa chevelure passe aujourd'hui pour un sacrilĂšge.] . La retraite sous le soleil de la Syrie fut marquĂ©e par des malheurs qui rappellent les misĂšres de nos soldats dans la retraite de Moscou au milieu des frimas " Il y avait encore, dit Miot, dans les cabanes, sur les bords de la mer, quelques malheureux qui attendaient qu'on les transportĂąt. Parmi eux, un soldat Ă©tait attaquĂ© de la peste, et, dans le dĂ©lire qui accompagne quelquefois l'agonie, il supposa sans doute, en voyant l'armĂ©e marcher au bruit du tambour, qu'il allait ĂȘtre abandonnĂ© ; son imagination lui fit entrevoir l'Ă©tendue de son malheur s'il tombait entre les mains des Arabes. On peut supposer que ce fut cette crainte qui le mit dans une si grande agitation et qui lui suggĂ©ra l'idĂ©e de suivre les troupes il prit son havresac, sur lequel reposait sa tĂȘte, et le plaçant sur ses Ă©paules, il fit l'effort de se lever. Le venin de l'affreuse Ă©pidĂ©mie qui coulait dans ses veines lui ĂŽtait ses forces, et au bout de trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tĂȘte. Cette chute augmenta sa frayeur, et, aprĂšs avoir passĂ© quelques moments Ă regarder avec des yeux Ă©garĂ©s la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux ; Ă sa troisiĂšme tentative il succomba et, tombant plus prĂšs de la mer, il resta Ă la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat Ă©tait Ă©pouvantable ; le dĂ©sordre qui rĂ©gnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L'oeil attachĂ© sur les troupes en marche, il n'avait point eu l'idĂ©e, toute simple pour quelqu'un de sang-froid, de tourner la tĂȘte d'un autre cĂŽtĂ© il aurait aperçu la division KlĂ©ber et celle de cavalerie qui quittĂšrent Tentoura aprĂšs les autres, et l'espoir de se sauver aurait peut-ĂȘtre conservĂ© ses jours. " Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunĂ©s camarades les suivre comme un homme dans l'ivresse, trĂ©buchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient " Il a pris ses quartiers. " Une page de Bourrienne achĂšvera le tableau " Une soif dĂ©vorante, disent les MĂ©moires , le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brĂ»lantes, dĂ©moralisĂšrent les hommes, et firent succĂ©der Ă tous les sentiments gĂ©nĂ©reux le plus cruel Ă©goĂŻsme, la plus affligeante indiffĂ©rence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputĂ©s dont le transport Ă©tait ordonnĂ©, et qui avaient mĂȘme remis de l'argent pour rĂ©compense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les orges des amputĂ©s, des blessĂ©s, des pestifĂ©rĂ©s, ou soupçonnĂ©s seulement de l'ĂȘtre. La marche Ă©tait Ă©clairĂ©e par des torches allumĂ©es pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre Ă©tait couverte. Le pays Ă©tait tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de prĂ©sider Ă ces dĂ©sastres semblaient, en rĂ©pandant partout la dĂ©solation, vouloir venger leurs revers et trouver un soulagement Ă leurs souffrances. Nous n'Ă©tions entourĂ©s que de mourants, de pillards et d'incendiaires. Des mourants jetĂ©s sur les bords du chemin disaient d'une voix faible Je ne suis pas pestifĂ©rĂ©, je ne suis que blessĂ© ; et, pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nouvelle. Personne n'y croyait ; on disait Son affaire est faite ; on passait, on se tĂątait, et tout Ă©tait oubliĂ©. Le soleil, dans tout son Ă©clat sous ce beau ciel, Ă©tait obscurci par la fumĂ©e de nos continuels incendies. Nous avions la mer Ă notre droite ; Ă notre gauche et derriĂšre nous le dĂ©sert que nous faisions ; devant nous les privations et les souffrances qui nous attendaient. " Retour en Egypte. - ConquĂȘte de la Haute-Egypte. " Il est parti ; il est arrivĂ© ; il a dissipĂ© tous les orages ; son retour les a fait repasser dans le dĂ©sert. " Ainsi chantait et se louait le triomphateur repoussĂ©, en rentrant au Caire il emportait le monde dans des hymnes. Pendant son absence, Desaix avait achevĂ© de soumettre la Haute-Egypte. On rencontre en remontant le Nil des dĂ©bris Ă qui le langage de Bossuet laisse toute leur grandeur et l'augmente. " On a, dit l'auteur de l' Histoire universelle , dĂ©couvert dans le SaĂŻde des temples et des palais presque encore entiers, oĂč ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsistĂ© que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allĂ©es Ă perte de vue, et bornĂ©es de part et d'autre par des sphinx d'une matiĂšre aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues Ă quatre portiques dont la hauteur Ă©tonne les yeux. Quelle magnificence et quelle Ă©tendue ! Encore ceux qui nous ont dĂ©crit ce prodigieux Ă©difice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas mĂȘme assurĂ©s d'en avoir vu la moitiĂ© ; mais tout ce qu'ils y ont vu Ă©tait surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, Ă©tait soutenue de six-vingt [Six rangĂ©es de vingt colonnes.] colonnes de six brassĂ©es de grosseur, grandes Ă proportion, et entremĂȘlĂ©es d'obĂ©lisques que tant de siĂšcles n'ont pu abattre. Les couleurs mĂȘmes, c'est-Ă -dire ce qui Ă©prouve le plus tĂŽt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable Ă©difice et y conservent leur vivacitĂ© tant l'Egypte savait imprimer le caractĂšre d'immortalitĂ© Ă tous ses ouvrages ! Maintenant que le nom du roi Louis XIV pĂ©nĂštre aux parties du monde les plus inconnues, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiositĂ© de dĂ©couvrir les beautĂ©s que la ThĂ©baĂŻde renferme dans ses dĂ©serts ? Quelles beautĂ©s ne trouverait-on pas si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on dĂ©couvre des choses si merveilleuses ! La puissance romaine, dĂ©sespĂ©rant d'Ă©galer les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois. " NapolĂ©on se chargea d'exĂ©cuter les conseils que Bossuet donnait Ă Louis XIV. " ThĂšbes, dit M. Denon, qui suivait l'expĂ©dition de Desaix, cette citĂ© relĂ©guĂ©e que l'imagination n'entrevoit plus qu'Ă travers l'obscuritĂ© des temps, Ă©tait encore un fantĂŽme si gigantesque qu'Ă son aspect l'armĂ©e s'arrĂȘta d'elle-mĂȘme et battit des mains. Dans le complaisant enthousiasme des soldats, je trouvai des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre... Parvenus aux cataractes du Nil, nos soldats, toujours combattant contre les beys et Ă©prouvant des fatigues incroyables s'amusaient Ă Ă©tablir dans le village de SyĂšne des boutiques de tailleurs, d'orfĂšvres, de barbiers, de traiteurs Ă prix fixe. Sous une allĂ©e d'arbres alignĂ©s ils plantĂšrent une colonne milliaire avec l'inscription Route de Paris ... En redescendant le Nil, l'armĂ©e eut souvent affaire aux Mecquains. On mettait le feu aux retranchements des Arabes ils manquaient d'eau ; ils Ă©teignaient le feu avec les pieds et les mains ; ils l'Ă©touffaient avec leurs corps. Noirs et nus, dit encore M. Denon, on les voyait courir Ă travers les flammes c'Ă©tait l'image des diables dans l'enfer. Je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre ; on lui rĂ©pondait par des hymnes sacrĂ©s et des cris de combat. " Ces Arabes chantaient et dansaient comme les soldats et les moines espagnols dans Saragosse embrasĂ©e ; les Russes brĂ»lĂšrent Moscou la sorte de sublime dĂ©mence qui agitait Bonaparte, il la communiquait Ă ses victimes. Bataille d'Aboukir. - Billets et lettres de NapolĂ©on. - Il repasse en France. - Dix-huit brumaire. NapolĂ©on rentrĂ© au Caire Ă©crivait au gĂ©nĂ©ral Dugua " Vous ferez, citoyen gĂ©nĂ©ral, trancher la tĂȘte Ă Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D'aprĂšs ce que m'ont dit les habitants de Syrie, c'est un monstre dont il faut dĂ©livrer la terre... Vous ferez fusiller les nommĂ©s Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks. " Il renouvelle souvent ces ordres contre des Egyptiens qui ont mal parlĂ© des Français tel Ă©tait le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit mĂȘme de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d'un chef vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il Ă©crit " Je dĂ©sire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mĂąles, ayant plus de seize ans. " Il aimait les esclaves. Une flotte ottomane de cent voiles mouille Ă Aboukir et dĂ©barque une armĂ©e Murat, appuyĂ© du gĂ©nĂ©ral Lannes la jette dans la mer. Bonaparte instruit de ce succĂšs le Directoire " Le rivage oĂč l'annĂ©e derniĂšre les courants ont portĂ© les cadavres anglais et français est aujourd'hui couvert de ceux de nos ennemis. " On se fatigue Ă marcher dans ces monceaux de victoires, comme dans les sables Ă©tincelants de ces dĂ©serts. Le billet suivant frappe tristement l'esprit " J'ai Ă©tĂ© peu satisfait, citoyen gĂ©nĂ©ral, de toutes vos opĂ©rations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Caire, et vous n'en avez rien fait. Tous les Ă©vĂ©nements qui peuvent survenir ne doivent jamais empĂȘcher un militaire d'obĂ©ir, et le talent Ă la guerre consiste Ă lever les difficultĂ©s qui peuvent rendre difficile une opĂ©ration, et non pas Ă la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir. " Ingrat d'avance, cette rude instruction de Bonaparte est adressĂ©e Ă Desaix qui offrait Ă la tĂȘte des braves dans la Haute-Egypte, autant d'exemples d'humanitĂ© que de courage, marchant au pas de son cheval, causant de ruines, regrettant sa patrie, sauvant des femmes et des enfants, aimĂ© des populations qui l'appelaient le Sultan juste , enfin Ă ce Desaix tuĂ© depuis Ă Marengo dans la charge par laquelle le Premier Consul devint le maĂźtre de l'Europe. Le caractĂšre de l'homme perce dans le billet de NapolĂ©on domination et jalousie ; on pressent celui que toute renommĂ©e afflige, le prĂ©destinateur auquel est donnĂ©e la parole qui reste et qui contraint ; mais sans cet esprit de commandement Bonaparte aurait-il pu tout abattre devant lui ? PrĂȘt Ă quitter le sol antique oĂč l'homme d'autrefois s'Ă©criait en expirant " Puissances qui dispensez la vie aux hommes, recevez-moi et accordez-moi une demeure parmi les dieux immortels ! " Bonaparte ne songe qu'Ă son avenir de la terre il fait avertir par la mer Rouge les gouverneurs de l'Ăźle de France et de l'Ăźle de Bourbon ; il envoie ses salutations au sultan du Maroc et au bey de Tripoli ; il leur fait part de ses affectueuses sollicitudes pour les caravanes et les pĂšlerins de la Mecque ; NapolĂ©on cherche en mĂȘme temps Ă dĂ©tourner le grand vizir de l'invasion que la Porte mĂ©dite, assurant qu'il est prĂȘt Ă tout vaincre, comme Ă entrer dans toute nĂ©gociation. Une chose ferait peu d'honneur Ă notre caractĂšre si notre imagination et notre amour de nouveautĂ© n'Ă©taient plus coupables que notre Ă©quitĂ© nationale ; les Français s'extasient sur l'expĂ©dition d'Egypte, et ils ne remarquent pas qu'elle blessait autant la probitĂ© que le droit politique en pleine paix avec la plus vieille alliĂ©e de la France, nous l'attaquons, nous lui ravissons sa fĂ©conde province du Nil, sans dĂ©claration de guerre comme des AlgĂ©riens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparĂ©s de Marseille et de la Provence. Quand la Porte arme pour sa dĂ©fense lĂ©gitime, fiers de notre illustre guet-apens, nous lui demandons ce qu'elle a, et pourquoi elle se fĂąche ; nous lui dĂ©clarons que nous n'avons pris les armes que pour faire la police chez elle, que pour la dĂ©barrasser de ces brigands de mameloucks qui tenaient son pacha prisonnier. Bonaparte mande au grand vizir " Comment Votre Excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tuĂ© qui ne soit un appui de moins pour la Porte ? Quant Ă moi, je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui oĂč je pourrai contribuer Ă faire terminer une guerre Ă la fois impolitique et sans objet . " Bonaparte voulait s'en aller la guerre alors Ă©tait sans objet et impolitique ! L'ancienne monarchie fut du reste aussi coupable que la RĂ©publique les archives des affaires Ă©trangĂšres conservent plusieurs plans de colonies françaises Ă Ă©tablir en Egypte ; Leibnitz lui-mĂȘme avait conseillĂ© la colonie Ă©gyptienne Ă Louis XIV. Les Anglais n'estiment que la politique positive, celle des intĂ©rĂȘts ; la fidĂ©litĂ© aux traitĂ©s et les scrupules moraux leur semblent puĂ©rils. Enfin l'heure Ă©tait sonnĂ©e arrĂȘtĂ© aux frontiĂšres orientales de l'Asie, Bonaparte va saisir d'abord le sceptre de l'Europe, pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l'Himalaya et les splendeurs de Cachemire. Sa derniĂšre lettre Ă KlĂ©ber, datĂ©e d'Alexandrie, 22 aoĂ»t 1799, est de toute excellence et rĂ©unit la raison, l'expĂ©rience et l'autoritĂ©. La fin de cette lettre s'Ă©lĂšve Ă un pathĂ©tique sĂ©rieux et pĂ©nĂ©trant. " Vous trouverez ci-joint, citoyen gĂ©nĂ©ral, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armĂ©e. La crainte que la croisiĂšre anglaise ne reparaisse d'un moment Ă l'autre me fait prĂ©cipiter mon voyage de deux ou trois jours. " J'emmĂšne avec moi les gĂ©nĂ©raux Berthier, AndrĂ©ossi, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet. " Vous trouverez ci-joints les papiers anglais et de Francfort jusqu'au 10 juin. Vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloquĂ©s. J'ai lieu d'espĂ©rer que la premiĂšre tiendra jusqu'Ă la fin de novembre. J'ai l'espĂ©rance, si la fortune me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre. " Suivent des instructions particuliĂšres. " Vous savez apprĂ©cier aussi bien que moi combien la possession de l'Egypte est importante Ă la France cet empire turc, qui menace ruine de tous cĂŽtĂ©s s'Ă©croule aujourd'hui, et l'Ă©vacuation de l'Egypte, serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains europĂ©ennes. " Les nouvelles des succĂšs ou des revers qu'aura la RĂ©publique doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs. " Vous connaissez, citoyen gĂ©nĂ©ral, quelle est ma maniĂšre de voir sur la politique intĂ©rieure de l'Egypte quelque chose que vous fassiez, les chrĂ©tiens seront toujours nos amis. Il faut les empĂȘcher d'ĂȘtre trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le mĂȘme fanatisme que contre les chrĂ©tiens, ce qui nous les rendrait irrĂ©conciliables. " J'avais dĂ©jĂ demandĂ© plusieurs fois une troupe de comĂ©diens ; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est trĂšs important pour l'armĂ©e et pour commencer Ă changer les moeurs du pays. " La place importante que vous allez occuper en chef va vous mettre Ă mĂȘme enfin de dĂ©ployer les talents que la nature vous a donnĂ©s. L'intĂ©rĂȘt de ce qui se passera ici est vif, et les rĂ©sultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation ; ce sera l'Ă©poque d'oĂč dateront de grandes rĂ©volutions. " AccoutumĂ© Ă voir la rĂ©compense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postĂ©ritĂ©, j'abandonne avec le plus grand regret l'Egypte. L'intĂ©rĂȘt de la patrie, sa gloire, l'obĂ©issance, les Ă©vĂ©nements extraordinaires qui viennent de se passer, me dĂ©cident seuls Ă passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de coeur avec vous. Vos succĂšs me seront aussi chers que ceux oĂč je me trouverais en personne, et je regarderai comme mal employĂ©s tous les jours de ma vie oĂč je ne ferai pas quelque chose pour l'armĂ©e dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique Ă©tablissement dont les fondements viennent d'ĂȘtre jetĂ©s. L'armĂ©e que je vous confie est toute composĂ©e de mes enfants ; j'ai eu dans tous les temps, mĂȘme dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments, vous le devez Ă l'estime et Ă l'amitiĂ© toute particuliĂšre que j'ai pour vous et Ă l'attachement vrai que je leur porte. " " Bonaparte. " Jamais le guerrier n'a retrouvĂ© d'accents pareils ; c'est NapolĂ©on qui finit ; l'empereur, qui suivra, sera sans doute plus Ă©tonnant encore ; mais combien aussi plus haĂŻssable ! Sa voix n'aura plus le son des jeunes annĂ©es le temps, le despotisme, l'ivresse de la prospĂ©ritĂ©, l'auront altĂ©rĂ©e. Bonaparte aurait Ă©tĂ© bien Ă plaindre s'il eĂ»t Ă©tĂ© contraint, en vertu de l'ancienne loi Ă©gyptienne, Ă tenir trois jours embrassĂ©s les enfants qu'il avait fait mourir. Il avait songĂ©, pour les soldats qu'il laissait exposĂ©s Ă l'ardeur du soleil, Ă ces distractions que le capitaine Parry employa trente-deux ans aprĂšs pour ses matelots dans les nuits glacĂ©es du pĂŽle. Il envoie le testament de l'Egypte Ă son brave successeur, qui sera bientĂŽt assassinĂ©, et il se dĂ©robe furtivement, comme CĂ©sar se sauva Ă la nage dans le port d'Alexandrie. Cette reine que le poĂšte appelait un fatal prodige , ClĂ©opĂątre, ne l'attendait pas ; il allait au rendez-vous secret que lui avait donnĂ© le sort, autre puissance infidĂšle. AprĂšs s'ĂȘtre plongĂ© dans l'Orient, source des renommĂ©es merveilleuses, il nous revient, sans toutefois ĂȘtre montĂ© Ă JĂ©rusalem, de mĂȘme qu'il n'entra jamais dans Rome. Le Juif qui criait Malheur ! malheur ! rĂŽda autour de la ville sainte, sans pĂ©nĂ©trer dans ses habitacles Ă©ternels. Un poĂšte, s'Ă©chappant d'Alexandrie, monte le dernier sur la frĂ©gate aventureuse. Tout imprĂ©gnĂ© des miracles de la JudĂ©e, ayant appris la tombe aux Pyramides, Bonaparte franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abĂźmes tout Ă©tait guĂ©able pour ce gĂ©ant, Ă©vĂ©nements et flots. NapolĂ©on prend la route que j'ai suivie il longe l'Afrique par des vents contraires ; au bout de vingt-un jours, il double le cap Bon ; il gagne les cĂŽtes de Sardaigne, est forcĂ© de relĂącher Ă Ajaccio, promĂšne ses regards sur les lieux de sa naissance, reçoit quelque argent du cardinal Fesch, et se rembarque ; il dĂ©couvre une flotte anglaise qui ne le poursuit pas. Le 8 octobre il entre dans la rade de FrĂ©jus, non loin de ce golfe Juan oĂč il se devait manifester une terrible et derniĂšre fois. Il aborde Ă terre, part, arrive Ă Lyon, prend la route du Bourbonnais, entre Ă Paris le 16 octobre. Tout paraĂźt disposĂ© contre lui, Barras, SieyĂšs, Bernadotte, Moreau ; et tous ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration s'ourdit ; le gouvernement est transfĂ©rĂ© Ă Saint-Cloud. Bonaparte veut haranguer le conseil des Anciens il se trouble, il balbutie les mots de frĂšres d'armes, de volcan, de victoire, de CĂ©sar ; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite il veut accuser et on l'accuse ; il se dit accompagnĂ© du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ; il se retire en s'Ă©criant " Qui m'aime me suive ! " On demande sa mise en accusation ; Lucien, prĂ©sident du conseil des Cinq-Cents, donne sa dĂ©mission pour ne pas mettre NapolĂ©on hors la loi. Il tire son Ă©pĂ©e et jure de percer le sein de son frĂšre si jamais il essaie de porter atteinte Ă la libertĂ©. On parlait de faire fusilier le soldat dĂ©serteur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenĂȘtres les reprĂ©sentants ; le 18 brumaire s'accomplit ; le gouvernement consulaire naĂźt, et la libertĂ© meurt. Alors s'opĂšre dans le monde un changement absolu l'homme du dernier siĂšcle descend de la scĂšne, l'homme du nouveau siĂšcle y monte ; Washington, au bout de ses prodiges, cĂšde la place Ă Bonaparte, qui recommence les siens. Le 9 novembre le prĂ©sident des Etats-Unis ferme l'annĂ©e 1799 ; le Premier Consul de la RĂ©publique française ouvre l'annĂ©e 1800 Un grand destin commence, un grand destin s'achĂšve. Corneille . C'est sur ces Ă©vĂ©nements immenses qu'est Ă©crite cette premiĂšre partie de mes MĂ©moires que vous avez vue, ainsi qu'un texte moderne profanant d'antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscuritĂ©s Ă Londres sur les Ă©lĂ©vations et l'Ă©clat de NapolĂ©on ; le bruit de ses pas se mĂȘlait au silence des miens dans mes promenades solitaires ; son nom me poursuivait jusque dans les rĂ©duits oĂč se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune, et les joyeuses dĂ©tresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misĂšres hilareuses de Pelletier. NapolĂ©on Ă©tait de mon Ăąge partis tous les deux du sein de l'armĂ©e, il avait gagnĂ© cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces Ă©migrations qui furent le piĂ©destal de sa fortune. RestĂ© si loin derriĂšre lui, le pouvais-je jamais rejoindre ? Et nĂ©anmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les Ă©crasait de ses armĂ©es et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau Ă la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donnĂ© pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliĂ©es qui s'Ă©coulaient en Angleterre dans une petite ville inconnue ? oh ! magie de la jeunesse ! 1. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. - 2. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de LunĂ©ville. - 3. Paix d'Amiens. - Rupture du traitĂ©. - Bonaparte Ă©levĂ© Ă l'empire. - 4. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. - 5. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - TraitĂ© de paix de Presbourg. - Le SanhĂ©drin. - 6. QuatriĂšme coalition. - La Prusse disparaĂźt. - DĂ©cret de Berlin. - Guerre continuĂ©e en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre NapolĂ©on et Alexandre. - Paix. - 7. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. - 8. Pie VII. - RĂ©union des Etats Romains Ă la France. - 9. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevĂ© de Rome. - 10. CinquiĂšme coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signĂ©e dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - NapolĂ©on Ă©pouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. - 11. Projets et prĂ©paratifs de la guerre de Russie. - Embarras de NapolĂ©on. - 12. L'empereur entreprend l'expĂ©dition de Russie. - Objections. - Faute de NapolĂ©on. - 13. RĂ©union Ă Dresde. - Bonaparte passe en revue son armĂ©e et arrive au bord du NiĂ©men. Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Egypte. Je quittai l'Angleterre quelques mois aprĂšs que NapolĂ©on eut quittĂ© l'Egypte ; nous revĂźnmes en France presque en mĂȘme temps, lui de Memphis, moi de Londres il avait saisi des villes et des royaumes ; ses mains Ă©taient pleines de puissantes rĂ©alitĂ©s ; je n'avais encore pris que des chimĂšres. Que s'Ă©tait-il passĂ© en Europe pendant l'absence de NapolĂ©on ? La guerre recommencĂ©e en Italie, au royaume de Naples et dans les Etats de Sardaigne ; Rome et Naples momentanĂ©ment occupĂ©es ; Pie VI prisonnier, amenĂ© pour mourir en France ; traitĂ© d'alliance conclu entre les cabinets de PĂ©tersbourg et de Londres. DeuxiĂšme coalition continentale contre la France. Le 8 avril 1799, le congrĂšs de Rastadt est rompu, les plĂ©nipotentiaires français sont assassinĂ©s. Suwaroff, arrivĂ© en Italie, bat les Français Ă Cassano. La citadelle de Milan se rend au gĂ©nĂ©ral russe. Une de nos armĂ©es, forcĂ©e d'Ă©vacuer Naples, se soutient Ă peine, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Macdonald. MassĂ©na dĂ©fend la Suisse. Mantoue succombe aprĂšs un blocus de soixante-douze jours et un siĂšge de vingt. Le 15 octobre 1799, le gĂ©nĂ©ral Joubert, tuĂ© Ă Novi, laisse le champ libre Ă Bonaparte ; il Ă©tait destinĂ© Ă jouer le rĂŽle de celui-ci malheur Ă qui barrait une fortune fatale, tĂ©moin Hoche, Moreau et Joubert ! Vingt mille Anglais descendus au Helder y restent inutiles ; leur flotte en partie est bloquĂ©e par les glaces ; notre cavalerie charge sur des vaisseaux et les prend. Dix-huit mille Russes, auxquels les combats et les fatigues ont rĂ©duit l'armĂ©e de Suwaroff, ayant passĂ© le Saint-Gothard le 24 septembre, se sont engagĂ©s dans la vallĂ©e de la Reuss. MassĂ©na sauve la France Ă la bataille de Zurich. Suwaroff, rentrĂ© en Allemagne, accuse les Autrichiens et se retire en Pologne. Telle Ă©tait la position de la France, lorsque Bonaparte reparaĂźt, renverse le Directoire et Ă©tablit le Consulat. Avant de m'engager plus loin, je rappellerai une chose dont on doit dĂ©jĂ ĂȘtre convaincu je ne m'occupe pas d'une vie particuliĂšre de Bonaparte ; je trace l'abrĂ©gĂ© et le rĂ©sumĂ© de ses actions ; je peins ses batailles, je ne les dĂ©cris pas ; on les trouve partout, depuis Pommereul, qui a donnĂ© les Campagnes d ' Italie , jusqu'Ă nos gĂ©nĂ©raux, critiques et censeurs des combats oĂč ils assistĂšrent, jusqu'aux tacticiens Ă©trangers, anglais, russes, allemands, italiens, espagnols. Les bulletins publics de NapolĂ©on et ses dĂ©pĂȘches secrĂštes forment le fil trĂšs peu sĂ»r de ces narrations. Les travaux du lieutenant gĂ©nĂ©ral Jomini fournissent la meilleure source d'instruction l'auteur est d'autant plus croyable, qu'il a fait preuve d'Ă©tudes dans son TraitĂ© de la grande tactique et dans son TraitĂ© des grandes opĂ©rations militaires . Admirateur de NapolĂ©on jusqu'Ă l'injustice, attachĂ© Ă l'Ă©tat-major du marĂ©chal Ney, on a de lui l'histoire critique et militaire des campagnes de la RĂ©volution ; il a vu de ses propres yeux la guerre en Allemagne, en Prusse, en Pologne et en Russie jusqu'Ă la prise de Smolensk ; il Ă©tait prĂ©sent en Saxe aux combats de 1813 ; de lĂ il passa alors aux alliĂ©s ; il fut condamnĂ© Ă mort par un conseil de guerre de Bonaparte, et nommĂ© au mĂȘme moment aide de camp de l'empereur Alexandre. AttaquĂ© par le gĂ©nĂ©ral Sarrazin, dans son Histoire de la guerre de Russie et d ' Allemagne , Jomini lui rĂ©pliqua. Jomini a eu Ă sa disposition les matĂ©riaux dĂ©posĂ©s au ministĂšre de la guerre et aux autres archives du royaume ; il a contemplĂ© Ă l'envers la marche rĂ©trograde de nos armĂ©es, aprĂšs avoir servi Ă les guider en avant. Son rĂ©cit est lucide et entremĂȘlĂ© de quelques rĂ©flexions fines et judicieuses. On lui a souvent empruntĂ© des pages entiĂšres sans le dire ; mais je n'ai point la vocation de copiste et je n'ambitionne point le renom suspect d'un CĂ©sar mĂ©connu auquel il n'a manquĂ© qu'un casque pour soumettre de nouveau la terre. Si j'avais voulu venir au secours de la mĂ©moire des vĂ©tĂ©rans, en manoeuvrant sur des cartes, en courant autour des champs de bataille couverts de paisibles moissons, en extrayant tant et tant de documents, en entassant descriptions sur descriptions toujours les mĂȘmes, j'aurais accumulĂ© volumes sur volumes, je me serais fait une rĂ©putation de capacitĂ©, au risque d'ensevelir sous mes labeurs moi, mon lecteur et mon hĂ©ros. N'Ă©tant qu'un petit soldat, je m'humilie devant la science des VĂ©gĂšce ; je n'ai point pris pour mon public les officiers Ă demi-solde ; le moindre caporal en sait plus que moi. Consulat. - Nouvelle invasion de l'Italie. - Campagne de trente jours. - Victoire de Hohenlinden. - Paix de LunĂ©ville. Pour s'assurer de la place oĂč il s'Ă©tait assis, NapolĂ©on avait besoin de se surpasser en miracles. Le 25 et le 30 avril 1800, les Français franchissent le Rhin, Moreau Ă leur tĂȘte. L'armĂ©e autrichienne, battue quatre fois en huit jours, recule d'un cĂŽtĂ© jusqu'au Voralberg, de l'autre jusqu'Ă Ulm. Bonaparte passe le grand Saint-Bernard le 16 mai ; et le 20 le petit Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, le mont Cenis, le mont GenĂšvre, sont escaladĂ©s et emportĂ©s ; nous pĂ©nĂ©trons en Italie par trois dĂ©bouchĂ©s rĂ©putĂ©s imprenables, cavernes des ours, rochers des aigles. L'armĂ©e s'empare de Milan le 2 juin, et la RĂ©publique cisalpine se rĂ©organise ; mais GĂȘnes est obligĂ©e de se rendre aprĂšs un siĂšge mĂ©morable, soutenu par MassĂ©na. L'occupation de Pavie et l'affaire heureuse de Montebello prĂ©cĂšdent la victoire de Marengo. Une dĂ©faite commence cette victoire les corps de Lannes et de Victor Ă©puisĂ©s cessent de combattre et abandonnent le terrain. la bataille se renouvelle avec quatre mille hommes d'infanterie que conduit Desaix et qu'appuie la brigade de cavalerie de Kellermann Desaix est tuĂ©. Une charge de Kellermann dĂ©cide le succĂšs de la journĂ©e qu'achĂšve de complĂ©ter l'esprit commun de MĂ©las. Desaix, gentilhomme d'Auvergne, sous-lieutenant dans le rĂ©giment de Bretagne, aide de camp du gĂ©nĂ©ral Victor de Broglie, commanda en 1796 une division de l'armĂ©e de Moreau, et passa en Orient avec Bonaparte. Son caractĂšre Ă©tait dĂ©sintĂ©ressĂ©, naĂŻf et facile. Lorsque le traitĂ© d'El-Arisch l'eut rendu libre, il fut retenu par lord Keith au lazaret de Livourne. " Quand les lumiĂšres Ă©taient Ă©teintes, dit Miot, son compagnon de voyage, notre gĂ©nĂ©ral nous faisait conter des histoires de voleurs et de revenants ; il partageait nos plaisirs et apaisait nos querelles ; il aimait beaucoup les femmes et n'aurait voulu mĂ©riter leur amour que par son amour pour la gloire. " A son dĂ©barquement en Europe, il reçut une lettre du Premier Consul qui l'appelait auprĂšs de lui ; elle l'attendrit, et Desaix disait " Ce pauvre Bonaparte est couvert de gloire, et il n'est pas heureux. " Lisant dans les journaux la marche de l'armĂ©e de rĂ©serve, il s'Ă©criait " Il ne nous laissera rien Ă faire. " Il lui laissait Ă lui donner la victoire et Ă mourir. Desaix fut inhumĂ© sur le haut des Alpes, Ă l'hospice du mont Saint-Bernard, comme NapolĂ©on sur les mornes de Sainte-HĂ©lĂšne. KlĂ©ber assassinĂ© trouva la mort en Egypte, de mĂȘme que Desaix la rencontra en Italie. AprĂšs le dĂ©part du commandant en chef, KlĂ©ber avec onze mille hommes dĂ©fait cent mille Turcs sous les ordres du grand vizir, Ă HĂ©liopolis ; exploit auquel NapolĂ©on n'a rien Ă comparer. Le 16 juin, convention d'Alexandrie. Les Autrichiens se retirent sur la rive gauche du bas PĂŽ. Le sort de l'Italie est dĂ©cidĂ© dans cette campagne appelĂ©e de trente jours . Le triomphe d'Hochstedt obtenu par Moreau console l'ombre de Louis XIV. Cependant l'armistice entre l'Allemagne et l'Italie, conclu aprĂšs la bataille de Marengo Ă©tait dĂ©noncĂ© le 20 octobre 1800. Le 3 dĂ©cembre amena la victoire de Hohenlinden au milieu d'une tempĂȘte de neige ; victoire encore obtenue par Moreau, grand gĂ©nĂ©ral sur qui dominait un autre grand gĂ©nie. Le compatriote de Du Guesclin marche sur Vienne. A vingt-cinq lieues de cette capitale, il conclut la suspension d'armes de Steyer avec l'archiduc Charles. AprĂšs la bataille de Pozzolo, le passage du Mincio, de l'Adige et de la Brenta, survient, le 9 fĂ©vrier 1801, le traitĂ© de paix de LunĂ©ville. Et il n'y avait pas neuf mois que NapolĂ©on Ă©tait au bord du Nil ! Neuf mois lui avaient suffi pour renverser la rĂ©volution populaire en France et pour Ă©craser les monarchies absolues en Europe. Je ne sais plus si c'est Ă cette Ă©poque qu'il faut placer une anecdote que l'on trouve dans des mĂ©moires familiers, et si cette anecdote mĂ©rite la peine d'ĂȘtre rappelĂ©e ; mais il ne manque pas d'historiettes sur CĂ©sar ; la vie n'est pas toute en plaine, on monte quelquefois, on descend souvent NapolĂ©on avait reçu dans son lit, Ă Milan, une Italienne de seize annĂ©es, belle comme le jour ; au milieu de la nuit il la renvoya, de mĂȘme qu'il aurait fait jeter par la fenĂȘtre un bouquet de fleurs. Une autre fois, une de ces printaniĂšres s'Ă©tait glissĂ©e dans le mĂȘme palais que lui ; elle rentrait Ă trois heures du matin, faisait le sabbat et roulait ses jeunes annĂ©es sur la tĂȘte du lion, ce jour-lĂ plus patient. Ces plaisirs, loin d'ĂȘtre l'amour, n'avaient mĂȘme pas une vraie puissance sur un homme de la mort il aurait incendiĂ© PersĂ©polis pour son propre compte, non pour les joies d'une courtisane. " François Ier, dit Tavannes, voit les affaires quand il n'a plus de femmes ; Alexandre voit les femmes quand il n'a plus d'affaires. " Les femmes, en gĂ©nĂ©ral, dĂ©testaient Bonaparte comme mĂšres ; elles l'aimaient peu comme femmes, parce qu'elles n'en Ă©taient pas aimĂ©es sans dĂ©licatesse, il les insultait, ou ne les recherchait que pour un moment. Il a inspirĂ© quelque passion d'imagination aprĂšs sa chute en ce temps-ci, et pour un coeur de femme, la poĂ©sie de la fortune est moins sĂ©duisante que celle du malheur ; il y a des fleurs de ruines. A l'instar de l'ordre des chevaliers de Saint-Louis, la LĂ©gion d'honneur est créée par cette institution passe un rayon de la vieille monarchie, et s'introduit un obstacle Ă la nouvelle Ă©galitĂ©. La translation des cendres de Turenne aux Invalides fit estimer NapolĂ©on ; l'expĂ©dition du capitaine Baudain portait sa renommĂ©e autour du monde. Tout ce qui pouvait nuire au Premier Consul Ă©choue il se dĂ©barrasse du complot des prĂ©venus du 18 vendĂ©miaire et Ă©chappe le 3 nivĂŽse Ă la machine infernale ; Pitt se retire, Paul meurt ; Alexandre lui succĂšde ; on n'apercevait point encore Wellington. Mais l'Inde s'Ă©branle pour nous enlever notre conquĂȘte du Nil ; l'Egypte est attaquĂ©e par la mer Rouge, tandis que le Capitan-Pacha l'aborde par la MĂ©diterranĂ©e. NapolĂ©on agite les empires toute la terre se mĂȘlait de lui. Paix d'Amiens. - Rupture du traitĂ©. - Bonaparte Ă©levĂ© Ă l'empire. Les prĂ©liminaires de la paix entre la France et l'Angleterre, arrĂȘtĂ©s Ă Londres le Ier octobre 1801, sont convertis en traitĂ© Ă Amiens. Le monde napolĂ©onien n'Ă©tait point encore fixĂ© ; ses limites changeaient avec la crue ou la dĂ©croissance des marĂ©es de nos victoires. C'est Ă peu prĂšs alors que le Premier Consul nommait Toussaint-Louverture gouverneur Ă vie Ă Saint-Domingue et incorporait l'Ăźle d'Elbe Ă la France ; mais Toussaint, traĂźtreusement enlevĂ©, devait mourir dans un chĂąteau fort du Jura, et Bonaparte se nantissait d'une prison Ă Porto-Ferrajo, afin de subvenir Ă l'empire du monde quand il n'y aurait plus de place. Le 6 mai 1802, NapolĂ©on est Ă©lu consul pour dix ans et bientĂŽt consul Ă vie. Il se trouve Ă l'Ă©troit dans la vaste domination que la paix avec l'Angleterre lui avait laissĂ©e sans s'embarrasser du traitĂ© d'Amiens, sans songer aux guerres nouvelles oĂč sa rĂ©solution va le plonger, sous prĂ©texte de la non-Ă©vacuation de Malte, il rĂ©unit les provinces du PiĂ©mont aux Etats français, et en raison des troubles survenus en Suisse, il l'occupe. L'Angleterre rompt avec nous cette rupture a lieu du 13 au 20 mai 1803, et le 22 mai paraĂźt le dĂ©cret sauvage qui enjoint d'arrĂȘter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France. Bonaparte envahit le 3 juin l'Ă©lectorat de Hanovre Ă Rome, je fermais alors les yeux d'une femme ignorĂ©e. Le 21 mars 1804 amĂšne la mort du duc d'Enghien je vous l'ai racontĂ©e. Le mĂȘme jour, le Code civil ou le Code NapolĂ©on est dĂ©crĂ©tĂ© pour nous apprendre Ă respecter les lois. Quarante jours aprĂšs la mort du duc d'Enghien, un membre du Tribunat, nommĂ© CurĂ©e, fait, le 30 avril 1804, la motion d'Ă©lever Bonaparte au suprĂȘme pouvoir, apparemment parce qu'on avait jurĂ© la libertĂ© jamais maĂźtre plus Ă©clatant n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur. Le SĂ©nat conservateur change en dĂ©cret la proposition du Tribunat. Bonaparte n'imite ni CĂ©sar ni Cromwell plus assurĂ© devant la couronne, il l'accepte. Le 18 mai il est proclamĂ© empereur Ă Saint-Cloud, dans les salles dont lui-mĂȘme chassa le peuple, dans les lieux oĂč Henri III fut assassinĂ©, Henriette d'Angleterre empoisonnĂ©e, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent Ă l'Ă©chafaud, et d'oĂč Charles X est parti pour son dernier exil. Les adresses de congratulation dĂ©bordent. Mirabeau en 1790 avait dit " Nous donnons un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidĂ©ration qui nous a conduits d'Ăąge en Ăąge Ă toutes les crises qui nous ont successivement affligĂ©s. Il semble que nos yeux ne puissent ĂȘtre dessillĂ©s et que nous ayons rĂ©solu d'ĂȘtre jusqu'Ă la consommation des siĂšcles, des enfants quelquefois mutins et toujours esclaves. " Le plĂ©biscite du Ier dĂ©cembre 1804 est prĂ©sentĂ© Ă NapolĂ©on ; l'empereur rĂ©pond Mes descendants conserveront longtemps ce trĂŽne . Quand on voit les illusions dont la Providence environne le pouvoir, on est consolĂ© par leur courte durĂ©e. Empire. - Sacre. - Royaume d'Italie. Le 2 dĂ©cembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement de l'empereur Ă Notre-Dame de Paris. Le pape prononça cette priĂšre " Dieu tout-puissant et Ă©ternel, qui avez Ă©tabli HazaĂ«l pour gouverner la Syrie, et JĂ©hu roi d'IsraĂ«l, en leur manifestant vos volontĂ©s par l'organe du prophĂšte Elie ; qui avez Ă©galement rĂ©pandu l'onction sainte des rois sur la tĂȘte de SaĂŒl et de David, par le ministĂšre du prophĂšte Samuel, rĂ©pandez par mes mains le trĂ©sor de vos grĂąces et de vos bĂ©nĂ©dictions sur votre serviteur NapolĂ©on, que, malgrĂ© notre indignitĂ© personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom. " Pie VII n'Ă©tant encore qu'Ă©vĂȘque d'Imola avait dit en 1797 " Oui, mes trĂšs chers frĂšres, siate buoni cristiani, e sarete ottimi democratici . Les vertus morales rendent bons dĂ©mocrates. Les premiers chrĂ©tiens Ă©taient animĂ©s de l'esprit de dĂ©mocratie Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres rĂ©publicains de Rome. " Quo turbine fertur vita hominum ? Le 18 mars 1805, l'empereur dĂ©clare au SĂ©nat qu'il accepte la couronne de fer que lui sont venus offrir les collĂšges Ă©lectoraux de la RĂ©publique cisalpine il Ă©tait Ă la fois l'inspirateur secret du voeu et l'objet public du voeu. Peu Ă peu l'Italie entiĂšre se range sous ses lois ; il l'attache Ă son diadĂšme, comme au XVIe siĂšcle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton Ă leur chapeau. Invasion de l'Allemagne. - Austerlitz. - TraitĂ© de paix de Presbourg. - Le SanhĂ©drin. L'Europe blessĂ©e voulut mettre un appareil Ă sa blessure l'Autriche adhĂšre au traitĂ© de PĂ©tersbourg conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie. Alexandre et le roi de Prusse ont une entrevue Ă Potsdam, ce qui fournit Ă NapolĂ©on un sujet d'ignobles moqueries. La troisiĂšme coalition continentale s'ourdit. Ces coalitions renaissaient sans cesse de la dĂ©fiance et de la terreur ; NapolĂ©on s'Ă©jouissait dans les tempĂȘtes il profite de celle-ci. Du rivage de Boulogne oĂč il dĂ©crĂ©tait une colonne et menaçait Albion avec des chaloupes, il s'Ă©lance. Une armĂ©e organisĂ©e par Davoust se transporte comme un nuage Ă la rive du Rhin. Le Ier octobre 1805, l'empereur harangue ses cent soixante mille soldats la rapiditĂ© de son mouvement dĂ©concerte l'Autriche. Combat du Lech, combat de Werthingen, combat de Guntzbourg. Le 17 octobre, NapolĂ©on paraĂźt devant Ulm ; il fait Ă Mack le commandement Armes bas ! Mack obĂ©it avec ses trente mille hommes. Munich se rend ; l'Inn est passĂ©, Salzbourg pris, la Traun franchie. Le 13 novembre, NapolĂ©on pĂ©nĂštre dans une de ces capitales qu'il visitera tour Ă tour il traverse Vienne, enchaĂźnĂ© Ă ses propres triomphes, il est emmenĂ© Ă leur suite jusqu'au centre de la Moravie Ă la rencontre des Russes. A gauche la BohĂȘme s'insurge ; Ă droite les Hongrois se lĂšvent ; l'archiduc Charles accourt d'Italie. La Prusse entrĂ©e clandestinement dans la coalition et ne s'Ă©tant pas encore dĂ©clarĂ©e, envoie le ministre Haugwitz porteur d'un ultimatum. Arrive le 2 dĂ©cembre 1805, la journĂ©e d'Austerlitz. Les alliĂ©s attendaient un troisiĂšme corps russe qui n'Ă©tait plus qu'Ă huit marches de distance. Kutuzoff soutenait qu'on devait Ă©viter de risquer une bataille. NapolĂ©on par ses manoeuvres force les Russes d'accepter le combat ils sont dĂ©faits. En moins de deux mois les Français, partis de la mer du Nord, ont, par delĂ la capitale de l'Autriche, Ă©crasĂ© les logions de Catherine. Le ministre de Prusse vient fĂ©liciter NapolĂ©on Ă son quartier gĂ©nĂ©ral. " VoilĂ ", lui dit le vainqueur, " un compliment dont la fortune a changĂ© l'adresse. " François second se prĂ©sente Ă son tour au bivouac du soldat heureux " Je vous reçois, lui dit NapolĂ©on, dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. - Vous savez si bien tirer parti de cette habitation, rĂ©pondit François, qu'elle doit vous plaire. " De pareils souverains valaient-ils la peine d'ĂȘtre abattus ? Un armistice est accordĂ©. Les Russes se retirent en trois colonnes Ă journĂ©e d'Ă©tape dans un ordre dĂ©terminĂ© par NapolĂ©on. Depuis la bataille d'Austerlitz, Bonaparte ne fait presque plus que des fautes. Le traitĂ© de paix de Presbourg est signĂ© le 26 dĂ©cembre 1805. NapolĂ©on fabrique deux rois, l'Ă©lecteur de BaviĂšre et l'Ă©lecteur de Wurtemberg. Les rĂ©publiques que Bonaparte avait créées, il les dĂ©vorait pour les transformer en monarchies ; et, contradictoirement Ă ce systĂšme, le 27 dĂ©cembre 1805, au chĂąteau de SchoenbrĂŒnn, il dĂ©clare que la dynastie de Naples a cessĂ© de rĂ©gner ; mais c'Ă©tait pour la remplacer par la sienne Ă sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenĂȘtres. Les desseins de la Providence ne s'accomplissaient pas moins avec ceux de NapolĂ©on on voit marcher Ă la fois Dieu et l'homme. Bonaparte aprĂšs sa victoire ordonne de bĂątir le pont d'Austerlitz Ă Paris, et le ciel ordonne Ă Alexandre d'y passer. La guerre commencĂ©e dans le Tyrol s'Ă©tait poursuivie tandis qu'elle continuait en Moravie. Au milieu des prosternations, quand on trouve un homme debout, on respire Hofer le Tyrolien ne capitula pas comme son maĂźtre ; mais la magnanimitĂ© ne touchait point NapolĂ©on ; elle lui semblait stupiditĂ© ou folie. L'empereur d'Autriche abandonna Hofer. Lorsque je traversai le lac de Garde, qu'immortalisĂšrent Catulle et Virgile, on me montra l'endroit oĂč fut fusillĂ© le chasseur c'est tout ce que j'ai su personnellement du courage du sujet et de la lĂąchetĂ© du Roi. Le prince EugĂšne, le 14 janvier 1806, Ă©pousa la fille du nouveau roi de BaviĂšre les trĂŽnes s'abattaient de toute part dans la famille d'un soldat de la Corse. Le 20 fĂ©vrier l'empereur dĂ©crĂšte la restauration de l'Ă©glise de Saint-Denis ; il consacre les caveaux reconstruits Ă la sĂ©pulture des princes de sa race, et NapolĂ©on n'y sera jamais enseveli l'homme creuse la tombe ; Dieu en dispose. Berg et ClĂšves sont dĂ©volus Ă Murat, les Deux-Siciles Ă Joseph. Un souvenir de Charlemagne traverse la cervelle de NapolĂ©on et l'UniversitĂ© est Ă©rigĂ©e. La RĂ©publique batave, contrainte Ă aimer les princes, envoie le 5 juin 1806 implorer NapolĂ©on, afin qu'il daignĂąt lui accorder son frĂšre Louis pour roi. L'idĂ©e de l'association de la Batavie Ă la France par une union plus ou moins dĂ©guisĂ©e ne provenait que d'une convoitise sans rĂšgle et sans raison c'Ă©tait prĂ©fĂ©rer une petite province Ă fromage aux avantages qui rĂ©sulteraient de l'alliance d'un grand royaume ami, en augmentant sans profit les frayeurs et les jalousies de l'Europe ; c'Ă©tait confirmer aux Anglais la possession de l'Inde, en les obligeant, pour leur sĂ»retĂ©, de garder le cap de Bonne-EspĂ©rance et Ceylan dont ils s'Ă©taient emparĂ©s Ă notre premiĂšre invasion de la Hollande. La scĂšne de l'octroiement des Provinces-Unies au prince Louis Ă©tait prĂ©parĂ©e on donna au chĂąteau des Tuileries une seconde reprĂ©sentation de Louis XIV faisant paraĂźtre au chĂąteau de Versailles son petit-fils Philippe V. Le lendemain il y eut dĂ©jeuner en grand gala, dans le salon de Diane. Un des enfants de la reine Hortense entre ; Bonaparte lui dit " Chouchou, rĂ©pĂšte-nous la fable que tu as apprise. " L'enfant aussitĂŽt Les grenouilles qui demandent un roi . Et il continue Les grenouilles, se lassant De l'Ă©tat dĂ©mocratique, Par leurs clameurs firent tant Que Jupin leur envoie un roi tout pacifique. Assis derriĂšre la rĂ©cente souveraine de Hollande, l'empereur, selon une de ses familiaritĂ©s, lui pinçait les oreilles s'il Ă©tait de grande sociĂ©tĂ©, il n'Ă©tait pas toujours de bonne compagnie. Le 17 de juillet 1806 a lieu le traitĂ© de la confĂ©dĂ©ration des Etats du Rhin ; quatorze princes allemands se sĂ©parent de l'Empire, s'unissent entre eux et avec la France NapolĂ©on prend le titre de protecteur de cette confĂ©dĂ©ration. Le 20 juillet la paix de la France avec la Russie Ă©tant signĂ©e, François II, par suite de la confĂ©dĂ©ration du Rhin renonce le 6 aoĂ»t Ă la dignitĂ© d'empereur Ă©lectif d'Allemagne et devient empereur hĂ©rĂ©ditaire d'Autriche le Saint-Empire romain croule. Cet immense Ă©vĂ©nement fut Ă peine remarquĂ© ; aprĂšs la RĂ©volution française, tout Ă©tait petit ; aprĂšs la chute du trĂŽne de Clovis, on entendait Ă peine le bruit de la chute du trĂŽne germanique. Au commencement de notre RĂ©volution, l'Allemagne comptait une multitude de souverains. Deux principales monarchies tendaient Ă attirer vers elles les diffĂ©rents pouvoirs l'Autriche créée par le temps, la Prusse par un homme. Deux religions divisaient le pays et s'asseyaient tant bien que mal sur les bases du traitĂ© de Westphalie. L'Allemagne rĂȘvait l'unitĂ© politique ; mais il manquait Ă l'Allemagne, pour arriver Ă la libertĂ©, l'Ă©ducation politique, comme pour arriver Ă la mĂȘme libertĂ© l'Ă©ducation militaire manque Ă l'Italie. L'Allemagne avec ses anciennes traditions, ressemblait Ă ces basiliques aux clochetons multiples, lesquelles pĂšchent contre les rĂšgles de l'art, mais n'en reprĂ©sentent pas moins la majestĂ© de la religion et la puissance des siĂšcles. La confĂ©dĂ©ration du Rhin est un grand ouvrage inachevĂ©, qui demandait beaucoup de temps, une connaissance spĂ©ciale des droits et des intĂ©rĂȘts des peuples ; il dĂ©gĂ©nĂ©ra subitement dans l'esprit de celui qui l'avait conçu d'une combinaison profonde, il ne resta qu'une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa premiĂšre visĂ©e de gĂ©nie passĂ©e, n'apercevait plus que de l'argent et des soldats ; l'exacteur et le recruteur prenait la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissĂ© des cartons remplis d'immenses Ă©bauches. Remueur de tout, NapolĂ©on imagina vers cette Ă©poque le grand SanhĂ©drin cette assemblĂ©e ne lui adjugea pas JĂ©rusalem ; mais, de consĂ©quence en consĂ©quence, elle a fait tomber les finances du monde aux Ă©choppes des Juifs, et produit par lĂ dans l'Ă©conomie sociale une fatale subversion. Le marquis de Lauderdale vint Ă Paris remplacer M. Fox dans les nĂ©gociations pendantes entre la France et l'Angleterre ; pourparlers diplomatiques qui se rĂ©duisirent Ă ce mot de l'ambassadeur anglais sur M. de Talleyrand " C'est de la boue [J'affaiblis l'expression. dans un bas de soie. " QuatriĂšme coalition. - La Prusse disparaĂźt. - DĂ©cret de Berlin. - Guerre continuĂ©e en Pologne contre la Russie. - Tilsit. - Projet de partage du monde entre NapolĂ©on et Alexandre. - Paix. Dans le courant de 1806, la quatriĂšme coalition Ă©clate. NapolĂ©on part de Saint-Cloud, arrive Ă Mayence, enlĂšve Ă Saalbourg les magasins de l'ennemi. A Saalfeldt, le prince Ferdinand de Prusse est tuĂ©. A Auerstaedt et Ă IĂ©na, le 14 octobre, la Prusse disparaĂźt dans une double bataille ; je ne la retrouvai plus Ă mon retour de JĂ©rusalem. Le Bulletin prussien peint tout dans une ligne " L ' armĂ©e du roi a Ă©tĂ© battue. Le roi et ses frĂšres sont en vie . " Le duc de Brunswick survĂ©cut peu Ă ses blessures en 1792, sa proclamation avait soulevĂ© la France ; il m'avait saluĂ© sur le chemin lorsque, pauvre soldat, j'allai rejoindre les frĂšres de Louis XVI. Le prince d'orange et Moellendorf, avec plusieurs officiers gĂ©nĂ©raux renfermĂ©s dans Halle, ont la permission de se retirer en vertu de la capitulation de la place. Moellendorf, ĂągĂ© de plus de quatre-vingts ans, avait Ă©tĂ© le compagnon de FrĂ©dĂ©ric, qui en fait l'Ă©loge dans l'histoire de son temps, de mĂȘme que Mirabeau dans ses MĂ©moires secrets . Il assista Ă nos dĂ©sastres de Rosbach et fut tĂ©moin de nos triomphes d'IĂ©na ainsi le duc de Brunswick vit Ă Clostercamp immoler d'Assas, et tomber Ă Auerstaedt Ferdinand de Prusse, coupable seulement de haine gĂ©nĂ©reuse contre le meurtre du duc d'Enghien. Ces spectres des vieilles guerres de Hanovre et de SilĂ©sie avaient touchĂ© les boulets de nos deux empires les ombres impuissantes du passĂ© ne pouvaient arrĂȘter la marche de l'avenir ; entre les fumĂ©es de nos anciennes tentes et de nos bivouacs nouveaux, elles parurent et s'Ă©vanouirent. Erfurt capitule ; Leipsick est saisi par Davoust ; les passages de l'Elbe sont forcĂ©s ; Spandau cĂšde ; Bonaparte fait prisonniĂšre Ă Potsdam l'Ă©pĂ©e de FrĂ©dĂ©ric. Le 27 octobre 1806, le grand roi de Prusse, dans sa poussiĂšre autour de ses palais vides Ă Berlin, entend porter les armes d'une façon qui lui rĂ©vĂšle des grenadiers Ă©trangers NapolĂ©on est arrivĂ©. Quand le monument de la philosophie s'Ă©croulait au bord de la SprĂ©e, je visitais Ă JĂ©rusalem le monument impĂ©rissable de la religion. Stettin, Custrin se rendent ; Ă©norme victoire de Lubeck ; la capitale de la Wagrie est emportĂ©e d'assaut ; BlĂŒcher, destinĂ© Ă pĂ©nĂ©trer deux fois dans Paris, demeure entre nos mains. C'est l'histoire de la Hollande et de ses quarante-six villes emportĂ©es dans un voyage en 1672 par Louis XIV. Le 27 novembre paraĂźt le dĂ©cret de Berlin sur le systĂšme continental, dĂ©cret gigantesque qui mit l'Angleterre au ban du monde, et fut au moment de s'accomplir ; ce dĂ©cret paraissait fou, il n'Ă©tait qu'immense. Nonobstant, si le blocus continental crĂ©a d'un cĂŽtĂ© les manufactures de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie, de l'autre il Ă©tendit le commerce anglais sur le reste du globe en gĂȘnant les gouvernements de notre alliance, il rĂ©volta des intĂ©rĂȘts industriels, fomenta des haines, et contribua Ă la rupture entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-PĂ©tersbourg. Le blocus fut donc un acte douteux Richelieu ne l'aurait pas entrepris. BientĂŽt, Ă la suite des autres Etats de FrĂ©dĂ©ric, la SilĂ©sie est parcourue. La guerre avait commencĂ© le 9 octobre entre la France et la Prusse en dix-sept jours nos soldats, comme une volĂ©e d'oiseaux de proie, ont planĂ© sur les dĂ©filĂ©s de la Franconie, sur les eaux de la Saale et de l'Elbe ; le 6 dĂ©cembre les trouve au delĂ de la Vistule. Murat, depuis le 29 novembre, tenait garnison Ă Varsovie, d'oĂč s'Ă©taient retirĂ©s les Russes, venus trop tard au secours des Prussiens. L'Ă©lecteur de Saxe, enflĂ© en roi napolĂ©onien, accĂšde Ă la confĂ©dĂ©ration du Rhin, et s'engage Ă fournir en cas de guerre un contingent de vingt mille hommes. L'hiver de 1807 suspend les hostilitĂ©s entre les deux empires de France et de Russie ; mais ces empires se sont abordĂ©s, et une altĂ©ration s'observe dans les destinĂ©es. Toutefois, l'astre de Bonaparte monte encore malgrĂ© ses aberrations. En 1807, le 7 fĂ©vrier, il garde le champ de bataille Ă Eylau il reste de ce lieu de carnage un des plus beaux tableaux de Gros, ornĂ© de la tĂȘte idĂ©alisĂ©e de NapolĂ©on. AprĂšs cinquante et un jours de tranchĂ©e, Dantzick ouvre ses portes au marĂ©chal Lefebvre, qui n'avait cessĂ© de dire aux artilleurs pendant le siĂšge " Je n'y entends rien ; mais fichez-moi un trou et j'y passerai. " L'ancien sergent aux gardes françaises devint duc de Dantzick. Le 14 juin 1807, Friedland coĂ»te aux Russes dix-sept mille morts et blessĂ©s, autant de prisonniers et soixante-dix canons ; nous le payĂąmes trop cher nous avions changĂ© d'ennemi ; nous n'obtenions plus de succĂšs sans que la veine française ne fĂ»t largement ouverte. Koenigsberg est emportĂ© ; Ă Tilsit un armistice est conclu. NapolĂ©on et Alexandre ont une entrevue dans un pavillon, sur un radeau. Alexandre menait en laisse le roi de Prusse qu'on apercevait Ă peine le sort du monde flottait sur le NiĂ©men, oĂč plus tard il devait s'accomplir. A Tilsit on s'entretint d'un traitĂ© secret en dix articles. Par ce traitĂ©, la Turquie europĂ©enne Ă©tait dĂ©volue Ă la Russie, ainsi que les conquĂȘtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son cĂŽtĂ©, Bonaparte devenait maĂźtre de l'Espagne et du Portugal, rĂ©unissait Rome et ses dĂ©pendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possĂ©dait Malte, envahissait l'Egypte, ouvrant la MĂ©diterranĂ©e aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes c'Ă©taient des cantates sans fin dans la tĂȘte de NapolĂ©on. Un projet d'invasion de l'Inde par terre avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© concertĂ© en 1800 entre NapolĂ©on et l'empereur Paul Ier. La paix est conclue le 7 juillet. NapolĂ©on, odieux dĂšs le dĂ©but pour la reine de Prusse, ne voulut rien accorder Ă ses intercessions. Elle habitait esseulĂ©e une petite maison sur la rive droite du NiĂ©men, et on lui fit l'honneur de la prier deux fois aux festins des empereurs. La SilĂ©sie, jadis injustement envahie par FrĂ©dĂ©ric, fut rendue Ă la Prusse on respectait le droit de l'ancienne injustice ; ce qui venait de la violence Ă©tait sacrĂ©. Une partie des territoires polonais passa en souverainetĂ© Ă la Saxe ; Dantzick fut rĂ©tabli dans son indĂ©pendance ; on compta pour rien les hommes tuĂ©s dans ses rues et dans ses fossĂ©s ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! Alexandre reconnut la confĂ©dĂ©ration du Rhin et les trois frĂšres de NapolĂ©on, Joseph, Louis et JĂ©rĂŽme, comme rois de Naples, de Hollande et de Westphalie. Guerre d'Espagne. - Erfurt. - Apparition de Wellington. Cette fatalitĂ© dont Bonaparte menaçait les rois le menaçait lui-mĂȘme ; presque simultanĂ©ment il attaque la Russie, l'Espagne et Rome trois entreprises qui l'ont perdu. Vous avez vu dans le CongrĂšs de VĂ©rone , dont la publication a devancĂ© celle de ces MĂ©moires , l'histoire de l'envahissement de l'Espagne. Le traitĂ© de Fontainebleau fut signĂ© le 29 octobre 1807. Junot arrivĂ© en Portugal avait dĂ©clarĂ©, d'aprĂšs le dĂ©cret de Bonaparte, que la maison de Bragance avait cessĂ© de rĂ©gner ; protocole adoptĂ© vous savez qu'elle rĂšgne encore. On Ă©tait si bien instruit Ă Lisbonne de ce qui se passait sur la terre, que Jean second ne connut ce dĂ©cret que par un numĂ©ro du Moniteur apportĂ© par hasard, et dĂ©jĂ l'armĂ©e française Ă©tait Ă trois marches de la capitale de la Lusitanie. Il ne restait Ă la cour qu'Ă fuir sur ces mers qui saluĂšrent les voiles de Gama et entendirent les chants de CamoĂ«ns. En mĂȘme temps que pour son malheur Bonaparte avait au nord touchĂ© la Russie, le rideau se leva au midi ; on vit d'autres rĂ©gions et d'autres scĂšnes, le soleil de l'Andalousie, les palmiers du Guadalquivir que nos grenadiers saluĂšrent en portant les armes. Dans l'arĂšne on aperçut des taureaux combattant, dans les montagnes des guĂ©rillas demi-nues, dans les cloĂźtres des moines priant. Par l'envahissement de l'Espagne, l'esprit de la guerre changea ; NapolĂ©on se trouva en contact avec l'Angleterre, son gĂ©nie funeste, et il lui apprit la guerre l'Angleterre dĂ©truisit la flotte de NapolĂ©on Ă Aboukir, l'arrĂȘta Ă Saint-Jean-d'Acre, lui enleva ses derniers vaisseaux Ă Trafalgar, le contraignit d'Ă©vacuer l'IbĂ©rie, s'empara du midi de la France jusqu'Ă la Garonne, et l'attendit Ă Waterloo elle garde aujourd'hui sa tombe Ă Sainte-HĂ©lĂšne comme elle occupa son berceau en Corse. Le 5 mai 1808, le traitĂ© de Bayonne cĂšde Ă NapolĂ©on, au nom de Charles IV, tous les droits de ce monarque le rapt des Espagnes ne fait plus de Bonaparte qu'un principion d'Italie, Ă la façon de Machiavel, sauf l'Ă©normitĂ© du vol. L'occupation de la PĂ©ninsule diminue ses forces contre la Russie dont il est encore ostensiblement l'ami et l'alliĂ©, mais dont il porte au coeur la haine cachĂ©e. Dans sa proclamation, NapolĂ©on avait dit aux Espagnols " Votre nation pĂ©rissait j'ai vu vos maux, je vais y porter remĂšde ; je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent Il est le rĂ©gĂ©nĂ©rateur de notre patrie . " Oui, il a Ă©tĂ© le rĂ©gĂ©nĂ©rateur de l'Espagne, mais il prononçait des paroles qu'il comprenait mal. Un catĂ©chisme d'alors, composĂ© par les Espagnols, explique le sens vĂ©ritable de la prophĂ©tie " Dis-moi, mon enfant, qui-es-tu ? - Espagnol par la grĂące de Dieu. - Quel est l'ennemi de notre fĂ©licitĂ© ? - L'empereur des Français. - Qui est-ce ? - Un mĂ©chant. - Combien a-t-il de natures ? - Deux, la nature humaine et la nature diabolique. - De qui dĂ©rive NapolĂ©on ? - Du pĂ©chĂ©. - Quel supplice mĂ©rite l'Espagnol qui manque Ă ses devoirs ? - La mort et l'infamie des traĂźtres. - Que sont les Français ? - D'anciens chrĂ©tiens devenus hĂ©rĂ©tiques. " Bonaparte tombĂ© a condamnĂ© en termes non Ă©quivoques son entreprise d'Espagne " J'embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L' immoralitĂ© dut se montrer par trop patente, l ' injustice par trop cynique , et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombĂ© ; car l' attentat ne se prĂ©sente plus que dans sa honteuse nuditĂ©, privĂ© de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postĂ©ritĂ© l'eĂ»t prĂ©conisĂ© pourtant si j'avais rĂ©ussi, et avec raison peut-ĂȘtre, Ă cause de ses grands et heureux rĂ©sultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a dĂ©truit ma moralitĂ© en Europe, ouvert une Ă©cole aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a Ă©tĂ© une vĂ©ritable plaie, la cause premiĂšre des malheurs de la France. " Cet aveu, pour rĂ©employer la phrase de NapolĂ©on, est par trop cynique ; mais ne nous y trompons pas en s'accusant, le but de Bonaparte est de chasser dans le dĂ©sert, chargĂ© de malĂ©dictions, un attentat-Ă©missaire, afin d'appeler sans rĂ©serve l'admiration sur toutes ses autres actions. L'affaire de Baylen perdue, les cabinets de l'Europe, Ă©tonnĂ©s du succĂšs des Espagnols, rougissent de leur pusillanimitĂ©. Wellington se lĂšve pour la premiĂšre fois sur l'horizon, au point oĂč le soleil se couche ; une armĂ©e anglaise dĂ©barque le 31 juillet 1808 prĂšs de Lisbonne, et le 30 aoĂ»t les troupes françaises Ă©vacuent la Lusitanie. Soult avait en portefeuille des proclamations oĂč il s'intitulait Nicolas Ier, roi de Portugal. NapolĂ©on rappela de Madrid le grand-duc de Berg. Entre Joseph, son frĂšre, et Joachim, son beau-frĂšre, il lui plut d'opĂ©rer une transmutation il prit la couronne de Naples sur la tĂȘte du premier et la posa sur la tĂȘte du second ; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allĂšrent, chacun de son cĂŽtĂ©, comme deux conscrits qui ont changĂ© de shako. Le 27 septembre, Ă Erfurt, Bonaparte donna une des derniĂšres reprĂ©sentations de sa gloire ; il croyait s'ĂȘtre jouĂ© d'Alexandre et l'avoir enivrĂ© d'Ă©loges. Un gĂ©nĂ©ral Ă©crivait " Nous venons de faire avaler un verre d'opium au czar, et, pendant qu'il dormira, nous irons nous occuper ailleurs. " Un hangar avait Ă©tĂ© transformĂ© en salle de spectacle ; deux fauteuils Ă bras Ă©taient placĂ©s devant l'orchestre pour les deux potentats ; Ă gauche et Ă droite, des chaises garnies pour les monarques ; derriĂšre Ă©taient des banquettes pour les princes Talma, roi de la scĂšne, joua devant un parterre de rois. A ce vers L'amitiĂ© d'un grand homme est un bienfait des dieux, Alexandre serra la main de son grand ami , s'inclina et dit " Je ne l'ai jamais mieux senti. " Aux yeux de Bonaparte, Alexandre Ă©tait alors un niais ; il en faisait des risĂ©es ; il l'admira quand il le supposa fourbe " C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en dĂ©fier. " A Erfurt, NapolĂ©on affectait la faussetĂ© effrontĂ©e d'un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractĂšres. Londres Ă©luda les ouvertures de paix qui lui furent faites, et le cabinet de Vienne se dĂ©terminait sournoisement Ă la guerre. LivrĂ© de nouveau Ă son imagination, Bonaparte, le 26 octobre, fit au Corps lĂ©gislatif cette dĂ©claration " L'empereur de Russie et moi nous nous sommes vus Ă Erfurt nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre. " Il ajouta " Lorsque je paraĂźtrai au delĂ des PyrĂ©nĂ©es, le LĂ©opard Ă©pouvantĂ© cherchera l'OcĂ©an pour Ă©viter la honte, la dĂ©faite ou la mort " et le LĂ©opard a paru en deçà des PyrĂ©nĂ©es. NapolĂ©on, qui croit toujours ce qu'il dĂ©sire, pense qu'il reviendra sur la Russie, aprĂšs avoir achevĂ© de soumettre l'Espagne en quatre mois, comme il arriva depuis Ă la LĂ©gitimitĂ© ; consĂ©quemment il retire quatre-vingt mille vieux soldats de la Saxe, de la Pologne et de la Prusse ; il marche lui-mĂȘme en Espagne ; il dit Ă la dĂ©putation de la ville de Madrid " Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exĂ©cution de mes volontĂ©s. Les Bourbons ne peuvent plus rĂ©gner en Europe ; aucune puissance ne peut exister sur le continent influencĂ©e par l'Angleterre. " Il y a trente-deux ans que cet oracle est rendu, et la prise de Saragosse, dĂšs le 21 fĂ©vrier 1809, annonça la dĂ©livrance de l'univers. Toute la vaillance des Français leur fut inutile les forĂȘts s'armĂšrent, les buissons devinrent ennemis. Les reprĂ©sailles n'arrĂȘtĂšrent rien, parce que dans ce pays les reprĂ©sailles sont naturelles. L'affaire de Baylen, la dĂ©fense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalĂšrent la rĂ©surrection d'un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramĂšne ses rĂ©giments en Espagne, comme autrefois les Francs, Ă©chappĂ©s de la mer Noire, dĂ©barquĂšrent triomphants aux bouches du Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la dĂ©mence athĂ©e de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloĂźtre qui mirent un terme aux succĂšs de nos vieux soldats ils ne s'attendaient guĂšre Ă rencontrer ces enfroquĂ©s, Ă cheval comme des dragons de feu, sur les poutres embrasĂ©es des Ă©difices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes au son des mandolines, au chant des boleros et au requiem de la messe des morts les ruines de Sagonte applaudirent. Mais nĂ©anmoins le secret des palais des Maures, changĂ©s en basiliques chrĂ©tiennes, fut pĂ©nĂ©trĂ© ; les Ă©glises dĂ©pouillĂ©es perdirent les chefs-d'oeuvre de Velasquez et de Murillo ; une partie des os de Rodrigue Ă Burgos fut enlevĂ©e ; on avait tant de gloire qu'on ne craignit pas de soulever contre soi les restes du Cid, comme on n'avait pas craint d'irriter l'ombre de CondĂ©. Lorsque, sortant du dĂ©bris de Carthage, je traversai l'HespĂ©rie avant l'invasion des Français, j'aperçus les Espagnes encore protĂ©gĂ©es de leurs antiques moeurs. L'Escurial me montra dans un seul site et dans un seul monument la sĂ©vĂ©ritĂ© de la Castille caserne de cĂ©nobites, bĂątie par Philippe second dans la forme d'un gril de martyre, en mĂ©moire de l'un de nos dĂ©sastres, l'Escurial s'Ă©levait sur un sol concret entre des mornes noirs. Il renfermait des tombes royales remplies ou Ă remplir, une bibliothĂšque Ă laquelle les araignĂ©es avaient apposĂ© leur sceau, et des chefs-d'oeuvre de RaphaĂ«l moisissant dans une sacristie vide. Ses onze cent quarante fenĂȘtres, aux trois quarts brisĂ©es, s'ouvraient sur les espaces muets du ciel et de la terre la cour et les hiĂ©ronymites y rassemblaient autrefois le siĂšcle et le dĂ©goĂ»t du siĂšcle. AuprĂšs du redoutable Ă©difice Ă face d'Inquisition chassĂ©e au dĂ©sert, Ă©taient un parc striĂ© de genĂȘts et un village dont les foyers enfumĂ©s rĂ©vĂ©laient l'ancien passage de l'homme. Le Versailles des steppes n'avait d'habitants que pendant le sĂ©jour intermittent des rois. J'ai vu le mauvis, alouette de bruyĂšre, perchĂ© sur la toiture Ă jour. Rien n'Ă©tait plus imposant que ces architectures saintes et sombres, Ă croyance invincible, Ă mine haute, Ă taciturne expĂ©rience ; une insurmontable force attachait mes yeux aux dosserets sacrĂ©s, ermites de pierre qui portaient la religion sur leur tĂȘte. Adieu, monastĂšres, Ă qui j'ai jetĂ© un regard aux vallĂ©es de la Sierra-Nevada et aux grĂšves des mers de Murcie ! LĂ , au glas d'une cloche qui ne tintera bientĂŽt plus, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans anachorĂštes, des sĂ©pulcres sans voix, des morts sans mĂąnes ; dans des rĂ©fectoires vides, dans des prĂ©aux abandonnĂ©s oĂč Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son Ă©pĂ©e, RancĂ© son cilice ; Ă l'autel d'une foi qui s'Ă©teint, on s'accoutumait Ă mĂ©priser le temps et la vie si l'on rĂȘvait encore de passions, votre solitude leur prĂȘtait quelque chose qui allait bien Ă la vanitĂ© des songes. A travers ces constructions funĂšbres on voyait passer l'ombre d'un homme noir, de Philippe II, leur inventeur. Pie VII. - RĂ©union des Etats romains Ă la France. Bonaparte Ă©tait entrĂ© dans l'orbite de ce que les astrologues appelaient la planĂšte traversiĂšre la mĂȘme politique qui l'agitait en Espagne vassale l'agitait dans l'Italie soumise. Que lui revenait-il des chicanes faites au clergĂ© ? Le souverain pontife, les Ă©vĂȘques, les prĂȘtres, le catĂ©chisme mĂȘme, ne surabondaient-ils pas en Ă©loges de son pouvoir ? ne prĂȘchaient-ils pas assez l'obĂ©issance ? Les faibles Etats Romains, diminuĂ©s d'une moitiĂ©, lui faisaient-ils obstacle ? n'en disposait-il pas Ă sa volontĂ© ? Rome mĂȘme n'avait-elle pas Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©e de ses chefs-d'oeuvre et de ses trĂ©sors ? il ne lui restait que ses ruines. Etait-ce la puissance morale et religieuse du Saint-SiĂšge dont NapolĂ©on avait peur ? Mais, en persĂ©cutant la papautĂ©, n'augmentait-il pas cette puissance ? Le successeur de saint Pierre, soumis comme il l'Ă©tait, ne lui devenait-il pas plus utile en marchant de concert avec le maĂźtre qu'en se trouvant forcĂ© de se dĂ©fendre contre l'oppresseur ? Qui poussait donc Bonaparte ? la partie mauvaise de son gĂ©nie, son impossibilitĂ© de rester en repos joueur Ă©ternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie. Il est probable qu'au fond de ces tracasseries il y avait quelque cupiditĂ© de domination, quelques souvenirs historiques entrĂ©s de travers dans ses idĂ©es et inapplicables au siĂšcle. Toute autoritĂ© mĂȘme celle du temps et de la foi qui n'Ă©tait pas attachĂ©e Ă sa personne semblait Ă l'empereur une usurpation. La Russie et l'Angleterre accroissaient sa soif de prĂ©pondĂ©rance, l'une par son autocratie, l'autre par sa suprĂ©matie spirituelle. Il se rappelait les temps du sĂ©jour des papes Ă Avignon, quand la France renfermait dans ses limites la source de la domination religieuse un pape payĂ© sur sa liste civile l'aurait charmĂ©. Il ne voyait pas qu'en persĂ©cutant Pie VII, en se rendant coupable d'une ingratitude sans fruit, il perdait auprĂšs des populations catholiques l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion il gagnait Ă sa convoitise le dernier vĂȘtement du prĂȘtre caduc qui l'avait couronnĂ©, et l'honneur de devenir le geĂŽlier d'un vieillard mourant. Mais enfin il fallait Ă NapolĂ©on un dĂ©partement du Tibre ; on dirait qu'il ne peut y avoir de conquĂȘte complĂšte que par la prise de la ville Ă©ternelle Rome est toujours la grande dĂ©pouille de l'univers. Pie VII avait sacrĂ© NapolĂ©on. PrĂȘt Ă retourner Ă Rome, on fit entendre au pape qu'on le pourrait retenir Ă Paris " Tout est prĂ©vu, rĂ©pondit le pontife ; avant de quitter l'Italie, j'ai signĂ© une abdication rĂ©guliĂšre ; elle est entre les mains du cardinal Pignatelli Ă Palerme, hors de la portĂ©e du pouvoir des Français. Au lieu d'un pape, il ne restera entre vos mains qu'un moine appelĂ© BarnabĂ© Chiaramonti. " Le premier prĂ©texte de la querelle du chercheur de querelle fut la permission accordĂ©e par le pape aux Anglais avec lesquels lui souverain pontife Ă©tait en paix de venir Ă Rome comme les autres Ă©trangers. Ensuite JĂ©rĂŽme Bonaparte ayant Ă©pousĂ© aux Etats-Unis mademoiselIe Patterson, NapolĂ©on dĂ©sapprouva cette alliance madame JĂ©rĂŽme Bonaparte, prĂȘte d'accoucher, ne put dĂ©barquer en France et fut obligĂ©e d'aborder en Angleterre. Bonaparte veut faire casser le mariage Ă Rome ; Pie VII s'y refuse ne trouvant Ă l'engagement aucune cause de nullitĂ©, bien qu'il fĂ»t contractĂ© entre un catholique et une protestante. Qui dĂ©fendait les droits de la justice, de la libertĂ© et de la religion, du pape ou de l'empereur ? Celui-ci s'Ă©criait " Je trouve dans mon siĂšcle un prĂȘtre plus puissant que moi ; il rĂšgne sur les esprits, je ne rĂšgne que sur la matiĂšre les prĂȘtres gardent l'Ăąme et me jettent le cadavre. " Otez la mauvaise foi de NapolĂ©on dans cette correspondance entre ces deux hommes, l'un debout sur des ruines nouvelles l'autre assis sur de vieilles ruines, il reste un fonds extraordinaire de grandeur. Une lettre datĂ©e de Benevente en Espagne, du théùtre de la destruction, vient mĂȘler le comique au tragique. On croit assister Ă une scĂšne de Shakespeare le maĂźtre du monde prescrit Ă son ministre des affaires Ă©trangĂšres d'Ă©crire Ă Rome pour dĂ©clarer au pape que lui, NapolĂ©on, n'acceptera pas les cierges de la Chandeleur, que le roi d'Espagne, Joseph, n'en veut pas non plus ; les rois de Naples et de Hollande, Joachim et Louis, doivent Ă©galement refuser lesdits cierges. Le consul de France eut ordre de dire Ă Pie VII " que ce n'Ă©tait ni la pourpre ni la puissance qui donnent de la valeur Ă ces choses la pourpre et la puissance d'un vieillard prisonnier !, qu'il peut y avoir en enfer des papes et des curĂ©s, et qu'un cierge bĂ©nit par un curĂ© peut ĂȘtre une chose aussi sainte que celui d'un pape ". MisĂ©rables outrages d'une philosophie de club. Puis Bonaparte, ayant fait une enjambĂ©e de Madrid Ă Vienne, reprenant son rĂŽle d'exterminateur, par un dĂ©cret datĂ© du 17 mai 1809 rĂ©unit les Etats de l'Eglise Ă l'empire français, dĂ©clare Rome ville impĂ©riale libre, et nomme une consulte pour en prendre possession. Le pape dĂ©possĂ©dĂ© rĂ©sidait encore au Quirinal ; il commandait encore Ă quelques autoritĂ©s dĂ©vouĂ©es, Ă quelques Suisses de sa garde ; c'Ă©tait trop il fallait un prĂ©texte Ă une derniĂšre violence ; on le trouva dans un incident ridicule, qui pourtant offrait une preuve naĂŻve d'affection des pĂȘcheurs du Tibre avaient pris un esturgeon ; ils le veulent porter Ă leur nouveau saint Pierre aux Liens ; aussitĂŽt les agents français crient Ă l' Ă©meute ! et ce qui restait du gouvernement papal est dispersĂ©. Le bruit du canon du chĂąteau Saint-Ange annonce la chute de la souverainetĂ© temporelle du pontife. Le drapeau pontifical abaissĂ© fait place Ă ce drapeau tricolore qui dans toutes les parties du monde annonçait la gloire et les ruines. Rome avait vu passer et s'Ă©vanouir bien d'autres orages ils n'ont fait qu'enlever la poussiĂšre dont sa vieille tĂȘte est couverte. Protestation du Souverain Pontife. - Il est enlevĂ© de Rome. Le cardinal Pacca, un des successeurs de Consalvi qui s'Ă©tait retirĂ©, courut auprĂšs du Saint PĂšre. Tous les deux s'Ă©crient Consummatum est ! Le neveu du cardinal, TibĂšre Pacca, apporte un exemplaire imprimĂ© du dĂ©cret de NapolĂ©on ; le cardinal prend le dĂ©cret, s'approche d'une fenĂȘtre dont les volets fermĂ©s ne laissaient entrer qu'une lumiĂšre insuffisante, et veut lire le papier ; il n'y parvient qu'avec peine, en voyant Ă quelques pas de lui son infortunĂ© souverain et entendant les coups de canon du triomphe impĂ©rial. Deux vieillards dans la nuit d'un palais romain luttaient seuls contre une puissance qui Ă©crasait le monde ; ils tiraient leur vigueur de leur Ăąge prĂȘt Ă mourir on est invincible. Le pape signa d'abord une protestation solennelle ; mais, avant de signer la bulle d'excommunication depuis longtemps prĂ©parĂ©e, il interrogea le cardinal Pacca " Que feriez-vous ? " lui dit-il. - " Levez les yeux au ciel, rĂ©pondit le serviteur, ensuite donnez vos ordres ce qui sortira de votre bouche sera ce que veut le ciel. " Le pape leva les yeux, signa et s'Ă©cria " Donnez cours Ă la bulle. " Megacci posa les premiĂšres affiches de la bulle aux portes des trois basiliques, de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran. Le placard fut arrachĂ© ; le gĂ©nĂ©ral Miollis l'expĂ©dia Ă l'empereur. Si quelque chose pouvait rendre Ă l'excommunication un peu de son ancienne force, c'Ă©tait la vertu de Pie VII chez les anciens, la foudre qui Ă©clatait dans un ciel serein passait pour la plus menaçante. Mais la bulle conservait encore un caractĂšre de faiblesse NapolĂ©on, compris parmi les spoliateurs de l'Eglise, n'Ă©tait pas expressĂ©ment nommĂ©. Le temps Ă©tait aux frayeurs ; les timides se rĂ©fugiĂšrent en sĂ»retĂ© de conscience dans cette absence d'excommunication nominale. Il fallait combattre Ă coups de tonnerre ; il fallait rendre foudre pour foudre, puisqu'on n'avait pas pris le parti de se dĂ©fendre ; il fallait faire cesser le culte, fermer les portes des temples, mettre les Ă©glises en interdit, ordonner aux prĂȘtres de ne plus administrer les sacrements. Que le siĂšcle fĂ»t propre ou non Ă cette haute aventure, utile Ă©tait de la tenter GrĂ©goire VII n'y eĂ»t pas manquĂ©. Si d'une part il n'y avait pas assez de foi pour soutenir une excommunication, de l'autre il n'y en avait plus assez pour que Bonaparte, devenant un Henri VIII, se fĂźt chef d'une Eglise sĂ©parĂ©e. L'empereur, par l'excommunication complĂšte, se fĂ»t trouvĂ© dans des difficultĂ©s inextricables la violence peut fermer les Ă©glises, mais elle ne les peut ouvrir ; on ne saurait ni forcer le peuple Ă prier, ni contraindre le prĂȘtre Ă offrir le saint sacrifice. Jamais on n'a jouĂ© contre NapolĂ©on toute la partie qu'on pouvait jouer. Un prĂȘtre de soixante et onze ans, sans un soldat, tenait en Ă©chec l'empire. Murat dĂ©pĂȘcha sept cents Napolitains Ă Miollis l'inaugurateur de la fĂȘte de Virgile Ă Mantoue, Radet, gĂ©nĂ©ral de gendarmerie qui se trouvait Ă Rome, furent chargĂ©s d'enlever le pape et le cardinal Pacca. Les prĂ©cautions militaires furent prises, les ordres donnĂ©s dans le plus grand secret et tout juste comme dans la nuit de la Saint-BarthĂ©lĂ©my lorsqu'une heure aprĂšs minuit frapperait Ă l'horloge du Quirinal, les troupes rassemblĂ©es en silence devaient monter intrĂ©pidement Ă l'escalade de la geĂŽle de deux prĂȘtres dĂ©crĂ©pits. A l'heure attendue, le gĂ©nĂ©ral Radet pĂ©nĂ©tra dans la cour du Quirinal par la grande entrĂ©e ; le colonel Siry, qui s'Ă©tait glissĂ© dans le palais, lui en ouvrit en dedans les portes. Le gĂ©nĂ©ral monte aux appartements arrivĂ© dans la salle des sanctifications, il y trouve la garde suisse, forte de quarante hommes ; elle ne fit aucune rĂ©sistance, ayant reçu l'ordre de s'abstenir le pape ne voulait avoir devant lui que Dieu. Les fenĂȘtres du palais donnant sur la rue qui va Ă la Porta Pia avaient Ă©tĂ© brisĂ©es Ă coups de hache. Le pape levĂ© Ă la hĂąte, se tenait en rochet et en mosette dans la salle de ses audiences ordinaires avec le cardinal Pacca, le cardinal Despuig, quelques prĂ©lats et des employĂ©s de la secrĂ©tairerie. Il Ă©tait assis devant une table entre les deux cardinaux. Radet entre ; on reste de part et d'autre en silence. Radet pĂąle et dĂ©concertĂ© prit enfin la parole il dĂ©clare Ă Pie VII qu'il doit renoncer Ă la souverainetĂ© temporelle de Rome, et que si Sa SaintetĂ© refuse d'obĂ©ir il a ordre de la conduire au gĂ©nĂ©ral Miollis. Le pape rĂ©pondit que si les serments de fidĂ©litĂ© obligeaient Radet d'obĂ©ir aux injonctions de Bonaparte, Ă plus forte raison lui, Pie VII, devait tenir les serments qu'il avait faits en recevant la tiare ; il ne pouvait ni cĂ©der ni abandonner le domaine de l'Eglise qui ne lui appartenait pas, et dont il n'Ă©tait que l'administrateur. Le pape ayant demandĂ© s'il devait partir seul " Votre SaintetĂ©, rĂ©pondit le gĂ©nĂ©ral, peut emmener avec elle son ministre. " Pacca courut se revĂȘtir dans une chambre voisine de ses habits de cardinal. Dans la nuit de NoĂ«l, GrĂ©goire VII, cĂ©lĂ©brant l'office Ă Sainte-Marie-Majeure, fut arrachĂ© de l'autel, blessĂ© Ă la tĂȘte, dĂ©pouillĂ© de ses ornements et conduit dans une tour par ordre du prĂ©fet Cencius. Le peuple prit les armes ; Cencius effrayĂ© tomba aux pieds de son captif. GrĂ©goire apaisa le peuple, fut ramenĂ© Ă Sainte-Marie-Majeure, et acheva l'office. Nogaret et Colonne entrĂšrent la nuit 8 septembre 1303 dans Anagni, forcĂšrent la maison de Boniface VIII qui les attendait le manteau pontifical sur les Ă©paules, la tĂȘte ceinte de la tiare, les mains armĂ©es des clefs et de la croix. Colonne le frappa au visage Boniface en mourut de rage et de douleur. Pie VII, humble et digne, ne montra ni la mĂȘme audace humaine, ni le mĂȘme orgueil du monde ; les exemples Ă©taient plus prĂšs de lui ; ses Ă©preuves ressemblaient Ă celles de Pie VI. Deux papes du mĂȘme nom, successeurs l'un de l'autre, ont Ă©tĂ© victimes de nos rĂ©volutions. Tous deux traĂźnĂ©s en France par la voie douloureuse ; l'un ĂągĂ© de quatre-vingt-deux ans, venant expirer Ă Valence, l'autre, septuagĂ©naire, subir la prison Ă Fontainebleau. Pie VII semblait ĂȘtre le fantĂŽme de Pie VI, repassant sur le mĂȘme chemin. Lorsque Pacca dans sa robe de cardinal revint, il trouva son auguste maĂźtre dĂ©jĂ entre les mains des sbires et des gendarmes qui le forçaient de descendre les escaliers sur les dĂ©bris des portes jetĂ©es Ă terre. Pie VI, enlevĂ© du Vatican le 20 fĂ©vrier 1800, trois heures avant le lever du soleil, abandonna le monde de chefs-d'oeuvre qui semblait le pleurer et sortit de Rome, au murmure des fontaines de la place Saint-Pierre, par la porte AngĂ©lique. Pie VII, enlevĂ© du Quirinal le 16 juillet au point du jour, sortit par la Porta Pia ; il fit le tour des murailles jusqu'Ă la porte du Peuple. Cette Porta Pia, oĂč tant de fois je me suis promenĂ© seul, fut celle par laquelle Alaric entra dans Rome. En suivant le chemin de ronde, oĂč Pie VII avait passĂ©, je ne voyais du cĂŽtĂ© de la villa BorghĂšse que la retraite de RaphaĂ«l, et du cĂŽtĂ© du Mont Pincio que les refuges de Claude Lorrain et du Poussin ; merveilleux souvenirs de la beautĂ© des femmes et de la lumiĂšre de Rome ; souvenirs du gĂ©nie des arts que protĂ©gea la puissance pontificale, et qui pouvaient suivre et consoler un prince captif et dĂ©pouillĂ©. Quand Pie VII partit de Rome, il avait dans sa poche un papetto de vingt-deux sous comme un soldat Ă cinq sous par Ă©tape il a recouvrĂ© le Vatican. Bonaparte, au moment des exploits du gĂ©nĂ©ral Radet, avait les mains pleines de royaumes que lui en est-il restĂ© ? Radet a imprimĂ© le rĂ©cit de ses exploits ; il en a fait faire un tableau qu'il a laissĂ© Ă sa famille tant les notions de la justice et de l'honneur sont brouillĂ©es dans les esprits. Dans la cour du Quirinal le pape avait rencontrĂ© les Napolitains ses oppresseurs ; il les bĂ©nit ainsi que la ville cette bĂ©nĂ©diction apostolique se mĂȘlant Ă tout, dans le malheur comme dans la prospĂ©ritĂ©, donne un caractĂšre particulier aux Ă©vĂ©nements de la vie de ces rois-pontifes qui ne ressemblent point aux autres rois. Des chevaux de poste attendaient en dehors de la porte du Peuple. Les persiennes de la voiture oĂč monta Pie VII Ă©taient clouĂ©es du cĂŽtĂ© oĂč il s'assit ; le pape entrĂ©, les portiĂšres furent fermĂ©es Ă double tour, et Radet mit les clefs dans sa poche ; le chef des gendarmes devait accompagner le pape jusqu'Ă la Chartreuse de Florence. A Monterossi il y avait sur le seuil des portes des femmes qui pleuraient le gĂ©nĂ©ral pria Sa SaintetĂ© de baisser les rideaux de la voiture pour se cacher. La chaleur Ă©tait accablante. Vers le soir Pie VII demanda Ă boire ; le marĂ©chal des logis Cardigny remplit une bouteille d'une eau sauvage qui coulait sur le chemin ; Pie VII but avec grand plaisir. Sur la montagne de Radicofani le pape descendit Ă une pauvre auberge ; ses habits Ă©taient trempĂ©s de sueur, et il n'avait pas de quoi se changer ; Pacca aida la servante Ă faire le lit de Sa SaintetĂ©. Le lendemain le pape rencontra des paysans ; il leur dit " Courage et priĂšres ! " on traversa Sienne ; on entra dans Florence, une des roues de la voiture se brisa ; le peuple Ă©mu s'Ă©criait " Santo padre ! santo padre ! ", Le pape fut tirĂ© hors de la voiture renversĂ©e par une portiĂšre. Les uns se prosternaient, les autres touchaient les vĂȘtements de Sa SaintetĂ©, comme le peuple de JĂ©rusalem la robe du Christ. Le pape put enfin se remettre en route pour la Chartreuse ; il hĂ©rita dans cette solitude de la couche que dix ans auparavant avait occupĂ©e Pie VI, lorsque deux palefreniers hissaient celui-ci dans la voiture et qu'il poussait des gĂ©missements de souffrance. La Chartreuse appartenait au site de Vallombrosa, par une succession de forĂȘts de pins on arrivait aux Camaldules, et de lĂ , de rocher en rocher, Ă ce sommet de l'Apennin qui voit les deux mers. Un ordre subit contraignit Pie VII de repartir pour Alexandrie ; il n'eut que le temps de demander un brĂ©viaire au prieur ; Pacca fut sĂ©parĂ© du souverain pontife. De la Chartreuse Ă Alexandrie la foule accourut de toutes parts ; on jetait des fleurs au captif, on lui donnait de l'eau, on lui prĂ©sentait des fruits ; des gens de la campagne prĂ©tendaient le dĂ©livrer et lui disaient " Vuole ? dica. " Un pieux larron lui dĂ©roba une Ă©pingle, relique qui devait ouvrir au ravisseur les portes du ciel. A trois milles de GĂȘnes une litiĂšre conduisit le pape au bord de la mer ; une felouque le transporta de l'autre cĂŽtĂ© de la ville Ă Saint-Pierre d'Arena. Par la route d'Alexandrie et de Mondovi, Pie VII gagna le premier village français ; il y fut accueilli avec des effusions de tendresse religieuse ; il disait " Dieu pourrait-il nous ordonner de paraĂźtre insensible Ă ces marques d'affection ? " Les Espagnols faits prisonniers Ă Saragosse Ă©taient dĂ©tenus Ă Grenoble comme ces garnisons d'EuropĂ©ens oubliĂ©es sur quelques montagnes des Indes, ils chantaient la nuit et faisaient retentir ces climats Ă©trangers des airs de la patrie. Tout Ă coup le pape descend ; il semblait avoir entendu ces voix chrĂ©tiennes. Les captifs volent au-devant du nouvel opprimĂ© ; ils tombent Ă genoux. Pie VII jette presque tout son corps hors de la portiĂšre. il Ă©tend ses mains amaigries et tremblantes sur ces guerriers qui avaient dĂ©fendu la libertĂ© de l'Espagne avec l'Ă©pĂ©e, comme il avait dĂ©fendu la libertĂ© de l'Italie avec la foi ; les deux glaives se croisent sur des tĂȘtes hĂ©roĂŻques. De Grenoble Pie VII atteignit Valence. LĂ , Pie VI avait expirĂ© ; lĂ , il s'Ă©tait Ă©criĂ© quand on le montra au peuple " Ecce homo ! " LĂ , Pie VI se sĂ©para de Pie VII ; le mort, rencontrant sa tombe, y rentra ; il fit cesser la double apparition, car jusqu'alors on avait vu comme deux papes marchant ensemble, ainsi que l'ombre accompagne le corps. Pie VII portait l'anneau que Pie VI avait au doigt lorsqu'il expira signe qu'il avait acceptĂ© les misĂšres et les destinĂ©es de son devancier. A deux lieues de Comana, saint Chrysostome logea aux Ă©tablissements de saint Basilisque ; ce martyr lui apparut pendant la nuit et lui dit " Courage, mon frĂšre Jean ! demain nous serons ensemble. " Jean rĂ©pliqua " Dieu soit louĂ© de tout ! " Il s'Ă©tendit Ă terre et mourut. A Valence, Bonaparte commença la carriĂšre d'oĂč il s'Ă©lança sur Rome. On ne laissa pas le temps Ă Pie VII de visiter les cendres de Pie VI ; on le poussa prĂ©cipitamment Ă Avignon c'Ă©tait le faire rentrer dans la petite Rome ; il y put voir la glaciĂšres dans les souterrains du palais d'une autre lignĂ©e de pontifes, et entendre la voix de l'ancien poĂšte couronnĂ©, qui rappelait les successeurs de saint Pierre au Capitole. Conduit au hasard, il rentra dans la Savoie maritime ; au pont du Var, il le voulut traverser Ă pied, il rencontra la population divisĂ©e en ordres de mĂ©tiers, les ecclĂ©siastiques vĂȘtus de leurs habits sacerdotaux, et dix mille personnes Ă genoux dans un profond silence. La reine d'Etrurie avec ses deux enfants, Ă genoux aussi attendait le Saint PĂšre au bout du pont. A Nice, les rues de la ville Ă©taient jonchĂ©es de fleurs. Le commandant qui menait le pape Ă Savone, prit la nuit un chemin infrĂ©quentĂ© par les bois ; Ă son grand Ă©tonnement il tomba au milieu d'une illumination solitaire ; un lampion avait Ă©tĂ© attachĂ© Ă chaque arbre. Le long de la mer, la Corniche Ă©tait pareillement illuminĂ©e ; les vaisseaux aperçurent de loin ces phares que le respect, l'attendrissement et la piĂ©tĂ© allumaient pour le naufrage d'un moine captif. NapolĂ©on revint-il ainsi de Moscou ? Etait-ce du bulletin de ses bienfaits et des bĂ©nĂ©dictions des peuples qu'il Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© ? Durant ce long voyage, la bataille de Wagram avait Ă©tĂ© gagnĂ©e, le mariage de NapolĂ©on avec Marie-Louise arrĂȘtĂ©. Treize des cardinaux mandĂ©s Ă Paris furent exilĂ©s et la consulte romaine formĂ©e par la France avait de nouveau prononcĂ© la rĂ©union du Saint-SiĂšge Ă l'empire. Le pape dĂ©tenu Ă Savone, fatiguĂ© et assiĂ©gĂ© par les crĂ©atures de NapolĂ©on, Ă©mit un bref dont le cardinal Roverella fut le principal auteur, et qui permettait d'envoyer des bulles de confirmation Ă diffĂ©rents Ă©vĂȘques nommĂ©s. L'empereur n'avait pas comptĂ© sur tant de complaisance ; il rejeta le bref parce qu'il lui eĂ»t fallu mettre le souverain pontife en libertĂ©. Dans un accĂšs de colĂšre il avait ordonnĂ© que les cardinaux opposants quittassent la pourpre ; quelques-uns furent enfermĂ©s Ă Vincennes. Le prĂ©fet de Nice Ă©crivit Ă Pie VII que " dĂ©fense lui Ă©tait faite de communiquer avec aucune Ă©glise de l'empire, sous peine de dĂ©sobĂ©issance ; que lui, Pie VII a cessĂ© d'ĂȘtre l'organe de l'Eglise parce qu'il prĂȘche la rĂ©bellion et que son Ăąme est toute de fiel ; que, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra que Sa MajestĂ© est assez puissante pour dĂ©poser un pape ". Etait-ce bien le vainqueur de Marengo qui avait dictĂ© la minute d'une pareille lettre ? Enfin, aprĂšs trois ans de captivitĂ© Ă Savone, le 9 de juin 1812, le pape fut mandĂ© en France. On lui enjoignit de changer d'habits dirigĂ© sur Turin, il arriva Ă l'hospice du mont Cenis au milieu de la nuit. LĂ , prĂšs d'expirer, il reçut l'extrĂȘme-onction. On ne lui permit de s'arrĂȘter que le temps nĂ©cessaire Ă l'administration du dernier sacrement ; on ne souffrit pas qu'il sĂ©journĂąt prĂšs du ciel. Il ne se plaignit point ; il renouvelait l'exemple de la mansuĂ©tude de la martyre de Verceil. Au bas de la montagne, au moment qu'elle allait ĂȘtre dĂ©collĂ©e, voyant tomber l'agrafe de la chlamyde du bourreau, elle dit Ă cet homme " VoilĂ une agrafe d'or qui vient de tomber de ton Ă©paule ; ramasse-la, crainte de perdre ce que tu n'as gagnĂ© qu'avec beaucoup de travail. " Pendant sa traversĂ©e de la France, on ne permit pas Ă Pie VII de descendre de voiture. S'il prenait quelque nourriture, c'Ă©tait dans cette voiture mĂȘme, que l'on enfermait dans les remises de la poste. Le 20 juin au matin, il arriva Ă Fontainebleau ; Bonaparte trois jours aprĂšs franchissait le NiĂ©men pour commencer son expiation. Le concierge refusa de recevoir le captif, parce qu'aucun ordre ne lui Ă©tait encore parvenu. L'ordre envoyĂ© de Paris, le pape entra dans le chĂąteau ; il y fit entrer avec lui la justice cĂ©leste sur la mĂȘme table oĂč Pie VII appuyait sa main dĂ©faillante, NapolĂ©on signa son abdication. Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, l'ingrate occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral sans la moindre utilitĂ©, il s'aliĂ©na comme Ă plaisir les peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre ces deux prĂ©cipices qu'il avait creusĂ©s aux deux bords de sa vie, il alla, par une Ă©troite chaussĂ©e, chercher sa destruction au fond de l'Europe, comme sur ce pont que la Mort, aidĂ©e du mal avait jetĂ© Ă travers le chaos. Pie VII n'est point Ă©tranger Ă ces MĂ©moires c'est le premier souverain auprĂšs duquel j'aie rempli une mission dans ma carriĂšre politique, commencĂ©e et subitement interrompue sous l'Empire. Je le vois encore me recevant au Vatican, le GĂ©nie du Christianisme ouvert sur sa table, dans le mĂȘme cabinet oĂč j'ai Ă©tĂ© admis aux pieds de LĂ©on XII et de Pie VIII. J'aime Ă rappeler ce qu'il a souffert les douleurs qu'il a bĂ©nies Ă Rome en 1803 payeront aux siennes par mon souvenir une dette de reconnaissance. CinquiĂšme coalition. - Prise de Vienne. - Bataille d'Essling. - Bataille de Wagram. - Paix signĂ©e dans le palais de l'empereur d'Autriche. - Divorce. - NapolĂ©on Ă©pouse Marie-Louise. - Naissance du roi de Rome. Le 9 avril 1809, se dĂ©clara la cinquiĂšme coalition entre l'Angleterre, l'Autriche, l'Espagne, sourdement appuyĂ©e du mĂ©contentement des autres peuples. Les Autrichiens, se plaignant de l'infraction de traitĂ©s, passent tout Ă coup l'Inn Ă Braunau on leur avait reprochĂ© leur lenteur, ils voulurent faire les NapolĂ©on ; cette allure ne leur allait pas. Heureux de quitter l'Espagne, Bonaparte accourt en BaviĂšre ; il se met Ă la tĂȘte des Bavarois sans attendre les Français tout soldat lui Ă©tait bon. Il dĂ©fait Ă d'Abensberg l'archiduc Louis, Ă EckmĂŒhl l'archiduc Charles ; il scie en deux l'armĂ©e autrichienne, il effectue le passage de la Salza. Il entre Ă Vienne. Le 21 et le 22 mai a lieu la terrible affaire d'Essling. La relation de l'archiduc Charles porte que, le premier jour, deux cent quatre-vingt-huit piĂšces autrichiennes tirĂšrent cinquante et un mille coups de canon, et que le lendemain plus de quatre cents piĂšces jouĂšrent de part et d'autre. Le marĂ©chal Lannes fut blessĂ© mortellement. Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia l'attachement des hommes se refroidit aussi vite que le boulet qui les frappe. La bataille de Wagram 14 juin 1809 rĂ©sume les diffĂ©rents combats livrĂ©s en Allemagne Bonaparte y dĂ©ploie tout son gĂ©nie. Le gĂ©nĂ©ral CĂ©sar de Laville, chargĂ© de l'aller prĂ©venir d'un dĂ©sastre qu'Ă©prouve l'aile gauche, le trouve Ă l'aile droite dirigeant l'attaque du marĂ©chal Davoust. NapolĂ©on revient sur-le-champ Ă la gauche et rĂ©pare l'Ă©chec essuyĂ© par MassĂ©na. Ce fut alors, au moment oĂč l'on croyait la bataille perdue, que, jugeant seul du contraire par les manoeuvres de l'ennemi, il s'Ă©cria " La bataille est gagnĂ©e ! " Il oppose sa volontĂ© Ă la victoire hĂ©sitante ; il la ramĂšne au feu comme CĂ©sar ramenait par la barbe au combat ses vĂ©tĂ©rans Ă©tonnĂ©s. Neuf cents bouches de bronze rugissent ; la plaine et les moissons sont en flammes ; de grands villages disparaissent ; l'action dure douze heures. Dans une seule charge, Lauriston marche au trot Ă l'ennemi, Ă la tĂȘte de cent piĂšces de canon. Quatre jours aprĂšs on ramassait au milieu des blĂ©s des militaires qui achevaient de mourir aux rayons du soleil sur des Ă©pis piĂ©tinĂ©s, couchĂ©s et collĂ©s par du sang les vers s'attachaient dĂ©jĂ aux plaies des cadavres avancĂ©s. Dans ma jeunesse, on s'occupait de lire les commentaires de Folard et Guischardt, de Tempelhof et de Lloyd, sur les campagnes de FrĂ©dĂ©ric II ; on Ă©tudiait l'ordre profond et l'ordre mince ; j'ai fait manoeuvrer sur ma table de sous-lieutenant bien de petits carrĂ©s de bois. La science militaire a changĂ© comme tout le reste par la RĂ©volution ; Bonaparte a inventĂ© la grande guerre, dont les conquĂȘtes de la RĂ©publique lui avaient fourni l'idĂ©e par les masses rĂ©quisitionnaires. Il mĂ©prisa les places fortes qu'il se contenta de masquer, s'aventura dans le pays envahi et gagna tout, Ă coups de batailles. Il ne s'occupait point de retraites ; il allait droit devant lui comme ces voies romaines qui traversent sans se dĂ©tourner les prĂ©cipices et les montagnes. Il portait toutes ses forces sur un point, puis ramassait au demi-cercle les corps isolĂ©s dont il avait rompu la ligne. Cette manoeuvre qui lui fut propre Ă©tait d'accord avec la furie française ; mais elle n'eĂ»t point rĂ©ussi avec des soldats moins impĂ©tueux et moins agiles. Il faisait aussi, vers la fin de sa carriĂšre, charger l'artillerie et emporter les redoutes par la cavalerie. Qu'en est-il rĂ©sultĂ© ? En menant la France Ă la guerre, on a appris Ă l'Europe Ă marcher il ne s'est plus agi que de multiplier les moyens ; les masses ont Ă©quipollĂ© les masses. Au lieu de cent mille hommes on en a pris six cent mille ; au lieu de cent piĂšces de canon on en a traĂźnĂ© cinq cents la science ne s'est point accrue ; l'Ă©chelle seulement s'est Ă©largie. Turenne en savait autant que Bonaparte, mais il n'Ă©tait pas maĂźtre absolu et ne disposait pas de quarante millions d'hommes. TĂŽt ou tard il faudra rentrer dans la guerre civilisĂ©e que savait encore Moreau, guerre qui laisse les peuples en repos tandis qu'un petit nombre de soldats font leur devoir ; il faudra en revenir Ă l'art des retraites, Ă la dĂ©fense d'un pays au moyen des places fortes, aux manoeuvres patientes qui ne coĂ»tent que des heures en Ă©pargnant des hommes. Ces Ă©normes batailles de NapolĂ©on sont au delĂ de la gloire ; l'oeil ne peut embrasser ces champs de carnage qui, en dĂ©finitive, n'amĂšnent aucun rĂ©sultat proportionnĂ© Ă leurs calamitĂ©s. L'Europe, Ă moins d'Ă©vĂ©nements imprĂ©vus, est pour longtemps dĂ©goĂ»tĂ©e de combats. NapolĂ©on a tuĂ© la guerre en l'exagĂ©rant notre guerre d'Afrique n'est qu'une Ă©cole expĂ©rimentale ouverte Ă nos soldats. Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, NapolĂ©on montra l'impassibilitĂ© qui lui Ă©tait propre et qu'il affectait, afin de paraĂźtre au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutĂŽt il rĂ©pĂ©ta son mot habituel dans de telles circonstances " VoilĂ une grande consommation ! " Lorsqu'on lui recommandait des officiers blessĂ©s, il rĂ©pondait " Ils sont absents. " Si la vertu militaire enseigne quelques vertus, elle en affaiblit plusieurs le soldat trop humain ne pourrait accomplir son oeuvre ; la vue du sang et des larmes, les souffrances, les cris de douleur, l'arrĂȘtant Ă chaque pas, dĂ©truiraient en lui ce qui fait les CĂ©sars ; race dont, aprĂšs tout, on se passerait volontiers. AprĂšs la bataille de Wagram, un armistice est convenu Ă ZnaĂŻm. Les Autrichiens, quoi qu'en disent nos bulletins, s'Ă©taient retirĂ©s en bon ordre et n'avaient pas laissĂ© derriĂšre eux un seul canon montĂ©. Bonaparte, en possession de SchoenbrĂŒnn, y travaillait Ă la paix. " Le 13 octobre, dit le duc de Cadore, j'Ă©tais venu de Vienne pour travailler avec l'empereur. AprĂšs quelques moments d'entretien, il me dit " Je vais passer la revue ; restez dans mon cabinet ; vous rĂ©digerez cette note que je verrai aprĂšs la revue. " Je restai dans son cabinet avec M. de Menneval, son secrĂ©taire intime ; il rentra bientĂŽt. - Le prince de Lichtenstein, me dit NapolĂ©on, ne vous a-t-il pas fait connaĂźtre qu'on lui faisait souvent la proposition de m'assassiner ? - Oui, sire ; il m'a exprimĂ© l'horreur avec laquelle il rejetait ces propositions. - Eh bien ! on vient d'en faire la tentative. Suivez-moi. " J'entrai avec lui dans le salon. LĂ Ă©taient quelques personnes qui paraissaient trĂšs agitĂ©es et qui entouraient un jeune homme de dix-huit Ă vingt ans, d'une figure agrĂ©able, trĂšs douce, annonçant une sorte de candeur, et qui seul paraissait conserver un grand calme. C'Ă©tait l'assassin. Il fut interrogĂ© avec une grande douceur par NapolĂ©on lui-mĂȘme, le gĂ©nĂ©ral Rapp servant d'interprĂšte. Je ne rapporterai que quelques-unes de ses rĂ©ponses, qui me frappĂšrent davantage. " Pourquoi vouliez-vous m'assassiner ? - Parce qu'il n'y aura jamais de paix pour l'Allemagne tant que vous serez au monde. - Qui vous a inspirĂ© ce projet ? - L'amour de mon pays. - Ne l'avez-vous concertĂ© avec personne ? - Je l'ai trouvĂ© dans ma conscience. - Ne saviez-vous pas Ă quels dangers vous vous exposiez ? - Je le savais ; mais je serais heureux de mourir pour mon pays. - Vous avez des principes religieux ; croyez-vous que Dieu autorise l'assassinat ? - J'espĂšre que Dieu me pardonnera en faveur de mes motifs. - Est-ce que, dans les Ă©coles que vous avez suivies, on enseigne cette doctrine ? - Un grand nombre de ceux qui les ont suivies avec moi sont animĂ©s de ces sentiments et disposĂ©s Ă dĂ©vouer leur vie au salut de la patrie. - Que feriez-vous si je vous mettais en libertĂ© ? - Je vous tuerais. " " La terrible naĂŻvetĂ© de ces rĂ©ponses, la froide et inĂ©branlable rĂ©solution qu'elles annonçaient, et ce fanatisme, si fort au-dessus de toutes les craintes humaines, firent sur NapolĂ©on une impression que je jugeai d'autant plus profonde qu'il montrait plus de sang-froid. Il fit retirer tout le monde, et je restai seul avec lui. AprĂšs quelques mots sur un fanatisme aussi aveugle et aussi rĂ©flĂ©chi, il me dit " Il faut faire la paix. " Ce rĂ©cit du duc de Cadore mĂ©ritait d'ĂȘtre citĂ© en entier. Les nations commençaient leur levĂ©e ; elles annonçaient Ă Bonaparte des ennemis plus puissants que les rois ; la rĂ©solution d'un seul homme du peuple sauvait alors l'Autriche. Cependant la fortune de NapolĂ©on ne voulait pas encore tourner la tĂȘte. Le 14 aoĂ»t 1809, dans le palais mĂȘme de l'empereur d'Autriche, il fait la paix ; cette fois la fille des CĂ©sars est la palme remportĂ©e ; mais JosĂ©phine avait Ă©tĂ© sacrĂ©e, et Marie-Louise ne le fut pas avec sa premiĂšre femme, la vertu de l'onction divine sembla se retirer du triomphateur. J'aurais pu voir dans Notre-Dame de Paris la mĂȘme cĂ©rĂ©monie que j'ai vue dans la cathĂ©drale de Reims ; Ă l'exception de NapolĂ©on, les mĂȘmes hommes y figuraient. Un des acteurs secrets qui eut le plus de part dans la conduite intĂ©rieure de cette affaire fut mon ami Alexandre de Laborde, blessĂ© dans les rangs des Ă©migrĂ©s, et honorĂ© de la croix de Marie-ThĂ©rĂšse pour ses blessures. Le 2 mars, le prince de NeuchĂątel Ă©pousa Ă Vienne, par procuration, l'archiduchesse Marie-Louise. Celle-ci partit pour la France, accompagnĂ©e de la princesse Murat Marie-Louise Ă©tait parĂ©e sur la route des emblĂšmes de la souveraine. Elle arriva Ă Strasbourg le 22 mars, et le 28 au chĂąteau de CompiĂšgne, oĂč Bonaparte l'attendait. Le mariage civil eut lieu Ă Saint-Cloud le 1er avril ; le 2, le cardinal Fesch donna dans le Louvre la bĂ©nĂ©diction nuptiale aux deux Ă©poux. Bonaparte apprit Ă cette seconde femme Ă lui devenir infidĂšle, ainsi que l'avait Ă©tĂ© la premiĂšre, en trompant lui-mĂȘme son propre lit par son intimitĂ© avec Marie-Louise avant la cĂ©lĂ©bration du mariage religieux mĂ©pris de la majestĂ© des moeurs royales et des lois saintes qui n'Ă©tait pas d'un heureux augure. Tout paraĂźt achevĂ©. Bonaparte a obtenu la seule chose qui lui manquait comme Philippe-Auguste s'alliant Ă Isabelle de Hainaut, il confond la derniĂšre race avec la race des grands rois ; le passĂ© se rĂ©unit Ă l'avenir. En arriĂšre comme en avant, il est dĂ©sormais le maĂźtre des siĂšcles s'il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d'arrĂȘter le monde et n'a pas celle de s'arrĂȘter il ira jusqu'Ă ce qu'il ait conquis la derniĂšre couronne qui donne du prix Ă toutes les autres, la couronne du malheur. L'archiduchesse Marie-Louise, le 20 mars 1811, accouche d'un fils sanction supposĂ©e des fĂ©licitĂ©s prĂ©cĂ©dentes. De ce fils, Ă©clos, comme les oiseaux du pĂŽle, au soleil de minuit, il ne restera qu'une valse triste, composĂ©e par lui-mĂȘme Ă SchoenbrĂŒnn, et jouĂ©e sur des orgues dans les rues de Paris, autour du palais de son pĂšre. Projets et prĂ©paratifs de la guerre de Russie. - Embarras de NapolĂ©on. Bonaparte ne voyait plus d'ennemis ; ne sachant oĂč prendre des empires, faute de mieux il avait pris le royaume de Hollande Ă son frĂšre. Mais une inimitiĂ© secrĂšte, qui remontait Ă l'Ă©poque de la mort du duc d'Enghien, Ă©tait restĂ©e au fond du coeur de NapolĂ©on contre Alexandre. Une rivalitĂ© de puissance l'animait ; il savait ce que la Russie pouvait faire et Ă quel prix il avait achetĂ© les victoires de Friedland et d'Eylau. Les entrevues de Tilsit et d'Erfurt, des suspensions d'armes forcĂ©es, une paix que le caractĂšre de Bonaparte ne pouvait supporter, des dĂ©clarations d'amitiĂ©, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquĂȘtes communes, tout cela n'Ă©tait que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales oĂč NapolĂ©on n'Ă©tait point entrĂ©, un empire debout en face de l'empire français les deux colosses se devaient mesurer. A force d'Ă©tendre la France, Bonaparte avait rencontrĂ© les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontrĂ© les Goths. Un calme naturel, soutenu d'une piĂ©tĂ© sincĂšre depuis qu'il Ă©tait revenu Ă la religion, inclinait Alexandre Ă la paix il ne l'aurait jamais rompue si l'on n'Ă©tait venu le chercher. Toute l'annĂ©e 1811 se passa en prĂ©paratifs. La Russie invitait l'Autriche domptĂ©e et la Prusse pantelante Ă se rĂ©unir Ă elle dans le cas oĂč elle serait attaquĂ©e. l'Angleterre arrivait avec sa bourse. L'exemple des Espagnols avait soulevĂ© les sympathies des peuples ; dĂ©jĂ commençait Ă se former le lien de la vertu Tugendbund qui enserrait peu Ă peu la jeune Allemagne. Bonaparte nĂ©gociait ; il faisait des promesses il laissait espĂ©rer au roi de Prusse la possession des provinces russes allemandes ; le roi de Saxe et l'Autriche se flattaient d'obtenir des agrandissements dans ce qui restait encore de la Pologne ; des princes de la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin rĂȘvaient des changements de territoire Ă leur convenance ; il n'y avait pas jusqu'Ă la France que NapolĂ©on ne mĂ©ditĂąt d'Ă©largir, quoiqu'elle dĂ©bordĂąt dĂ©jĂ sur l'Europe ; il prĂ©tendait l'augmenter nominativement de l'Espagne. Le gĂ©nĂ©ral SĂ©bastiani lui dit " Et votre frĂšre ? " NapolĂ©on rĂ©pliqua " Qu'importe mon frĂšre ! est-ce qu'on donne un royaume comme l'Espagne ? " Le maĂźtre disposait par un mot du royaume qui avait coĂ»tĂ© tant de malheurs et de sacrifices Ă Louis XIV ; mais il ne l'a pas gardĂ© si longtemps. Quant aux peuples, jamais homme n'en a moins tenu compte et ne les a plus mĂ©prisĂ©s que Bonaparte il en jetait des lambeaux Ă la meute de rois qu'il conduisait Ă la chasse, le fouet Ă la main " Attila, dit JornandĂšs, menait avec lui une foule de princes tributaires qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du maĂźtre des monarques pour exĂ©cuter ce qui leur serait ordonnĂ©. " Avant de marcher en Russie avec ses alliĂ©es l'Autriche et la Prusse, avec la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin composĂ©e de rois et de princes, NapolĂ©on avait voulu assurer ses deux flancs qui touchaient aux deux bords de l'Europe il nĂ©gociait deux traitĂ©s, l'un au midi avec Constantinople, l'autre au nord avec Stockholm. Ces traitĂ©s manquĂšrent. NapolĂ©on, Ă l'Ă©poque de son Consulat, avait renouĂ© des intelligences avec la Porte SĂ©lim et Bonaparte avaient Ă©changĂ© leurs portraits ; ils entretenaient une correspondance mystĂ©rieuse. NapolĂ©on Ă©crivait Ă son compĂšre, en date d'Ostende, 3 avril 1807 " Tu t'es montrĂ© le digne descendant des SĂ©lim et des Soliman. Confie-moi tous tes besoins je suis assez puissant et assez intĂ©ressĂ© Ă tes succĂšs, tant par amitiĂ© que par politique, pour n'avoir rien Ă te refuser. " Charmante effusion de tendresse entre deux sultans causant bec Ă bec, comme aurait dit Saint-Simon. SĂ©lim renversĂ©, NapolĂ©on revient au systĂšme russe et songe Ă partager la Turquie avec Alexandre ; puis, bouleversĂ© encore par un nouveau cataclysme d'idĂ©es, il se dĂ©termine Ă l'invasion de l'empire moscovite. Mais ce n'est que le 21 mars 1812 qu'il demande Ă Mahmoud son alliance, requĂ©rant soudain de lui cent mille Turcs au bord du Danube. Pour cette armĂ©e, il offre Ă la Porte la Valachie et la Moldavie. Les Russes l'avaient devancĂ© ; leur traitĂ© Ă©tait au moment de se conclure, et il fut signĂ© le 28 mai 1812. Au nord, les Ă©vĂ©nements trompĂšrent Ă©galement Bonaparte. Les SuĂ©dois auraient pu envahir la Finlande, comme les Turcs menacer la CrimĂ©e par cette combinaison la Russie, ayant deux guerres sur les bras, eĂ»t Ă©tĂ© dans l'impossibilitĂ© de rĂ©unir ses forces contre la France ; ce serait de la politique sur une vaste Ă©chelle, si le monde n'Ă©tait aujourd'hui rapetissĂ© au moral comme au physique par la communication des idĂ©es et des chemins de fer. Stockholm, se renfermant dans une politique nationale, s'arrangea avec PĂ©tersbourg. AprĂšs avoir perdu en 1807 la PomĂ©ranie envahie par les Français, et en 1808 la Finlande envahie par la Russie, Gustave IV avait Ă©tĂ© dĂ©posĂ©. Gustave, loyal et fou, a augmentĂ© le nombre des rois errants sur la terre, et moi, je lui ai donnĂ© une lettre de recommandation pour les PĂšres de Terre sainte c'est au tombeau de JĂ©sus-Christ qu'il se faut consoler. L'oncle de Gustave fut mis en place de son neveu dĂ©trĂŽnĂ©. Bernadotte, ayant commandĂ© le corps d'armĂ©e français en PomĂ©ranie, s'Ă©tait attirĂ© l'estime des SuĂ©dois ; ils jetĂšrent les yeux sur lui ; Bernadotte fut choisi pour combler le vide que laissait le prince de Holstein-Augustembourg, prince hĂ©rĂ©ditaire de SuĂšde, nouvellement Ă©lu et mort. NapolĂ©on vit avec dĂ©plaisir l'Ă©lection de son ancien compagnon. L'inimitiĂ© de Bonaparte et de Bernadotte remontait haut Bernadotte s'Ă©tait opposĂ© au 18 brumaire ; ensuite il contribua, par des conversations animĂ©es et par l'ascendant qu'il exerçait sur les esprits, Ă ces brouillements qui amenĂšrent Moreau devant une cour de justice. Bonaparte se vengea Ă sa façon, en cherchant Ă ravaler un caractĂšre. AprĂšs le jugement de Moreau il fit prĂ©sent Ă Bernadotte d'une maison, rue d'Anjou, dĂ©pouille du gĂ©nĂ©ral condamnĂ© ; par une faiblesse alors trop commune, le beau-frĂšre de Joseph n'osa refuser cette munificence peu honorable. Grosbois fut donnĂ© Ă Berthier. La fortune ayant mis le sceptre de Charles XII aux mains d'un compatriote de Henri IV, Charles-Jean se refusa Ă l'ambition de NapolĂ©on ; il pensa qu'il lui Ă©tait plus sĂ»r d'avoir pour alliĂ© Alexandre, son voisin, que NapolĂ©on, ennemi Ă©loignĂ© ; il se dĂ©clara neutre, conseilla la paix et se proposa pour mĂ©diateur entre la Russie et la France. Bonaparte entre en fureur ; il s'Ă©crie " Lui, le misĂ©rable, il me donne des conseils ! il veut me faire la loi ! un homme qui tient tout de ma bontĂ© ! quelle ingratitude ! Je saurai bien le forcer de suivre mon impulsion souveraine ! " A la suite de ces violences, Bernadotte signa le 24 mars 1812 le traitĂ© de PĂ©tersbourg. Ne demandez pas de quel droit Bonaparte traitait Bernadotte de misĂ©rable , oubliant qu'il ne sortait, lui Bonaparte, ni d'une source plus Ă©levĂ©e, ni d'une autre origine la RĂ©volution et les armes. Ce langage insultant n'annonçait ni la hauteur hĂ©rĂ©ditaire du rang, ni la grandeur de l'Ăąme. Bernadotte n'Ă©tait point ingrat, il ne devait rien Ă la bontĂ© de Bonaparte. L'empereur s'Ă©tait transformĂ© en un monarque de vieille race qui s'attribue tout, qui ne parle que de lui, qui croit rĂ©compenser ou punir en disant qu'il est satisfait ou mĂ©content. Beaucoup de siĂšcles passĂ©s sous la couronne, une longue suite de tombeaux Ă Saint-Denis, n'excuseraient pas mĂȘme ces arrogances. La fortune ramena des Etats-Unis et du nord de l'Europe deux gĂ©nĂ©raux français sur le mĂȘme champ de bataille, pour faire la guerre Ă un homme contre lequel ils s'Ă©taient d'abord rĂ©unis et qui les avait sĂ©parĂ©s. Soldat ou roi, nul ne songeait alors qu'il y eĂ»t crime Ă vouloir renverser l'oppresseur des libertĂ©s. Bernadotte triompha, Moreau succomba. Les hommes disparus jeunes sont de vigoureux voyageurs ; ils font vite une route que des hommes plus dĂ©biles achĂšvent Ă pas lents. L'empereur entreprend l'expĂ©dition de Russie. - Objections. - Faute de NapolĂ©on. Ce ne fut pas faute d'avertissements que Bonaparte s'obstina Ă la guerre de Russie le duc de Frioul, le comte de SĂ©gur, le duc de Vicence, consultĂ©s, opposĂšrent Ă cette entreprise une foule d'objections " Il ne faut pas, disait courageusement le dernier Histoire de la grande armĂ©e , en s'emparant du continent et mĂȘme des Etats de la famille de son alliĂ©, accuser cet alliĂ© de manquer au systĂšme continental. Quand les armĂ©es françaises couvraient l'Europe, comment reprocher aux Russes leur armĂ©e ? Fallait-il donc se jeter par delĂ tous ces peuples de l'Allemagne, dont les plaies faites par nous n'Ă©taient point encore cicatrisĂ©es ? Les Français ne se reconnaissaient dĂ©jĂ plus au milieu d'une patrie qu'aucune frontiĂšre naturelle ne limitait. Qui donc dĂ©fendra la vĂ©ritable France abandonnĂ©e ? - Ma renommĂ©e ", rĂ©pliqua l'empereur. MĂ©dĂ©e avait fourni cette rĂ©ponse NapolĂ©on faisait descendre Ă lui la tragĂ©die. Il annonçait le dessein d'organiser l'empire en cohortes de ban et d'arriĂšre-ban sa mĂ©moire Ă©tait une confusion de temps et de souvenirs. A l'objection des divers partis existants encore dans l'empire, il rĂ©pondait " Les royalistes redoutent plus ma perte qu'ils ne la dĂ©sirent. Ce que j'ai fait de plus utile et de plus difficile a Ă©tĂ© d'arrĂȘter le torrent rĂ©volutionnaire il aurait tout englouti. Vous craignez la guerre pour mes jours ? Me tuer, moi, c'est impossible ai-je donc accompli les volontĂ©s du Destin ? Je me sens poussĂ© vers un but que je ne connais pas. Quand je l'aurai atteint, un atome suffira pour m'abattre. " C'Ă©tait encore une copie les Vandales en Afrique, Alaric en Italie, disaient ne cĂ©der qu'Ă une impulsion surnaturelle divino jussu ac perurgeri . L'absurde et honteuse querelle avec le pape augmentant les dangers de la position de Bonaparte, le cardinal Fesch le conjurait de ne pas s'attirer Ă la fois l'inimitiĂ© du ciel et de la terre NapolĂ©on prit son oncle par la main, le mena Ă une fenĂȘtre c'Ă©tait la nuit et lui dit " Voyez-vous cette Ă©toile ? - Non, sire. - Regardez bien. - Sire, je ne la vois pas. - Eh bien, moi, je la vois. " " Vous aussi, disait Bonaparte Ă M. de Caulaincourt, vous ĂȘtes devenu Russe. " " Souvent, assure M. de SĂ©gur, on le voyait NapolĂ©on Ă demi renversĂ© sur un sofa, plongĂ© dans une mĂ©ditation profonde ; puis il en sort tout Ă coup comme en sursaut, convulsivement et par des exclamations ; il croit s'entendre nommer et s'Ă©crie Qui m'appelle ? Alors il se lĂšve, marche avec agitation. " Quand le BalafrĂ© touchait Ă sa catastrophe, il monta sur la terrasse du donjon du chĂąteau de Blois, appelĂ©e le Perche au Breton sous un ciel d'automne, une campagne dĂ©serte s'Ă©tendant au loin, on le vit se promener Ă grands pas avec des mouvements furieux. Bonaparte, dans ses hĂ©sitations salutaires, dit " Rien n'est assez Ă©tabli autour de moi pour une guerre aussi lointaine ; il faut la retarder de trois ans. " Il offrait de dĂ©clarer au czar qu'il ne contribuerait ni directement, ni indirectement, au rĂ©tablissement d'un royaume de Pologne l'ancienne et la nouvelle France ont Ă©galement abandonnĂ© ce fidĂšle et malheureux pays. Cet abandon, entre toutes les fautes politiques commises par Bonaparte, est une des plus graves. Il a dĂ©clarĂ© depuis cette faute, que s'il n'avait pas procĂ©dĂ© Ă un rĂ©tablissement hautement indiquĂ©, c'est qu'il avait craint de dĂ©plaire Ă son beau-pĂšre. Bonaparte Ă©tait bien homme Ă ĂȘtre retenu par des considĂ©rations de famille ! L'excuse Ă©tait si faible qu'elle ne le mĂšne, en la donnant, qu'Ă maudire son mariage avec Marie-Louise. Loin d'avoir senti ce mariage de la mĂȘme maniĂšre, l'empereur de Russie s'Ă©tait Ă©criĂ© " Me voilĂ renvoyĂ© au fond de mes forĂȘts. " Bonaparte fut tout simplement aveuglĂ© par l'antipathie qu'il avait pour la libertĂ© des peuples. Le prince Poniatowski, lors de la premiĂšre invasion de l'armĂ©e française avait organisĂ© des troupes polonaises ; des corps politiques s'Ă©taient assemblĂ©s ; la France maintint deux ambassadeurs successifs Ă Varsovie, l'archevĂȘque de Malines et M. Bignon. Français du Nord, les Polonais Ă©taient braves et lĂ©gers comme nous, ils parlaient notre langue ; ils nous aimaient comme des frĂšres ; ils se faisaient tuer pour nous avec une fidĂ©litĂ© oĂč respirait leur aversion de la Russie. La France les avait jadis perdus ; il lui appartenait de leur rendre la vie ne devait-on rien Ă ce peuple sauveur de la chrĂ©tientĂ© ? Je l'ai dit Ă Alexandre Ă VĂ©rone " Si Votre MajestĂ© ne rĂ©tablit pas la Pologne, elle sera obligĂ©e de l'exterminer. " PrĂ©tendre ce royaume condamnĂ© Ă l'oppression par sa position gĂ©ographique, c'est trop accorder aux collines et aux riviĂšres vingt peuples entourĂ©s de leur seul courage ont gardĂ© leur indĂ©pendance, et l'Italie, remparĂ©e des Alpes, est tombĂ©e sous le joug de quiconque les a voulu franchir. Il serait plus juste de reconnaĂźtre une autre fatalitĂ©, savoir que les peuples belliqueux, habitants des plaines, sont condamnĂ©s Ă la conquĂȘte des plaines sont accourus les divers envahisseurs de l'Europe. Loin de favoriser la Pologne, on voulut que ses soldats prissent la cocarde nationale ; pauvre qu'elle Ă©tait, on la chargeait d'entretenir une armĂ©e française de quatre-vingt mille hommes ; le grand-duchĂ© de Varsovie Ă©tait promis au roi de Saxe. Si la Pologne eĂ»t Ă©tĂ© reformĂ©e en royaume, la race slave depuis la Baltique jusqu'Ă la mer Noire reprenait son indĂ©pendance. MĂȘme dans l'abandon oĂč NapolĂ©on laissait les Polonais, tout en se servant d'eux, ils demandaient qu'on les jetĂąt en avant ; ils se vantaient de pouvoir seuls entrer sans nous Ă Moscou proposition inopportune ! Le poĂšte armĂ©, Bonaparte, avait reparu ; il voulait monter au Kremlin pour y chanter et pour signer un dĂ©cret sur les théùtres. Quoi qu'on publie aujourd'hui Ă la louange de Bonaparte, ce grand dĂ©mocrate, sa haine des gouvernements constitutionnels Ă©tait invincible ; elle ne l'abandonna point alors mĂȘme qu'il Ă©tait entrĂ© dans les dĂ©serts menaçants de la Russie. Le sĂ©nateur Wibicki lui apporta jusqu'Ă Wilna les rĂ©solutions de la DiĂšte de Varsovie " C'est Ă vous ", disait-il dans son exagĂ©ration sacrilĂšge, " c'est Ă vous qui dictez au siĂšcle son histoire, et en qui la force de la Providence rĂ©side, c'est Ă vous d'appuyer des efforts que vous devez approuver. " Il venait, lui Wibicki, demander Ă NapolĂ©on le Grand de prononcer ces seules paroles " Que le royaume de Pologne existe ", et le royaume de Pologne existera. " Les Polonais se dĂ©voueront aux ordres du chef devant qui les siĂšcles ne sont qu'un moment, et l'espace qu'un point. " NapolĂ©on rĂ©pondit " Gentilshommes, dĂ©putĂ©s de la ConfĂ©dĂ©ration de Pologne, j'ai entendu avec intĂ©rĂȘt ce que vous venez de me dire. Polonais, je penserais et agirais comme vous ; j'aurais votĂ© comme vous dans l'assemblĂ©e de Varsovie. L'amour de son pays est le premier devoir de l'homme civilisĂ©. Dans ma situation, j ' ai beaucoup d ' intĂ©rĂȘts Ă concilier et beaucoup de devoirs Ă remplir . Si j'avais rĂ©gnĂ© pendant le premier, le second, ou le troisiĂšme partage de la Pologne, j'aurais armĂ© mes peuples pour la dĂ©fendre. " J'aime votre nation ! Pendant seize ans j'ai vu vos soldats Ă mes cĂŽtĂ©s, dans les champs d'Italie et dans ceux de l'Espagne. J'applaudis Ă ce que vous avez fait ; j'autorise les efforts que vous voulez faire je ferai tout ce qui dĂ©pendra de moi pour seconder vos rĂ©solutions. " Je vous ai tenu le mĂȘme langage dĂšs ma premiĂšre entrĂ©e en Pologne. Je dois y ajouter que j ' ai garanti Ă l ' empereur d ' Autriche l ' intĂ©gritĂ© de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manoeuvre, ou aucun mouvement qui tende Ă troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne . " Je rĂ©compenserai ce dĂ©vouement de vos contrĂ©es qui vous rend si intĂ©ressants et vous acquiert tant de titres Ă mon estime et Ă ma protection, par tout ce qui pourra dĂ©pendre de moi dans les circonstances . " Ainsi crucifiĂ©e pour le rachat des nations, la Pologne a Ă©tĂ© abandonnĂ©e ; on a lĂąchement insultĂ© sa passion ; on lui a prĂ©sentĂ© l'Ă©ponge pleine de vinaigre, lorsque sur la croix de la libertĂ© elle a dit " J'ai soif, sitio . " " Quand la libertĂ©, s'Ă©cria Mickiewicz, s'assiĂ©ra sur le trĂŽne du monde, elle jugera les nations. Elle dira Ă la France Je t'ai appelĂ©e, tu ne m'as pas Ă©coutĂ©e va donc Ă l'esclavage. " " Tant de sacrifices, tant de travaux, dit l'abbĂ© de Lamennais, doivent-ils ĂȘtre stĂ©riles ? Les sacrĂ©s martyrs n'auraient-ils semĂ© dans les champs de la patrie qu'un esclavage Ă©ternel ? Qu'entendez-vous dans ces forĂȘts ? Le murmure triste des vents. Que voyez-vous passer sur ces plaines ? L'oiseau voyageur qui cherche un lieu pour se reposer. " RĂ©union Ă Dresde. - Bonaparte passe en revue son armĂ©e et arrive au bord du NiĂ©men. Le 9 mai 1812, NapolĂ©on partit pour l'armĂ©e et se rendit Ă Dresde. C'est Ă Dresde qu'il rassembla les ressorts Ă©pars de la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin, et que, pour la premiĂšre et la derniĂšre fois, il mit en mouvement cette machine qu'il avait fabriquĂ©e. Parmi les chefs-d'oeuvre exilĂ©s qui regrettent le soleil de l'Italie, a lieu une rĂ©union de l'empereur NapolĂ©on et de l'impĂ©ratrice Marie-Louise, de l'empereur et de l'impĂ©ratrice d'Autriche, d'une cohue de souverains grands et petits. Ces souverains aspirent Ă former de leurs diverses cours les cercles subordonnĂ©s de la cour premiĂšre ils se disputent le vasselage ; l'un veut ĂȘtre Ă©chanson du sous-lieutenant de Brienne, l'autre son pannetier. L'histoire de Charlemagne est mise Ă contribution par l'Ă©rudition des chancelleries allemandes ; plus on Ă©tait Ă©levĂ©, plus on Ă©tait rampant " Une dame de Montmorency, dit Bonaparte dans Las Cases, se serait prĂ©cipitĂ©e pour renouer les souliers de l'impĂ©ratrice. " Lorsque Bonaparte traversait le palais de Dresde pour se rendre Ă un gala prĂ©parĂ©, il marchait le premier et en avant, le chapeau sur la tĂȘte ; François II suivait chapeau bas, accompagnant sa fille, l'impĂ©ratrice Marie-Louise ; la tourbe des princes venait pĂȘle-mĂȘle derriĂšre dans un respectueux silence. L'impĂ©ratrice d'Autriche manquait au cortĂšge ; elle se disait souffrante, ne sortait de ses appartements qu'en chaise Ă porteurs, pour Ă©viter de donner le bras Ă NapolĂ©on, qu'elle dĂ©testait. Ce qui restait de sentiments nobles s'Ă©tait retirĂ© au coeur des femmes. Un seul roi, le roi de Prusse, fut d'abord tenu Ă l'Ă©cart " Que me veut ce prince ? " s'Ă©criait Bonaparte avec impatience. " N'est-ce pas assez de l'importunitĂ© de ses lettres ? Pourquoi veut-il me persĂ©cuter encore de sa prĂ©sence ? Je n'ai pas besoin de lui. " Dures paroles contre le malheur, prononcĂ©es la veille du malheur. Le grand crime de FrĂ©dĂ©ric-Guillaume, auprĂšs du rĂ©publicain Bonaparte Ă©tait d' avoir abandonnĂ© la cause des rois . Les nĂ©gociations de la cour de Berlin avec le Directoire dĂ©celaient en ce prince, disait Bonaparte, une politique timide, intĂ©ressĂ©e, sans noblesse, qui sacrifiait sa dignitĂ© et la cause gĂ©nĂ©rale des trĂŽnes Ă de petits agrandissements . Quand il regardait sur une carte la nouvelle Prusse, il s'Ă©criait " Se peut-il que j'aie laissĂ© Ă cet homme tant de pays ! " Des trois commissaires des alliĂ©s qui le conduisirent Ă FrĂ©jus, le commissaire prussien fut le seul que Bonaparte reçut mal et avec lequel il ne voulut avoir aucun rapport. On a cherchĂ© la cause secrĂšte de cette aversion de l'empereur pour Guillaume ; on l'a cru trouver dans telle et telle circonstance particuliĂšre en parlant de la mort du duc d'Enghien, je pense avoir touchĂ© de plus prĂšs la vĂ©ritĂ©. Bonaparte attendit Ă Dresde les progrĂšs des colonnes de ses armĂ©es Marlborough, dans cette mĂȘme ville allant saluer Charles XII, aperçut sur une carte un tracĂ© aboutissant Ă Moscou ; il devina que le monarque prendrait cette route, et ne se mĂȘlerait pas de la guerre de l'occident. En n'avouant pas tout haut son projet d'invasion, Bonaparte ne pouvait nĂ©anmoins le cacher ; avec les diplomates il mettait en avant trois griefs l'ukase du 31 dĂ©cembre 1810, prohibant certaines importations en Russie, et dĂ©truisant, par cette prohibition, le systĂšme continental ; la protestation d'Alexandre contre la rĂ©union du duchĂ© d'Oldenbourg ; les armements de la Russie. Si l'on n'Ă©tait accoutumĂ© Ă l'abus des mots, on s'Ă©tonnerait de voir donner pour cause lĂ©gitime de guerre les rĂšglements de douanes d'un Etat indĂ©pendant et la violation d'un systĂšme que cet Etat n'a pas adoptĂ©. Quant Ă la rĂ©union du duchĂ© d'Oldenbourg et aux armements de la Russie, vous venez de voir que le duc de Vicence avait osĂ© montrer Ă NapolĂ©on l'outrecuidance de ces reproches. La justice est si sacrĂ©e, elle semble si nĂ©cessaire au succĂšs des affaires, que ceux mĂȘmes qui la foulent aux pieds prĂ©tendent n'agir que d'aprĂšs ses principes. Cependant le gĂ©nĂ©ral Lauriston fut envoyĂ© Ă Saint-PĂ©tersbourg et le comte de Narbonne au quartier gĂ©nĂ©ral d'Alexandre messagers de paroles suspectes de paix et de bon vouloir. L'abbĂ© de Pradt avait Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© Ă la DiĂšte polonaise ; il en revint surnommant son maĂźtre Jupiter-Scapin . Le comte de Narbonne rapporta qu'Alexandre, sans abattement et sans jactance, prĂ©fĂ©rait la guerre Ă une paix honteuse. Le czar professait toujours pour NapolĂ©on un enthousiasme naĂŻf ; mais il disait que la cause des Russes Ă©tait juste, et que son ambitieux ami avait tort. Cette vĂ©ritĂ© exprimĂ©e dans les bulletins moscovites prit l'empreinte du gĂ©nie national Bonaparte devint l' AntĂ©christ . NapolĂ©on quitte Dresde le 22 mai 1812, passe Ă Posen et Ă Thorn ; il y vit piller les Polonais par ses autres alliĂ©s. Il descend la Vistule, s'arrĂȘte Ă Dantzick, Koenigsberg et Gumbinnen. Chemin faisant, il passe en revue ses diffĂ©rentes troupes aux vieux soldats il parle des Pyramides, de Marengo, d'Austerlitz, d'IĂ©na, de Friedland ; avec les jeunes gens il s'occupe de leurs besoins, de leurs Ă©quipements, de leur solde, de leurs capitaines il jouait dans ce moment Ă la bontĂ©. 1. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sĂ©nateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. - 2. Retraite des Russes. - Le BorysthĂšne. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succĂšde Ă Barclay dans le commandement de l'armĂ©e russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. - 3. Extrait du dix-huitiĂšme bulletin de la grande armĂ©e. - 4. Marche en avant des Français. - Rostopchine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - EntrĂ©e de NapolĂ©on au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopchine. - SĂ©jour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. - 5. Retraite. - 6. Smolensk. - Suite de la retraite. - 7. Passage de la BĂ©rĂ©sina. - 8. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armĂ©e. - Retour de Bonaparte Ă Paris. - Harangue du SĂ©nat. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sĂ©nateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. Lorsque Bonaparte franchit le NiĂ©men, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille Ăąmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitiĂ© de la population de la chrĂ©tientĂ© lui obĂ©issait ; ses ordres Ă©taient exĂ©cutĂ©s dans un espace qui comprenait dix-neuf degrĂ©s de latitude et trente degrĂ©s de longitude. Jamais expĂ©dition plus gigantesque ne s'Ă©tait vue, ne se reverra. Le 22 juin, Ă son quartier gĂ©nĂ©ral de Wilkowiski, NapolĂ©on proclame la guerre " Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencĂ©e ; la premiĂšre s'est terminĂ©e Ă Tilsit ; la Russie est entraĂźnĂ©e par la fatalitĂ© ses destins doivent s'accomplir. " Moscou rĂ©pond Ă cette voix jeune encore par la bouche de son mĂ©tropolitain, ĂągĂ© de cent dix ans " La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mĂšre dans les bras de ses fils zĂ©lĂ©s, et chante Hosanna ! BĂ©ni soit celui qui arrive ! " Bonaparte s'adressait au Destin, Alexandre Ă la Providence. Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le NiĂ©men ; il ordonna d'y jeter trois ponts. A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l'autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient Ă eux et leur demande qui ils sont. " Français. - Pourquoi venez-vous en Russie ? - Pour vous faire la guerre. " Le Cosaque disparaĂźt dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forĂȘt ; on ne leur rĂ©pond point silence universel. Bonaparte Ă©tait demeurĂ© toute une journĂ©e Ă©tendu sans force et pourtant sans repos il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armĂ©es s'avancĂšrent Ă travers la forĂȘt de Pilwisky, Ă la faveur de l'obscuritĂ©, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-MĂ©otides. On ne voyait pas le NiĂ©men ; pour le reconnaĂźtre, il en fallut toucher les bords. Au lever du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s'avançant au-devant de leurs libĂ©rateurs, on ne vit que des sables nus et des forĂȘts dĂ©sertes " A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus Ă©levĂ©e, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallĂ©es, Ă©taient couvertes d'hommes et de chevaux. " SĂ©gur. L'ensemble des forces obĂ©issant Ă NapolĂ©on se montait Ă six cent quatre-vingt mille trois cents fantassins, Ă cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L'infanterie active, sous les ordres immĂ©diats de Bonaparte, Ă©tait rĂ©partie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français. L'armĂ©e franchit le NiĂ©men ; Bonaparte passe lui-mĂȘme le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s'arrĂȘte et voit dĂ©filer ses soldats, puis il Ă©chappe Ă la vue, et galope au hasard dans une forĂȘt, comme appelĂ© au conseil des esprits sur la bruyĂšre. Il revient ; il Ă©coute ; l'armĂ©e Ă©coutait on se figure entendre gronder le canon lointain ; on Ă©tait plein de joie ce n'Ă©tait qu'un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s'abrita dans un couvent abandonnĂ© double asile de paix. On a racontĂ© que le cheval de NapolĂ©on s'abattit et qu'on entendit murmurer " C'est un mauvais prĂ©sage ; un Romain reculerait. " Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le BĂątard, d'Edouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal rĂ©volutionnaire. Trois jours furent employĂ©s au passage des troupes ; elles prenaient rang et s'avançaient. NapolĂ©on s'empressait sur la route ; le temps lui criait " Marche ! marche ! " comme parle Bossuet. A Wilna, Bonaparte reçut le sĂ©nateur Wibicki, de la DiĂšte de Varsovie un parlementaire russe, Balascheff, se prĂ©sente Ă son tour ; il dĂ©clare qu'on pouvait encore traiter, qu'Alexandre n'Ă©tait point l'agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune dĂ©claration de guerre. NapolĂ©on rĂ©pond qu'Alexandre n'est qu'un gĂ©nĂ©ral Ă la parade ; qu'Alexandre n'a que trois gĂ©nĂ©raux Kutuzoff, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu'il est Russe ; Beningsen, dĂ©jĂ trop vieux il y a six ans et maintenant en enfance ; Barclay, gĂ©nĂ©ral de retraite. Le duc de Vicence, s'Ă©tant cru insultĂ© par Bonaparte dans la conversation, l'interrompit d'une voix irritĂ©e " Je suis bon Français ; je l'ai prouvĂ© je le prouverai encore, en rĂ©pĂ©tant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu'elle perdra l'armĂ©e, la France et l'empereur. " Bonaparte avait dit Ă l'envoyĂ© russe " Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? " Madame de StaĂ«l rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informĂ©e elle affirme qu'il existait une lettre Ă©crite Ă M. de Romanzoff par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes europĂ©ens le nom de Pologne et de Polonais preuve surabondante du dĂ©goĂ»t de NapolĂ©on pour ses braves suppliants. Bonaparte s'enquit devant Balascheff du nombre des Ă©glises de Moscou ; sur la rĂ©ponse, il s'Ă©crie " Comment tant d'Ă©glises Ă une Ă©poque oĂč l'on n'est plus chrĂ©tien ? - Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. " Balascheff renvoyĂ© avec des propositions inadmissibles, la derniĂšre lueur de paix s'Ă©vanouit. Les bulletins disaient " Le voilĂ donc cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c'est un dĂ©sert. Il faut plus de temps Ă Alexandre pour rassembler ses recrues qu'Ă NapolĂ©on pour arriver Ă Moscou. " Bonaparte, parvenu Ă Witepsk, eut un moment l'idĂ©e de s'y arrĂȘter. Rentrant Ă son quartier gĂ©nĂ©ral, aprĂšs avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son Ă©pĂ©e sur des cartes et s'Ă©cria " Je m'arrĂȘte ici ! ma campagne de 1812 est finie celle de 1813 fera le reste. " Heureux s'il eĂ»t tenu Ă cette rĂ©solution que tous ses gĂ©nĂ©raux lui conseillaient ! Il s'Ă©tait flattĂ© de recevoir de nouvelles propositions de paix ne voyant rien venir, il s'ennuya ; il n'Ă©tait qu'Ă vingt journĂ©es de Moscou. " Moscou, la ville sainte ! " rĂ©pĂ©tait-il. Son regard devenait Ă©tincelant, son air farouche l'ordre de partir est donnĂ©. On lui fait des observations ; il les dĂ©daigne ; Daru, interrogĂ©, lui rĂ©pond " qu'il ne conçoit ni le but ni la nĂ©cessitĂ© d'une pareille guerre ". L'empereur rĂ©plique " Me prend-on pour un insensĂ© ? Pense-t-on que je fais la guerre par goĂ»t ? " Ne lui avait-on pas entendu dire Ă lui, empereur, " que la guerre d'Espagne et celle de Russie Ă©taient deux chancres qui rongeaient la France " ? Mais pour faire la paix il fallait ĂȘtre deux, et l'on ne recevait pas une seule lettre d'Alexandre. Et ces chancres , de qui venaient-ils ? Ces inconsĂ©quences passent inaperçues et se changent mĂȘme au besoin en preuves de la candide sincĂ©ritĂ© de NapolĂ©on. Bonaparte se croirait dĂ©gradĂ© s'il s'arrĂȘtait dans une faute qu'il reconnaĂźt. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu'aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre il est sourd Ă ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas il se prĂ©cipite Ă Smolensk. Les proclamations des Russes disaient " Il vient NapolĂ©on la trahison dans le coeur et la loyautĂ© sur les lĂšvres, il vient nous enchaĂźner avec ses lĂ©gions d'esclaves. Portons la croix dans nos coeurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents Ă ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. " Sur les hauteurs de Smolensk NapolĂ©on retrouve l'armĂ©e russe, composĂ©e de cent vingt mille hommes " Je les tiens ! " s'Ă©crie-t-il. Le 17, au point du jour, Belliard jette une bande de Cosaques dans le Dniepr ; le rideau repliĂ©, on aperçoit l'armĂ©e ennemie sur la route de Moscou ; elle se retirait. Le rĂȘve de Bonaparte lui Ă©chappe encore. Murat, qui avait trop contribuĂ© Ă la vaine poursuite, dans son dĂ©sespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries Ă©crasĂ©e par le feu de la citadelle de Smolensk non encore Ă©vacuĂ©e " Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! " s'Ă©criait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle rangĂ©e sur des hauteurs qui s'Ă©lĂšvent en amphithéùtre, notre armĂ©e contemplait le combat au-dessous quand elle vit les assaillants s'Ă©lancer Ă travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait Ă l'aspect des ruines de ThĂšbes. Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davoust escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumĂ©e ; le son de quelques voix lointaines arrive Ă son oreille le pistolet Ă la main il se dirige de ce cĂŽtĂ© et, Ă son grand Ă©tonnement, il tombe dans une patrouille d'amis. Les Russes avaient abandonnĂ© la ville, et les Polonais de Poniatowski l'avaient occupĂ©e. Murat, par son costume extraordinaire, par le caractĂšre de sa vaillance qui ressemblait Ă la leur, excitait l'enthousiasme des Cosaques. Un jour qu'il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s'emporte contre elles, les gourmande et leur commande les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obĂ©issent Ă l'ordre du gĂ©nĂ©ral ennemi. Lorsque nous vĂźmes Ă Paris l'hetman Platoff, nous ignorions ses afflictions paternelles en 1812 il avait un fils beau comme l'Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l'Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l'intrĂ©piditĂ© de l'Ăąge qui fleurit et espĂšre un hulan polonais le tua. Etendu sur une peau d'ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des priĂšres funĂšbres, l'enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils dĂ©filent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversĂ©e contre terre on croyait voir les funĂ©railles dĂ©crites par l'historien des Goths, ou les cohortes prĂ©toriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces . " Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. " Edda de Soemund . Retraite des Russes. - Le BorysthĂšne. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succĂšde Ă Barclay dans le commandement de l'armĂ©e russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. Bonaparte Ă©crivit de Smolensk en France qu'il Ă©tait maĂźtre des salines russes et que son ministre du TrĂ©sor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus. La Russie fuyait vers le pĂŽle les seigneurs, dĂ©sertant leurs chĂąteaux de bois, s'en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniepr , ou l'ancien BorysthĂšne , dont les eaux avaient jadis Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©es saintes par Wladimir, Ă©tait franchi ce fleuve avait envoyĂ© aux peuples civilisĂ©s des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisĂ©s. Sauvage dĂ©guisĂ© sous un nom grec, il ne se rappelait mĂȘme plus les premiĂšres migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu, portant dans ses barques, parmi ses forĂȘts, au lieu des enfants d'Odin, des chĂąles et des parfums aux femmes de Saint-PĂ©tersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu'Ă l'orient des montagnes oĂč sont les autels d ' Alexandre . De Smolensk on pouvait Ă©galement conduire une armĂ©e Ă Saint-PĂ©tersbourg et Ă Moscou. Smolensk aurait dĂ» avertir le vainqueur de s'arrĂȘter ; il en eut un moment l'envie " L'empereur, dit M. Fain, dĂ©couragĂ©, parla du projet de s'arrĂȘter Ă Smolensk. " Aux ambulances on commençait dĂ©jĂ Ă manquer de tout. Le gĂ©nĂ©ral Gourgaud raconte que le gĂ©nĂ©ral LariboisiĂšre fut obligĂ© de dĂ©livrer l'Ă©toupe de ses canons pour panser les blessĂ©s. Mais Bonaparte Ă©tait entraĂźnĂ© ; il se dĂ©lectait Ă contempler aux deux bouts de l'Europe les deux aurores qui Ă©clairaient ses armĂ©es dans des plaines brĂ»lantes et sur des plateaux glacĂ©s. Roland, dans son cercle Ă©troit de chevalerie, courait aprĂšs AngĂ©lique ; les conquĂ©rants de premiĂšre race poursuivent une plus haute souveraine point de repos pour eux qu'ils n'aient pressĂ© dans leurs bras cette divinitĂ© couronnĂ©e de tours, Ă©pouse du Temps, fille du Ciel et mĂšre des dieux. PossĂ©dĂ© de sa propre existence, Bonaparte avait tout rĂ©duit Ă sa personne ; NapolĂ©on s'Ă©tait emparĂ© de NapolĂ©on ; il n'y avait plus que lui en lui. Jusqu'alors il n'avait explorĂ© que des lieux cĂ©lĂšbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait Ă peine Ă©bauchĂ© les villes futures d'un empire qui ne comptait pas un siĂšcle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s'inquiĂ©ter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. A Kolodrina il y eut une affaire meurtriĂšre on avait enterrĂ© Ă la hĂąte les cadavres des Français, de sorte que NapolĂ©on ne put juger de la grandeur de sa perte. A Dorogobouj, rencontre d'un Russe avec une barbe Ă©blouissante de blancheur descendant sur sa poitrine trop vieux pour suivre sa famille, restĂ© seul Ă son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du rĂšgne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, Ă la dĂ©vastation de son pays. Une suite de batailles prĂ©sentĂ©es et refusĂ©es amenĂšrent les Français sur le champ de la Moskowa. A chaque bivouac, l'empereur allait discutant avec ses gĂ©nĂ©raux, Ă©coutant leurs contentions, tandis qu'il Ă©tait assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu'il poussait du pied. Barclay, pasteur de Livonie, et puis gĂ©nĂ©ral, Ă©tait l'auteur de ce systĂšme de retraite qui laissait Ă l'automne le temps de le rejoindre une intrigue de cour le renversa. Le vieux Kutuzoff, battu Ă Austerlitz parce qu'on n'avait pas suivi son opinion, laquelle Ă©tait de refuser le combat jusqu'Ă l'arrivĂ©e du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzoff un gĂ©nĂ©ral de leur nation, l'Ă©lĂšve de Suwaroff, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l'auteur de la paix avec la Porte, alors si nĂ©cessaire Ă la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se prĂ©sente aux avant-postes de Davoust ; il n'Ă©tait que de propositions vagues ; sa mission rĂ©elle semblait ĂȘtre de regarder et d'examiner on lui montra tout. La curiositĂ© française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu'on trouverait de Viazma Ă Moscou " Pultava ", rĂ©pondit-il. ArrivĂ© sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l'armĂ©e russe arrĂȘtĂ©e et formidablement retranchĂ©e. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents piĂšces de canon ; du cĂŽtĂ© des Français, Ă©gale force. La gauche des Russes examinĂ©e, le marĂ©chal Davoust propose Ă NapolĂ©on de tourner l'ennemi " Cela me ferait perdre trop de temps ", rĂ©pond l'empereur. Davoust insiste ; il s'engage Ă avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin ; NapolĂ©on l'interrompt brusquement " Ah ! vous ĂȘtes toujours pour tourner l'ennemi. " On avait remarquĂ© un grand mouvement dans le camp moscovite les troupes Ă©taient sous les armes ; Kutuzoff, entourĂ© des popes et des archimandrites, prĂ©cĂ©dĂ© des emblĂšmes de la religion et d'une image sacrĂ©e sauvĂ©e des ruines de Smolensk, parle Ă ses soldats du ciel et de la patrie ; il nomme NapolĂ©on le despote universel. Au milieu de ces chants de guerre, de ces choeurs de triomphe mĂȘlĂ©s Ă des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrĂ©tienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c'est l'hymne saint qui monte seul sous les voĂ»tes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant Ă©mue, retentit la derniĂšre, est l'aide de camp du marĂ©chal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s'est mĂȘlĂ© Ă tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de NapolĂ©on comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaĂźt des infirmitĂ©s ; il redresse des rĂ©cits menteurs et dĂ©clare que les fautes commises sont venues de l'orgueil du chef et de l'oubli de Dieu dans les capitaines. " Dans le camp russe, dit le lieutenant-colonel de Baudus, on sanctifia cette vigile d'un jour qui devait ĂȘtre le dernier pour tant de braves. " Le spectacle offert Ă mes yeux par la piĂ©tĂ© de l'ennemi, ainsi que les plaisanteries qu'il dicta Ă un trop grand nombre d'officiers placĂ©s dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa lui aussi Ă commencer la plus pĂ©rilleuse de ses entreprises par des cĂ©rĂ©monies religieuses. " Ah ! sans doute, parmi ces chrĂ©tiens Ă©garĂ©s, il s'en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les priĂšres ; car si les Russes furent vaincus Ă la Moskowa, notre entier anĂ©antissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu'il fut l'oeuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n'avait Ă©tĂ© que trop favorablement Ă©coutĂ©e. " Mais oĂč Ă©tait le czar ? Il venait de dire modestement Ă madame de StaĂ«l fugitive qu'il regrettait de n ' ĂȘtre pas un grand gĂ©nĂ©ral . Dans ce moment paraissait Ă nos bivouacs M. de Beausset, officier du palais sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armĂ©e, il arrivait la veille des funĂ©railles Ă la Moskowa ; il Ă©tait chargĂ© du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait Ă l'empereur. M. Fain et M. de SĂ©gur peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi Ă cette vue ; selon le gĂ©nĂ©ral Gourgaud, Bonaparte s'Ă©cria aprĂšs avoir regardĂ© le portrait " Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. " Le jour qui prĂ©cĂ©da l'orage fut extrĂȘmement calme " Cette espĂšce de sagesse que l'on met, dit M. de Baudus, Ă prĂ©parer de si cruelles folies, a quelque chose d'humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid Ă l'Ăąge oĂč je suis arrivĂ© car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. " Vers le soir du 6, Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu'aprĂšs la victoire " Soldats, voilĂ la bataille que vous avez tant dĂ©sirĂ©e. DĂ©sormais la victoire dĂ©pend de vous ; elle nous est nĂ©cessaire, elle nous donnera l'abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme Ă Austerlitz, Ă Friedland, Ă Witepsk et Ă Smolensk, et que la postĂ©ritĂ© la plus reculĂ©e cite votre conduite dans cette journĂ©e ; que l'on dise de vous Il Ă©tait Ă cette grande bataille sous les murs de Moscou. " Bonaparte passa la nuit dans l'anxiĂ©tĂ© tantĂŽt il croyait que les ennemis se retiraient, tantĂŽt il redoutait le dĂ©nĂ»ment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l'on disait autour de lui " Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau marĂ©cageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque annĂ©e la guerre s'aggrave ; de nouvelles conquĂȘtes forcent d'aller chercher de nouveaux ennemis. BientĂŽt l'Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l'Asie. " Bonaparte, en effet, n'avait pas vu avec indiffĂ©rence les cours d'eau qui se jettent dans le Volga ; nĂ© pour Babylone, il l'avait dĂ©jĂ tentĂ©e par une autre route. ArrĂȘtĂ© Ă Jaffa Ă l'entrĂ©e occidentale de l'Asie, arrĂȘtĂ© Ă Moscou Ă la porte septentrionale de cette mĂȘme Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d'oĂč se levĂšrent l'homme et le soleil. NapolĂ©on, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tĂȘte appuyĂ©e dans ses deux mains " Qu'est-ce que la guerre ? disait-il ; un mĂ©tier de barbares oĂč tout l'art consiste Ă ĂȘtre le plus fort sur un point donnĂ©. " Il se plaint de l'inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l'ennemi on lui rapporte que les feux brillent du mĂȘme Ă©clat et en Ă©gal nombre ; il se tranquillise. A cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l'ordre d'attaque ; Bonaparte sort et s'Ă©crie " Allons ouvrir les portes de Moscou. " Le jour paraĂźt ; NapolĂ©on montrant l'Orient qui commençait Ă rougir " VoilĂ le soleil d'Austerlitz ! " s'Ă©cria-t-il. Extrait du dix-huitiĂšme bulletin de la grande-armĂ©e. " MojaĂŻsk, 12 septembre 1812. " Le 6, Ă deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis on passa la journĂ©e Ă se reconnaĂźtre. L'ennemi avait une position trĂšs resserrĂ©e. ... " Cette position parut belle et forte. Il Ă©tait facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi Ă l ' Ă©vacuer ; mais cela aurait remis la partie . ... " Le 7, Ă six heures du matin, le gĂ©nĂ©ral comte Sorbier, qui avait armĂ© la batterie droite avec l'artillerie de la rĂ©serve de la garde, commença le feu. ... " A six heures et demie, le gĂ©nĂ©ral Compans est blessĂ©. A sept heures, le prince d'EckmĂŒhl a son cheval tuĂ©.... " A sept heures, le marĂ©chal duc d'Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante piĂšces de canon que le gĂ©nĂ©ral Foucher avait placĂ©es la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille piĂšces de canon vomissent de part et d'autre la mort. " A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevĂ©es, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. ... " Il restait Ă l'ennemi ses redoutes de droite ; le gĂ©nĂ©ral comte Morand y marche et les enlĂšve ; mais Ă neuf heures du matin, attaquĂ© de tous cĂŽtĂ©s, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragĂ© par ce succĂšs, fit avancer sa rĂ©serve et ses derniĂšres troupes pour tenter encore la fortune. La garde impĂ©riale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivotĂ© notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlĂšve le village brĂ»lĂ© ; la division Friant s'y porte quatre-vingts piĂšces de canon françaises arrĂȘtent d'abord et Ă©crasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrĂ©es sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer et renonçant Ă l'espoir de la victoire. Le roi de Naples dĂ©cide leur incertitude ; il fait charger le quatriĂšme corps de cavalerie qui pĂ©nĂštre dans les brĂšches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrĂ©es des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se dĂ©bandent de tous cĂŽtĂ©s. ... " Il est deux heures aprĂšs midi, toute espĂ©rance abandonne l'ennemi la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire. " Notre perte totale peut ĂȘtre Ă©valuĂ©e Ă dix mille hommes ; celle de l'ennemi Ă quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante gĂ©nĂ©raux russes ont Ă©tĂ© tuĂ©s, blessĂ©s ou pris le gĂ©nĂ©ral Bagration a Ă©tĂ© blessĂ©. " Nous avons perdu le gĂ©nĂ©ral de division comte Montbrun, tuĂ© d'un coup de canon ; le gĂ©nĂ©ral comte Caulaincourt, qui avait Ă©tĂ© envoyĂ© pour le remplacer, tuĂ© d'un mĂȘme coup une heure aprĂšs. " Les gĂ©nĂ©raux de brigade CompĂšre, Plauzonne, Marion, Huart, ont Ă©tĂ© tuĂ©s ; sept ou huit gĂ©nĂ©raux ont Ă©tĂ© blessĂ©s, la plupart lĂ©gĂšrement. Le prince d'EckmĂŒhl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montrĂ© leur grande supĂ©rioritĂ© sur les troupes russes. " Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskowa, donnĂ©e Ă deux lieues en arriĂšre de MojaĂŻsk et Ă vingt-cinq lieues de Moscou. " L'empereur n'a jamais Ă©tĂ© exposĂ© ; la garde, ni Ă pied ni Ă cheval, n'a pas donnĂ© et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais Ă©tĂ© incertaine. Si l'ennemi, forcĂ© dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait Ă©tĂ© plus forte que la sienne ; mais il a dĂ©truit son armĂ©e en la tenant depuis huit heures jusqu'Ă deux sous le feu de nos batteries et en s'opiniĂątrant Ă reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte. " Ce bulletin froid et rempli de rĂ©ticences est loin de donner une idĂ©e de la bataille de la Moskowa, et surtout des affreux massacres Ă la grande redoute quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d'entre eux appartenaient Ă la France. Auguste de La Rochejaquelein eut le visage fendu d'un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites il rappelait d'autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e rĂ©giment presque dĂ©truit, dit au colonel " Colonel, qu'avez-vous fait d'un de vos bataillons ? - Sire, il est dans la redoute. " Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagnĂ© la bataille ils vont Ă©lever une colonne triomphale funĂšbre sur les hauteurs de Borodino. Le rĂ©cit de M. de SĂ©gur va supplĂ©er Ă ce qui manque au bulletin de Bonaparte " L'empereur parcourut, dit-il, le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversĂ©e, couverte de ruines et de dĂ©bris, Ă l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nĂŽtres, des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de rĂ©cits une morne taciturnitĂ©. " On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, Ă peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vĂȘtements Ă©taient dĂ©chirĂ©s par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillĂ©s de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misĂšre, de ce dĂ©sastre, un air fier, et mĂȘme, Ă l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excitĂ©s car, dans cette armĂ©e, capable Ă la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. ... " L'empereur ne put Ă©valuer sa victoire que par les morts. La terre Ă©tait tellement jonchĂ©e de Français Ă©tendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'Ă ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir lĂ plus de vainqueurs tuĂ©s que de vainqueurs vivants. " Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre NapolĂ©on, le pied d'un cheval rencontra un blessĂ© et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-lĂ muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, Ă©clata ; il se soulagea par des cris d'indignation et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer Ă ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts. " On en trouvait surtout dans le fond des ravines oĂč la plupart des nĂŽtres avaient Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ©s, et oĂč plusieurs s'Ă©taient traĂźnĂ©s pour ĂȘtre plus Ă l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gĂ©missant le nom de leur patrie ou de leur mĂšre c'Ă©taient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre d'autres demandaient qu'on les tuĂąt sur-le-champ mais on passait vite Ă cĂŽtĂ© de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitiĂ© de secourir, ni la pitiĂ© cruelle d'achever. " Tel est le rĂ©cit de M. de SĂ©gur. AnathĂšme aux victoires non remportĂ©es pour la dĂ©fense de la patrie et qui ne servent qu'Ă la vanitĂ© d'un conquĂ©rant ! La garde, composĂ©e de vingt-cinq mille hommes d'Ă©lite, ne fut point engagĂ©e Ă la Moskowa Bonaparte la refusa sous divers prĂ©textes. Contre sa coutume, il se tint Ă l'Ă©cart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manoeuvres. Il s'asseyait ou se promenait prĂšs d'une redoute emportĂ©e la veille lorsqu'on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses gĂ©nĂ©raux, il faisait un geste de rĂ©signation. On regardait avec Ă©tonnement cette impassibilitĂ© ; Ney s'Ă©criait " Que fait-il derriĂšre l'armĂ©e ? LĂ , il n'est Ă portĂ©e que des revers, et non des succĂšs. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-mĂȘme, qu'il n'est plus gĂ©nĂ©ral, qu'il veut faire partout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse ĂȘtre gĂ©nĂ©raux pour lui. " Murat avouait que dans cette grande journĂ©e il n'avait plus reconnu le gĂ©nie de NapolĂ©on. Des admirateurs sans rĂ©serve ont attribuĂ© l'engourdissement de NapolĂ©on Ă la complication des souffrances dont, assurent-ils, il Ă©tait alors accablĂ© ; ils affirment qu'Ă tous moments il Ă©tait obligĂ© de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyĂ© contre des canons. Cela peut ĂȘtre un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment Ă la prostration de son Ă©nergie ; mais si l'on remarque qu'il retrouva cette Ă©nergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction Ă Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu' il Ă©tait facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi Ă Ă©vacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d'activitĂ© d'esprit pour condamner Ă la mort tant de milliers de nos soldats, vous n'avez pas assez de force de corps pour ordonner Ă votre garde d'aller au moins Ă leur secours ? Il n'y a d'autre explication Ă ceci que la nature mĂȘme de l'homme l'adversitĂ© arrivait ; sa premiĂšre atteinte le glaça. La grandeur de NapolĂ©on n'Ă©tait pas de cette qualitĂ© qui appartient Ă l'infortune ; la prospĂ©ritĂ© seule lui laissait ses facultĂ©s entiĂšres il n'Ă©tait point fait pour le malheur. Marche en avant des Français. - Rostopschine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - EntrĂ©e de NapolĂ©on au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopschine. - SĂ©jour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant MojaĂŻsk. On entra dans la ville oĂč l'on trouva dix mille morts et mourants. On jeta les morts par les fenĂȘtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou. Dans la soirĂ©e du 13 septembre, Kutuzoff avait assemblĂ© un conseil de guerre tous les gĂ©nĂ©raux dĂ©clarĂšrent que Moscou n ' Ă©tait pas la patrie . Buturlin Histoire de la campagne de Russie , le mĂȘme officier qu'Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d'AngoulĂȘme en Espagne, Barclay, dans son MĂ©moire justificatif , donnent les motifs qui dĂ©terminĂšrent l'opinion du conseil. Kutuzoff proposa au roi de Naples une suspension d'armes tandis que les soldats russes traverseraient l'ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptĂ©e, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de prĂšs l'arriĂšre-garde ennemie, et nos grenadiers emboĂźtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais NapolĂ©on Ă©tait loin du succĂšs auquel il croyait toucher Kutuzoff cachait Rostopschine. Le comte Rostopschine Ă©tait gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel un ballon monstrueux, construit Ă grands frais, devait planer sur l'armĂ©e française, choisir l'empereur entre mille, s'abattre sur sa tĂȘte dans une pluie de fer et de feu. A l'essai, les ailes de l'aĂ©rostat brisĂšrent ; force fut de renoncer Ă la bombe des nuĂ©es ; mais les artifices restĂšrent Ă Rostopschine. Les nouvelles du dĂ©sastre de Borodino Ă©taient arrivĂ©es Ă Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzoff, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l'empire. Rostopschine avait fait diverses proclamations en prose rimĂ©e ; il disait " Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante piĂšces de canon et nous mettrons fin Ă tout. " Il conseillait aux habitants de s'armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu'une gerbe. On sait que Rostopschine a dĂ©clinĂ© toute participation Ă l'incendie de Moscou ; on sait aussi qu'Alexandre ne s'est jamais expliquĂ© Ă ce sujet. Rostopschine a-t-il voulu Ă©chapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait pĂ©ri ? Alexandre a-t-il craint d'ĂȘtre appelĂ© un Barbare par l'Institut ? Ce siĂšcle est si misĂ©rable, Bonaparte en avait tellement accaparĂ© toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s'en dĂ©fendait et en repoussait la responsabilitĂ©. L'incendie de Moscou restera une rĂ©solution hĂ©roĂŻque qui sauva l'indĂ©pendance d'un peuple et contribua Ă la dĂ©livrance de plusieurs autres. Numance n'a point perdu ses droits Ă l'admiration des hommes. Qu'importe que Moscou ait Ă©tĂ© brĂ»lĂ© ! ne l'avait-il pas Ă©tĂ© dĂ©jĂ sept fois ? N'est-il pas aujourd'hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-uniĂšme bulletin NapolĂ©on eĂ»t prĂ©dit que l' incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? " Le malheur mĂȘme de Moscou, dit admirablement madame de StaĂ«l, a rĂ©gĂ©nĂ©rĂ© l'empire cette ville religieuse a pĂ©ri comme un martyr dont le sang rĂ©pandu donne de nouvelles forces aux frĂšres qui lui survivent. " Dix annĂ©es d ' exil . OĂč en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eĂ»t couvert le monde de son despotisme comme d'un drap mortuaire ? Les droits de l'espĂšce humaine passent avant tout pour moi, la terre fĂ»t-elle un globe explosible, je n'hĂ©siterais pas Ă y mettre le feu s'il s'agissait de dĂ©livrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs de la libertĂ© humaine pour qu'un Français, la tĂȘte couverte d'un crĂȘpe et les yeux pleins de larmes, puisse se rĂ©soudre Ă raconter une rĂ©solution qui devait devenir fatale Ă tant de Français. On a vu Ă Paris le comte Rostopschine, homme instruit et spirituel dans ses Ă©crits la pensĂ©e se cache sous une certaine bouffonnerie ; espĂšce de Barbare policĂ©, de poĂšte ironique, dĂ©pravĂ© mĂȘme, capable de gĂ©nĂ©reuses dispositions, tout en mĂ©prisant les peuples et les rois les Ă©glises gothiques admettent dans leur grandeur des dĂ©corations grotesques. La dĂ©bĂącle avait commencĂ© Ă Moscou ; les routes de Cazan Ă©taient couvertes de fugitifs Ă pied, en voiture, isolĂ©s ou accompagnĂ©s de serviteurs. Un prĂ©sage avait un moment ranimĂ© les esprits un vautour s'Ă©tait embarrassĂ© dans les chaĂźnes qui soutenaient la croix de la principale Ă©glise ; Rome eĂ»t, comme Moscou, vu dans ce prĂ©sage la captivitĂ© de NapolĂ©on. A l'approche des longs convois de blessĂ©s russes qui se prĂ©sentaient aux portes, toute espĂ©rance s'Ă©vanouit. Kutuzoff avait flattĂ© Rostopschine de dĂ©fendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient vous venez de voir que le conseil de guerre l'obligeait de se retirer. Rostopschine demeura seul. La nuit descend des Ă©missaires vont frapper mystĂ©rieusement aux portes, annoncent qu'il faut partir et que Ninive est condamnĂ©e. Des matiĂšres inflammables sont introduites dans les Ă©difices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particuliĂšres ; les pompes sont enlevĂ©es. Alors Rostopschine ordonne d'ouvrir les prisons du milieu d'une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant Ă une secte d'illuminĂ©s allemands, est accusĂ© d'avoir voulu livrer sa patrie et d'avoir traduit la proclamation des Français ; son pĂšre accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bĂ©nir son fils " Moi, bĂ©nir un traĂźtre ! " s'Ă©crie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livrĂ© Ă la populace et abattu. " Pour toi, dit Rostopschine au Français, tu devais dĂ©sirer l'arrivĂ©e de tes compatriotes sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traĂźtre et qu'il est puni. " Les autres malfaiteurs relĂąchĂ©s reçoivent, avec leur grĂące, les instructions pour procĂ©der Ă l'incendie, quand le moment sera venu. Rostopschine sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage. NapolĂ©on, montĂ© Ă cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait Ă franchir ; elle touchait Ă Moscou de mĂȘme que Montmartre Ă Paris ; elle s'appelait le Mont-du-salut , parce que les Russes y priaient Ă la vue de la ville sainte, comme les pĂšlerins en apercevant JĂ©rusalem. Moscou aux coupoles dorĂ©es , disent les poĂštes slaves, resplendissait Ă la lumiĂšre du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze Ă©glises, ses quinze cents chĂąteaux, ses maisons ciselĂ©es, colorĂ©es en jaune, en vert. en rose il n'y manquait que les cyprĂšs et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturĂ©. Au milieu d'Ă©lĂ©gantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornĂ©s de bois de sapins, palmiers de ce ciel Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l'Adriatique. Ce fut le 14 septembre, Ă deux heures de l'aprĂšs-midi, que Bonaparte, par un soleil ornĂ© des diamants du pĂŽle, aperçut sa nouvelle conquĂȘte. Moscou, comme une princesse europĂ©enne aux confins de son empire, parĂ©e de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenĂ©e lĂ pour Ă©pouser NapolĂ©on. Une acclamation s'Ă©lĂšve " Moscou ! Moscou ! " s'Ă©crient nos soldats ; ils battent encore des mains au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospĂ©ritĂ©s, vive le roi ! " Ce fut un beau moment, dit le lieutenant-colonel de Baudus, que celui oĂč le magnifique panorama prĂ©sentĂ© par l'ensemble de cette immense citĂ© s'offrit tout Ă coup Ă mes regards. Je me rappellerai toujours l'Ă©motion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d'autant plus qu'elle se fit jour par un mouvement empreint d'une pensĂ©e religieuse. En apercevant Moscou, les rĂ©giments entiers se jetĂšrent Ă genoux et remerciĂšrent le Dieu des armĂ©es de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharnĂ©. " Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune dĂ©putation ne sort des portes pour prĂ©senter les clefs dans un bassin d'argent. Le mouvement de la vie Ă©tait suspendu dans la grande citĂ©. Moscou chancelait silencieuse devant l'Ă©tranger trois jours aprĂšs elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancĂ©e, s'Ă©tait couchĂ©e sur son bĂ»cher funĂšbre. Lorsque la ville Ă©tait encore debout, NapolĂ©on en marchant vers elle s'Ă©criait " La voilĂ donc cette ville fameuse ! " et il regardait Moscou, dĂ©laissĂ©e, ressemblait Ă la citĂ© pleurĂ©e dans les Lamentations . DĂ©jĂ EugĂšne et Poniatowski ont dĂ©bordĂ© les murailles ; quelques-uns de nos officiers pĂ©nĂštrent dans la ville ; ils reviennent et disent Ă NapolĂ©on " Moscou est dĂ©serte ! - Moscou est dĂ©serte ? c'est invraisemblable ! qu'on m'amĂšne les boyards. " Point de boyards, il n'est restĂ© que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnĂ©es, fenĂȘtres fermĂ©es aucune fumĂ©e ne s'Ă©lĂšve des foyers d'oĂč s'en Ă©chapperont bientĂŽt des torrents. Pas le plus lĂ©ger bruit. Bonaparte hausse les Ă©paules. Murat, s'Ă©tant avancĂ© jusqu'au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour dĂ©livrer leur patrie on est contraint d'enfoncer les portes Ă coups de canon. NapolĂ©on s'Ă©tait portĂ© Ă la barriĂšre de Dorogomilow ; il s'arrĂȘta dans une des premiĂšres maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint Ă son logement, nomma le marĂ©chal Mortier gouverneur de Moscou, le gĂ©nĂ©ral Durosnel commandant de la place et M. de Lesseps chargĂ© de l'administration en qualitĂ© d'intendant. La garde impĂ©riale et les troupes Ă©taient en grande tenue pour paraĂźtre devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientĂŽt avec certitude que la ville Ă©tait menacĂ©e de quelque Ă©vĂ©nement. A deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s'abriter au Kremlin c'Ă©tait dans la matinĂ©e du 15. Il Ă©prouva un moment de joie en pĂ©nĂ©trant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait Ă©crivit quelques mots Ă Alexandre, Ă la rĂ©verbĂ©ration du bazar qui commençait Ă brĂ»ler, comme autrefois Alexandre vaincu lui Ă©crivait un billet du champ d'Austerlitz. Dans le bazar on voyait de longues rangĂ©es de boutiques toutes fermĂ©es. On contient d'abord l'incendie ; mais dans la seconde nuit il Ă©clate de toutes parts ; des globes lancĂ©s par des artifices crĂšvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les Ă©glises. Une bise violente pousse les Ă©tincelles et lance les flammĂšches sur le Kremlin il renfermait un magasin Ă poudre ; un parc d'artillerie avait Ă©tĂ© laissĂ© sous les fenĂȘtres mĂȘmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassĂ©s par les effluves du volcan. Des Gorgones et des MĂ©duses, la torche Ă la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d'autres attisent le feu avec des lances de bois goudronnĂ©. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se prĂ©cipite aux croisĂ©es, s'Ă©crie " Quelle rĂ©solution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ! " Le bruit se rĂ©pand que le Kremlin est minĂ© des serviteurs se trouvent mal, des militaires se rĂ©signent. Les bouches des divers brasiers en dehors s'Ă©largissent, se rapprochent, se touchent la tour de l'Arsenal, comme un haut cierge, brĂ»le au milieu d'un sanctuaire embrasĂ©. Le Kremlin n'est plus qu'une Ăźle noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflĂ©tant l'illumination, est comme traversĂ© des clartĂ©s mobiles d'une aurore borĂ©ale. La troisiĂšme nuit descendait ; on respirait Ă peine dans une vapeur suffocante deux fois des mĂšches ont Ă©tĂ© attachĂ©es au bĂątiment qu'occupait NapolĂ©on. Comment fuir ? les flammes attroupĂ©es bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les cĂŽtĂ©s, on dĂ©couvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dĂ©robe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voĂ»tes se fondent en mugissant, des clochers d'oĂč dĂ©coulaient des torrents de mĂ©tal liquĂ©fiĂ© se penchent, se dĂ©tachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pĂ©tillant, croulant, s'abĂźment dans un PhlĂ©gĂ©thon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d'or. Bonaparte ne s'Ă©chappe que sur les charbons refroidis d'un quartier dĂ©jĂ rĂ©duit en cendres il gagna Petrowski, villa du czar. Le gĂ©nĂ©ral Gourgaud, critiquant l'ouvrage de M. de SĂ©gur, accuse l'officier d'ordonnance de l'empereur de s'ĂȘtre trompĂ© en effet, il demeure prouvĂ©, par le rĂ©cit de M. de Baudus, aide de camp du marĂ©chal BessiĂšres, et qui servit lui-mĂȘme de guide Ă NapolĂ©on, que celui-ci ne s'Ă©vada pas par une poterne, mais qu'il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-HĂ©lĂšne NapolĂ©on revoyait brĂ»ler la ville des Scythes " Jamais, dit-il, en dĂ©pit de la poĂ©sie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'Ă©galeront la rĂ©alitĂ© de celui de Moscou. " RemĂ©morant antĂ©rieurement cette catastrophe, Bonaparte Ă©crit encore " Mon mauvais gĂ©nie m ' apparut et m ' annonça ma fin, que j ' ai trouvĂ©e Ă l ' Ăźle d ' Elbe . " Kutuzoff avait d'abord pris sa route Ă l'orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit Ă©tait Ă demi Ă©clairĂ©e par l'incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eĂ»t dit que la cloche qu'on n'avait jamais pu monter Ă cause de son Ă©norme poids eĂ»t Ă©tĂ© magiquement suspendue au haut d'un clocher brĂ»lant pour tinter les glas. Kutuzoff atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschine ; Ă peine avait-il aperçu la superbe demeure, qu'elle s'enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d'une Ă©glise on lisait cet Ă©criteau, la scritta morta , de la main du propriĂ©taire " J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y ai vĂ©cu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt la quittent Ă votre approche, et moi je mets le feu Ă ma maison pour qu'elle ne soit pas souillĂ©e par votre prĂ©sence. Français, je vous ai abandonnĂ© mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres. " " Rostopschine. " Bonaparte avait au premier moment admirĂ© les feux et les Scythes comme un spectacle apparentĂ© Ă son imagination ; mais bientĂŽt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner Ă ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopschine en France, il ajoute " Il paraĂźt que Rostopschine est aliĂ©nĂ© ; les Russes le regardent comme une espĂšce de Marat. " Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu. Alexandre avait appris sans abattement son adversitĂ© " Reculerons-nous, Ă©crivait-il dans ses instructions circulaires, quand l'Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d'exemple ; saluons la main qui nous choisit pour ĂȘtre la premiĂšre des nations dans la cause de la vertu et de la libertĂ©. " Suivait une invocation au TrĂšs-Haut. Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de libertĂ©, est puissant il plaĂźt aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supĂ©rieur Ă ces phrases affectĂ©es, tristement empruntĂ©es des locutions paĂŻennes et fatalistes Ă la turque il fut, ils ont Ă©tĂ©, la fatalitĂ© les entraĂźne ! phrasĂ©ologie stĂ©rile, toujours vaine, alors mĂȘme qu'elle est appuyĂ©e sur les plus grandes actions. Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, NapolĂ©on y rentra le 18. Il avait rencontrĂ©, en revenant, des foyers allumĂ©s sur la fange, nourris avec des meubles d'acajou et des lambris dorĂ©s. Autour de ces foyers en plein air Ă©taient des militaires noircis, crottĂ©s, en lambeaux, couchĂ©s sur des canapĂ©s de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des chĂąles de cachemire, des fourrures de la SibĂ©rie, des Ă©toffes d'or de la Perse, mangeant dans des plats d'argent une pĂąte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillĂ©. Un pillage irrĂ©gulier ayant commencĂ©, on le rĂ©gularisa ; chaque rĂ©giment vint Ă son tour Ă la curĂ©e. Des paysans chassĂ©s de leurs huttes, des Cosaques, des dĂ©serteurs de l'ennemi, rĂŽdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongĂ©. On emportait tout ce qu'on pouvait prendre ; bientĂŽt, surchargĂ© de ces dĂ©pouilles, on les jetait, quand on venait Ă se souvenir qu'on Ă©tait Ă six cents lieues de son toit. Les courses que l'on faisait pour trouver des vivres produisaient des scĂšnes pathĂ©tiques une escouade française ramenait une vache ; une femme s'avança, accompagnĂ©e d'un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu'on venait de leur enlever. La mĂšre dĂ©chira les misĂ©rables vĂȘtements qui couvraient son sein, pour montrer qu'elle n'avait plus de lait ; le pĂšre fit un mouvement comme s'il eĂ»t voulu briser la tĂȘte de l'enfant sur une pierre. L'officier fit rendre la vache, et il ajoute " L'effet que produisit cette scĂšne sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcĂ© une seule parole dans les rangs. " Bonaparte avait changĂ© de rĂȘve ; il dĂ©clarait qu'il voulait marcher Ă Saint-PĂ©tersbourg ; il traçait dĂ©jĂ la route sur ses cartes ; il expliquait l'excellence de son plan nouveau, la certitude d'entrer dans la seconde capitale de l'empire " Qu'a-t-il Ă faire dĂ©sormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas Ă sa gloire qu'il soit montĂ© au Kremlin ? " Telles Ă©taient les nouvelles chimĂšres de NapolĂ©on ; l'homme touchait Ă la folie, mais ses songes Ă©taient encore ceux d'un esprit immense. " Nous ne sommes qu'Ă quinze marches de Saint-PĂ©tersbourg, dit M. Fain NapolĂ©on pense Ă se rabattre sur cette capitale. " Au lieu de quinze marches , Ă cette Ă©poque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois . Le gĂ©nĂ©ral Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu'on recevait de Saint-PĂ©tersbourg annonçaient la peur qu'on avait du mouvement de NapolĂ©on. Il est certain qu'Ă Saint-PĂ©tersbourg on ne doutait point du succĂšs de l'empereur s'il se prĂ©sentait ; mais on se prĂ©parait Ă lui laisser une seconde carcasse de citĂ©, et la retraite sur Archangel Ă©tait jalonnĂ©e. On ne soumet point une nation dont le pĂŽle est la derniĂšre forteresse. De plus les flottes anglaises, pĂ©nĂ©trant au printemps dans la Baltique, auraient rĂ©duit la prise de Saint-PĂ©tersbourg Ă une simple destruction. Mais tandis que l'imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l'idĂ©e d'un voyage Ă Saint-PĂ©tersbourg il s'occupait sĂ©rieusement de l'idĂ©e contraire sa foi dans son espĂ©rance n'Ă©tait pas telle qu'elle lui ĂŽtĂąt tout bon sens. Son projet dominant Ă©tait d'apporter Ă Paris une paix signĂ©e Ă Moscou. Par lĂ il se serait dĂ©barrassĂ© des pĂ©rils de la retraite, il aurait accompli une Ă©tonnante conquĂȘte, et serait rentrĂ© aux Tuileries le rameau d'olivier Ă la main. AprĂšs le premier billet qu'il avait Ă©crit Ă Alexandre en arrivant au Kremlin, il n'avait nĂ©gligĂ© aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier gĂ©nĂ©ral russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l'hĂŽpital des Enfants trouvĂ©s Ă Moscou, hĂŽpital miraculeusement Ă©pargnĂ© de l'incendie, il avait glissĂ© des paroles favorables Ă un accommodement. Par M. Jacowleff, frĂšre de l'ancien ministre russe Ă Stuttgard, il Ă©crivit directement Ă Alexandre, et M. Jacowleff prit l'engagement de remettre cette lettre au czar sans intermĂ©diaire. Enfin le gĂ©nĂ©ral Lauriston fut envoyĂ© Ă Kutuzoff celui-ci promit ses bons offices pour une nĂ©gociation pacifique ; mais il refusa au gĂ©nĂ©ral Lauriston de lui dĂ©livrer un sauf-conduit pour Saint-PĂ©tersbourg. NapolĂ©on Ă©tait toujours persuadĂ© qu'il exerçait sur Alexandre l'empire qu'il avait exercĂ© Ă Tilsit et Ă Erfurt, et cependant Alexandre Ă©crivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz " J'ai appris, Ă mon extrĂȘme mĂ©contentement, que le gĂ©nĂ©ral Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples. ... Toutes les dĂ©terminations dans les ordres qui vous sont adressĂ©s par moi doivent vous convaincre que ma rĂ©solution est inĂ©branlable, que dans ce moment aucune proposition de l'ennemi ne pourrait m'engager Ă terminer la guerre et Ă affaiblir par lĂ le devoir sacrĂ© de venger la patrie. " Les gĂ©nĂ©raux russes abusaient de l'amour-propre et de la simplicitĂ© de Murat, commandant de l'avant-garde ; toujours charmĂ© de l'empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des prĂ©sents Ă ses courtisans du Don ; mais les gĂ©nĂ©raux russes, loin de dĂ©sirer la paix, la redoutaient, malgrĂ© la rĂ©solution d'Alexandre. Ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la sĂ©duction du nĂŽtre. Pour la vengeance, il ne s'agissait que de gagner un mois, que d'attendre les premiers frimas les voeux de la chrĂ©tientĂ© moscovite suppliaient le ciel de hĂąter ses tempĂȘtes. Le gĂ©nĂ©ral Wilson, en qualitĂ© de commissaire anglais Ă l'armĂ©e russe, Ă©tait arrivĂ© il s'Ă©tait dĂ©jĂ trouvĂ© sur le chemin de Bonaparte en Egypte. Fabvier, de son cotĂ©, Ă©tait revenu de notre armĂ©e du midi Ă celle du nord. L'Anglais poussait Kutuzoff Ă l'attaque, et l'on savait que les nouvelles apportĂ©es par Fabvier n'Ă©taient pas bonnes. Des deux bouts de l'Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur libertĂ© se donnaient la main par-dessus la tĂȘte du vainqueur Ă Moscou. La rĂ©ponse d'Alexandre n'arrivait point ; les estafettes de France s'attardĂšrent ; l'inquiĂ©tude de NapolĂ©on augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats " Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils, dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. " Milton, dont le grand nom agrandit tout, s'exprime aussi naĂŻvement dans sa Moscovie " Il fait si froid dans ce pays que la sĂšve des branches mises au feu gĂšle en sortant du bout opposĂ© Ă celui qui brĂ»le... " Bonaparte, sentant qu'un pas rĂ©trograde rompait le prestige et faisait Ă©vanouir la terreur de son nom, ne pouvait se rĂ©soudre Ă descendre malgrĂ© l'avertissement du prochain pĂ©ril, il restait, attendant de minute en minute des rĂ©ponses de Saint-PĂ©tersbourg ; lui, qui avait commandĂ© avec tant d'outrages, soupirait aprĂšs quelques mots misĂ©ricordieux du vaincu. Il s'occupe au Kremlin d'un rĂšglement pour la ComĂ©die-Française ; il met trois soirĂ©es Ă achever ce majestueux ouvrage ; il discute avec ses aides de camp le mĂ©rite de quelques vers nouveaux arrivĂ©s de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu'il y avait encore des blessĂ©s de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dĂ©vouait Ă la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupiditĂ© du siĂšcle prĂ©tend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d'un esprit incommensurable. Bonaparte visita les Ă©difices du Kremlin. Il descendit et remonta l'escalier sur lequel Pierre le Grand fit Ă©gorger les StrĂ©litz ; il parcourut la salle des festins oĂč Pierre se faisait amener des prisonniers, abattant une tĂȘte entre chaque rasade, proposant Ă ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la mĂȘme façon. Des hommes furent rouĂ©s alors, et des femmes enterrĂ©es vives ; on pendit deux mille StrĂ©litz dont les corps restĂšrent accrochĂ©s autour des murailles. Au lieu de l'ordonnance sur les théùtres, Bonaparte eĂ»t mieux fait d'Ă©crire au sĂ©nat conservateur la lettre que des bords du Pruth Pierre Ă©crivait au sĂ©nat de Moscou " Je vous annonce que, trompĂ© par de faux avis, et sans qu'il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermĂ© dans mon camp par une armĂ©e quatre fois plus forte que la mienne. S'il arrive que je sois pris, vous n'avez plus Ă me considĂ©rer comme votre czar et seigneur, ni Ă tenir compte d'aucun ordre qui pourrait vous ĂȘtre portĂ© de ma part, quand mĂȘme vous y reconnaĂźtriez ma propre main. Si je dois pĂ©rir vous choisirez pour mon successeur le plus digne d'entre vous. " Un billet de NapolĂ©on adressĂ© Ă CambacĂ©rĂšs, contenait des ordres inintelligibles on dĂ©libĂ©ra, et quoique la signature du billet portĂąt un nom allongĂ© d'un nom antique, l'Ă©criture ayant Ă©tĂ© reconnue pour ĂȘtre celle de Bonaparte, on dĂ©clara que les ordres inintelligibles devaient ĂȘtre exĂ©cutĂ©s. Le Kremlin renfermait un double trĂŽne pour deux frĂšres NapolĂ©on ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisĂ© d'un coup de canon sur lequel Charles XII blessĂ© se faisait porter Ă la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l'ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu'aux jours de fĂȘte on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu'un sujet avait quelque grĂące Ă solliciter, il dĂ©posait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l'en retirer ? Ces placets de l'infortune, prĂ©sentĂ©s par la mort Ă la puissance, n'Ă©taient point du goĂ»t de NapolĂ©on. Il Ă©tait occupĂ© d'autres soins moitiĂ© dĂ©sir de tromper, moitiĂ© nature, il prĂ©tendait comme en quittant l'Egypte, faire venir des comĂ©diens de Paris Ă Moscou, et il assurait qu'un chanteur italien arrivait. Il dĂ©pouilla les Ă©glises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrĂ©s et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahomĂ©tans. Il enleva l'immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet Ă©tait de la planter sur le dĂŽme des Invalides elle eĂ»t fait le pendant des chefs-d'oeuvre du Vatican dont il avait dĂ©corĂ© le Louvre. Tandis qu'on dĂ©tachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour " Que me veulent ces oiseaux ? " disait Bonaparte. On touchait au moment fatal Daru Ă©levait des objections contre divers projets qu'exposait Bonaparte " Quel parti prendre donc ? " s'Ă©cria l'empereur. " - Rester ici ; faire de Moscou un grand camp retranchĂ© ; y passer l'hiver ; faire saler les chevaux qu'on ne pourra nourrir ; attendre le printemps nos renforts et la Lithuanie armĂ©e viendront nous dĂ©livrer et achever la conquĂȘte. - C'est un conseil de lion, rĂ©pond NapolĂ©on mais que dirait Paris ? La France ne s'accoutumerait pas Ă mon absence. " - " Que dit-on de moi Ă AthĂšnes ? " disait Alexandre. Il se replonge aux incertitudes partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes dĂ©libĂ©rations se succĂšdent. Enfin une affaire engagĂ©e Ă Winkovo, le 18 octobre, le dĂ©termine subitement Ă sortir des dĂ©bris de Moscou avec son armĂ©e ce jour-lĂ mĂȘme, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tĂȘte, voulant Ă©viter la route directe de Smolensk, il s'achemine par l'une des deux routes de Kalouga. Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l'Afrique qui s'endorment aprĂšs s'ĂȘtre repus, il s'Ă©tait oubliĂ© c'Ă©tait apparemment les jours nĂ©cessaires pour changer le sort d'un homme pareil. Pendant ce temps-lĂ l'astre de sa destinĂ©e s'inclinait. Enfin il se rĂ©veille pressĂ© entre l'hiver et une capitale incendiĂ©e ; il se glisse au dehors des dĂ©combres il Ă©tait trop tard ; cent mille hommes Ă©taient condamnĂ©s. Le marĂ©chal Mortier, commandant l'arriĂšre-garde, a l'ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin [On achĂšve d'imprimer Ă Saint-PĂ©tersbourg les papiers d'Etat sur cette campagne, trouvĂ©s dans le cabinet d'Alexandre aprĂšs sa mort. Ces documents, formant cinq Ă six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les Ă©vĂ©nements si curieux d'une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec prĂ©caution les rĂ©cits de l'ennemi, et cependant avec moins de dĂ©fiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer Ă quel point celui-ci altĂ©rait la rĂ©alitĂ© et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vĂ©ritĂ©, Ă savoir que NapolĂ©on, par une raison ou par une autre, Ă©tait le maĂźtre du monde. Paris, note de 1841. . Retraite. Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, Ă©crivit le 18 d'octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Pain " Vers les premiĂšres semaines de novembre, mandait-il, j'aurai ramenĂ© mes troupes dans le carrĂ© qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me dĂ©cide Ă ce mouvement, parce que Moscou n'est plus une position militaire ; j'en vais chercher une autre plus favorable au dĂ©but de la campagne prochaine. Les opĂ©rations auront alors Ă se diriger sur PĂ©tersbourg et sur Kiew. " Pitoyable forfanterie, s'il ne s'agissait que du secours passager d'un mensonge ; mais dans Bonaparte une idĂ©e de conquĂȘte, malgrĂ© l'Ă©vidence contraire de la raison, pouvait toujours ĂȘtre une idĂ©e de bonne foi. On marchait sur Malojaroslawetz par l'embarras des bagages et des voitures mal attelĂ©es de l'artillerie, le troisiĂšme jour de marche on n'Ă©tait encore qu'Ă dix lieues de Moscou. On avait l'intention de devancer Kutuzoff l'avant-garde du prince EugĂšne le prĂ©vint en effet Ă FominskoĂŻ. Il restait encore cent mille hommes d'infanterie au dĂ©but de la retraite. La cavalerie Ă©tait presque nulle, Ă l'exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrĂšrent le 22 Ă Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. NapolĂ©on Ă©tait dans la joie ; il se croyait Ă©chappĂ©. Le 23 octobre, Ă une heure et demie du matin, la terre trembla cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placĂ©s sous les voĂ»tes du Kremlin, dĂ©chirĂšrent le palais des czars. Mortier, qui fit sauter le Kremlin, Ă©tait rĂ©servĂ© Ă la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passĂ©s entre ces deux explosions si diffĂ©rentes et par les temps et par les hommes ! AprĂšs ce sourd mugissement, une forte canonnade vint Ă travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz autant NapolĂ©on avait dĂ©sirĂ© ouĂŻr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l'entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque gĂ©nĂ©rale des Russes Ă la nuit les gĂ©nĂ©raux Compans et GĂ©rard arrivĂšrent en aide au prince EugĂšne. Beaucoup d'hommes pĂ©rirent des deux cĂŽtĂ©s ; l'ennemi parvint Ă se mettre Ă cheval sur la route de Kalouga, et fermait l'entrĂ©e du chemin intact qu'on avait espĂ©rĂ© suivre. Il ne restait d'autre ressource que de retomber dans la route de MojaĂŻsk et de rentrer Ă Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs on le pouvait ; les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevĂ© de manger ce que nous avions semĂ© pour retrouver nos traces. NapolĂ©on logea cette nuit Ă Ghorodnia dans une pauvre maison oĂč les officiers attachĂ©s aux divers gĂ©nĂ©raux ne purent se mettre Ă couvert. Ils se rĂ©unirent sous la fenĂȘtre de Bonaparte ; elle Ă©tait sans volets et sans rideaux on en voyait sortir une lumiĂšre, tandis que les officiers restĂ©s en dehors Ă©taient plongĂ©s dans l'obscuritĂ©. NapolĂ©on Ă©tait assis dans sa chĂ©tive chambre, la tĂȘte abaissĂ©e sur ses deux mains. Murat, Berthier et BessiĂšres se tenaient debout Ă ses cĂŽtĂ©s, silencieux et immobiles. Il ne donna point d'ordre, et monta Ă cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l'armĂ©e russe. A peine Ă©tait-il sorti que roula jusqu'Ă ses pieds un Ă©boulis de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s'Ă©tait dĂ©robĂ©e Ă la vue, le long de la lisiĂšre de bois. Tout le monde mit l'Ă©pĂ©e Ă la main, l'empereur lui-mĂȘme. Si ces maraudeurs avaient eu plus d'audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendiĂ©, les rues Ă©taient encombrĂ©es de corps Ă moitiĂ© grillĂ©s, coupĂ©s, sillonnĂ©s, mutilĂ©s par les roues de l'artillerie, qui avait passĂ© sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eĂ»t fallu livrer une seconde bataille ; l'empereur ne le jugea pas convenable. Il s'est Ă©levĂ© Ă cet Ă©gard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des marĂ©chaux. Qui donna le conseil de reprendre la premiĂšre route parcourue par les Français ? Ce fut Ă©videmment NapolĂ©on une grande sentence funĂšbre Ă prononcer ne lui coĂ»tait guĂšre ; il en avait l'habitude. Revenu le 26 Ă Borowsk, le lendemain, prĂšs de Wercia, on prĂ©senta au chef de nos armĂ©es le gĂ©nĂ©ral Vitzingerode et son aide de camp le comte Nariskin ils s'Ă©taient laissĂ© surprendre en entrant trop tĂŽt dans Moscou. Bonaparte s'emporta " Qu'on fusille ce gĂ©nĂ©ral ! s'Ă©crie-t-il hors de lui ; c'est un dĂ©serteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient Ă la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin. " Il se rĂ©pand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots " J'irai Ă Saint-PĂ©tersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa ", et subitement il commande de brĂ»ler un chĂąteau que l'on apercevait sur une hauteur le lion blessĂ© se ruait en Ă©cumant sur tout ce qui l'environnait. NĂ©anmoins, au milieu de ses folles colĂšres, lorsqu'il intimait Ă Mortier l'ordre de dĂ©truire le Kremlin, il se conformait en mĂȘme temps Ă sa double nature ; il Ă©crivait au duc de TrĂ©vise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hĂŽpitaux ; " car c'est ainsi, ajoutait-il, que j'en ai usĂ© Ă Saint-Jean-d'Acre ". Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l'opposition de Desgenettes, il eĂ»t empoisonnĂ© ses malades ! Berthier et Murat sauvĂšrent le prince Vitzingerode. Cependant Kutuzoff nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le gĂ©nĂ©ral russe d'agir, le gĂ©nĂ©ral rĂ©pondait " Laissez venir la neige. " Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa un cri de douleur et de surprise Ă©chappe Ă notre armĂ©e. De vastes boucheries se prĂ©sentaient, Ă©talant quarante mille cadavres diversement consommĂ©s. Des files de carcasses alignĂ©es semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes dĂ©tachĂ©s en avant, sur quelques mamelons Ă©crĂȘtĂ©s, indiquaient les commandants et dominaient la mĂȘlĂ©e des morts. Partout armes rompues, tambours dĂ©foncĂ©s, lambeaux de cuirasses et d'uniformes, Ă©tendards dĂ©chirĂ©s, dispersĂ©s entre des troncs d'arbres coupĂ©s Ă quelques pieds du sol par les boulets c'Ă©tait la grande redoute de la Moskowa. Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement un soldat français privĂ© des deux jambes se frayait un passage dans des cimetiĂšres qui semblaient avoir rejetĂ© leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondrĂ© par un obus avait servi de guĂ©rite Ă ce soldat il y vĂ©cut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putrĂ©fiĂ©es des morts Ă la portĂ©e de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traĂźnait vers NapolĂ©on NapolĂ©on ne l'attendit pas. Le silence des soldats, hĂątĂ©s du froid, de la faim et de l'ennemi, Ă©tait profond ; ils songeaient qu'ils seraient bientĂŽt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la respiration agitĂ©e et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite. Plus loin on retrouva l'abbaye de KotloskoĂŻ transformĂ©e en hĂŽpital ; tous les secours y manquaient lĂ restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte arrivĂ© sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloquĂ©s. Quand l'armĂ©e reprit sa marche, les agonisants se levĂšrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissĂšrent dĂ©valer jusqu'au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains dĂ©faillantes ils semblaient Ă la fois les conjurer et les ajourner. A chaque instant retentissait la dĂ©tonation des caissons qu'on Ă©tait forcĂ© d'abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossĂ©s. Des prisonniers russes, qu'escortaient des Ă©trangers au service de la France, furent dĂ©pĂȘchĂ©s par leurs gardes tuĂ©s d'une maniĂšre uniforme, leur cervelle Ă©tait rĂ©pandue Ă cĂŽtĂ© de leur tĂȘte. Bonaparte avait emmenĂ© l'Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armĂ©e ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s'y voyaient. L'Italien, forcĂ© au combat, s'Ă©tait battu comme un Français ; l'Espagnol avait soutenu sa renommĂ©e de courage Naples et l'Andalousie n'avaient Ă©tĂ© pour eux que les regrets d'un doux songe. On a dit que Bonaparte n'avait Ă©tĂ© vaincu que par l'Europe entiĂšre, et c'est juste ; mais on oublie que Bonaparte n'avait vaincu qu'Ă l'aide de l'Europe, de force ou de grĂ© son alliĂ©e. La Russie rĂ©sista seule Ă l'Europe guidĂ©e par NapolĂ©on ; la France, restĂ©e seule et dĂ©fendue par NapolĂ©on, tomba sous l'Europe retournĂ©e ; mais il faut dire que la Russie Ă©tait dĂ©fendue par son climat, et que l'Europe ne marchait qu'Ă regret sous son maĂźtre. La France, au contraire, n'Ă©tait prĂ©servĂ©e ni par son climat ni par sa population dĂ©cimĂ©e ; elle n'avait que son courage et le souvenir de sa gloire. IndiffĂ©rent aux misĂšres de ses soldats, Bonaparte n'avait souci que de ses intĂ©rĂȘts lorsqu'il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres Ă©taient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s'obstinait Ă racheter un malheur par sa noble conduite Ă©clatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s'Ă©criait. " Que d'atroces cruautĂ©s ! VoilĂ donc la civilisation que nous apportons en Russie ! " Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colĂšre et d'incrĂ©dulitĂ©, et se retirait. L'homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu'il l'avait jadis chargĂ© de porter Ă Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les tĂ©moins en vain les anciens tyrans les faisaient disparaĂźtre ; descendus aux enfers, ces tĂ©moins entraient dans le corps des Furies et revenaient. NapolĂ©on, ayant traversĂ© Gjatsk, poussa jusqu'Ă Wiasma ; il le dĂ©passa, n'ayant point trouvĂ© l'ennemi qu'il craignait d'y rencontrer. Il arriva le 3 novembre Ă Slawskowo lĂ il apprit qu'un combat s'Ă©tait donnĂ© derriĂšre lui Ă Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal nos soldats, nos officiers blessĂ©s, le bras en Ă©charpe, la tĂȘte enveloppĂ©e de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis. Cette suite d'affaires dans les mĂȘmes lieux, ces couches de morts ajoutĂ©es Ă des couches de morts, ces batailles doublĂ©es de batailles, auraient deux fois immortalisĂ© des champs funestes, si l'oubli ne passait rapidement sur notre poussiĂšre. Qui pense Ă ces paysans laissĂ©s en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d'avoir Ă©tĂ© Ă la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n'y a peut-ĂȘtre que moi qui, dans les soirĂ©es d'automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportĂ©es au dĂ©sert avec leurs fourneaux et leurs chaudiĂšres ; les os ont Ă©tĂ© convertis en noir animal qu'il vienne du chien ou de l'homme, le vernis est du mĂȘme prix, et il n'est pas plus brillant, soit qu'il ait Ă©tĂ© tirĂ© de l'obscuritĂ© ou de la gloire. VoilĂ le cas que nous faisons des morts aujourd'hui ! VoilĂ les rites sacrĂ©s de la nouvelle religion ! Diis Manibus . Heureux compagnons de Charles XII, vous n'avez point Ă©tĂ© visitĂ©s par ces hyĂšnes sacrilĂšges ! Pendant l'hiver l'hermine frĂ©quente les neiges virginales, et pendant l'Ă©tĂ© les mousses fleuries de Pultava. Le 6 novembre 1812 le thermomĂštre descendit Ă dix-huit degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro tout disparaĂźt sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violĂątres et raidis laissent Ă©chapper le mousquet dont le toucher brĂ»le ; leurs cheveux se hĂ©rissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelĂ©e ; leurs mĂ©chants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel cĂŽtĂ© les fleuves coulent ; on est obligĂ© de casser la glace pour apprendre Ă quel orient il faut se diriger. EgarĂ©s dans l'Ă©tendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaĂźtre, de mĂȘme que des vaisseaux en pĂ©ril tirent le canon de dĂ©tresse. Les sapins changĂ©s en cristaux immobiles s'Ă©lĂšvent çà et lĂ , candĂ©labres de ces pompes funĂšbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maĂźtres suivaient Ă distance cette retraite de cadavres. Il Ă©tait dur, aprĂšs les marches, d'ĂȘtre obligĂ©, Ă l'Ă©tape dĂ©serte, de s'entourer des prĂ©cautions d'un ost sain largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand'gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni oĂč s'asseoir, ni oĂč se coucher ; les arbres jetĂ©s bas avec tous leurs albĂątres refusaient de s'enflammer ; Ă peine parvenait-on Ă faire fondre un peu de neige, pour y dĂ©mĂȘler une cuillerĂ©e de farine de seigle. On ne s'Ă©tait pas reposĂ© sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeĂ»ne de nos soldats Ă©tait saluĂ© comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent Ă table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamĂ©s. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapĂ© de frimas ou le son enrouĂ© d'une trompette rien n'Ă©tait triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne rĂ©veillait plus. Le jour grandissant Ă©clairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bĂ»chers expirĂ©s. Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'Ă©vanouissaient Ă chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassĂ© des tempĂȘtes de la veille, nos files Ă©claircies traversaient des landes aprĂšs des landes, des forĂȘts suivies de forĂȘts et dans lesquelles l'ocĂ©an semblait avoir laissĂ© son Ă©cume attachĂ©e aux branches Ă©chevelĂ©es des bouleaux. On ne rencontrait mĂȘme pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dĂ©pouillĂ©s. Si je me retrouve tout Ă coup par ce rapprochement en prĂ©sence de mes vieux jours, ĂŽ mes camarades ! les soldats sont frĂšres, vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes annĂ©es, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misĂ©rable et si dĂ©laissĂ©, la bruyĂšre des Ardennes. Les grandes armĂ©es russes suivaient la nĂŽtre celle-ci Ă©tait partagĂ©e en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes le prince EugĂšne commandait l'avant-garde, NapolĂ©on le centre, l'arriĂšre-garde le marĂ©chal Ney. RetardĂ©s de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance tantĂŽt ils se devançaient les uns les autres ; tantĂŽt ils marchaient sur une ligne horizontale trĂšs souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montĂ©s sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n'accordaient de repos ni jour ni nuit Ă nos soldats harassĂ©s par ces taons de neige. Le paysage Ă©tait changĂ© lĂ oĂč l'on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaĂźnes de glace suspendaient aux bords escarpĂ©s de sa ravine. " Dans une seule nuit, dit Bonaparte Papiers de Sainte-HĂ©lĂšne, on perdit trente mille chevaux. On fut obligĂ© d'abandonner presque toute l'artillerie, forte alors de cinq cents bouches Ă feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaĂźtre la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus lĂ©gĂšre les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir rĂ©unis, ils erraient sĂ©parĂ©ment pour chercher du feu. Ceux qu'on envoyait en Ă©claireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se rĂ©chauffer dans les maisons. Ils se rĂ©pandaient de tous cĂŽtĂ©s, s'Ă©loignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l'ennemi. D'autres se couchaient sur la terre, s'endormaient un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats pĂ©rirent. Les Polonais sauvĂšrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n'Ă©taient plus les mĂȘmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes je ne crois pas qu'il en soit Ă©chappĂ© trois mille. " Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d'un autre hĂ©misphĂšre, n'Ă©tiez-vous que le tĂ©moin de tant de maux ? Le jour mĂȘme 6 novembre oĂč le thermomĂštre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie Ă©garĂ©e, la premiĂšre estafette que l'on eĂ»t vue depuis longtemps elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'Ă©toile de NapolĂ©on. Au rapport du gĂ©nĂ©ral Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop Ă©vidente " que les principes monarchiques dans leur application Ă sa monarchie avaient jetĂ© des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, Ă la nouvelle de la mort de l'empereur oubliĂšrent que, le souverain Ă©tant mort, un autre Ă©tait lĂ pour lui succĂ©der ". Bonaparte Ă Sainte-HĂ©lĂšne MĂ©morial de Las Cases racontait qu'il avait dit Ă sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet " Eh bien, messieurs, vous prĂ©tendiez avoir fini votre rĂ©volution ; vous me croyiez mort mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frĂ©mir pour l'avenir ! " Bonaparte raisonnait logiquement ; il s'agissait de sa dynastie aurait-il trouvĂ© le raisonnement aussi juste s'il s'Ă©tait agi de la race de saint Louis ? Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un dĂ©sert, parmi les dĂ©bris d'une armĂ©e presque dĂ©truite dont la neige buvait le sang ; les droits de NapolĂ©on fondĂ©s sur la force s'anĂ©antissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale hors de la religion, de la justice et de la libertĂ©, il n'y a point de droits. Presque au mĂȘme moment que Bonaparte apprenait ce qui s'Ă©tait passĂ© Ă Paris, il recevait une lettre du marĂ©chal Ney. Cette lettre lui faisait part " que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'Ă©tait Ă eux seuls Ă combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l'aigle ne protĂ©geait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'Ă fuir ? " Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularitĂ©s affligeantes, Bonaparte l'interrompit " Colonel, je ne vous demande pas ces dĂ©tails. " - Cette expĂ©dition de la Russie Ă©tait une vraie extravagance que toutes les autoritĂ©s civiles et militaires de l'Empire avaient blĂąmĂ©e les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou dĂ©courageaient les soldats sur ce chemin montĂ© et redescendu, NapolĂ©on pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie. Smolensk. - Suite de la retraite. Le 9 novembre, on avait enfin gagnĂ© Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait dĂ©fendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent Ă©tĂ© remis Ă la garde impĂ©riale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermĂ©s. L'air retentit des imprĂ©cations des dĂ©sespĂ©rĂ©s forclos vĂȘtus de sales lĂ©vites de Cosaques, de capotes rapetassĂ©es, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tĂȘte couverte de bonnets, de mouchoirs roulĂ©s, de schakos dĂ©foncĂ©s, de casques faussĂ©s et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percĂ© de balles ou hachĂ© de coups de sabre. Le visage hĂąve et dĂ©valĂ©, les yeux sombres et Ă©tincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilĂ©s qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupĂ©e on les eĂ»t pris pour des masques en furie ou pour des malades affolĂ©s, Ă©chappĂ©s des hĂŽpitaux. La jeune et la vieille garde arrivĂšrent ; elles entrĂšrent dans la place incendiĂ©e Ă notre premier passage. Des cris s'Ă©lĂšvent contre la troupe privilĂ©giĂ©e " L'armĂ©e n'aurait-elle jamais que ses restes ? " Ces cohortes famĂ©liques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres. On les repousse. On se bat les tuĂ©s restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air Ă©tait empestĂ© de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres ; des militaires Ă©taient atteints d'imbĂ©cillitĂ© ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s'Ă©taient dressĂ©s et tordus, blasphĂ©mant ou riant d'un rire hĂ©bĂ©tĂ©, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colĂšre contre un misĂ©rable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©. L'armĂ©e de cent mille hommes, rĂ©duite Ă trente mille, Ă©tait cĂŽtoyĂ©e d'une bande de cinquante mille traĂźneurs il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montĂ©s. NapolĂ©on en donna le commandement Ă M. de Latour-Maubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers Ă l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tĂȘte fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe Ă Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit " De quoi te plains-tu ? tu n'auras plus qu'une botte Ă cirer. " Ce gĂ©nĂ©ral, restĂ© fidĂšle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premiĂšres annĂ©es de l'exil du jeune prince j'ĂŽte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur. On sĂ©journa par force jusqu'au 14 dans Smolensk. NapolĂ©on ordonna au marĂ©chal Ney de se concerter avec Davoust et de dĂ©membrer la place en la dĂ©chirant avec des fougasses pour lui, il se rendit Ă KrasnoĂŻ, oĂč il s'Ă©tablit le 15, aprĂšs que cette station eut Ă©tĂ© pillĂ©e par les Russes. Les Moscovites rĂ©trĂ©cissaient leur cercle la grande armĂ©e dite de Moldavie Ă©tait dans le voisinage ; elle se prĂ©parait Ă nous cerner tout Ă fait et Ă nous jeter dans la BĂ©rĂ©sina. Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misĂšres, remuait Ă peine " Sortez seulement un moment de votre quartier gĂ©nĂ©ral ", s'Ă©criait Wilson ; " avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de NapolĂ©on est venu. La Russie rĂ©clame cette victime il n'y a plus qu'Ă frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l'Europe sera changĂ©e. " Cela Ă©tait vrai ; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particuliĂšrement frappĂ©, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France. Kutuzoff rĂ©pondait " Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m'arrĂȘterais aussitĂŽt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armĂ©e française ma prisonniĂšre ; je la chĂątie dĂšs qu'elle veut s'arrĂȘter ou s'Ă©loigner de la grande route. Le terme de la destinĂ©e de NapolĂ©on est irrĂ©vocablement marquĂ© c'est dans les marais de la BĂ©rĂ©sina que s'Ă©teindra le mĂ©tĂ©ore en prĂ©sence de toutes les armĂ©es russes. Je leur aurai livrĂ© NapolĂ©on affaibli, dĂ©sarmĂ©, mourant c'est assez pour ma gloire. " Bonaparte avait parlĂ© du vieux Kutuzoff avec ce dĂ©dain insultant dont il Ă©tait si prodigue le vieux Kutuzoff Ă son tour lui rendait mĂ©pris pour mĂ©pris. L'armĂ©e de Kutuzoff Ă©tait plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mĂȘmes s'Ă©criaient " Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? " Cependant on ne voyait pas venir le quatriĂšme corps qui avait dĂ» quitter Smolensk le 15 et rejoindre NapolĂ©on le 16 Ă KrasnoĂŻ ; les communications Ă©taient coupĂ©es ; le prince EugĂšne, qui menait la queue, essaya vainement de les rĂ©tablir tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opĂ©rer sa jonction avec la garde sous KrasnoĂŻ, mais toujours les marĂ©chaux Davoust et Ney ne paraissaient pas. Alors NapolĂ©on retrouva subitement son gĂ©nie il sort de KrasnoĂŻ le 17, un bĂąton Ă la main, Ă la tĂȘte de sa garde rĂ©duite Ă treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dĂ©gager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux marĂ©chaux. Il ne gĂąta cette action que par la rĂ©miniscence d'un mot peu proportionnĂ© Ă son masque " J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le gĂ©nĂ©ral. " Henri IV, partant pour le siĂšge d'Amiens, avait dit " J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. " Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait NapolĂ©on, se chargeaient d'artillerie et pouvaient Ă chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d'oeil et dit " Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare ! " Les Russes n'avaient qu'Ă se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eĂ»t Ă©crasĂ© ; mais, Ă la vue de ce grand homme et des dĂ©bris de la garde serrĂ©e en bataillon carrĂ©, ils demeurĂšrent immobiles, comme fascinĂ©s son regard arrĂȘta cent mille hommes sur les collines. Kutuzoff, Ă propos de cette affaire de KrasnoĂŻ, fut honorĂ© Ă PĂ©tersbourg du surnom de Smolenski apparemment pour n'avoir pas, sous le bĂąton de Bonaparte, dĂ©sespĂ©rĂ© du salut de la RĂ©publique. Passage de la BĂ©rĂ©sina. AprĂšs cet inutile effort, NapolĂ©on repassa le Dniepr le 19 et vint camper Ă Orcha il y brĂ»la les papiers qu'il avait apportĂ©s pour Ă©crire sa vie dans les ennuis de l'hiver, si Moscou restĂ©e entiĂšre lui eĂ»t permis de s'y Ă©tablir. Il s'Ă©tait vu forcĂ© de jeter dans le lac de Semlewo l'Ă©norme croix de saint Jean elle a Ă©tĂ© retrouvĂ©e par des Cosaques et replacĂ©e sur la tour du grand Yvan. A Orcha les inquiĂ©tudes Ă©taient grandes malgrĂ© la tentative de NapolĂ©on pour la rescousse du marĂ©chal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles Ă Baranni EugĂšne Ă©tait parvenu Ă le rejoindre. Le gĂ©nĂ©ral Gourgaud raconte le plaisir que NapolĂ©on en Ă©prouva, bien que les bulletins et les relations des amis de l'empereur continuent de s'exprimer avec une rĂ©serve jalouse sur tous les faits qui n'ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l'armĂ©e fut promptement Ă©touffĂ©e. On passait de pĂ©ril en pĂ©ril. Bonaparte se rendait de Kokhanow Ă Tolozcim, lorsqu'un aide de camp lui annonça la perte de la tĂȘte du pont de Borisow, enlevĂ© par l'armĂ©e de Moldavie au gĂ©nĂ©ral Dombrowski. L'armĂ©e de Moldavie, surprise Ă son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derriĂšre la BĂ©rĂ©sina aprĂšs avoir dĂ©truit le pont. Tchitchakoff se trouvait ainsi en face de nous, de l'autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre. Le gĂ©nĂ©ral Corbineau, commandant une brigade de notre cavalerie lĂ©gĂšre, renseignĂ© par un paysan, avait dĂ©couvert au-dessous de Borisow le guĂ© de VĂ©sĂ©lovo. Sur cette nouvelle, NapolĂ©on, dans la soirĂ©e du 24, fit partir de Bobre d'EblĂ© et Chasseloup avec les pontonniers et les sapeurs ils arrivĂšrent Ă Stoudianka, sur la BĂ©rĂ©sina, au guĂ© indiquĂ©. Deux ponts sont jetĂ©s une armĂ©e de quarante mille Russes campait au bord opposĂ©. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu'au lever du jour ils aperçurent le rivage dĂ©sert et l'arriĂšre-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d'un Cosaque eussent suffi pour mettre en piĂšces ou pour brĂ»ler les faibles pontons de d'EblĂ©. On court avertir Bonaparte ; il se lĂšve Ă la hĂąte, sort, voit et s'Ă©crie " J'ai trompĂ© l'amiral ! " L'exclamation Ă©tait naturelle. les Russes avortaient au dĂ©nouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois annĂ©es ; mais leur chef n'avait point Ă©tĂ© trompĂ©. L'amiral Tchitchakoff avait tout aperçu ; il s'Ă©tait simplement laissĂ© aller Ă son caractĂšre quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poĂȘle, et pensait qu'il aurait toujours le temps d'exterminer les Français quand il se serait bien chauffĂ© il cĂ©da Ă son tempĂ©rament. RetirĂ© aujourd'hui Ă Londres, ayant abandonnĂ© sa fortune et renoncĂ© Ă la Russie, Tchitchakoff a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 il cherche Ă s'excuser, ses compatriotes lui rĂ©pondent ; c'est une querelle entre les Russes. HĂ©las ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l'incomprĂ©hensible retraite de la division Tchaplitz, Ă©tait sauvĂ©, les Français ne l'Ă©taient pas deux autres armĂ©es russes s'agglomĂ©raient sur la rive du fleuve que NapolĂ©on se prĂ©parait Ă quitter. Ici celui qui n'a point vu doit se taire et laisser parler les tĂ©moins. " Le dĂ©vouement des pontonniers dirigĂ©s par d'EblĂ©, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la BĂ©rĂ©sina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privĂ©s de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui Ă©tait devenu trĂšs rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'Ă la poitrine ; c'Ă©tait courir Ă une mort presque certaine ; mais l'armĂ©e les regardait ; ils se sacrifiĂšrent pour son salut. " " Le dĂ©sordre rĂ©gnait chez les Français, dit Ă son tour M. de SĂ©gur, et les matĂ©riaux avaient manquĂ© aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'Ă©tait rompu et le passage en avait Ă©tĂ© retardĂ© de sept heures il se brisa une troisiĂšme fois le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre cĂŽtĂ©, les traĂźneurs dispersĂ©s dans les bois et dans les villages environnants n'avaient pas profitĂ© de la premiĂšre nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'Ă©taient prĂ©sentĂ©s Ă la fois pour passer les ponts. " Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se rĂ©glaient, s'Ă©branla. Son dĂ©part fut comme un signal ils accoururent de toutes parts ; ils s'amoncelĂšrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d'hommes, de chevaux et de chariots assiĂ©ger l'Ă©troite entrĂ©e des ponts qu'elle dĂ©bordait. Les premiers, poussĂ©s par ceux qui les suivaient, repoussĂ©s par les gardes et par les pontonniers, ou arrĂȘtĂ©s par le fleuve, Ă©taient Ă©crasĂ©s, foulĂ©s aux pieds, ou prĂ©cipitĂ©s dans les glaces que charriait la BĂ©rĂ©sina. Il s'Ă©levait de cette immense et horrible cohue, tantĂŽt un bourdonnement sourd, tantĂŽt une grande clameur, mĂȘlĂ©e de gĂ©missements et d'affreuses imprĂ©cations. " Le dĂ©sordre avait Ă©tĂ© si grand, que, vers deux heures, quand l'empereur s'Ă©tait prĂ©sentĂ© Ă son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncĂšrent, par pitiĂ©, Ă se faire jour au travers de ces malheureux.... La multitude immense entassĂ©e sur la rive, pĂȘle-mĂȘle avec les chevaux et les chariots, y formait un Ă©pouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombĂšrent au milieu de ce chaos ils furent le signal d'un dĂ©sespoir universel. " Beaucoup de ceux qui s'Ă©taient lancĂ©s les premiers de cette foule de dĂ©sespĂ©rĂ©s, ayant manquĂ© le pont, voulurent l'escalader par ses cĂŽtĂ©s ; mais la plupart furent repoussĂ©s dans le fleuve. Ce fut lĂ qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les Ă©levant Ă mesure qu'elles s'enfonçaient ; dĂ©jĂ submergĂ©es, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles. " Au milieu de cet horrible dĂ©sordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagĂ©e sur cet Ă©troit passage voulut en vain rĂ©trograder. Le flot d'hommes qui venait derriĂšre, ignorant ce malheur n'Ă©coutant pas les cris des premiers, poussĂšrent devant eux, et les jetĂšrent dans le gouffre, oĂč ils furent prĂ©cipitĂ©s Ă leur tour. " Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de piĂšces d'artillerie y affluĂšrent de toutes parts. DirigĂ©es par leurs conducteurs, et rapidement emportĂ©es sur une pente raide et inĂ©gale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyĂšrent les malheureux qui se trouvĂšrent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversĂ©es, assommĂšrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes Ă©perdus poussĂ©s sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent, et sont Ă©crasĂ©s par des masses d'autres infortunĂ©s qui se succĂšdent sans interruption. " Ces flots de misĂ©rables roulaient ainsi les uns sur les autres. On n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mĂȘlĂ©e les hommes foulĂ©s et Ă©touffĂ©s se dĂ©battaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitiĂ© comme des ennemis. Dans cet Ă©pouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempĂȘte, de celui des boulets, des explosions des obus, de vocifĂ©rations, de gĂ©missements, de jurements effroyables, cette foule dĂ©sordonnĂ©e n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait. " Les autres tĂ©moignages sont d'accord avec les rĂ©cits de M. de SĂ©gur pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des MĂ©moires de Vaudoncourt " La plaine assez grande qui se trouve devant VĂ©sĂ©lovo offre, le soir, un spectacle dont l'horreur est difficile Ă peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversĂ©s les uns sur les autres et brisĂ©s. Elle est jonchĂ©e de cadavres d'individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d'enfants traĂźnĂ©s, Ă la suite de l'armĂ©e, jusqu'Ă Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappĂ©s de diffĂ©rentes maniĂšres. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mĂȘlĂ©e des deux armĂ©es, fut d'ĂȘtre Ă©crasĂ©s sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappĂ©s par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyĂ©s en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dĂ©pouillĂ©s par les soldats ennemis et jetĂ©s nus sur la neige oĂč le froid termina bientĂŽt leurs souffrances. " Quel gĂ©missement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet Ă©vĂ©nement de douleur, un des plus grands de l'histoire ; pour des dĂ©sastres qui surpassent ceux de l'armĂ©e de Cambyse ? Quel cri est arrachĂ© de son Ăąme ? Ces quatre mots de son bulletin " Pendant la journĂ©e du 26 et du 27 l ' armĂ©e passa . " Vous venez de voir comment ! NapolĂ©on ne fut pas mĂȘme attendri par le spectacle de ces femmes Ă©levant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L'autre grand homme qui par la France a rĂ©gnĂ© sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura poĂšte qu'il Ă©tait aussi l'enfant englouti dans l'Ebre en se jouant sur la glace Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro. Le duc de Bellune Ă©tait chargĂ© de protĂ©ger le passage. Il avait laissĂ© en arriĂšre le gĂ©nĂ©ral Partouneaux qui fut obligĂ© de capituler. Le duc de Reggio, blessĂ© de nouveau, Ă©tait remplacĂ© dans son commandement par le marĂ©chal Ney. On traversa les marais de la Gaina la plus petite prĂ©voyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. A Malodeczno, le 3 dĂ©cembre, se trouvĂšrent toutes les estafettes arrĂȘtĂ©es depuis trois semaines. Ce fut lĂ que NapolĂ©on mĂ©dita d'abandonner le drapeau. " Puis-je rester, disait-il, Ă la tĂȘte d'une dĂ©route ? " A Smorgoni, le roi de Naples et le prince EugĂšne le pressĂšrent de retourner en France. Le duc d'Istrie porta la parole ; dĂšs les premiers mots NapolĂ©on entra en fureur, il s'Ă©cria " Il n'y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l'armĂ©e dans la situation oĂč elle se trouve. " Il fit un mouvement pour se jeter sur le marĂ©chal, son Ă©pĂ©e nue Ă la main. Le soir il fit rappeler le duc d'Istrie et lui dit " Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. " La scĂšne Ă©tait arrangĂ©e ; le projet de dĂ©part Ă©tait arrĂȘtĂ© lorsqu'elle fut jouĂ©e. M. Fain assure en effet que l'empereur s'Ă©tait dĂ©terminĂ© Ă quitter l'armĂ©e pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno Ă Biclitza . Telle fut la comĂ©die par laquelle l'immense acteur dĂ©noua son drame tragique. A Smorgoni l'empereur Ă©crivit son vingt-neuviĂšme bulletin. Le 5 dĂ©cembre il monta sur un traĂźneau avec M. de Caulaincourt il Ă©tait dix heures du soir. Il traversa l'Allemagne cachĂ© sous le nom de son compagnon de fuite. A sa disparition, tout s'abĂźma dans une tempĂȘte, lorsqu'un colosse de granit s'ensevelit sous les sables de la ThĂ©baĂŻde, nulle ombre ne reste au dĂ©sert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les tĂȘtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complĂštent l'hiver, qui n'avait encore Ă©tĂ© que l'automne de ces climats, descend. Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des rĂ©gions de glace, sur les ombres gelĂ©es que Bonaparte laissait vagabondes aprĂšs lui. A Wilna on ne rencontra que des juifs qui jetaient sous les pieds de l'ennemi les malades qu'ils avaient d'abord recueillis par avarice. Une derniĂšre dĂ©route abĂźma le demeurant des Français, Ă la hauteur de Ponary. Enfin on touche au NiĂ©men des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient dĂ©filĂ©, aucun n'existait ; un pont, ouvrage de l'ennemi, dominait les eaux congelĂ©es. Des cinq cent mille hommes, de l'innombrable artillerie qui au mois d'aoĂ»t, avaient traversĂ© le fleuve, on ne vit repasser Ă Kowno qu'un millier de fantassins rĂ©guliers, quelques canons et trente mille misĂ©rables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande Ă la face violette, et dont les cils figĂ©s forçaient les yeux Ă se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'Ă la rive polonaise. ArrivĂ©s dans des habitations Ă©chauffĂ©es par des poĂȘles, les malheureux expirĂšrent leur vie se fondit avec la neige dont ils Ă©taient enveloppĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassĂšrent le NiĂ©men ce serait toujours mĂȘme Ă ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois. Murat, parvenu Ă Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit " Il n'est plus possible de servir un insensĂ© ; il n'y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l'Europe ne croit plus Ă ses paroles ni Ă ses traitĂ©s. " De lĂ il se rendit Ă Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours aprĂšs, le prince de Schwartzenberg quitta l'armĂ©e elle passa sous le commandement du prince EugĂšne. Le gĂ©nĂ©ral York, d'abord blĂąmĂ© ostensiblement par FrĂ©dĂ©ric-Guillaume et bientĂŽt rĂ©conciliĂ© avec lui, se retira en emmenant les Prussiens la dĂ©fection europĂ©enne commençait. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armĂ©e. - Retour de Bonaparte Ă Paris. - Harangue du SĂ©nat. Dans toute cette campagne Bonaparte fut infĂ©rieur Ă ses gĂ©nĂ©raux, et particuliĂšrement au marĂ©chal Ney. Les excuses que l'on a donnĂ©es de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles la preuve est lĂ , puisque son dĂ©part, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de rĂ©parer les malheurs, les augmenta et hĂąta la dissolution de la FĂ©dĂ©ration rhĂ©nane. Le vingt-neuviĂšme et dernier bulletin de la grande armĂ©e, datĂ© de Molodetschino le 3 dĂ©cembre 1812, arrivĂ© Ă Paris le 18, n'y prĂ©cĂ©da NapolĂ©on que de deux jours il frappa la France de stupeur, quoiqu'il soit loin de s'exprimer avec la franchise dont on l'a louĂ© ; des contradictions frappantes s'y remarquent et ne parviennent pas Ă couvrir une vĂ©ritĂ© qui perce partout. A Sainte-HĂ©lĂšne comme on l'a vu ci-dessus, Bonaparte s'exprimait avec plus de bonne foi ses rĂ©vĂ©lations ne pouvaient plus compromettre un diadĂšme alors tombĂ© de sa tĂȘte. Il faut pourtant Ă©couter encore un moment le ravageur " Cette armĂ©e, dit-il dans le bulletin du 3 dĂ©cembre 1812, si belle le 6, Ă©tait bien diffĂ©rente dĂšs le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous Ă©clairer Ă un quart de lieue... " Les hommes que la nature n'a pas trempĂ©s assez fortement pour ĂȘtre au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent Ă©branlĂ©s, perdirent leur gaietĂ©, leur bonne humeur, et ne rĂȘvĂšrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supĂ©rieurs Ă tout conservĂšrent leur gaietĂ©, leurs maniĂšres ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultĂ©s diffĂ©rentes Ă surmonter. " Dans tous ces mouvements l'empereur a toujours marchĂ© au milieu de sa garde, la cavalerie commandĂ©e par le marĂ©chal duc d'Istrie, et l'infanterie commandĂ©e par le duc de Dantzick. Sa MajestĂ© a Ă©tĂ© satisfaite du bon esprit que sa garde a montrĂ© ; elle a toujours Ă©tĂ© prĂȘte Ă se porter partout oĂč les circonstances l'auraient exigĂ© ; mais les circonstances ont toujours Ă©tĂ© telles que sa simple prĂ©sence a suffi, et qu'elle n'a pas Ă©tĂ© dans le cas de donner. " Le prince de NeuchĂątel, le grand marĂ©chal, le grand Ă©cuyer et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l'empereur, ont toujours accompagnĂ© Sa MajestĂ©. " Notre cavalerie Ă©tait tellement dĂ©montĂ©e, que l'on a dĂ» rĂ©unir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les gĂ©nĂ©raux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacrĂ©, commandĂ© par le gĂ©nĂ©ral Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l'empereur dans tous ses mouvements. La santĂ© de Sa MajestĂ© n'a jamais Ă©tĂ© meilleure. " Quel rĂ©sumĂ© de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs " Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! " La France pouvait dire Ă Bonaparte " Qu'avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du NiĂ©men, tous mes enfants ou mes alliĂ©s ? Ils sont morts ! " AprĂšs la perte de ces cent mille soldats rĂ©publicains regrettĂ©s de NapolĂ©on, du moins la patrie fut sauvĂ©e les derniers rĂ©sultats de la campagne de Russie ont amenĂ© l'invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulĂ© depuis vingt ans. Bonaparte a sans cesse Ă©tĂ© gardĂ© par un bataillon sacrĂ© qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dĂ©dommagement des trois cent mille existences immolĂ©es mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempĂ©es assez fortement ? Elles auraient conservĂ© leurs maniĂšres ordinaires . Cette vile chair Ă canon mĂ©ritait-elle que ses mouvements eussent Ă©tĂ© aussi prĂ©cieusement surveillĂ©s que ceux de Sa MajestĂ© ? Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots " La santĂ© de Sa MajestĂ© n ' a jamais Ă©tĂ© meilleure . " Familles, sĂ©chez vos larmes NapolĂ©on se porte bien. A la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux " C'est une piĂšce historique du premier rang ; XĂ©nophon et CĂ©sar ont ainsi Ă©crit, l'un la retraite des Dix mille, l'autre ses Commentaires . " Quelle dĂ©mence de comparaison acadĂ©mique ! Mais, laissant Ă part la bĂ©nĂ©vole rĂ©clame littĂ©raire, on devait ĂȘtre satisfait parce que d'effroyables calamitĂ©s causĂ©es par NapolĂ©on lui avaient fourni l'occasion de montrer ses talents comme Ă©crivain ! NĂ©ron a mis le feu Ă Rome, et il chante l'incendie de Troie. Nous Ă©tions arrivĂ©s jusqu'Ă la fĂ©roce dĂ©rision d'une flatterie qui dĂ©terrait dans ses souvenirs XĂ©nophon et CĂ©sar, afin d'outrager le deuil Ă©ternel de la France. Le SĂ©nat conservateur accourt " Le SĂ©nat, dit LacĂ©pĂšde, s'empresse de prĂ©senter au pied du trĂŽne de V. M. I. et R. l'hommage de ses fĂ©licitations sur l' heureuse arrivĂ©e de V. M. au milieu de ses peuples. Le SĂ©nat, premier conseil de l'empereur et dont l ' autoritĂ© n ' existe que lorsque le monarque la rĂ©clame et la met en mouvement , est Ă©tabli pour la conservation de cette monarchie et de l'hĂ©rĂ©ditĂ© de votre trĂŽne, dans notre quatriĂšme dynastie . La France et la postĂ©ritĂ© le trouveront, dans toutes les circonstances, fidĂšle Ă ce devoir sacrĂ©, et tous ses membres seront toujours prĂȘts Ă pĂ©rir pour la dĂ©fense de ce palladium de la sĂ»retĂ© et de la prospĂ©ritĂ© nationales. " Les membres du SĂ©nat l'ont merveilleusement prouvĂ© en dĂ©crĂ©tant la dĂ©chĂ©ance de NapolĂ©on ! L'empereur rĂ©pond " SĂ©nateurs, ce que vous me dites m'est fort agrĂ©able. J'ai Ă coeur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premiĂšres pensĂ©es sont pour tout ce qui peut perpĂ©tuer la tranquillitĂ© intĂ©rieure... Pour ce trĂŽne auquel sont attachĂ©es dĂ©sormais les destinĂ©es de la patrie... J'ai demandĂ© Ă la Providence un nombre d' annĂ©es dĂ©terminĂ© ... J'ai rĂ©flĂ©chi Ă ce qui a Ă©tĂ© fait aux diffĂ©rentes Ă©poques ; j'y penserai encore. " L'historien des reptiles, en osant congratuler NapolĂ©on sur les prospĂ©ritĂ©s publiques, est cependant effrayĂ© de son courage ; il a peur d' ĂȘtre ; il a bien soin de dire que l'autoritĂ© du SĂ©nat n ' existe que lorsque le monarque la rĂ©clame et la met en mouvement . On avait tant Ă craindre de l'indĂ©pendance du SĂ©nat ! Bonaparte, s'excusant Ă Sainte-HĂ©lĂšne, dit " Sont-ce les Russes qui m'ont anĂ©anti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, la bĂȘtise, bien des choses enfin qu'on saura peut-ĂȘtre un jour et qui pourront attĂ©nuer ou justifier les deux fautes grossiĂšres, en diplomatie comme en guerre, que l'on a le droit de m'adresser. " Des fautes qui n'entraĂźnent que la perte d'une bataille ou d'une province permettent des excuses en paroles mystĂ©rieuses, dont on renvoie l'explication Ă l'avenir ; mais des fautes qui bouleversent la sociĂ©tĂ©, et font passer sous le joug l'indĂ©pendance d'un peuple, ne sont pas effacĂ©es par les dĂ©faites de l'orgueil. AprĂšs tant de calamitĂ©s et de faits hĂ©roĂŻques, il est rude Ă la fin de n'avoir plus Ă choisir dans les paroles du SĂ©nat qu'entre l'horreur et le mĂ©pris. 2 L22 Livre vingt-deuxiĂšme 1. Malheurs de la France. - Joies forcĂ©es. - SĂ©jour Ă ma VallĂ©e. - RĂ©veil de la lĂ©gitimitĂ©. - 2. Le pape Ă Fontainebleau. - 3. DĂ©fections. - Mort de Lagrange et de Delille. - 4. Batailles de LĂŒtzen, de Bautzon et de Dresde. - Revers en Espagne. - 5. Campagne de Saxe ou des poĂštes. - 6. Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte Ă Paris. - TraitĂ© de Valençay. - 7. Le Corps lĂ©gislatif convoquĂ©, puis ajournĂ©. - Les alliĂ©s passent le Rhin. - ColĂšre de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. - 8. Le pape mis en libertĂ©. - 9. Notes qui devinrent la brochure De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. - 10. Je commence Ă imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. - 11. La guerre Ă©tablie aux barriĂšres de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la rĂ©gence. - M. de Talleyrand reste Ă Paris. - 12. Proclamation du prince gĂ©nĂ©ralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. - 13. EntrĂ©e des alliĂ©s dans Paris. - 14. Bonaparte Ă Fontainebleau. - La rĂ©gence Ă Blois. - 15. Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . - 16. Le SĂ©nat rend le dĂ©cret de dĂ©chĂ©ance. - 17. HĂŽtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. - 18. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposĂ©e par le SĂ©nat. - 19. ArrivĂ©e du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte Ă Fontainebleau. - 20. ItinĂ©raire de NapolĂ©on Ă l'Ăźle d'Elbe. - 21. Louis XVIII Ă CompiĂšgne. - Son entrĂ©e Ă Paris. - La vieille garde. - Faute irrĂ©parable. - DĂ©claration de Saint-Ouen. - TraitĂ© de Paris. - La Charte. - DĂ©part des alliĂ©s. - 22. PremiĂšre annĂ©e de la Restauration. - 23. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? - 24. Premier ministĂšre. - Je publie les RĂ©flexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommĂ© ambassadeur en SuĂšde. - 25. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier Ă Saint-Denis. - 26. L'Ăźle d'Elbe. Malheurs de la France. - Joies forcĂ©es. - SĂ©jour Ă ma VallĂ©e. - RĂ©veil de la lĂ©gitimitĂ©. Lorsque Bonaparte arriva prĂ©cĂ©dĂ© de son bulletin, la consternation fut gĂ©nĂ©rale. " On ne comptait dans l'Empire, dit M. de SĂ©gur, que des hommes vieillis par le temps ou par la guerre, et des enfants ; presque plus d'hommes faits ! oĂč Ă©taient-ils ? Les pleurs des femmes, les cris des mĂšres, le disaient assez ! PenchĂ©es laborieusement sur cette terre qui sans elles resterait inculte, elles maudissent la guerre en lui. " Au retour de la BĂ©rĂ©sina, il n'en fallut pas moins danser par ordre c'est ce qu'on apprend des Souvenirs pour servir Ă l ' histoire , de la reine Hortense. On fut contraint d'aller au bal, la mort dans le coeur, pleurant intĂ©rieurement ses parents ou ses amis. Tel Ă©tait le dĂ©shonneur auquel le despotisme avait condamnĂ© la France on voyait dans les salons ce que l'on rencontre dans les rues, des crĂ©atures se distrayant de leur vie en chantant leur misĂšre pour divertir les passants. Depuis trois ans j'Ă©tais retirĂ© Ă Aulnay sur mon coteau de pins, en 1811, j'avais suivi des yeux la comĂšte qui pendant la nuit courait Ă l'horizon des bois ; elle Ă©tait belle et triste, et, comme une reine, elle traĂźnait sur ses pas son long voile. Qui l'Ă©trangĂšre Ă©garĂ©e dans notre univers cherchait-elle ? Ă qui adressait-elle ses pas dans le dĂ©sert du ciel ? Le 23 octobre 1812, gĂźtĂ© un moment Ă Paris, rue des Saints-PĂšres, Ă l'hĂŽtel Lavalette, madame Lavalette, mon hĂŽtesse, la sourde, me vint rĂ©veiller munie de son long cornet " Monsieur ! monsieur ! Bonaparte est mort ! Le gĂ©nĂ©ral Malet a tuĂ© Hulin. Toutes les autoritĂ©s sont changĂ©es. La rĂ©volution est faite. " Bonaparte Ă©tait si aimĂ© que pendant quelques instant Paris fut dans la joie, exceptĂ© les autoritĂ©s burlesquement arrĂȘtĂ©es. Un souffle avait presque jetĂ© bas l'Empire. EvadĂ© de prison Ă minuit, un soldat Ă©tait maĂźtre du monde au point du jour ; un songe fut prĂšs d'emporter une rĂ©alitĂ© formidable. Les plus modĂ©rĂ©s disaient " Si NapolĂ©on n'est pas mort, il reviendra corrigĂ© par ses fautes et par ses revers ; il fera la paix avec l'Europe et le reste de nos enfants sera sauvĂ©. " Deux heures aprĂšs sa femme, M. Lavalette entra chez moi pour m'apprendre l'arrestation de Malet il ne me cacha pas c'Ă©tait sa phrase coutumiĂšre que tout Ă©tait fini . Le jour et la nuit se firent au mĂȘme moment. J'ai racontĂ© comment Bonaparte reçut cette nouvelle dans un champ de neige prĂšs de Smolensk. Le sĂ©natus-consulte 12 janvier 1813 mit Ă la disposition de NapolĂ©on revenu deux cent cinquante mille hommes ; l'inĂ©puisable France vit sortir de son sang par ses blessures de nouveaux soldats. Alors on entendit une voix depuis longtemps oubliĂ©e ; quelques vieilles oreilles françaises crurent en reconnaĂźtre le son c'Ă©tait la voix de Louis XVIII ; elle s'Ă©levait du fond de l'exil. Le frĂšre de Louis XVI annonçait des principes Ă Ă©tablir un jour dans une charte constitutionnelle ; premiĂšres espĂ©rances de libertĂ© qui nous venaient de nos anciens rois. Alexandre, entrĂ© Ă Varsovie, adresse une proclamation Ă l'Europe " Si le Nord imite le sublime exemple qu'offrent les Castillans, le deuil du monde est fini. L'Europe, sur le point de devenir la proie d' un monstre , recouvrerait Ă la fois son indĂ©pendance et sa tranquillitĂ©. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle Ă©ternitĂ© ne rester qu'un long souvenir d'horreur, et de pitiĂ© ! " Ce monstre, ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle Ă©ternitĂ© , Ă©tait si peu instruit par l'infortune qu'Ă peine Ă©chappĂ© aux Cosaques, il se jeta sur un vieillard qu'il retenait prisonnier. Le pape Ă Fontainebleau. Nous avons vu l'enlĂšvement du pape Ă Rome, son sĂ©jour Ă Savone, puis sa dĂ©tention Ă Fontainebleau. La discorde s'Ă©tait mise dans le sacrĂ© collĂšge des cardinaux voulaient que le Saint PĂšre rĂ©sistĂąt pour le spirituel ; et ils eurent ordre de ne porter que des bas noirs ; quelques-uns furent envoyĂ©s en exil dans les provinces ; quelques chefs du clergĂ© français enfermĂ©s Ă Vincennes ; d'autres cardinaux opinaient Ă la soumission complĂšte du pape ; ils conservĂšrent leurs bas rouges c'Ă©tait une seconde reprĂ©sentation des cierges de la Chandeleur. Lorsqu'Ă Fontainebleau le pape obtenait quelque relĂąchement de l'obsession des cardinaux rouges, il se promenait seul dans les galeries de François Ier il y reconnaissait la trace des arts qui lui rappelaient la ville sacrĂ©e, et de ses fenĂȘtres il voyait les pins que Louis XVI avait plantĂ©s en face des appartements sombres oĂč Monaldeschi fut assassinĂ©. De ce dĂ©sert, comme JĂ©sus, il pouvait prendre en pitiĂ© les royaumes de la terre. Le septuagĂ©naire Ă moitiĂ© mort, que Bonaparte lui-mĂȘme vint tourmenter, signa machinalement ce concordat de 1813, contre lequel il protesta bientĂŽt aprĂšs l'arrivĂ©e des cardinaux Pacca et Consalvi. Lorsque Pacca rejoignit le captif avec lequel il Ă©tait parti de Rome, il s'imaginait trouver une grande foule autour de la geĂŽle royale ; il ne rencontra dans les cours que de rares serviteurs et une sentinelle placĂ©e au haut de l'escalier en fer Ă cheval. Les fenĂȘtres et les portes du palais Ă©taient fermĂ©es dans la premiĂšre antichambre des appartements Ă©tait le cardinal Doria, dans les autres salles se tenaient quelques Ă©vĂȘques français. Pacca fut introduit auprĂšs de Sa SaintetĂ© elle Ă©tait debout, immobile, pĂąle, courbĂ©e, amaigrie, les yeux enfoncĂ©s dans la tĂȘte. Le cardinal lui dit qu'il avait hĂątĂ© son voyage pour se jeter Ă ses pieds. Alors le pape " Ces cardinaux nous ont entraĂźnĂ© Ă la table et nous ont fait signer. " Pacca se retira Ă l'appartement qu'on lui avait prĂ©parĂ© confondu qu'il Ă©tait de la solitude des demeures, du silence des yeux, de l'abattement des visages et du profond chagrin empreint sur le front du pape. RetournĂ© auprĂšs de Sa SaintetĂ©, il " la trouva c'est lui qui parle dans un Ă©tat digne de compassion et qui faisait craindre pour ses jours. Elle Ă©tait anĂ©antie par une tristesse inconsolable en parlant de ce qui Ă©tait arrivĂ© ; cette pensĂ©e de tourment l'empĂȘchait de dormir et ne lui permettait de prendre de nourriture que ce qui suffisait pour ne pas consentir Ă mourir - De cela, disait-elle, je mourrai fou comme ClĂ©ment XIV. " Dans le secret de ces galeries dĂ©shabitĂ©es oĂč la voix de saint Louis, de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV ne se faisait plus entendre, le Saint PĂšre passa plusieurs jours Ă Ă©crire la minute et la copie de la lettre qui devait ĂȘtre remise Ă l'empereur. Le cardinal Pacca emportait cachĂ© dans sa robe le papier dangereux Ă mesure que le pape y ajoutait quelques lignes. L'ouvrage achevĂ©, le pape le remit, le 24 mai 1813, au colonel Lagorce et le chargea de le porter Ă l'empereur. Il fit lire en mĂȘme temps une allocution aux divers cardinaux qui se trouvaient prĂšs de lui il regarde comme nul le bref qu'il avait donnĂ© Ă Savone et le concordat du 25 janvier. " BĂ©ni soit le Seigneur, dit l'allocution, qui n'a pas Ă©loignĂ© de nous sa misĂ©ricorde ! Il a bien voulu nous humilier par une salutaire confusion. A nous donc soit l'humiliation pour le bien de notre Ăąme ; Ă lui dans tous les siĂšcles l'exaltation, l'honneur et la gloire ! Du palais de Fontainebleau, le 24 mars 1813. " Jamais plus belle ordonnance ne sortit de ce palais. La conscience du pape Ă©tant allĂ©gĂ©e, le visage du martyr devint serein ; son sourire et sa bouche retrouvĂšrent leur grĂące et ses yeux le sommeil. NapolĂ©on menaça d'abord de faire sauter la tĂȘte de dessus les Ă©paules de quelques-uns des prĂȘtres de Fontainebleau ; il pensa Ă se dĂ©clarer chef de la religion de l'Etat ; puis retombant dans son naturel, il feignit de n'avoir rien su de la lettre du pape. Mais sa fortune dĂ©croissait. Le pape, sorti d'un ordre de pauvres moines, rentrĂ© par ses malheurs dans le sein de la foule, semblait avoir repris le grand rĂŽle de tribun des peuples, et donnĂ© le signal de la dĂ©position de l'oppresseur des libertĂ©s publiques. DĂ©fections. - Mort de Lagrange et de Delille. La mauvaise fortune amĂšne les trahisons et ne les justifie pas ; en mars 1813, la Prusse Ă Kalisch s'allie avec la Russie. Le 3 mars, la SuĂšde fait un traitĂ© avec le cabinet de Saint-James elle s'oblige Ă fournir trente mille hommes. Hambourg est Ă©vacuĂ© par les Français, Berlin occupĂ© par les Cosaques, Dresde pris par les Russes et les Prussiens. La dĂ©fection de la ConfĂ©dĂ©ration du Rhin se prĂ©pare. L'Autriche adhĂšre Ă l'alliance de la Russie et de la Prusse. La guerre se rouvre en Italie oĂč le prince EugĂšne s'est transportĂ©. En Espagne, l'armĂ©e anglaise dĂ©fait Joseph Ă Vittoria ; les tableaux dĂ©robĂ©s aux Ă©glises et aux palais tombent dans l'Ebre je les avais vus Ă Madrid et Ă l'Escurial ; je les ai revus lorsqu'on les restaurait Ă Paris le flot et NapolĂ©on avaient passĂ© sur ces Murillo et ces RaphaĂ«l, velut umbra . Wellington, s'avançant toujours, bat le marĂ©chal Soult Ă Roncevaux nos grands souvenirs faisaient le fond des scĂšnes de nos nouvelles destinĂ©es. Le 14 fĂ©vrier, Ă l'ouverture du Corps lĂ©gislatif, Bonaparte dĂ©clara qu'il avait toujours voulu la paix et qu'elle Ă©tait nĂ©cessaire au monde. Ce mensonge ne lui rĂ©ussissait plus. Du reste, dans la bouche de celui qui nous appelait ses sujets , aucune sympathie pour les douleurs de la France Bonaparte levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui Ă©tait dĂ». Le 3 avril, le SĂ©nat conservateur ajoute cent quatre-vingt mille combattants Ă ceux qu'il a dĂ©jĂ allouĂ©s coupes extraordinaires d'hommes au milieu des coupes rĂ©glĂ©es. Le 10 avril enlĂšve Lagrange ; l'abbĂ© Delille expira quelques jours aprĂšs. Si dans le ciel la noblesse du sentiment l'emporte sur la hauteur de la pensĂ©e, le chantre de la PitiĂ© est placĂ© plus prĂšs du trĂŽne de Dieu que l'auteur de la ThĂ©orie des fonctions analytiques . Bonaparte avait quittĂ© Paris le 15 avril. Batailles de LĂŒtzen, de Bautzen et de Dresde. - Revers en Espagne. Les levĂ©es de 1812, se succĂ©dant, s'Ă©taient arrĂȘtĂ©es en Saxe. NapolĂ©on arrive. L'honneur du vieil ost expirĂ© est remis Ă deux cent mille conscrits qui se battent comme les grenadiers de Marengo. Le 2 mai, la bataille de LĂŒtzen est gagnĂ©e Bonaparte, dans ces nouveaux combats, n'emploie presque plus que l'artillerie. EntrĂ© dans Dresde, il dit aux habitants " Je n'ignore pas, Ă quel transport vous vous ĂȘtes livrĂ©s lorsque l'empereur Alexandre et le roi de Prusse sont entrĂ©s dans vos murs. Nous voyons encore sur le pavĂ© le fumier des fleurs que vos jeunes filles ont semĂ©es sur les pas des monarques. " NapolĂ©on se souvenait-il des jeunes filles de Verdun ? C'Ă©tait du temps de ses belles annĂ©es. A Bautzen, autre triomphe, mais oĂč s'ensevelissent le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie Kirgener, et Duroc, grand marĂ©chal du palais. " Il y a une autre vie, dit l'empereur Ă Duroc nous nous reverrons. " Duroc se souciait-il beaucoup de le revoir ? Le 26 et le 27 aoĂ»t, on s'aborde sur l'Elbe, dans des champs dĂ©jĂ fameux. Revenu de l'AmĂ©rique, aprĂšs avoir vu Bernadotte Ă Stockholm, et Alexandre Ă Prague, Moreau a les deux jambes emportĂ©es d'un boulet, Ă Dresde, Ă cĂŽtĂ© de l'empereur de Russie vieille habitude de la fortune napolĂ©onienne. On apprit la mort du vainqueur de Hohenlinden, dans le camp français, par un chien perdu, sur le collier duquel Ă©tait Ă©crit le nom du nouveau Turenne ; l'animal, demeurĂ© sans maĂźtre, courait au hasard parmi les morts Te, janitor Orci ! Le prince de SuĂšde, devenu gĂ©nĂ©ralissime de l'armĂ©e du nord de l'Allemagne, avait adressĂ©, le 15 d'aoĂ»t, une proclamation Ă ses soldats " Soldats, le mĂȘme sentiment qui guida les Français de 1792, et qui les porta Ă s'unir et Ă combattre les armĂ©es qui Ă©taient sur leur territoire, doit diriger aujourd'hui votre valeur contre celui qui, aprĂšs avoir envahi le sol qui vous a vus naĂźtre, enchaĂźne encore vos frĂšres, vos femmes et vos enfants. " Bonaparte, encourant la rĂ©probation unanime, s'Ă©lançait contre la libertĂ© qui l'attaquait de toutes parts, sous toutes les formes. Un sĂ©natus-consulte du 28 aoĂ»t annule la dĂ©claration d'un jury d'Anvers bien petite infraction, sans doute, aux droits des citoyens, aprĂšs l'Ă©normitĂ© d'arbitraire dont avait usĂ© l'empereur ; mais il y a au fond des lois une sainte indĂ©pendance dont les cris sont entendus cette oppression d'un jury fit plus de bruit que les oppressions diverses dont la France Ă©tait la victime. Enfin, au midi, l'ennemi avait touchĂ© notre sol ; les Anglais, obsession de Bonaparte et cause de presque toutes ses fautes, passĂšrent la Bidassoa le 7 octobre Wellington, l'homme fatal, mit le premier le pied sur la terre de France. S'obstinant Ă rester en Saxe, malgrĂ© la prise de Vandamme en BohĂȘme et la dĂ©faite de Ney prĂšs de Berlin par Bernadotte, NapolĂ©on revint sur Dresde. Alors le Landsturm se lĂšve ; une guerre nationale, semblable Ă celle qui a dĂ©livrĂ© l'Espagne, s'organise. Campagne de Saxe ou des poĂštes. On a appelĂ© les combats de 1813 la campagne de Saxe ils seraient mieux nommĂ©s la campagne de la jeune Allemagne ou des poĂštes . A quel dĂ©sespoir Bonaparte ne nous avait-il pas rĂ©duits par son oppression, puisqu'en voyant couler notre sang, nous ne pouvons nous dĂ©fendre d'un mouvement d'intĂ©rĂȘt pour cette gĂ©nĂ©reuse jeunesse saisissant l'Ă©pĂ©e au nom de l'indĂ©pendance ? Chacun de ces combats Ă©tait une protestation pour les droits des peuples. Dans une de ses proclamations, datĂ©e de Kalisch le 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les populations de l'Allemagne leur promettant, au nom de ses frĂšres, les rois, des institutions libres. Ce signal fit Ă©clater la Burschenschaft , dĂ©jĂ secrĂštement formĂ©e. Les universitĂ©s d'Allemagne s'ouvrirent ; elles mirent de cĂŽtĂ© la douleur pour ne songer qu'Ă la rĂ©paration de l'injure " Que les lamentations et les larmes soient courtes, la douleur et la tristesse longues ", disaient les Germains d'autrefois ; " Ă la femme il est dĂ©cent de pleurer, Ă l'homme de se souvenir Lamenta ac lacrymas cito, dolorem et tristitiam tarde ponunt. Feminis lugere honestum est, viris meminisse . " Alors la jeune Allemagne court Ă la dĂ©livrance de la patrie ; alors se pressĂšrent ces Germains, alliĂ©s de l'Empire, dont l'ancienne Rome se servit en guise d'armes et de javelots, velut tela atque arma . Le professeur Fichte faisait Ă Berlin, en 1813, une leçon sur le devoir ; il parla des calamitĂ©s de l'Allemagne et termina sa leçon par ces paroles " Le cours sera donc suspendu jusqu'Ă la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquĂ©rir la libertĂ©. " Les jeunes auditeurs se lĂšvent en poussant des cris Fichte descend de sa chaire, traverse la foule, et va inscrire son nom sur les rĂŽles d'un corps partant pour l'armĂ©e. Tout ce que Bonaparte avait mĂ©prisĂ© et insultĂ© lui devient pĂ©ril l'intelligence descend dans la lice contre la force brutale ; Moscou est la torche Ă la lueur de laquelle la Germanie ceint son baudrier " Aux armes ! " s'Ă©crie la muse. " Le PhĂ©nix de la Russie s'est Ă©lancĂ© de son bĂ»cher ! " Cette reine de Prusse, si faible et si belle, que NapolĂ©on avait accablĂ©e de ses ingĂ©nĂ©reux outrages, se transforme en une ombre implorante et implorĂ©e " Comme elle dort doucement ! " chantent les bardes. " Ah ! puisses-tu dormir jusqu'au jour oĂč ton peuple lavera dans le sang la rouille de son Ă©pĂ©e ! Eveille-toi alors ! Ă©veille-toi ! sois l'ange de la libertĂ© et de la vengeance ! " Koerner n'a qu'une crainte, celle de mourir en prose " PoĂ©sie ! poĂ©sie ! s'Ă©crie-t-il, rends-moi la mort Ă la clartĂ© du jour ! " Il compose au bivouac l'hymne de la Lyre et de l ' EpĂ©e . Le Cavalier. Dis-moi ma bonne Ă©pĂ©e, l'Ă©pĂ©e de mon flanc, pourquoi l'Ă©clair de ton regard est-il aujourd'hui si ardent ? Tu me regardes d'un oeil d'amour, ma bonne Ă©pĂ©e, l'Ă©pĂ©e qui fait ma joie. Hourrah ! L'EpĂ©e. C'est que c'est un brave cavalier qui me porte voilĂ ce qui enflamme mon regard ; c'est que je suis la force d'un homme libre voilĂ ce qui fait ma joie. Hourrah ! Le Cavalier. Oui, mon Ă©pĂ©e, oui, je suis un homme libre, et je t'aime du fond du coeur je t'aime comme si tu m'Ă©tais fiancĂ©e ; je t'aime comme une maĂźtresse chĂ©rie. L'EpĂ©e. Et moi, je me suis donnĂ©e Ă toi ! Ă toi ma vie, Ă toi mon Ăąme d'acier ! Ah ! si nous sommes fiancĂ©s, quand me diras-tu Viens, viens, ma maĂźtresse chĂ©rie ! Ne croit-on pas entendre un de ces guerriers du Nord, un de ces hommes de batailles et de solitudes, dont Saxo Grammaticus dit " Il tomba, rit et mourut. " Ce n'Ă©tait point le froid enthousiasme d'un scalde en sĂ»retĂ© Koerner avait l'Ă©pĂ©e au flanc ; beau, blond et jeune, Apollon Ă cheval, il chantait la nuit comme l'Arabe sur sa selle ; son maoual , en chargeant l'ennemi, Ă©tait accompagnĂ© du galop de son destrier. BlessĂ© Ă LĂŒtzen, il se traĂźna dans les bois, oĂč des paysans le retrouvĂšrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, Ă peine ĂągĂ© de vingt-cinq ans il s'Ă©tait Ă©chappĂ© des bras d'une femme qu'il aimait, et s'en allait dans tout ce que la vie a de dĂ©lices. " Les femmes se plaisent, disait TyrtĂ©e, Ă contempler le jeune homme resplendissant et debout il n'est pas moins beau lorsqu'il tombe au premier rang. " Les nouveaux Arminius, nourris Ă l'Ă©cole de la GrĂšce, avaient un bardit gĂ©nĂ©ral quand ces Ă©tudiants abandonnĂšrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l'Ă©tude pour les pĂ©rils bruyants de la guerre, HomĂšre et les Niebelungen pour l'Ă©pĂ©e, qu'opposĂšrent-ils Ă notre hymne de sang, Ă notre cantique rĂ©volutionnaire ? Ces strophes pleines de l'affection religieuse, et de la sincĂ©ritĂ© de la nature humaine " Quelle est la patrie de l'Allemand ? Nommez-moi cette grande patrie ! Aussi loin que rĂ©sonne la langue allemande, aussi loin que des chants allemands se font entendre pour louer Dieu, lĂ doit ĂȘtre la patrie de l'Allemand. " La patrie de l'Allemand est le pays oĂč le serrement de mains suffit pour tout serment, oĂč la bonne foi pure brille dans tous les regards, oĂč l'affection siĂšge brĂ»lante dans tous les coeurs. " O Dieu du ciel, abaisse tes regards sur nous et donne-nous cet esprit si pur, si vraiment allemand, pour que nous puissions vivre fidĂšles et bons. LĂ est la patrie de l'Allemand, tout ce pays est sa patrie. " Ces camarades de collĂšge, maintenant compagnons d'armes, ne s'inscrivaient point dans ces ventes oĂč des septembriseurs vouaient des assassinats au poignard fidĂšles Ă la poĂ©sie de leurs rĂȘveries, aux traditions de l'histoire, au culte du passĂ©, ils firent d'un vieux chĂąteau, d'une antique forĂȘt, les asiles conservateurs de la Burschenschaft . La reine de Prusse Ă©tait devenue leur patronne, en place de la reine des nuits. Du haut d'une colline, du milieu des ruines, les Ă©coliers-soldats, avec leurs professeurs-capitaines, dĂ©couvraient le faĂźte des salles de leurs universitĂ©s chĂ©ries Ă©mus au souvenir de leur docte antiquitĂ©, attendris Ă la vue du sanctuaire de l'Ă©tude et des jeux de leur enfance, ils juraient d'affranchir leur pays, comme Melchthal, Furst et Stauffacher prononcĂšrent leur triple serment Ă l'aspect des Alpes, par eux immortalisĂ©es, illustrĂ©s par elles. Le gĂ©nie allemand a quelque chose de mystĂ©rieux ; la ThĂ©cla de Schiller est encore la fille teutonne douĂ©e de prescience et formĂ©e d'un Ă©lĂ©ment divin. Les Allemands adorent aujourd'hui la libertĂ© dans un vague indĂ©finissable, de mĂȘme qu'autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois Deorumque nominibus appellant secretum illud ... L'homme dont la vie Ă©tait un dithyrambe en action ne tomba que quand les poĂštes de la jeune Allemagne eurent chantĂ© et pris le glaive contre leur rival NapolĂ©on, le poĂšte armĂ©. Alexandre Ă©tait digne d'avoir Ă©tĂ© le hĂ©raut envoyĂ© aux jeunes Allemands il partageait leurs sentiments Ă©levĂ©s, et il Ă©tait dans cette position de force qui rend possibles les projets ; mais il se laissa effrayer de la terreur des monarques qui l'environnaient. Ces monarques ne tinrent point leurs promesses ; ils ne donnĂšrent point Ă leurs peuples des institutions gĂ©nĂ©reuses. Les enfants de la Muse flamme par qui les masses inertes des soldats avaient Ă©tĂ© animĂ©es furent plongĂ©s dans des cachots en rĂ©compense de leur dĂ©vouement et de leur noble crĂ©dulitĂ©. HĂ©las ! la gĂ©nĂ©ration qui rendit l'indĂ©pendance aux Teutons est Ă©vanouie ; il n'est demeurĂ© en Germanie que de vieux cabinets usĂ©s. Ils appellent le plus haut qu'ils peuvent NapolĂ©on un grand homme, pour faire servir leur prĂ©sente admiration d'excuse Ă leur bassesse passĂ©e. Dans le sot enthousiasme pour l'homme qui continue Ă aplatir les gouvernements aprĂšs les avoir fouettĂ©s, Ă peine se souvient-on de Koerner " Arminius, libĂ©rateur de la Germanie, dit Tacite, fut inconnu aux Grecs qui n'admirent qu'eux, peu cĂ©lĂšbre chez les Romains qu'il avait vaincus ; mais des nations barbares le chantent encore, caniturque barbaras apud gentes . " Bataille de Leipsick. - Retour de Bonaparte Ă Paris. - TraitĂ© de Valençay. Le 18 et le 19 octobre se donna dans les champs de Leipsick ce combat que les Allemands ont appelĂ© la bataille des nations . Vers la fin de la seconde journĂ©e, les Saxons et les Wurtembergeois, passant du camp de NapolĂ©on sous les drapeaux de Bernadotte, dĂ©cidĂšrent le rĂ©sultat de l'action ; victoire entachĂ©e de trahison. Le prince de SuĂšde, l'empereur de Russie et le roi de Prusse pĂ©nĂštrent dans Leipsick Ă travers trois portes diffĂ©rentes. NapolĂ©on, ayant Ă©prouvĂ© une perte immense, se retira. Comme il n'entendait rien aux retraites de sergent ainsi qu'il l'avait dit, il fit sauter des ponts derriĂšre lui. Le prince Poniatowski, blessĂ© deux fois, se noie dans l'Elster la Pologne s'abĂźma avec son dernier dĂ©fenseur. NapolĂ©on ne s'arrĂȘta qu'Ă Erfurt de lĂ son bulletin annonça que son armĂ©e, toujours victorieuse, arrivait comme une armĂ©e battue Erfurt, peu de temps auparavant avait vu NapolĂ©on au faĂźte de la prospĂ©ritĂ©. Enfin les Bavarois, dĂ©serteurs aprĂšs les autres d'une fortune abandonnĂ©e, essaient d'exterminer Ă Hanau le reste de nos soldats. WrĂšde est renversĂ© par les seuls gardes d'honneur quelques conscrits, dĂ©jĂ vĂ©tĂ©rans, lui passent sur le ventre ; ils sauvent Bonaparte et prennent position derriĂšre le Rhin. ArrivĂ© en fugitif Ă Mayence, NapolĂ©on se retrouve Ă Saint-Cloud le 19 novembre ; l'infatigable de LacĂ©pĂšde revient lui dire " Votre MajestĂ© a tout surmontĂ©. " M. de LacĂ©pĂšde avait parlĂ© convenablement des ovipares ; mais il ne se pouvait tenir debout. La Hollande reprend son indĂ©pendance et rappelle le prince d'orange. Le 1er dĂ©cembre les puissances alliĂ©es dĂ©clarent " qu'elles ne font point la guerre Ă la France mais Ă l'empereur seul, ou plutĂŽt Ă cette prĂ©pondĂ©rance qu'il a trop longtemps exercĂ©e, hors des limites de son empire, pour le malheur de l'Europe et de la France ". Quand on voit s'approcher le moment oĂč nous allions ĂȘtre renfermĂ©s dans notre ancien territoire, on se demande Ă quoi donc avaient servi le bouleversement de l'Europe et le massacre de tant de millions d'hommes ? Le temps nous engloutit et continue tranquillement son cours. Par le traitĂ© de Valençay du 11 dĂ©cembre, le misĂ©rable Ferdinand VII est renvoyĂ© Ă Madrid ainsi se termina obscurĂ©ment Ă la hĂąte cette criminelle entreprise d'Espagne, premiĂšre cause de la perte de NapolĂ©on. On peut toujours aller au mal, on peut toujours tuer un peuple ou un roi ; mais le retour est difficile Jacques ClĂ©ment raccommodait ses sandales pour le voyage de Saint-Cloud ; ses confrĂšres lui demandĂšrent en riant combien son ouvrage durerait " Assez pour le chemin que j'ai Ă faire, rĂ©pondit-il je dois aller, non revenir. " Le Corps lĂ©gislatif convoquĂ©, puis ajournĂ©. - Les alliĂ©s passent le Rhin. - ColĂšre de Bonaparte. - Premier jour de l'an de 1814. Le Corps lĂ©gislatif est assemblĂ© le 19 dĂ©cembre 1813. Etonnant sur le champ de bataille, remarquable dans son conseil d'Etat, Bonaparte n'a plus la mĂȘme valeur en politique la langue de la libertĂ©, il l'ignore ; s'il veut exprimer des affections congĂ©niales [syn. de congĂ©nital.] , des sentiments paternels, il s'attendrit tout de travers, et il plaque des paroles Ă©mues Ă son insensibilitĂ© " Mon coeur, dit-il au Corps lĂ©gislatif, a besoin de la prĂ©sence et de l'affection de mes sujets . Je n'ai jamais Ă©tĂ© sĂ©duit par la prospĂ©ritĂ© ; l'adversitĂ© me trouvera au-dessus de ses atteintes. J'avais conçu et exĂ©cutĂ© de grands desseins pour la prospĂ©ritĂ© et le bonheur du monde. Monarque et pĂšre , je sens que la paix ajoute Ă la sĂ©curitĂ© des trĂŽnes et Ă celle des familles. " Un article officiel du Moniteur avait dit, au mois de juillet 1804, sous l ' Empire, que la France ne passerait jamais le Rhin, et que ses armĂ©es ne le passeraient plus . Les alliĂ©s traversĂšrent ce fleuve le 21 dĂ©cembre 1813, depuis BĂąle jusqu'Ă Schaffouse, avec plus de cent mille hommes ; le 31 du mĂȘme mois, l'armĂ©e de SilĂ©sie, commandĂ©e par BlĂŒcher, le franchit Ă son tour, depuis Manheim jusqu'Ă Coblentz. Par ordre de l'empereur, le SĂ©nat et le Corps lĂ©gislatif avaient nommĂ© deux commissions chargĂ©es de prendre connaissance des documents relatifs aux nĂ©gociations avec les puissances coalisĂ©es ; prĂ©vision d'un pouvoir qui, se refusant Ă des consĂ©quences devenues inĂ©vitables, voulait en laisser la responsabilitĂ© Ă une autre autoritĂ©. La commission du Corps lĂ©gislatif, que prĂ©sidait M. LainĂ©, osa dire " que les moyens de paix auraient des effets assurĂ©s, si les Français Ă©taient convaincus que leur sang ne serait versĂ© que pour dĂ©fendre une patrie et des lois protectrices ; que Sa MajestĂ© doit ĂȘtre suppliĂ©e de maintenir l'entiĂšre et constante exĂ©cution des lois qui garantissent aux Français les droits de la libertĂ©, de la sĂ»retĂ©, de la propriĂ©tĂ©, et Ă la nation le libre exercice de ses droits politiques ". Le ministre de la police, duc de Rovigo, fait enlever les Ă©preuves du rapport ; un dĂ©cret du 31 dĂ©cembre ajourne le Corps lĂ©gislatif ; les portes de la salle sont fermĂ©es. Bonaparte traite les membres de la commission lĂ©gislative d' agents payĂ©s par l ' Angleterre " Le nommĂ© LainĂ©, disait-il, est un traĂźtre qui correspond avec le prince rĂ©gent par l'intermĂ©diaire de DesĂšze. Raynouard, Maine de Biran et Flaugergues sont des factieux. " Le soldat s'Ă©tonnait de ne plus retrouver ces Polonais qu'il abandonnait et qui, en se noyant pour lui obĂ©ir criaient encore " Vive l'empereur ! " Il appelait le rapport de la commission une motion sortie d'un club de Jacobins. Pas un discours de Bonaparte dans lequel n'Ă©clate son aversion pour la rĂ©publique dont il Ă©tait sorti ; mais il en dĂ©testait moins les crimes que les libertĂ©s. A propos de ce mĂȘme rapport il ajoutait " Voudrait-on rĂ©tablir la souverainetĂ© du peuple ? Eh bien dans ce cas, je me fais peuple ; car je prĂ©tends ĂȘtre toujours lĂ oĂč rĂ©side la souverainetĂ©. " Jamais despote n'a expliquĂ© plus Ă©nergiquement sa nature c'est le mot retournĂ© de Louis XIV " L'Etat, c'est moi. " A la rĂ©ception du premier jour de l'an 1814, on s'attendait Ă quelque scĂšne. J'ai connu un homme attachĂ© Ă cette cour, lequel se prĂ©parait Ă tout hasard Ă mettre l'Ă©pĂ©e Ă la main. NapolĂ©on ne dĂ©passa pas nĂ©anmoins la violence des paroles, mais il s'y laissa aller avec cette plĂ©nitude qui causait quelquefois de la confusion Ă ses hallebardiers mĂȘmes " Pourquoi, s'Ă©cria-t-il, parler devant l'Europe de ces dĂ©bats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu'est-ce qu'un trĂŽne ? un morceau de bois recouvert d'un morceau d'Ă©toffe tout dĂ©pend de celui qui s'y assied. La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Je suis un de ces hommes qu'on tue, mais qu'on ne dĂ©shonore pas. Dans trois mois nous aurons la paix, ou l'ennemi sera chassĂ© de notre territoire, ou je serai mort. " C'Ă©tait dans le sang que Bonaparte Ă©tait accoutumĂ© Ă laver le linge des Français. Dans trois mois on n'eut point la paix, l'ennemi ne fut point chassĂ© de notre territoire, Bonaparte ne perdit point la vie la mort n'Ă©tait point son fait. AccablĂ©e de tant de malheurs et de l'ingrate obstination du maĂźtre qu'elle s'Ă©tait donnĂ©, la France se voyait envahie avec l'inerte stupeur qui naĂźt du dĂ©sespoir. Un dĂ©cret impĂ©rial avait mobilisĂ© cent vingt-un bataillons de gardes nationales ; un autre dĂ©cret avait formĂ© un conseil de rĂ©gence, prĂ©sidĂ© par CambacĂ©rĂšs et composĂ© de ministres, Ă la tĂȘte duquel Ă©tait placĂ©e l'impĂ©ratrice. Joseph, monarque en disponibilitĂ©, revenu d'Espagne avec ses pillages, est dĂ©clarĂ© commandant gĂ©nĂ©ral de Paris. Le 25 janvier 1814, Bonaparte quitte son palais pour l'armĂ©e, et va jeter une Ă©clatante flamme en s'Ă©teignant. Le pape mis en libertĂ©. La surveille, le pape avait Ă©tĂ© rendu Ă l'indĂ©pendance ; la main qui allait Ă son tour porter des chaĂźnes fut contrainte de briser les fers qu'elle avait donnĂ©s la Providence avait changĂ© les fortunes, et le vent qui soufflait au visage de NapolĂ©on poussait les alliĂ©s Ă Paris. Pie VII, averti de sa dĂ©livrance, se hĂąta de faire une courte priĂšre dans la chapelle de François Ier ; il monta en voiture et traversa cette forĂȘt qui, selon la tradition populaire, voit paraĂźtre le grand veneur de la mort quand un roi va descendre Ă Saint-Denis. Le pape voyageait sous la surveillance d'un officier de gendarmerie qui l'accompagnait dans une seconde voiture. A OrlĂ©ans, il apprit le nom de la ville dans laquelle il entrait. Il suivit la route du Midi aux acclamations de la foule, de ces provinces oĂč NapolĂ©on devait bientĂŽt passer, Ă peine en sĂ»retĂ© sous la garde des commissaires Ă©trangers. Sa SaintetĂ© fut retardĂ©e dans sa marche par la chute mĂȘme de son oppresseur les autoritĂ©s avaient cessĂ© leurs fonctions ; on n'obĂ©issait Ă personne ; un ordre Ă©crit de Bonaparte, ordre qui vingt-quatre heures auparavant aurait abattu la plus haute tĂȘte et fait tomber un royaume, Ă©tait un papier sans cours quelques minutes de puissance manquĂšrent Ă NapolĂ©on pour qu'il pĂ»t protĂ©ger le captif que sa puissance avait persĂ©cutĂ©. Il fallut qu'un mandat provisoire des Bourbons achevĂąt de rendre la libertĂ© au pontife qui avait ceint de leur diadĂšme une tĂȘte Ă©trangĂšre quelle confusion de destinĂ©es ! Pie VII cheminait au milieu des cantiques et des larmes, au son des cloches, aux cris de Vive le Pape ! Vive le chef de l'Eglise ! on lui apportait, non les clefs des villes, des capitulations trempĂ©es de sang et obtenues par le meurtre, mais on lui prĂ©sentait des malades Ă guĂ©rir, de nouveaux Ă©poux Ă bĂ©nir au bord de sa voiture ; il disait aux premiers " Dieu vous console ! " Il Ă©tendait sur les seconds ses mains pacifiques ; il touchait de petits enfants dans les bras de leurs mĂšres. Il ne restait aux villes que ceux qui ne pouvaient marcher. Les pĂšlerins passaient la nuit sur les champs pour attendre l'arrivĂ©e d'un vieux prĂȘtre dĂ©livrĂ©. Les paysans dans leur naĂŻvetĂ©, trouvaient que le Saint PĂšre ressemblait Ă Notre-Seigneur ; des protestants attendris disaient " VoilĂ le plus grand homme de son siĂšcle. " Telle est la grandeur de la vĂ©ritable sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne, oĂč Dieu se mĂȘle sans cesse avec les hommes ; telle est sur la force du glaive et du sceptre la supĂ©rioritĂ© de la puissance du faible, soutenu de la religion et du malheur. Pie VII traversa Carcassonne, BĂ©ziers, Montpellier et NĂźmes, pour rĂ©apprendre l'Italie. Au bord du RhĂŽne il semblait que les innombrables croisĂ©s de Raymond de Toulouse passaient encore la revue Ă Saint-Remy. Le pape revit Nice, Savone, Imola, tĂ©moins de ses afflictions rĂ©centes et des premiĂšres macĂ©rations de sa vie on aime Ă pleurer oĂč l'on a pleurĂ©. Dans les conditions ordinaires on se souvient des lieux et des temps du bonheur. Pie VII repassait sur ses vertus et sur ses souffrances, comme un homme dans sa mĂ©moire revit de ses passions Ă©teintes. A Bologne, le pape fut laissĂ© aux mains des autoritĂ©s autrichiennes. Murat, Joachim-NapolĂ©on, roi de Naples lui Ă©crivit le 4 avril 1814 " TrĂšs-saint PĂšre, le sort des armes m'ayant rendu maĂźtre des Etats que vous possĂ©diez lorsque vous fĂ»tes forcĂ© de quitter Rome, je ne balance pas Ă les remettre sous votre autoritĂ©, renonçant en votre faveur Ă tous mes droits de conquĂȘte sur ces pays. " Qu'a-t-on laissĂ© Ă Joachim et Ă NapolĂ©on mourants ? Le pape n'Ă©tait pas encore arrivĂ© Ă Rome qu'il offrit un asile Ă la mĂšre de Bonaparte. Des lĂ©gats avaient repris possession de la ville Ă©ternelle. Le 23 mai, au milieu du printemps, Pie VII aperçut le dĂŽme de Saint-Pierre. Il a racontĂ© avoir rĂ©pandu des larmes en revoyant le dĂŽme sacrĂ©. PrĂȘt Ă franchir la Porte du Peuple, le pontife fut arrĂȘtĂ© vingt-deux orphelines vĂȘtues de robes blanches, quarante-cinq jeunes filles portant de grandes palmes dorĂ©es, s'avancĂšrent en chantant des cantiques. La multitude criait Hosanna ! Pignatelli, qui commandait les troupes sur le Quirinal lorsque Radet emporta d'assaut le jardin des olives de Pie VII, conduisait Ă prĂ©sent la marche des palmes. En mĂȘme temps que Pignatelli changeait de rĂŽle, de nobles parjures, Ă Paris, reprenaient derriĂšre le fauteuil de Louis XVIII leurs fonctions de grands domestiques la prospĂ©ritĂ© nous est transmise avec ses esclaves, comme autrefois une terre seigneuriale Ă©tait vendue avec ses serfs. Notes qui devinrent la brochure De Bonaparte et des Bourbons . - Je prends un appartement rue de Rivoli. - Admirable campagne de France, 1814. Au livre second de ces MĂ©moires , on lit je revenais alors de mon premier exil de Dieppe " On m'a permis de revenir Ă ma VallĂ©e. La terre tremble sous les pas du soldat Ă©tranger j'Ă©cris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour je trace des pages aussi agitĂ©es que les Ă©vĂ©nements de ce jour ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des annĂ©es qui dorment dans la tombe et Ă la paix de mes plus jeunes souvenirs. " Ces pages agitĂ©es que je traçais le jour Ă©taient des notes relatives aux Ă©vĂ©nements du moment, lesquelles, rĂ©unies devinrent ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . J'avais une si haute idĂ©e du gĂ©nie de NapolĂ©on et de la vaillance de nos soldats, qu'une invasion de l'Ă©tranger heureuse jusque dans ses derniers rĂ©sultats, ne me pouvait tomber dans la tĂȘte mais je pensais que cette invasion en faisant sentir Ă la France le danger oĂč l'ambition de NapolĂ©on l'avait rĂ©duite, amĂšnerait un mouvement intĂ©rieur, et que l'affranchissement des Français s'opĂ©rerait de leurs propres mains. C'Ă©tait dans cette idĂ©e que j'Ă©crivais mes notes afin que si nos assemblĂ©es politiques arrĂȘtaient la marche des alliĂ©s, et se rĂ©solvaient Ă se sĂ©parer d'un grand homme, devenu un flĂ©au, elles sussent Ă qui recourir ; l'abri me paraissait ĂȘtre dans l'autoritĂ© modifiĂ©e selon les temps, sous laquelle nos aĂŻeux avaient vĂ©cu pendant huit siĂšcles quand dans l'orage on ne trouve Ă sa portĂ©e qu'un vieil Ă©difice, tout en ruine qu'il est, on s'y retire. Dans l'hiver de 1813 Ă 1814, je pris un appartement rue de Rivoli, en face de la premiĂšre grille du jardin des Tuileries, devant laquelle j'avais entendu crier la mort du duc d'Enghien. On ne voyait encore dans cette rue que les arcades bĂąties par le gouvernement et quelques maisons isolĂ©es s'Ă©levant ça et lĂ avec leur dentelure latĂ©rale de pierres d'attente. Il ne fallait rien moins que les maux dont la France Ă©tait Ă©crasĂ©e, pour se maintenir dans l'Ă©loignement que NapolĂ©on inspirait et pour se dĂ©fendre en mĂȘme temps de l'admiration qu'il faisait renaĂźtre sitĂŽt qu'il agissait c'Ă©tait le plus fier gĂ©nie d'action qui ait jamais existĂ© ; sa premiĂšre campagne en Italie et sa derniĂšre campagne en France je ne parle pas de Waterloo sont ses deux plus belles campagnes ; CondĂ© dans la premiĂšre, Turenne dans la seconde, grand guerrier dans celle-lĂ ,. grand homme dans celle-ci ; mais diffĂ©rentes dans leurs rĂ©sultats par l'une il gagna l'empire, par l'autre il le perdit. Ses derniĂšres heures de pouvoir, toutes dĂ©racinĂ©es, toutes dĂ©chaussĂ©es qu'elles Ă©taient, ne purent ĂȘtre arrachĂ©es comme les dents d'un lion, que par les efforts du bras de l'Europe. Le nom de NapolĂ©on Ă©tait encore si formidable que les armĂ©es ennemies ne passĂšrent le Rhin qu'avec terreur ; elles regardaient sans cesse derriĂšre elles pour bien s'assurer que la retraite leur serait possible ; maĂźtresses de Paris, elles tremblaient encore. Alexandre jetant les yeux sur la Russie, en entrant en France, fĂ©licitait les personnes qui pouvaient s'en aller, et il Ă©crivait Ă sa mĂšre ses anxiĂ©tĂ©s et ses regrets. NapolĂ©on bat les Russes Ă Saint-Dizier, les Prussiens et les Russes Ă Brienne, comme pour honorer les champs dans lesquels il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ©. Il culbute l'armĂ©e de SilĂ©sie Ă Montmirail, Ă Champaubert, et une partie de la grande armĂ©e Ă Montereau. Il fait tĂȘte partout ; va et revient sur ses pas ; repousse les colonnes dont il est entourĂ©. Les alliĂ©s proposent un armistice ; Bonaparte dĂ©chire les prĂ©liminaires de la paix offerte et s'Ă©crie " Je suis plus prĂšs de Vienne que l'empereur d'Autriche de Paris ! " La Russie, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre, pour se rĂ©conforter mutuellement, conclurent Ă Chaumont un nouveau traitĂ© d'alliance ; mais au fond, alarmĂ©es de la rĂ©sistance de Bonaparte, elles songeaient Ă la retraite. A Lyon une armĂ©e se formait sur le flanc des Autrichiens ; dans le midi, le marĂ©chal Soult arrĂȘtait les Anglais ; le congrĂšs de ChĂątillon, qui ne fut dissous que le 15 mars, nĂ©gociait encore. Bonaparte chassa BlĂŒcher des hauteurs de Craonne. La grande armĂ©e alliĂ©e n'avait triomphĂ© le 27 fĂ©vrier, Ă Bar-sur-Aube, que par la supĂ©rioritĂ© du nombre. Bonaparte se multipliant avait recouvrĂ© Troyes que les alliĂ©s rĂ©occupĂšrent. De Craonne il s'Ă©tait portĂ© sur Reims. " Cette nuit, dit-il, j'irai prendre mon beau-pĂšre Ă Troyes. " Le 20 mars, une affaire eut lieu prĂšs d'Arcis-sur-Aube. Parmi un feu roulant d'artillerie, un obus Ă©tant tombĂ© au front d'un carrĂ© de la garde, le carrĂ© parut faire un lĂ©ger mouvement Bonaparte se prĂ©cipite sur le projectile dont la mĂšche fume, il la fait flairer Ă son cheval ; l'obus crĂšve, et l'empereur sort sain et sauf du milieu de la foudre brisĂ©e. La bataille devait recommencer le lendemain ; mais Bonaparte, cĂ©dant Ă l'inspiration du gĂ©nie, inspiration qui lui fut nĂ©anmoins funeste, se retire afin de se porter sur le derriĂšre des troupes confĂ©dĂ©rĂ©es, les sĂ©parer de leurs magasins et grossir son armĂ©e des garnisons des places frontiĂšres. Les Ă©trangers se prĂ©paraient Ă se replier sur le Rhin, lorsque Alexandre, par un de ces mouvements du ciel qui changent tout un monde, prit le parti de marcher Ă Paris dont le chemin devenait libre [J'ai entendu le gĂ©nĂ©ral Pozzo raconter que c'Ă©tait lui qui avait dĂ©terminĂ© l'empereur Alexandre Ă marcher en avant. . NapolĂ©on croyait entraĂźner la masse des ennemis, et il n'Ă©tait suivi que de dix mille hommes de cavalerie qu'il pensait ĂȘtre l'avant-garde des principales troupes, et qui lui masquaient le mouvement rĂ©el des Prussiens et des Moscovites. Il dispersa ces dix mille chevaux Ă Saint-Dizier et Vitry, et s'aperçut alors que la grande armĂ©e alliĂ©e n'Ă©tait pas derriĂšre ; cette armĂ©e, se prĂ©cipitant sur la capitale, n'avait devant elle que les marĂ©chaux Marmont et Mortier avec environ douze mille conscrits. NapolĂ©on se dirige Ă la hĂąte sur Fontainebleau lĂ une sainte victime en se retirant, avait laissĂ© le rĂ©munĂ©rateur et le vengeur. Toujours dans l'histoire marchent ensemble deux choses qu'un homme s'ouvre une voie d'injustice, il s'ouvre en mĂȘme temps une voie de perdition dans laquelle, Ă une distance marquĂ©e, la premiĂšre route vient tomber dans la seconde. Je commence Ă imprimer ma brochure. - Une note de madame de Chateaubriand. Les esprits Ă©taient fort agitĂ©s l'espoir de voir cesser, coĂ»te que coĂ»te, une guerre cruelle qui pesait depuis vingt ans sur la France rassasiĂ©e de malheur et de gloire, l'emportait dans les masses sur la nationalitĂ©. Chacun s'occupait du parti qu'il aurait Ă prendre dans la catastrophe prochaine. Tous les soirs mes amis venaient causer chez madame de Chateaubriand, raconter et commenter les Ă©vĂ©nements de la journĂ©e. MM. de Fontanes, de Clausel, Joubert, accouraient avec la foule de ces amis de passage que donnent les Ă©vĂ©nements et que les Ă©vĂ©nements retirent. Madame la duchesse de LĂ©vis, belle, paisible et dĂ©vouĂ©e, que nous retrouverons Ă Gand, tenait fidĂšle compagnie Ă madame de Chateaubriand. Madame la duchesse de Duras Ă©tait aussi Ă Paris, et j'allais voir souvent madame la marquise de Montcalm, soeur du duc de Richelieu. Je continuais d'ĂȘtre persuadĂ©, malgrĂ© l'approche des champs de bataille, que les alliĂ©s n'entreraient pas Ă Paris et qu'une insurrection nationale mettrait fin Ă nos craintes. L'obsession de cette idĂ©e m'empĂȘchait de sentir aussi vivement que je l'aurais fait la prĂ©sence des armĂ©es Ă©trangĂšres mais je ne me pouvais empĂȘcher de rĂ©flĂ©chir aux calamitĂ©s que nous avions fait Ă©prouver Ă l'Europe, en voyant l'Europe nous les rapporter. Je ne cessais de m'occuper de ma brochure ; je la prĂ©parais comme un remĂšde lorsque le moment de l'anarchie viendrait Ă Ă©clater. Ce n'est pas ainsi que nous Ă©crivons aujourd'hui, bien Ă l'aise, n'ayant Ă redouter que la guerre des feuilletons la nuit je m'enfermais Ă clef ; je mettais mes paperasses sous mon oreiller, deux pistolets chargĂ©s sur ma table je couchais entre ces deux muses. Mon texte Ă©tait double ; je l'avais composĂ© sous la forme de brochure, qu'il a gardĂ©e, et en façon de discours, diffĂ©rent Ă quelques Ă©gards de la brochure ; je supposais qu'Ă la levĂ©e de la France, on se pourrait assembler Ă l'HĂŽtel de Ville, et je m'Ă©tais prĂ©parĂ© sur deux thĂšmes. Madame de Chateaubriand a Ă©crit quelques notes Ă diverses Ă©poques de notre vie commune ; parmi ces notes, je trouve le paragraphe suivant " M. de Chateaubriand Ă©crivait sa brochure De Bonaparte et des Bourbons . Si cette brochure avait Ă©tĂ© saisie, le jugement n'Ă©tait pas douteux la sentence Ă©tait l'Ă©chafaud. Cependant l'auteur mettait une nĂ©gligence incroyable Ă la cacher. Souvent, quand il sortait, il l'oubliait sur sa table ; sa prudence n'allait jamais au delĂ de la mettre sous son oreiller, ce qu'il faisait devant son valet de chambre, garçon fort honnĂȘte, mais qui pouvait se laisser tenter. Pour moi, j'Ă©tais dans des transes mortelles aussi dĂšs que M. de Chateaubriand Ă©tait sorti, j'allais prendre le manuscrit et je le mettais sur moi. Un jour, en traversant les Tuileries, je m'aperçois que je ne l'ai plus, et, bien sĂ»re de l'avoir senti en sortant, je ne doute pas de l'avoir perdu en route. Je vois dĂ©jĂ le fatal Ă©crit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrĂȘtĂ© je tombe sans connaissance au milieu du jardin ; de bonnes gens m'assistĂšrent ensuite, me reconduisirent Ă la maison dont j'Ă©tais peu Ă©loignĂ©e. Quel supplice lorsque, montant l'escalier, je flottais entre une crainte, qui Ă©tait presque une certitude, et un lĂ©ger espoir d'avoir oubliĂ© de prendre la brochure ! En approchant de la chambre de mon mari je me sentais de nouveau dĂ©faillir j'entre enfin ; rien sur la table je m'avance vers le lit ; je tĂąte d'abord l'oreiller je ne sens rien ; je le soulĂšve je vois le rouleau de papier ! Le coeur me bat chaque fois que j'y pense. Je n'ai jamais Ă©prouvĂ© un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vĂ©ritĂ©, il n'aurait pas Ă©tĂ© si grand si je m'Ă©tais vue dĂ©livrĂ©e au pied de l'Ă©chafaud car enfin c'Ă©tait quelqu'un qui m'Ă©tait bien plus cher que moi-mĂȘme que j'en voyais dĂ©livrĂ©. " Que je serais malheureux si j'avais pu causer un moment de peine Ă madame de Chateaubriand ! J'avais pourtant Ă©tĂ© obligĂ© de mettre un imprimeur dans mon secret ; il avait consenti Ă risquer l'affaire ; d'aprĂšs les nouvelles de chaque heure, il me rendait oĂč venait reprendre des Ă©preuves Ă moitiĂ© composĂ©es, selon que le bruit du canon se rapprochait ou s'Ă©loignait de Paris pendant prĂšs de quinze jours je jouai ainsi ma vie Ă croix ou pile. La guerre Ă©tablie aux barriĂšres de Paris. - Vue de Paris. - Combat de Belleville. - Fuite de Marie-Louise et de la rĂ©gence. - M. de Talleyrand reste Ă Paris. Le cercle se resserrait autour de la capitale Ă chaque instant on apprenait un progrĂšs de l'ennemi. PĂȘle-mĂȘle entraient, par les barriĂšres, des prisonniers russes et des blessĂ©s français traĂźnĂ©s dans des charrettes quelques-uns Ă demi-morts tombaient sous les roues qu'ils ensanglantaient. Des conscrits appelĂ©s de l'intĂ©rieur traversaient la capitale en longue file, se dirigeant sur les armĂ©es. La nuit on entendait passer sur les boulevards extĂ©rieurs des trains d'artillerie et l'on ne savait si les dĂ©tonations lointaines annonçaient la victoire dĂ©cisive ou la derniĂšre dĂ©faite. La guerre vint s'Ă©tablir enfin aux barriĂšres de Paris. Du haut des tours de Notre-Dame on vit paraĂźtre la tĂȘte des colonnes russes, ainsi que les premiĂšres ondulations du flux de la mer sur une plage. Je sentis ce qu'avait dĂ» Ă©prouver un Romain lorsque du faĂźte du Capitole, il dĂ©couvrit les soldats d'Alaric et la vieille citĂ© des Latins Ă ses pieds, comme je dĂ©couvrais les soldats russes, et Ă mes pieds la vieille citĂ© des Gaulois. Adieu donc, Lares paternels, foyers conservateurs des traditions du pays, toits sous lesquels avaient respirĂ© et cette Virginie sacrifiĂ©e par son pĂšre Ă la pudeur et Ă la libertĂ©, et cette HĂ©loĂŻse vouĂ©e par l'amour aux lettres et Ă la religion. Paris depuis des siĂšcles n'avait point vu la fumĂ©e des camps de l'ennemi, et c'est Bonaparte qui, de triomphe en triomphe, a amenĂ© les ThĂ©bains Ă la vue des femmes de Sparte. Paris Ă©tait la borne dont il Ă©tait parti pour courir la terre il y revenait laissant derriĂšre lui l'Ă©norme incendie de ses inutiles conquĂȘtes. On se prĂ©cipitait au Jardin des Plantes que jadis aurait pu protĂ©ger l'abbaye fortifiĂ©e de Saint-Victor le petit monde des cygnes et des bananiers, Ă qui notre puissance avait promis une paix Ă©ternelle, Ă©tait troublĂ©. Du sommet du labyrinthe, par-dessus le grand cĂšdre, par-dessus les greniers d'abondance que Bonaparte n'avait pas eu le temps d'achever, au delĂ de l'emplacement de la Bastille et du donjon de Vincennes lieux qui racontaient notre successive histoire, la foule regardait les feux de l'infanterie au combat de Belleville. Montmartre est emportĂ© ; les boulets tombent jusque sur les boulevards du Temple. Quelques compagnies de la garde nationale sortirent et perdirent trois cents hommes dans les champs autour du tombeau des martyrs . Jamais la France militaire ne brilla d'un plus vif Ă©clat au milieu de ses revers les derniers hĂ©ros furent les cent cinquante jeunes gens de l'Ecole polytechnique, transformĂ©s en canonniers dans les redoutes du chemin de Vincennes. EnvironnĂ©s d'ennemis, ils refusaient de se rendre ; il fallut les arracher de leurs piĂšces le grenadier russe les saisissait noircis de poudre et couverts de blessures ; tandis qu'ils se dĂ©battaient dans ses bras, il Ă©levait en l'air avec des cris de victoire et d'admiration ces jeunes palmes françaises et les rendait toutes sanglantes Ă leurs mĂšres. Pendant ce temps-lĂ CambacĂ©rĂšs s'enfuyait avec Marie-Louise, le roi de Rome et la rĂ©gence. On lisait sur les murs cette proclamation Le roi Joseph, lieutenant gĂ©nĂ©ral de l ' Empereur, commandant en chef de la garde nationale . " Citoyens de Paris, " Le conseil de rĂ©gence a pourvu Ă la sĂ»retĂ© de l'impĂ©ratrice et du roi de Rome je reste avec vous. Armons-nous pour dĂ©fendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste citĂ© devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs qu'il espĂšre franchir en triomphe. " Rostopschine n'avait pas prĂ©tendu dĂ©fendre Moscou ; il le brĂ»la. Joseph annonçait qu'il ne quitterait jamais les Parisiens, et il dĂ©campait Ă petit bruit, nous laissant son courage placardĂ© au coin des rues. M. de Talleyrand faisait partie de la rĂ©gence nommĂ©e par NapolĂ©on. Du jour oĂč l'Ă©vĂȘque d'Autun cessa d'ĂȘtre, sous l'empire, ministre des relations extĂ©rieures, il n'avait rĂȘvĂ© qu'une chose, la disparition de Bonaparte suivie de la rĂ©gence de Marie-Louise ; rĂ©gence dont lui, prince de BĂ©nĂ©vent, aurait Ă©tĂ© le chef. Bonaparte en le nommant membre d'une rĂ©gence provisoire en 1814, semblait avoir favorisĂ© ses dĂ©sirs secrets. La mort napolĂ©onienne n'Ă©tait point survenue ; il ne resta Ă M. de Talleyrand qu'Ă clopiner aux pieds du colosse qu'il ne pouvait renverser, et Ă tirer parti du moment pour ses intĂ©rĂȘts le savoir-faire Ă©tait le gĂ©nie de cet homme de compromis et de marchĂ©s. La position se prĂ©sentait difficile demeurer dans la capitale Ă©tait chose indiquĂ©e ; mais si Bonaparte revenait, le prince sĂ©parĂ© de la rĂ©gence fugitive, le prince retardataire, courait risque d'ĂȘtre fusillĂ© ; d'un autre cĂŽtĂ©, comment abandonner Paris au moment oĂč les alliĂ©s y pouvaient pĂ©nĂ©trer ? Ne serait-ce pas renoncer au profit du succĂšs, trahir ce lendemain des Ă©vĂ©nements, pour lequel M. de Talleyrand Ă©tait fait ? Loin de pencher vers les Bourbons, il les craignait Ă cause de ses diverses apostasies. Cependant, puisqu'il y avait une chance quelconque pour eux, M. de Vitrolles, avec l'assentiment du prĂ©lat mariĂ©, s'Ă©tait rendu Ă la dĂ©robĂ©e au congrĂšs de ChĂątillon, en chuchoteur non avouĂ© de la lĂ©gitimitĂ©. Cette prĂ©caution apportĂ©e, le prince, afin de se tirer d'embarras Ă Paris, eut recours Ă un de ces tours dans lesquels il Ă©tait passĂ© maĂźtre. M. Laborie, devenu peu aprĂšs, sous M. Dupont de Nemours, secrĂ©taire particulier du gouvernement provisoire, alla trouver M. de Laborde, attachĂ© Ă la garde nationale ; il lui rĂ©vĂ©la le dĂ©part de M. de Talleyrand " Il se dispose lui dit-il, Ă suivre la rĂ©gence ; il vous semblera peut-ĂȘtre nĂ©cessaire de l'arrĂȘter, afin d'ĂȘtre Ă mĂȘme de nĂ©gocier avec les alliĂ©s, si besoin est. " La comĂ©die fut jouĂ©e en perfection. On charge Ă grand bruit les voitures du prince ; il se met en route en plein midi, le 30 mars arrivĂ© Ă la barriĂšre d'Enfer, on le renvoie inexorablement chez lui, malgrĂ© ses protestations. Dans le cas d'un retour miraculeux, les preuves Ă©taient lĂ , attestant que l'ancien ministre avait voulu rejoindre Marie-Louise et que la force armĂ©e lui avait refusĂ© le passage. Proclamation du prince gĂ©nĂ©ralissime Schwartzenberg. - Discours d'Alexandre. - Capitulation de Paris. Cependant, Ă la prĂ©sence des alliĂ©s, le comte Alexandre de Laborde et M. Tourton, officiers supĂ©rieurs de la garde nationale, avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s auprĂšs du gĂ©nĂ©ralissime prince de Schwartzenberg, lequel avait Ă©tĂ© l'un des gĂ©nĂ©raux de Bonaparte pendant la campagne de Russie. La proclamation du gĂ©nĂ©ralissime fut connue Ă Paris dans la soirĂ©e du 30 mars. Elle disait " Depuis vingt ans l'Europe est inondĂ©e de sang et de larmes les tentatives pour mettre un terme Ă tant de malheurs ont Ă©tĂ© inutiles, parce qu'il existe, dans le principe mĂȘme du gouvernement qui vous opprime, un obstacle insurmontable Ă la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie la conservation et la tranquillitĂ© de votre ville seront l'objet des soins des alliĂ©s. C'est dans ces sentiments que l'Europe, en armes devant vos murs, s'adresse Ă vous. " Quelle magnifique confession de la grandeur de la France L ' Europe en armes devant vos murs s ' adresse Ă vous ! Nous qui n'avions rien respectĂ©, nous Ă©tions respectĂ©s de ceux dont nous avions ravagĂ© les villes et qui, Ă leur tour, Ă©taient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrĂ©e ; nos terres leur semblaient une campagne d'Elide que, de par les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler. Si, nonobstant, Paris eĂ»t cru devoir faire une rĂ©sistance, fort aisĂ©e, de vingt-quatre heures les rĂ©sultats Ă©taient changĂ©s ; mais personne, exceptĂ© les soldats enivrĂ©s de feu et d'honneur, ne voulait plus de Bonaparte, et, dans la crainte de le conserver, on se hĂąta d'ouvrir les barriĂšres. Paris capitula le 31 mars la capitulation militaire est signĂ©e au nom des marĂ©chaux Mortier et Marmont par les colonels Denis et Fabvier ; la capitulation civile eut lieu au nom des maires de Paris. Le conseil municipal et dĂ©partemental dĂ©puta au quartier gĂ©nĂ©ral russe pour rĂ©gler les divers articles mon compagnon d'exil, Christian de Lamoignon, Ă©tait du nombre des mandataires. Alexandre leur dit " Votre empereur, qui Ă©tait mon alliĂ©, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste dĂ©fense m'a amenĂ© jusqu'ici. Je suis loin de vouloir rendre Ă la France les maux que j'en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je veux leur prouver que je viens leur rendre le bien pour le mal. NapolĂ©on est mon seul ennemi. Je promets ma protection spĂ©ciale Ă la ville de Paris ; je protĂ©gerai, je conserverai tous les Ă©tablissements publics ; je n'y ferai sĂ©journer que des troupes d'Ă©lite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composĂ©e de l'Ă©lite de vos citoyens. C'est Ă vous d'assurer votre bonheur Ă venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure Ă l'Europe. C'est Ă vous Ă Ă©mettre votre voeu vous me trouverez toujours prĂȘt Ă seconder vos efforts. " Paroles qui furent accomplies ponctuellement le bonheur de la victoire aux yeux des alliĂ©s l'emportait sur tout autre intĂ©rĂȘt. Quels devaient ĂȘtre les sentiments d'Alexandre, lorsqu'il aperçut les dĂŽmes des Ă©difices de cette ville oĂč l'Ă©tranger n'Ă©tait jamais entrĂ© que pour nous admirer, que pour jouir des merveilles de notre civilisation et de notre intelligence ; de cette inviolable citĂ©, dĂ©fendue pendant douze siĂšcles par ses grands hommes ; de cette capitale de la gloire que Louis XIV semblait encore protĂ©ger de son ombre, et Bonaparte de son retour ! EntrĂ©e des alliĂ©s dans Paris. Dieu avait prononcĂ© une de ces paroles par qui le silence de l'Ă©ternitĂ© est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la prĂ©sente gĂ©nĂ©ration, le marteau qui frappa l'heure que Paris n'avait entendu sonner qu'une fois le 25 dĂ©cembre 496, Reims annonça le baptĂȘme de Clovis, et les portes de LutĂšce s'ouvrirent aux Francs ; le 30 mars 1814, aprĂšs le baptĂȘme de sang de Louis XVI, le vieux marteau restĂ© immobile se leva de nouveau au beffroi de l'antique monarchie ; un second coup retentit, les Tartares pĂ©nĂ©trĂšrent dans Paris. Dans l'intervalle de mille trois cent dix-huit ans, l'Ă©tranger avait insultĂ© les murailles de la capitale de notre empire sans y pouvoir entrer jamais, hormis quand il s'y glissa appelĂ© par nos propres divisions. Les Normands assiĂ©gĂšrent la citĂ© des Parisii ; les Parisii donnĂšrent la volĂ©e aux Ă©perviers qu'ils portaient sur le poing ; Eudes, enfant de Paris et roi futur, rex futurus , dit Abbon, repoussa les pirates du Nord les Parisiens lĂąchĂšrent leurs aigles en 1814 ; les alliĂ©s entrĂšrent au Louvre. Bonaparte avait fait injustement la guerre Ă Alexandre son admirateur qui implorait la paix Ă genoux ; Bonaparte avait commandĂ© le carnage de la Moskowa ; il avait forcĂ© les Russes Ă brĂ»ler eux-mĂȘmes Moscou ; Bonaparte avait dĂ©pouillĂ© Berlin, humiliĂ© son roi, insultĂ© sa reine Ă quelles reprĂ©sailles devions-nous donc nous attendre ? vous l'allez voir. J'avais errĂ© dans les Florides autour de monuments inconnus, jadis dĂ©vastĂ©s par des conquĂ©rants dont il ne reste aucune trace, et j'Ă©tais rĂ©servĂ© au spectacle des hordes caucasiennes campĂ©es dans la cour du Louvre. Dans ces Ă©vĂ©nements de l'histoire qui, selon Montaigne " sont maigres tĂ©moins de notre prix et capacitĂ© ", ma langue s'attache Ă mon palais Adhaeret lingua mea faucibus meis . L'armĂ©e des alliĂ©s entra dans Paris le 31 mars 1814 Ă midi, Ă dix jours seulement de l'anniversaire de la mort du duc d'Enghien, 21 mars 1804. Etait-ce la peine Ă Bonaparte d'avoir commis une action de si longue mĂ©moire, pour un rĂšgne qui devait durer si peu ? L'empereur de Russie et le roi de Prusse Ă©taient Ă la tĂȘte de leurs troupes. Je les vis dĂ©filer sur les boulevards. StupĂ©fait et anĂ©anti au dedans de moi, comme si l'on m'arrachait le nom de Français pour y substituer le numĂ©ro par lequel je devais dĂ©sormais ĂȘtre connu dans les mines de la SibĂ©rie, je sentais en mĂȘme temps mon exaspĂ©ration s'accroĂźtre contre l'homme dont la gloire nous avait rĂ©duits Ă cette honte. Toutefois cette premiĂšre invasion des alliĂ©s est demeurĂ©e sans exemple dans les annales du monde l'ordre, la paix et la modĂ©ration rĂ©gnĂšrent partout ; les boutiques se rouvrirent ; des soldats russes de la garde, hauts de six pieds, Ă©taient pilotĂ©s Ă travers les rues par de petits polissons français qui se moquaient d'eux, comme des pantins et des masques du carnaval. Les vaincus pouvaient ĂȘtre pris pour les vainqueurs ; ceux-ci, tremblant de leurs succĂšs, avaient l'air d'en demander excuse. La garde nationale occupait seule l'intĂ©rieur de Paris, Ă l'exception des hĂŽtels oĂč logeaient les rois et les princes Ă©trangers. Le 31 mars 1814, des armĂ©es innombrables occupaient la France ; quelques mois aprĂšs, toutes ces troupes repassĂšrent nos frontiĂšres, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang depuis la rentrĂ©e des Bourbons. L'ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontiĂšres ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anvers ; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersĂ©s dans les pays oĂč les avait laissĂ©s la dĂ©faite ou la victoire. AprĂšs vingt-cinq annĂ©es de combats, le bruit des armes cesse d'un bout de l'Europe Ă l'autre. Alexandre s'en va, nous laissant les chefs-d'oeuvre conquis et la libertĂ© dĂ©posĂ©e dans la Charte, libertĂ© que nous dĂ»mes autant Ă ses lumiĂšres qu'Ă son influence. Chef des deux autoritĂ©s suprĂȘmes, doublement autocrate par l'Ă©pĂ©e et par la religion, lui seul de tous les souverains de l'Europe avait compris qu'Ă l'Ăąge de civilisation auquel la France Ă©tait arrivĂ©e, elle ne pouvait ĂȘtre gouvernĂ©e qu'en vertu d'une constitution libre. Dans nos inimitiĂ©s bien naturelles contre les Ă©trangers, nous avons confondu l'invasion de 1814 et celle de 1815, qui ne se ressemblent nullement. Alexandre ne se considĂ©rait que comme un instrument de la Providence et ne s'attribuait rien. Madame de StaĂ«l le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privĂ©s d'une constitution, avaient d'ĂȘtre gouvernĂ©s par lui, il lui fit cette rĂ©ponse si connue " Je ne suis qu'un accident heureux. " Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui tĂ©moignait son admiration de l'affabilitĂ© avec laquelle il accueillait les moindres citoyens ; il lui rĂ©pliqua " Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela ? " Il ne voulut point habiter le chĂąteau des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'Ă©tait plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou. Regardant la statue de NapolĂ©on sur la colonne de la place VendĂŽme, il dit " Si j'Ă©tais Ă©levĂ© si haut, je craindrais que la tĂȘte ne me tournĂąt. " Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix " En quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il Ă Bonaparte ? " Le jour de l'entrĂ©e de Louis XVIII Ă Paris, Alexandre se cacha derriĂšre une croisĂ©e, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortĂšge. Il avait quelquefois des maniĂšres Ă©lĂ©gamment affectueuses. Visitant une maison de fous, il demanda Ă une femme si le nombre des folles par amour Ă©tait considĂ©rable " Jusqu'Ă prĂ©sent il ne l'est pas, rĂ©pondit-elle, mais il est Ă craindre qu'il n'augmente Ă dater du moment de l'entrĂ©e de Votre MajestĂ© Ă Paris. " Un grand dignitaire de NapolĂ©on disait au czar " Il y a longtemps, sire, que votre arrivĂ©e Ă©tait attendue et dĂ©sirĂ©e ici. - Je serais venu plus tĂŽt, rĂ©pondit-il n'accusez de mon retard que la valeur française. " Il est certain qu'en passant le Rhin il avait regrettĂ© de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille. A l'HĂŽtel des Invalides, il trouva les soldats mutilĂ©s qui l'avaient vaincu Ă Austerlitz ils Ă©taient silencieux et sombres ; on n'entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours dĂ©sertes et leur Ă©glise dĂ©nudĂ©e. Alexandre s'attendrit Ă ce bruit des braves il ordonna qu'on leur ramenĂąt douze canons russes. On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitz " Non, dit-il, il suffit que j'ai passĂ© sur ce pont avec mon armĂ©e. " Alexandre avait quelque chose de calme et de triste il se promenait dans Paris, Ă cheval ou Ă pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'air Ă©tonnĂ© de son triomphe ; ses regards presque attendris erraient sur une population qu'il semblait considĂ©rer comme supĂ©rieure Ă lui on eĂ»t dit qu'il se trouvait un barbare au milieu de nous comme un Romain se sentait honteux dans AthĂšnes. Peut-ĂȘtre aussi pensait-il que ces mĂȘmes Français avaient paru dans sa capitale incendiĂ©e ; qu'Ă leur tour ses soldats Ă©taient maĂźtres de ce Paris oĂč il aurait pu retrouver quelques-unes des torches Ă©teintes par qui fut Moscou affranchie et consumĂ©e. Cette destinĂ©e, cette fortune changeante, cette misĂšre commune des peuples et des rois, devaient profondĂ©ment frapper un esprit aussi religieux que le sien. Bonaparte Ă Fontainebleau. - La rĂ©gence Ă Blois. Que faisait le vainqueur de Borodino ? AussitĂŽt qu'il avait appris la rĂ©solution d'Alexandre, il avait envoyĂ© l'ordre au major d'artillerie Maillard de Lescourt de faire sauter la poudriĂšre de Grenelle Rostopschine avait mis le feu Ă Moscou ; mais il en avait fait auparavant sortir les habitants. De Fontainebleau oĂč il Ă©tait revenu, NapolĂ©on s'avança jusqu'Ă Villejuif de lĂ il jeta un regard sur Paris ; des soldats Ă©trangers en gardaient les barriĂšres ; le conquĂ©rant se rappelait les jours oĂč ses grenadiers veillaient sur les remparts de Berlin, de Moscou et de Vienne. Les Ă©vĂ©nements dĂ©truisent les Ă©vĂ©nements quelle pauvretĂ© ne nous paraĂźt pas aujourd'hui la douleur de Henri IV apprenant Ă Villejuif la mort de Gabrielle, et retournant Ă Fontainebleau ! Bonaparte retourna aussi Ă cette solitude ; il n'y Ă©tait attendu que par le souvenir de son auguste prisonnier le captif de la paix venait de quitter le chĂąteau afin de le laisser libre pour le captif de la guerre, " tant le malheur est prompt Ă remplir ses places ". La rĂ©gence s'Ă©tait retirĂ©e Ă Blois. Bonaparte avait ordonnĂ© que l'impĂ©ratrice et le roi de Rome quittassent Paris, aimant mieux, disait-il, les voir au fond de la Seine que reconduits Ă Vienne en triomphe ; mais en mĂȘme temps il avait enjoint Ă Joseph de rester dans la capitale. La retraite de son frĂšre le rendit furieux et il accusa le ci-devant roi d'Espagne d'avoir tout perdu. Les ministres, les membres de la rĂ©gence, les frĂšres de NapolĂ©on, sa femme et son fils, arrivĂšrent pĂȘle-mĂȘle Ă Blois, emportĂ©s dans la dĂ©bĂącle fourgons, bagages, voitures, tout Ă©tait lĂ ; les carrosses mĂȘmes du roi y Ă©taient et furent traĂźnĂ©s Ă travers les boues de la Beauce Ă Chambord, seul morceau de la France laissĂ© Ă l'hĂ©ritier de Louis XIV. Quelques ministres passĂšrent outre, et s'allĂšrent cacher jusqu'en Bretagne, tandis que CambacĂ©rĂšs se prĂ©lassait en chaise Ă porteurs dans les rues montantes de Blois. Divers bruits couraient ; on parlait de deux camps et d'une rĂ©quisition gĂ©nĂ©rale. Pendant plusieurs jours on ignora ce qui se passait Ă Paris ; l'incertitude ne cessa qu'Ă l'arrivĂ©e d'un roulier dont le passeport Ă©tait contre-signĂ© Sacken . BientĂŽt le gĂ©nĂ©ral russe Schouwaloff descendit Ă l'auberge de la GalĂšre il fut soudain assiĂ©gĂ© par les grands, pressĂ©s d'obtenir de lui un visa pour leur sauve qui peut. Toutefois, avant de quitter Blois chacun se fit payer sur les fonds de la rĂ©gence ses frais de route et l'arriĂ©rĂ© de ses appointements d'une main on tenait ses passeports, de l'autre son argent, prenant soin d'envoyer en mĂȘme temps son adhĂ©sion au gouvernement provisoire, car on ne perdit point la tĂȘte. Madame MĂšre et son frĂšre, le cardinal Fesch, partirent pour Rome. Le prince Esterhazy vint chercher Marie-Louise et son fils de la part de François II. Joseph et JĂ©rĂŽme se retirĂšrent en Suisse, aprĂšs avoir inutilement voulu forcer l'impĂ©ratrice Ă s'attacher Ă leur sort. Marie-Louise se hĂąta de rejoindre son pĂšre mĂ©diocrement attachĂ©e Ă Bonaparte, elle trouva le moyen de se consoler et se fĂ©licita d'ĂȘtre dĂ©livrĂ©e de la double tyrannie de l'Ă©poux et du maĂźtre. Quand Bonaparte rapporta l'annĂ©e suivante cette confusion de fuite aux Bourbons, ceux-ci Ă peine arrachĂ©s Ă leurs longues tribulations n'avaient pas eu quatorze ans d'une prospĂ©ritĂ© inouĂŻe pour s'accoutumer aux aises du trĂŽne. Publication de ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . Cependant NapolĂ©on n'Ă©tait point encore dĂ©trĂŽnĂ© ; plus de quarante mille des meilleurs soldats de la terre Ă©taient autour de lui ; il pouvait se retirer derriĂšre la Loire ; les armĂ©es françaises arrivĂ©es d'Espagne grondaient dans le Midi ; la population militaire bouillonnante pouvait rĂ©pandre ses laves ; parmi les chefs Ă©trangers mĂȘme, il s'agissait encore de NapolĂ©on ou de son fils pour rĂ©gner sur la France pendant deux jours Alexandre hĂ©sita. M. de Talleyrand inclinait secrĂštement, comme je l'ai dit, Ă la politique qui tendait Ă couronner le roi de Rome, car il redoutait les Bourbons ; s'il n'entrait pas alors tout Ă fait dans le plan de la rĂ©gence de Marie-Louise, c'est que NapolĂ©on n'ayant point pĂ©ri, il craignait, lui prince de BĂ©nĂ©vent, de ne pouvoir rester maĂźtre pendant une minoritĂ© menacĂ©e par l'existence d'un homme inquiet, imprĂ©vu, entreprenant et encore dans la vigueur de l'Ăąge [Voyez plus loin les Cent-Jours Ă Gand et le portrait de M. de Talleyrand, vers la fin de ces MĂ©moires . Paris, note de 1839. . Ce fut dans ces jours critiques que je lançai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance on sait quel fut son effet. Je me jetai Ă corps perdu dans la mĂȘlĂ©e pour servir de bouclier Ă la libertĂ© renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le dĂ©sespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la lĂ©gitimitĂ©, afin d'ajouter Ă ma parole l'autoritĂ© des affaires positives. J'appris Ă la France ce que c'Ă©tait que l'ancienne famille royale ; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels Ă©taient leurs noms et leur caractĂšre c'Ă©tait comme si j'avais fait le dĂ©nombrement des enfants de l'empereur de la Chine, tant la RĂ©publique et l'Empire avaient envahi le prĂ©sent et relĂ©guĂ© les Bourbons dans le passĂ©. Louis XVIII dĂ©clara, je l'ai dĂ©jĂ plusieurs fois mentionnĂ©, que ma brochure lui avait plus profitĂ© qu'une armĂ©e de cent mille hommes ; il aurait pu ajouter qu'elle avait Ă©tĂ© pour lui un certificat de vie. Je contribuai Ă lui donner une seconde fois la couronne par l'heureuse issue de la guerre d'Espagne. DĂšs le dĂ©but de ma carriĂšre politique je devins populaire dans la foule, mais dĂšs lors aussi je manquai ma fortune auprĂšs des hommes puissants. Tout ce qui avait Ă©tĂ© esclave sous Bonaparte m'abhorrait ; d'un autre cĂŽtĂ© j'Ă©tais suspect Ă tous ceux qui voulaient mettre la France en vasselage. Je n'eus pour moi dans le premier moment, parmi les souverains, que Bonaparte lui-mĂȘme. Il parcourut ma brochure Ă Fontainebleau le duc de Bassano la lui avait portĂ©e ; il la discuta avec impartialitĂ©, disant " Ceci est juste ; cela n'est pas juste. Je n'ai point de reproche Ă faire Ă Chateaubriand, il m'a rĂ©sistĂ© dans ma puissance ; mais ces canailles, tels et tels ! " et il les nommait. Mon admiration pour Bonaparte a toujours Ă©tĂ© grande et sincĂšre, alors mĂȘme que j'attaquais NapolĂ©on avec le plus de vivacitĂ©. La postĂ©ritĂ© n'est pas aussi Ă©quitable dans ses arrĂȘts qu'on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximitĂ©. Quand la postĂ©ritĂ© admire sans restriction, elle est scandalisĂ©e que les contemporains de l'homme admirĂ© n'eussent pas de cet homme l'idĂ©e qu'elle en a. Cela s'explique pourtant les choses qui blessaient dans ce personnage sont passĂ©es ; ses infirmitĂ©s sont mortes avec lui ; il n'est restĂ© de ce qu'il fut que sa vie impĂ©rissable ; mais le mal qu'il causa n'en est pas moins rĂ©el ; mal en soi-mĂȘme et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ont supportĂ©. Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte les patients ont disparu ; on n'entend plus les imprĂ©cations, les cris de douleur et de dĂ©tresse des victimes. On ne voit plus la France Ă©puisĂ©e labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrĂȘtĂ©s en pleige [Ou plĂšge Celui qui s'offre pour caution, qui sert de rĂ©pondant. S'offrir pour plĂšge dans une affaire.] de leurs fils, les habitants des villages frappĂ©s solidairement des peines applicables Ă un rĂ©fractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collĂ©es au coin des rues, les passants attroupĂ©s devant ces immenses arrĂȘts de mort et y cherchant, consternĂ©s, les noms de leurs enfants, de leurs frĂšres, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théùtre, Ă©chappĂ©e aux censeurs, Ă©tait saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les gĂ©nĂ©raux, les ministres, les proches de NapolĂ©on, Ă©taient las de son oppression et de ses conquĂȘtes, las de cette partie toujours gagnĂ©e et jouĂ©e toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilitĂ© du repos. La rĂ©alitĂ© de nos souffrances est dĂ©montrĂ©e par la catastrophe mĂȘme si la France eĂ»t Ă©tĂ© fanatique de Bonaparte, l'eĂ»t-elle abandonnĂ© deux fois brusquement complĂštement, sans tenter un dernier effort pour le garder ? Si la France devait tout Ă Bonaparte, gloire libertĂ©, ordre, prospĂ©ritĂ©, industrie, commerce, manufactures, monuments, littĂ©rature, beaux-arts ; si avant lui la nation n'avait rien fait elle-mĂȘme ; si la RĂ©publique dĂ©pourvue de gĂ©nie et de courage n'avait ni dĂ©fendu ni agrandi le sol, la France a donc Ă©tĂ© bien ingrate, bien lĂąche, en laissant tomber NapolĂ©on aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivitĂ© d'un pareil bienfaiteur ? Ce reproche, qu'on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi ? Parce qu'il est Ă©vident qu'au moment de sa chute la France n'a pas prĂ©tendu dĂ©fendre NapolĂ©on ; bien au contraire elle l'a volontairement dĂ©laissĂ© ; dans nos dĂ©goĂ»ts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteur et le contempteur de nos misĂšres. Les alliĂ©s ne nous ont point vaincus c'est nous qui, choisissant entre deux flĂ©aux, avons renoncĂ© Ă rĂ©pandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertĂ©s. La RĂ©publique avait Ă©tĂ© bien cruelle, sans doute, mais chacun espĂ©rait qu'elle passerait, que tĂŽt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquĂȘtes prĂ©servatrices qu'elle nous avait donnĂ©es sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'elle remportait Ă©taient gagnĂ©es en notre nom ; avec elle il n'Ă©tait question que de la France ; c'Ă©tait toujours la France qui avait triomphĂ©, qui avait vaincu ; c'Ă©taient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fĂȘtes triomphales ou funĂšbres ; les gĂ©nĂ©raux et il en Ă©tait de fort grands obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ; les deux derniers destinĂ©s Ă tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant Ă la gloire traversa soudain le gĂ©nĂ©ral Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout Ă coup aprĂšs ses triomphes d'Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister. Sous l'empire, nous disparĂ»mes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait Ă Bonaparte J ' ai ordonnĂ©, j ' ai vaincu, j ' ai parlĂ© ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets . Qu'arriva-t-il pourtant dans ces deux positions Ă la fois semblables et opposĂ©es ? Nous n'abandonnĂąmes point la RĂ©publique dans ses revers ; elle nous tuait, mais elle nous honorait ; nous n'avions pas la honte d'ĂȘtre la propriĂ©tĂ© d'un homme ; grĂące Ă nos efforts, elle ne fut point envahie ; les Russes, dĂ©faits au delĂ des monts, vinrent expirer Ă Zurich. Quant Ă Bonaparte, lui, malgrĂ© ses Ă©normes acquisitions, il a succombĂ©, non parce qu'il Ă©tait vaincu, mais parce que la France n'en voulait plus. Grande leçon ! qu'elle nous fasse Ă jamais ressouvenir qu'il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignitĂ© de l'homme. Les esprits indĂ©pendants de toute nuance et de toute opinion tenaient un langage uniforme Ă l'Ă©poque de la publication de ma brochure. La Fayette, Camille Jordan, Ducis, Lemercier, Lanjuinais, madame de StaĂ«l, ChĂ©nier, Benjamin Constant, Le Brun, pensaient et Ă©crivaient comme moi. Lanjuinais disait " Nous avons Ă©tĂ© chercher un maĂźtre parmi les hommes dont les Romains ne voulaient pas pour esclaves. " ChĂ©nier ne traitait pas Bonaparte avec plus de faveur Un Corse a des Français dĂ©vorĂ© l'hĂ©ritage. Elite des hĂ©ros au combat moissonnĂ©s Martyrs avec la gloire Ă l'Ă©chafaud traĂźnĂ©s Vous tombiez satisfaits dans une autre espĂ©rance. Trop de sang, trop de pleurs ont inondĂ© la France. De ces pleurs, de ce sang un homme est l'hĂ©ritier. CrĂ©dule, j'ai longtemps cĂ©lĂ©brĂ© ses conquĂȘtes, Au forum, au sĂ©nat, dans nos jeux, dans nos fĂȘtes. Mais, lorsqu'en fugitif regagnant ses foyers, Il vint contre l'empire Ă©changer des lauriers, Je n'ai point caressĂ© sa brillante infamie ; Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie ; Et, tandis qu'il voyait des flots d'adorateurs Lui vendre avec l'Etat des vers adulateurs, Le tyran dans sa cour remarqua mon absence ; Car je chante la gloire et non pas la puissance. Promenade , 1805. Madame de StaĂ«l portait un jugement non moins rigoureux de NapolĂ©on " Ne serait-ce pas une grande leçon pour l'espĂšce humaine, si ces directeurs les cinq membres du Directoire, hommes trĂšs peu guerriers, se relevaient de leur poussiĂšre, et demandaient compte Ă NapolĂ©on de la barriĂšre du Rhin et des Alpes conquise par la RĂ©publique ; compte des Ă©trangers arrivĂ©s deux fois Ă Paris ; compte de trois millions de Français qui ont pĂ©ri depuis Cadix jusqu'Ă Moscou ; compte surtout de cette sympathie que les nations ressentaient pour la cause de la libertĂ© en France, et qui s'est maintenant changĂ©e en aversion invĂ©tĂ©rĂ©e ? " ConsidĂ©rations sur la RĂ©volution française . Ecoutons Benjamin Constant " Celui qui, depuis douze annĂ©es, se proclamait destinĂ© Ă conquĂ©rir le monde, a fait amende honorable de ses prĂ©tentions. " Avant mĂȘme que son territoire ne soit envahi, il est frappĂ© d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchĂ©es, qu'il jette au loin toutes ses conquĂȘtes. Il exige l'abdication d'un de ses frĂšres, il consacre l'expulsion d'un autre ; sans qu'on le lui demande, il dĂ©clare qu'il renonce Ă tout. " Tandis que les rois, mĂȘme vaincus, n'abjurent point leur dignitĂ©, pourquoi le vainqueur de la terre cĂšde-t-il, au premier Ă©chec ? Les cris de sa famille, nous dit-il, dĂ©chirent son coeur. N'Ă©taient-ils pas de cette famille ceux qui pĂ©rissaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la famine ? Mais, tandis qu'ils expiraient, dĂ©sertĂ©s par leur chef, ce chef se croyait en sĂ»retĂ© ; maintenant, le danger qu'il partage lui donne une sensibilitĂ© subite. " La peur est un mauvais conseiller, lĂ surtout oĂč il n'y a pas de conscience il n'y a dans l'adversitĂ©, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. OĂč la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la dĂ©mence, l'adversitĂ© par l'avilissement. ... " Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimitĂ© soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages ? L'orgueil national trouvait c'Ă©tait un tort un certain dĂ©dommagement Ă n'ĂȘtre opprimĂ© que par un chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il ? Plus de prestige, plus de triomphes, un empire mutilĂ©, l'exĂ©cration du monde, un trĂŽne dont les pompes sont ternies, dont les trophĂ©es sont abattus, et qui n'a pour tout entourage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pichegru, de tant d'autres qui furent Ă©gorgĂ©s pour le fonder [ De l ' Esprit de conquĂȘte , Ă©dition d'Allemagne.] . " Ai-je Ă©tĂ© aussi loin que cela dans mon Ă©crit De Bonaparte et des Bourbons ? Les proclamations des autoritĂ©s en 1814, que je vais Ă l'instant reproduire, n'ont-elles pas redit, affirmĂ©, confirmĂ© ces opinions diverses ? Que les autoritĂ©s qui s'expriment de la sorte aient Ă©tĂ© lĂąches et dĂ©gradĂ©es par leur premiĂšre adulation, cela nuit aux rĂ©dacteurs de ces adresses, mais n'ĂŽte rien Ă la force de leurs arguments. Je pourrais multiplier les citations ; mais je n'en rappellerai plus que deux, Ă cause de l'opinion des deux hommes BĂ©ranger, ce constant et admirable admirateur de Bonaparte, ne croit-il pas devoir s'excuser lui-mĂȘme, tĂ©moin ces paroles " Mon admiration enthousiaste et constante pour le gĂ©nie de l'empereur, cette idolĂątrie, ne m'aveuglĂšrent jamais sur le despotisme toujours croissant de l'empire. " Paul-Louis Courier, parlant de l'avĂšnement de NapolĂ©on au trĂŽne, dit " Que signifie, dis-moi..., un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armĂ©e, le premier capitaine du monde vouloir qu'on l'appelle majestĂ© ! ĂȘtre Bonaparte et se faire sire ! Il aspire Ă descendre mais non, il croit monter en s'Ă©galant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme, ses idĂ©es sont au-dessous de sa fortune. Ce CĂ©sar l'entendait bien mieux, et aussi c'Ă©tait un autre homme il ne prit point de titres usĂ©s ; mais il fit de son nom un titre supĂ©rieur Ă celui des rois. " Les talents vivants ont pris la route de la mĂȘme indĂ©pendance, M. de Lamartine Ă la tribune, M. de Latouche dans la retraite dans deux ou trois de ses plus belles odes, M. Victor Hugo a prolongĂ© ces nobles accents Dans la nuit des forfaits, dans l'Ă©clat des victoires, Cet homme ignorant Dieu, qui l'avait envoyĂ©, etc. Enfin, Ă l'extĂ©rieur, le jugement europĂ©en Ă©tait tout aussi sĂ©vĂšre. Je ne citerai parmi les Anglais que le sentiment des hommes de l'opposition, lesquels s'accommodaient de tout dans notre RĂ©volution et la justifiaient de tout lisez Mackintosh dans sa plaidoirie pour Pelletier. Sheridan, Ă l'occasion de la paix d'Amiens, disait au parlement " Quiconque arrive en Angleterre, en sortant de France, croit s'Ă©chapper d'un donjon pour respirer l'air et la vie de l'indĂ©pendance. " Lord Byron, dans son Ode Ă NapolĂ©on, le traite de la plus indigne maniĂšre 'T is done but yesterday a king ! And arm'd with kings to strive, And now thou art a nameless thing So abject-yet alive. " C'en est fait ! hier encore un roi ! et armĂ© pour combattre les rois ! Et aujourd'hui tu es une chose sans nom, si abjecte ! vivant nĂ©anmoins. " L'ode entiĂšre est de ce train ; chaque strophe enchĂ©rit sur l'autre, ce qui n'a pas empĂȘchĂ© lord Byron de cĂ©lĂ©brer le tombeau de Sainte-HĂ©lĂšne. Les poĂštes sont des oiseaux tout bruit les fait chanter. Lorsque l'Ă©lite des esprits les plus divers se trouve d'accord dans un jugement, aucune admiration factice ou sincĂšre, aucun arrangement de faits, aucun systĂšme imaginĂ© aprĂšs coup, ne sauraient infirmer la sentence. Quoi ! on pourrait, comme le fit NapolĂ©on, substituer sa volontĂ© aux lois, persĂ©cuter toute vie indĂ©pendante, se faire une joie de dĂ©shonorer les caractĂšres, de troubler les existences, de violenter les moeurs particuliĂšres autant que les libertĂ©s publiques ; et les oppositions gĂ©nĂ©reuses qui s'Ă©lĂšveraient contre ces Ă©normitĂ©s seraient dĂ©clarĂ©es calomnieuses et blasphĂ©matrices ! Qui voudrait dĂ©fendre la cause du faible contre le fort, si le courage, exposĂ© Ă la vengeance des viletĂ©s du prĂ©sent, devait encore attendre le blĂąme des lĂąchetĂ©s de l'avenir ! Cette illustre minoritĂ©, formĂ©e en partie des enfants des Muses, devint graduellement la majoritĂ© nationale vers la fin de l'empire, tout le monde dĂ©testait le despotisme impĂ©rial. Un reproche grave s'attachera Ă la mĂ©moire du Bonaparte il rendit son joug si pesant que le sentiment hostile contre l'Ă©tranger s'en affaiblit, et qu'une invasion, dĂ©plorable aujourd'hui en souvenir, prit, au moment de son accomplissement, quelque chose d'une dĂ©livrance c'est l'opinion rĂ©publicaine mĂȘme, Ă©noncĂ©e par mon infortunĂ© et brave ami Carrel. " Le retour des Bourbons, avait dit Ă son tour Carnot, produisit en France un enthousiasme universel ; ils furent accueillis avec une effusion de coeur inexprimable, les anciens rĂ©publicains partagĂšrent sincĂšrement les transports de la joie commune. NapolĂ©on les avait particuliĂšrement tant opprimĂ©s, toutes les classes de la sociĂ©tĂ© avaient tellement souffert, qu'il ne se trouvait personne qui ne fĂ»t rĂ©ellement dans l'ivresse. " Il ne manque Ă la sanction de ces opinions qu'une autoritĂ© qui les confirme Bonaparte s'est chargĂ© d'en certifier la vĂ©ritĂ©. En prenant congĂ© de ses soldats dans la cour de Fontainebleau, il confesse hautement que la France le rejette " La France elle-mĂȘme, dit-il, a voulu d'autres destinĂ©es. " Aveu inattendu et mĂ©morable, dont rien ne peut diminuer le poids ni amoindrir la valeur. Dieu, en sa patiente Ă©ternitĂ©, amĂšne tĂŽt ou tard la justice dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la dĂ©sapprobation d'un honnĂȘte homme veille, et qu'elle demeure comme un frein Ă l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles Ăąmes qui rĂ©clamĂšrent contre sa servitude, lorsque tout Ă©tait prosternĂ©, lorsqu'il y avait tant d'avantages Ă l'ĂȘtre, tant de grĂąces Ă recevoir pour des flatteries, tant de persĂ©cutions Ă recueillir pour des sincĂ©ritĂ©s. Honneur donc aux La Fayette, aux de StaĂ«l, aux Benjamin Constant, aux Camille Jordan, aux Ducis, aux Lemercier, aux Lanjuinais, aux ChĂ©nier qui, debout au milieu de la foule rampante des peuples et des rois, ont osĂ© mĂ©priser la victoire et protester contre la tyrannie ! Le SĂ©nat rend le dĂ©cret de dĂ©chĂ©ance. Le 2 avril les sĂ©nateurs, Ă qui l'on ne doit qu'un seul article de la Charte de 1814, l'ignoble article qui leur conserve leurs pensions, dĂ©crĂ©tĂšrent la dĂ©chĂ©ance de Bonaparte. Si ce dĂ©cret libĂ©rateur pour la France, infĂąme pour ceux qui l'ont rendu, fait Ă l'espĂšce humaine un affront, en mĂȘme temps il enseigne Ă la postĂ©ritĂ© le prix des grandeurs et de la fortune, quand elles ont dĂ©daignĂ© de s'asseoir sur les bases de la morale, de la justice et de la libertĂ©. DĂ©cret du SĂ©nat conservateur. " Le SĂ©nat conservateur, considĂ©rant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du pacte social ; " Que NapolĂ©on Bonaparte, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent, avait donnĂ© Ă la nation des sujets de compter, pour l'avenir, sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu'ensuite il a dĂ©chirĂ© le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impĂŽts, en Ă©tablissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il avait prĂȘtĂ© Ă son avĂšnement au trĂŽne, conformĂ©ment Ă l'article 53 des constitutions du 28 florĂ©al an XII ; " Qu'il a commis cet attentat aux droits du peuple lors mĂȘme qu'il venait d'ajourner sans nĂ©cessitĂ© le Corps lĂ©gislatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et son rapport Ă la reprĂ©sentation nationale ; " Qu'il a entrepris une suite de guerres, en violation de l'article 50 de l'acte des constitutions de l'an VIII qui veut que la dĂ©claration de guerre soit proposĂ©e, discutĂ©e, dĂ©crĂ©tĂ©e et promulguĂ©e, comme des lois ; " Qu'il a, inconstitutionnellement, rendu plusieurs dĂ©crets portant peine de mort, nommĂ©ment les deux dĂ©crets du 5 mars dernier, tendant Ă faire considĂ©rer comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intĂ©rĂȘt de son ambition dĂ©mesurĂ©e ; " Qu'il a violĂ© les lois constitutionnelles par ses dĂ©crets sur les prisons d'Etat ; " Qu'il a anĂ©anti la responsabilitĂ© des ministres, confondu tous les pouvoirs, et dĂ©truit l'indĂ©pendance des corps judiciaires ; " ConsidĂ©rant que la libertĂ© de la presse, Ă©tablie et consacrĂ©e comme l'un des droits de la nation, a Ă©tĂ© constamment soumise Ă la censure arbitraire de sa police et qu'en mĂȘme temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvĂ©s, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernements Ă©trangers ; " Que des actes et rapports, entendus par le SĂ©nat, ont subi des altĂ©rations dans la publication qui en a Ă©tĂ© faite ; " ConsidĂ©rant que au lieu de rĂ©gner dans la seule vue de l'intĂ©rĂȘt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, NapolĂ©on a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter Ă des conditions que l'intĂ©rĂȘt national obligeait d'accepter et qui ne compromettaient pas l'honneur français ; par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui avait confiĂ©s en hommes et en argent ; par l'abandon des blessĂ©s sans secours, sans pansement, sans subsistances ; par diffĂ©rentes mesures dont les suites Ă©taient la ruine des villes, la dĂ©population des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ; " ConsidĂ©rant que, par toutes ces causes, le gouvernement impĂ©rial Ă©tabli par le sĂ©natus-consulte du 28 florĂ©al an XII, ou 18 mai 1804, a cessĂ© d'exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier rĂ©sultat soit le rĂ©tablissement de la paix gĂ©nĂ©rale et qui soit aussi l'Ă©poque d'une rĂ©conciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille europĂ©enne, le SĂ©nat dĂ©clare et dĂ©crĂšte ce qui suit " NapolĂ©on dĂ©chu du trĂŽne ; le droit d ' hĂ©rĂ©ditĂ© aboli dans sa famille ; le peuple français et l ' armĂ©e dĂ©liĂ©s envers lui du serment de fidĂ©litĂ© . " Le SĂ©nat romain fut moins dur lorsqu'il dĂ©clara NĂ©ron ennemi public l'histoire n'est qu'une rĂ©pĂ©tition des mĂȘmes faits appliquĂ©s Ă des hommes et Ă des temps divers. Se reprĂ©sente-t-on l'empereur lisant le document officiel Ă Fontainebleau ? Que devait-il penser de ce qu'il avait fait, et des hommes qu'il avait appelĂ©s Ă la complicitĂ© de son oppression de nos libertĂ©s ? Quand je publiai ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pouvais-je m'attendre Ă la voir amplifiĂ©e et convertie en dĂ©cret de dĂ©chĂ©ance par le SĂ©nat ? Qui empĂȘcha ces lĂ©gislateurs, aux jours de la prospĂ©ritĂ©, de dĂ©couvrir les maux dont ils reprochaient Ă Bonaparte d'ĂȘtre l'auteur, de s'apercevoir que la constitution avait Ă©tĂ© violĂ©e ? Quel zĂšle saisissait tout Ă coup ces muets pour la libertĂ© de la presse ? Ceux qui avaient accablĂ© NapolĂ©on d'adulations au retour de chacune de ses guerres, comment trouvaient-ils maintenant qu'il ne les avait entreprises que dans l ' intĂ©rĂȘt de son ambition dĂ©mesurĂ©e ? Ceux qui lui avaient jetĂ© tant de conscrits Ă dĂ©vorer, comment s'attendrissaient-ils soudain sur des soldats blessĂ©s, abandonnĂ©s sans secours, sans pansement, sans subsistances ? Il y a des temps oĂč l'on ne doit dĂ©penser le mĂ©pris qu'avec Ă©conomie, Ă cause du grand nombre de nĂ©cessiteux je le leur plains pour cette heure, parce qu'ils en auront encore besoin pendant et aprĂšs les Cent-Jours. Lorsque je demande ce que NapolĂ©on Ă Fontainebleau pensait des actes du SĂ©nat, sa rĂ©ponse Ă©tait faite un ordre du jour du 4 avril 1814, non publiĂ© officiellement, mais recueilli dans divers journaux au dehors de la capitale, remerciait l'armĂ©e de sa fidĂ©litĂ© en ajoutant " Le SĂ©nat s'est permis de disposer du gouvernement français ; il a oubliĂ© qu'il doit Ă l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant ; que c'est lui qui a sauvĂ© une partie de ses membres de l'orage de la RĂ©volution, tirĂ© de l'obscuritĂ© et protĂ©gĂ© l'autre contre la haine de la nation. Le SĂ©nat se fonde sur les articles de la constitution pour la renverser ; il ne rougit pas de faire des reproches Ă l'empereur sans remarquer que comme premier corps de l'Etat, il a pris part Ă tous les Ă©vĂ©nements. Le SĂ©nat ne rougit pas de parler des libelles publiĂ©s contre les gouvernements Ă©trangers il oublie qu'ils furent rĂ©digĂ©s dans son sein. Si longtemps que la fortune s'est montrĂ©e fidĂšle Ă leur souverain, ces hommes sont restĂ©s fidĂšles, et nulle plainte n'a Ă©tĂ© entendue sur les abus du pouvoir. Si l'empereur avait mĂ©prisĂ© les hommes, comme on le lui a reprochĂ©, alors le monde reconnaĂźtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mĂ©pris. " C'est un hommage rendu par Bonaparte lui-mĂȘme Ă la libertĂ© de la presse il devait croire qu'elle avait quelque chose de bon, puisqu'elle lui offrait un dernier abri et un dernier secours. Et moi qui me dĂ©bats contre le temps, moi qui cherche Ă lui faire rendre compte de ce qu'il a vu, moi qui Ă©cris ceci si loin des Ă©vĂ©nements passĂ©s, sous le rĂšgne de Philippe, hĂ©ritier contrefait d'un si grand hĂ©ritage, que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dĂ©vorateur des siĂšcles que je croyais arrĂȘtĂ©s, de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui ? HĂŽtel de la rue Saint-Florentin. - M. de Talleyrand. Alexandre Ă©tait descendu chez M. de Talleyrand. Je n'assistai point aux conciliabules on les peut lire dans les rĂ©cits de l'abbĂ© de Pradt et des divers tripotiers qui maniaient dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinĂ©e du monde. Je comptais pour rien dans la politique en dehors des masses ; il n'y avait pas d'intrigant subalterne qui n'eĂ»t aux antichambres beaucoup plus de droit et de faveur que moi homme futur de la Restauration possible, j'attendais sous les fenĂȘtres, dans la rue. Par les machinations de l'hĂŽtel de la rue Saint-Florentin, le SĂ©nat conservateur nomma un gouvernement provisoire composĂ© du gĂ©nĂ©ral Bournonville, du sĂ©nateur Jaucourt, du duc de Dalberg, de l'abbĂ© de Montesquiou, et de Dupont de Nemours ; le prince de BĂ©nĂ©vent se nantit de la prĂ©sidence. En rencontrant ce nom pour la premiĂšre fois, je devrais parler du personnage qui prit dans les affaires d'alors une part remarquable ; mais je rĂ©serve son portrait pour la fin de mes MĂ©moires . L'intrigue qui retint M. de Talleyrand Ă Paris, lors de l'entrĂ©e des alliĂ©s, a Ă©tĂ© la cause de ses succĂšs au dĂ©but de la Restauration. L'empereur de Russie le connaissait pour l'avoir vu Ă Tilsit. Dans l'absence des autoritĂ©s françaises, Alexandre descendit Ă l'hĂŽtel de l'Infantado, que le maĂźtre de l'hĂŽtel se hĂąta de lui offrir. DĂšs lors M. de Talleyrand passa pour l'arbitre du monde ; ses salons devinrent le centre des nĂ©gociations. Composant le gouvernement provisoire Ă sa guise, il y plaça les partners de son whist l'abbĂ© de Montesquiou y figura seulement comme une rĂ©clame de la lĂ©gitimitĂ©. Ce fut Ă l'infĂ©conditĂ© de l'Ă©vĂȘque d'Autun que les premiĂšres oeuvres de la Restauration furent confiĂ©es il frappa cette Restauration de stĂ©rilitĂ©, et lui communiqua un germe de flĂ©trissure et de mort. Adresses du gouvernement provisoire. - Constitution proposĂ©e par le SĂ©nat. Les premiers actes du gouvernement provisoire, placĂ© sous la dictature de son prĂ©sident, furent des proclamations adressĂ©es aux soldats et au peuple. " Soldats, disaient-elles aux premiers, la France vient de briser le joug sous lequel elle gĂ©mit avec vous depuis tant d'annĂ©es. Voyez tout ce que vous avez souffert de la tyrannie. Soldats, il est temps de finir les maux de la patrie. Vous ĂȘtes ses plus nobles enfants ; vous ne pouvez appartenir Ă celui qui l'a ravagĂ©e, qui a voulu rendre votre nom odieux Ă toutes les nations, qui aurait peut-ĂȘtre compromis votre gloire si un homme qui n ' est pas mĂȘme français pouvait jamais affaiblir l'honneur de nos armes et la gĂ©nĂ©rositĂ© de nos soldats. " Ainsi, aux yeux de ses plus serviles esclaves, celui qui remporta tant de victoires n'est plus mĂȘme Français ! Lorsqu'au temps de la Ligue, Du Bourg rendit la Bastille Ă Henri IV, il refusa de quitter l'Ă©charpe noire et de prendre l'argent qu'on lui offrait pour la reddition de la place. SollicitĂ© de reconnaĂźtre le roi, il rĂ©pondit " que c'Ă©tait sans doute un trĂšs bon prince, mais qu'il avait donnĂ© sa foi Ă M. de Mayenne. Qu'au reste Brissac Ă©tait un traĂźtre, et que, pour le lui maintenir, il le combattrait entre quatre piques, en prĂ©sence du roi, et lui mangerait le coeur du ventre ". DiffĂ©rence des temps et des hommes ! Le 4 avril parut une nouvelle adresse du gouvernement provisoire au peuple français ; elle lui disait " Au sortir de vos discordes civiles vous aviez choisi pour chef un homme qui paraissait sur la scĂšne du monde avec les caractĂšres de la grandeur. Sur les ruines de l'anarchie, il n'a fondĂ© que le despotisme ; il devait au moins par reconnaissance devenir Français avec vous il ne l'a jamais Ă©tĂ©. Il n'a cessĂ© d'entreprendre sans but et sans motif des guerres injustes, en aventurier qui veut ĂȘtre fameux. Peut-ĂȘtre rĂȘve-t-il encore Ă ses desseins gigantesques, mĂȘme quand des revers inouĂŻs punissent avec tant d'Ă©clat l'orgueil et l'abus de la victoire. Il n'a su rĂ©gner ni dans l'intĂ©rĂȘt national, ni dans l'intĂ©rĂȘt mĂȘme de son despotisme. Il a dĂ©truit tout ce qu'il voulait crĂ©er, et recréé tout ce qu'il voulait dĂ©truire. Il ne croyait qu'Ă la force ; la force l'accable aujourd'hui juste retour d'une ambition insensĂ©e. " VĂ©ritĂ©s incontestables, malĂ©dictions mĂ©ritĂ©es ; mais qui les donnait ces malĂ©dictions ? que devenait ma pauvre petite brochure, serrĂ©e entre ces virulentes adresses ? ne disparaĂźt-elle pas entiĂšrement ? Le mĂȘme jour, 4 avril, le gouvernement provisoire proscrit les signes et les emblĂšmes du gouvernement impĂ©rial ; si l'Arc de Triomphe eĂ»t existĂ©, on l'aurait abattu. Mailhes, qui vota le premier la mort de Louis XVI, CambacĂ©rĂšs, qui salua le premier NapolĂ©on du nom d'empereur, reconnurent avec empressement les actes du gouvernement provisoire. Le 6, le SĂ©nat broche une constitution elle reposait Ă peu prĂšs sur les bases de la Charte future ; le SĂ©nat Ă©tait maintenu comme Chambre haute ; la dignitĂ© des sĂ©nateurs Ă©tait dĂ©clarĂ©e inamovible et hĂ©rĂ©ditaire ; Ă leur titre de majorat Ă©tait attachĂ©e la dotation des sĂ©natoreries ; la constitution rendait ces titres et majorats transmissibles aux descendants du possesseur heureusement que ces ignobles hĂ©rĂ©ditĂ©s avaient en elles des Parques, comme disaient les anciens. L'effronterie sordide de ces sĂ©nateurs qui, au milieu de l'invasion de leur patrie, ne se perdent pas de vue un moment, frappe mĂȘme dans l'immensitĂ© des Ă©vĂ©nements publics. N'aurait-il pas Ă©tĂ© plus commode pour les Bourbons d'adopter en arrivant le gouvernement Ă©tabli, un Corps lĂ©gislatif muet, un SĂ©nat secret et esclave, une presse enchaĂźnĂ©e ? A la rĂ©flexion, on trouve la chose impossible les libertĂ©s naturelles, se redressant dans l'absence du bras qui les courbait, auraient repris leur ligne verticale sous la faiblesse de la compression. Si les princes lĂ©gitimes avaient licenciĂ© l'armĂ©e de Bonaparte, comme ils auraient dĂ» le faire c'Ă©tait l'opinion de NapolĂ©on Ă l'Ăźle d'Elbe, et s'ils eussent conservĂ© en mĂȘme temps le gouvernement impĂ©rial, c'eĂ»t Ă©tĂ© trop de briser l'instrument de la gloire pour ne garder que l'instrument de la tyrannie la Charte Ă©tait la rançon de Louis XVIII. ArrivĂ©e du comte d'Artois. - Abdication de Bonaparte Ă Fontainebleau. Le 12 avril, le comte d'Artois arriva en qualitĂ© de lieutenant gĂ©nĂ©ral du royaume. Trois ou quatre cents hommes Ă cheval allĂšrent au-devant de lui ; j'Ă©tais de la troupe. Il charmait par sa bonne grĂące, diffĂ©rente des maniĂšres de l'empire. Les Français reconnaissaient avec plaisir dans sa personne leurs anciennes moeurs, leur ancienne politesse et leur ancien langage ; la foule l'entourait et le pressait ; consolante apparition du passĂ©, double abri qu'il Ă©tait contre l'Ă©tranger vainqueur et contre Bonaparte encore menaçant. HĂ©las ! ce prince ne remettait le pied sur le sol français que pour y voir assassiner son fils et pour retourner mourir sur cette terre d'exil dont il revenait il y a des hommes Ă qui la vie a Ă©tĂ© jetĂ©e au cou comme une chaĂźne. On m'avait prĂ©sentĂ© au frĂšre du roi ; on lui avait fait lire ma brochure, autrement il n'aurait pas su mon nom il ne se rappelait ni de m'avoir vu Ă la cour de Louis XVI, ni au camp de Thionville, et n'avait sans doute jamais entendu parler du GĂ©nie du Christianisme c'Ă©tait tout simple. Quand on a beaucoup et longuement souffert, on ne se souvient plus que de soi. l'infortune personnelle est une compagne un peu froide, mais exigeante ; elle vous obsĂšde ; elle ne laisse de place Ă aucun autre sentiment, ne vous quitte point, s'empare de vos genoux et de votre couche. La veille du jour de l'entrĂ©e du comte d'Artois, NapolĂ©on, aprĂšs avoir inutilement nĂ©gociĂ© avec Alexandre par l'entremise de M. de Caulaincourt, avait fait connaĂźtre l'acte de son abdication " Les puissances alliĂ©es ayant proclamĂ© que l'empereur NapolĂ©on Ă©tait le seul obstacle au rĂ©tablissement de la paix en Europe, l'empereur NapolĂ©on, fidĂšle Ă son serment, dĂ©clare qu'il renonce pour lui et ses hĂ©ritiers au trĂŽne de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, mĂȘme celui de la vie, qu'il ne soit prĂȘt Ă faire Ă l'intĂ©rĂȘt des Français. " A ces paroles Ă©clatantes l'empereur ne tarda pas de donner, par son retour, un dĂ©menti non moins Ă©clatant il ne lui fallut que le temps d'aller Ă l'Ăźle d'Elbe. Il resta Ă Fontainebleau jusqu'au 20 avril. Le 20 d'avril Ă©tant arrivĂ©, NapolĂ©on descendit le perron Ă deux branches qui conduit au pĂ©ristyle du chĂąteau dĂ©sert de la monarchie des Capets. Quelques grenadiers, restes des soldats vainqueurs de l'Europe, se formĂšrent en ligne dans la grande cour, comme sur leur dernier champ de bataille ; ils Ă©taient entourĂ©s de ces vieux arbres, compagnons mutilĂ©s de François Ier et de Henri IV. Bonaparte adressa ces paroles aux derniers tĂ©moins de ses combats " GĂ©nĂ©raux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvĂ©s sur le chemin de la gloire. " Les puissances alliĂ©es ont armĂ© toute l'Europe contre moi, une partie de l'armĂ©e a trahi ses devoirs, et la France elle-mĂȘme a voulu d ' autres destinĂ©es . " Avec vous et les braves qui me sont restĂ©s fidĂšles j'aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eĂ»t Ă©tĂ© malheureuse, ce qui Ă©tait contraire au but que je me suis proposĂ©. " Soyez fidĂšles au nouveau roi que la France s'est choisi ; n'abandonnez pas notre chĂšre patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chĂšre patrie. " Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l'ĂȘtes. " J'aurais pu mourir ; rien ne m'eĂ»t Ă©tĂ© plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l'honneur. J'ai encore Ă Ă©crire ce que nous avons fait. " Je ne puis vous embrasser tous ; mais j'embrasserai votre gĂ©nĂ©ral... Venez, gĂ©nĂ©ral... " Il serre le gĂ©nĂ©ral Petit dans ses bras. " Qu'on m'apporte l'aigle !... " Il la baise. " ChĂšre aigle ! que ces baisers retentissent dans le coeur de tous les braves !... Adieu, mes enfants !... Mes voeux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir. " Cela dit, NapolĂ©on lĂšve sa tente qui couvrait le monde. ItinĂ©raire de NapolĂ©on Ă l'Ăźle d'Elbe. Bonaparte avait demandĂ© Ă l'Alliance des commissaires, afin d'ĂȘtre protĂ©gĂ© par eux jusqu'Ă l'Ăźle que les souverains lui accordaient en toute propriĂ©tĂ© et en avancement d'hoirie. Le comte Schouwaloff fut nommĂ© pour la Russie, le gĂ©nĂ©ral Kohler pour l'Autriche le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte Waldbourg-Truchsess pour la Prusse ; celui-ci a Ă©crit l' ItinĂ©raire de NapolĂ©on de Fontainebleau Ă 1 ' Ăźle d ' Elbe . Cette brochure et celle de l'abbĂ© de Pradt sur l'ambassade de Pologne sont les deux comptes-rendus dont NapolĂ©on a Ă©tĂ© le plus affligĂ©. Il regrettait sans doute alors le temps de sa libĂ©rale censure, quand il faisait fusiller le pauvre Palm, libraire allemand, pour avoir distribuĂ© Ă Nuremberg l'Ă©crit de M. de Gentz L ' Allemagne dans son profond abaissement . Nuremberg Ă l'Ă©poque de la publication de cet Ă©crit, Ă©tant encore ville libre, n'appartenait point Ă la France Palm n'aurait-il pas dĂ» deviner cette conquĂȘte ! Le comte de Waldbourg fait d'abord le rĂ©cit de plusieurs conversations qui prĂ©cĂ©dĂšrent Ă Fontainebleau le dĂ©part. Il rapporte que Bonaparte donnait les plus grands Ă©loges Ă lord Wellington et s'informait de son caractĂšre et de ses habitudes. Il s'excusait de n'avoir pas fait la paix Ă Prague, Ă Dresde et Ă Francfort ; il convenait qu'il avait eu tort, mais qu'il avait alors d'autres vues. " Je n'ai point Ă©tĂ© usurpateur, ajoutait-il, parce que je n'ai acceptĂ© la couronne que d'aprĂšs le voeu unanime de la nation, tandis que Louis XVIII l'a usurpĂ©e n'Ă©tant appelĂ© au trĂŽne que par un vil SĂ©nat dont plus de dix membres ont votĂ© la mort de Louis XVI. " Le comte de Waldbourg poursuit ainsi son rĂ©cit " L'empereur se mit en route, avec ses quatre autres voitures, le 21 vers midi, aprĂšs avoir eu encore avec le gĂ©nĂ©ral Kohler un long entretien dont voici le rĂ©sumĂ© " Eh bien ! vous avez entendu hier mon discours Ă la vieille garde ; il vous a plu et vous avez vu l'effet qu'il a produit. VoilĂ comme il faut parler et agir avec eux, et si Louis XVIII ne suit pas cet exemple, il ne fera jamais rien du soldat français. ... " Les cris de Vive l ' empereur cessĂšrent dĂšs que les troupes françaises ne furent plus avec nous. A Moulins nous vĂźmes les premiĂšres cocardes blanches, et les habitants nous reçurent aux acclamations de Vivent les alliĂ©s ! Le colonel Campbell partit de Lyon en avant, pour aller chercher Ă Toulon ou Ă Marseille une frĂ©gate anglaise qui pĂ»t, d'aprĂšs le voeu de NapolĂ©on, le conduire dans son Ăźle. " A Lyon, oĂč nous passĂąmes vers les onze heures du soir, il s'assembla quelques groupes qui criĂšrent Vive NapolĂ©on ! Le 24, vers midi, nous rencontrĂąmes le marĂ©chal Augereau prĂšs de Valence. L'empereur et le marĂ©chal descendirent de voiture ; NapolĂ©on ĂŽta son chapeau, et tendit les bras Ă Augereau, qui l'embrassa, mais sans le saluer. OĂč vas-tu comme ça ? lui dit l'empereur en le prenant par le bras, tu vas Ă la cour ? " Augereau rĂ©pondit que pour le moment il allait Ă Lyon ils marchĂšrent prĂšs d'un quart d'heure ensemble, en suivant la route de Valence. L'empereur fit au marĂ©chal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit Ta proclamation est bien bĂȘte ; pourquoi des injures contre moi ? Il fallait simplement dire Le voeu de la nation s ' Ă©tant prononcĂ© en faveur d ' un nouveau souverain, le devoir de l ' armĂ©e est de s ' y conformer. Vire le roi ! vive Louis XVIII ! Augereau alors se mit aussi Ă tutoyer Bonaparte, et lui fit Ă son tour d'amers reproches sur son insatiable ambition, Ă laquelle il avait tout sacrifiĂ©, mĂȘme le bonheur de la France entiĂšre. Ce discours fatiguant NapolĂ©on, il se tourna avec brusquerie du cĂŽtĂ© du marĂ©chal, l'embrassa, lui ĂŽta encore son chapeau, et se jeta dans sa voiture. " Augereau, les mains derriĂšre le dos, ne dĂ©rangea pas sa casquette de dessus sa tĂȘte ; et seulement, lorsque l'empereur fut remontĂ© dans sa voiture, il lui fit un geste mĂ©prisant de la main en lui disant adieu. ... " Le 25, nous arrivĂąmes Ă Orange ; nous fĂ»mes reçus aux cris de Vive le roi ! vive Louis XVIII ! " Le mĂȘme jour, le matin, l'empereur trouva un peu en avant d'Avignon, Ă l'endroit oĂč l'on devait changer de chevaux, beaucoup de peuple rassemblĂ©, qui l'attendait Ă son passage et qui nous accueillit aux cris de Vive le roi ! vivent les alliĂ©s ! A bas le tyran, le coquin, le mauvais gueux ! ... Cette multitude vomit encore contre lui mille invectives. " Nous fĂźmes tout ce que nous pĂ»mes pour arrĂȘter ce scandale, et diviser la foule qui assaillait sa voiture ; nous ne pĂ»mes obtenir de ces forcenĂ©s qu'ils cessassent d'insulter l'homme qui disaient-ils, les avait rendus si malheureux, et qui n'avait d'autre dĂ©sir que d'augmenter encore leur misĂšre. ... " Dans tous les endroits que nous traversĂąmes, il fut reçu de la mĂȘme maniĂšre. A Orgon, petit village oĂč nous changeĂąmes de chevaux, la rage du peuple Ă©tait Ă son comble ; devant l'auberge mĂȘme oĂč il devait s'arrĂȘter on avait Ă©levĂ© une potence Ă laquelle Ă©tait suspendu un mannequin, en uniforme français, couvert de sang avec une inscription placĂ©e sur la poitrine et ainsi conçue Tel sera tĂŽt ou tard le sort du tyran . " Le peuple se cramponnait Ă la voiture de NapolĂ©on et cherchait Ă le voir pour lui adresser les plus fortes injures. L'empereur se cachait derriĂšre le gĂ©nĂ©ral Bertrand le plus qu'il pouvait ; il Ă©tait pĂąle et dĂ©fait, ne disant pas un mot. A force de pĂ©rorer le peuple, nous parvĂźnmes Ă le tirer de ce mauvais pas. " Le comte Schouwaloff, Ă cĂŽtĂ© de la voiture de Bonaparte, harangua la populace en ces termes " N'avez-vous pas honte d'insulter Ă un malheureux sans dĂ©fense ? Il est assez humiliĂ© par la triste situation oĂč il se trouve, lui qui s'imaginait donner des lois Ă l'univers et qui se voit aujourd'hui Ă la merci de votre gĂ©nĂ©rositĂ© ! Abandonnez-le Ă lui-mĂȘme ; regardez-le vous voyez que le mĂ©pris est la seule arme que vous devez employer contre cet homme, qui a cessĂ© d'ĂȘtre dangereux. Il serait au-dessous de la nation française d'en prendre une autre vengeance ! " Le peuple applaudissait Ă ce discours, et Bonaparte, voyant l'effet qu'il produisait, faisait des signes d'approbation Ă Schouwaloff, et le remercia ensuite du service qu'il lui avait rendu. " A un quart de lieue en deçà d'Orgon, il crut indispensable la prĂ©caution de se dĂ©guiser il mit une mauvaise redingote bleue, un chapeau rond sur sa tĂȘte avec une cocarde blanche, et monta un cheval de poste pour galoper devant sa voiture, voulant passer ainsi pour un courrier. Comme nous ne pouvions le suivre, nous arrivĂąmes Ă Saint-Canat bien aprĂšs lui. Ignorant les moyens qu'il avait pris pour se soustraire au peuple, nous le croyions dans le plus grand danger, car nous voyions sa voiture entourĂ©e de gens furieux qui cherchaient Ă ouvrir les portiĂšres elles Ă©taient heureusement bien fermĂ©es, ce qui sauva le gĂ©nĂ©ral Bertrand. La tĂ©nacitĂ© des femmes nous Ă©tonna le plus ; elles nous suppliaient de le leur livrer, disant " Il l'a si bien mĂ©ritĂ© par ses torts envers nous et envers vous-mĂȘmes, que nous ne vous demandons qu'une chose juste. " " A une demi-lieue de Saint-Canat, nous atteignĂźmes la voiture de l'empereur, qui, bientĂŽt aprĂšs, entra dans une mauvaise auberge situĂ©e sur la grande route et appelĂ©e la Calade . Nous l'y suivĂźmes, et ce n'est qu'en cet endroit que nous apprĂźmes et le travestissement dont il s'Ă©tait servi, et son arrivĂ©e dans cette auberge Ă la faveur de ce bizarre accoutrement ; il n'avait Ă©tĂ© accompagnĂ© que d'un seul courrier ; sa suite, depuis le gĂ©nĂ©ral jusqu'au marmiton, Ă©tait parĂ©e de cocardes blanches, dont ils paraissaient s'ĂȘtre approvisionnĂ©s Ă l'avance. Son valet de chambre, qui vint au-devant de nous, nous pria de faire passer l'empereur pour le colonel Campbell, parce qu'en arrivant il s'Ă©tait annoncĂ© pour tel Ă l'hĂŽtesse. Nous promĂźmes de nous conformer Ă ce dĂ©sir, et j'entrai le premier dans une espĂšce de chambre oĂč je fus frappĂ© de trouver le ci-devant souverain du monde plongĂ© dans de profondes rĂ©flexions, la tĂȘte appuyĂ©e dans ses mains. Je ne le reconnus pas d'abord, et je m'approchai de lui. Il se leva en sursaut en entendant quelqu'un marcher, et me laissa voir son visage arrosĂ© de larmes. Il me fit signe de ne rien dire, me fit asseoir prĂšs de lui, et, tout le temps que l'hĂŽtesse fut dans la chambre il ne me parla que de choses indiffĂ©rentes. Mais lorsqu'elle sortit, il reprit sa premiĂšre position. Je jugeai convenable de le laisser seul ; il nous fit cependant prier de passer de temps en temps dans sa chambre pour ne pas faire soupçonner sa prĂ©sence. " Nous lui fĂźmes savoir qu'on Ă©tait instruit que le colonel Campbell avait passĂ© la veille justement par cet endroit, pour se rendre Ă Toulon. Il rĂ©solut aussitĂŽt de prendre le nom de lord Burghers. " On se mit Ă table ; mais comme ce n'Ă©taient pas ses cuisiniers qui avaient prĂ©parĂ© le dĂźner, il ne pouvait se rĂ©soudre Ă prendre aucune nourriture, dans la crainte d'ĂȘtre empoisonnĂ©. Cependant, nous voyant manger de bon appĂ©tit, il eut honte de nous faire voir les terreurs qui l'agitaient, et prit de tout ce qu'on lui offrit ; il fit semblant d'y goĂ»ter, mais il renvoyait les mets sans y toucher ; quelquefois il jetait dessous la table ce qu'il avait acceptĂ©, pour faire croire qu'il l'avait mangĂ©. Son dĂźner fut composĂ© d'un peu de pain et d'un flacon de vin qu'il fit retirer de sa voiture et qu'il partagea mĂȘme avec nous. " Il parla beaucoup et fut d'une amabilitĂ© trĂšs remarquable. Lorsque nous fĂ»mes seuls, et que l'hĂŽtesse qui nous servait fut sortie, il nous fit connaĂźtre combien il croyait sa vie en danger ; il Ă©tait persuadĂ© que le gouvernement français avait pris des mesures pour le faire enlever ou assassiner dans cet endroit. " Mille projets se croisaient dans sa tĂȘte sur la maniĂšre dont il pourrait se sauver ; il rĂȘvait aussi aux moyens de tromper le peuple d'Aix, car on l'avait prĂ©venu qu'une trĂšs grande foule l'attendait Ă la poste. Il nous dĂ©clara donc que ce qui lui paraissait le plus convenable, c'Ă©tait de retourner jusqu'Ă Lyon, et de prendre de lĂ une autre route pour s'embarquer en Italie. Nous n'aurions pu, en aucun cas, consentir Ă ce projet, et nous cherchĂąmes Ă le persuader de se rendre directement Ă Toulon ou d'aller par Digne Ă FrĂ©jus. Nous tĂąchĂąmes de le convaincre qu'il Ă©tait impossible que le gouvernement français pĂ»t avoir des intentions si perfides Ă son Ă©gard sans que nous en fussions instruits, et que la populace, malgrĂ© les indĂ©cences auxquelles elle se portait, ne se rendrait pas coupable d'un crime de cette nature. " Pour nous mieux persuader, et pour nous prouver jusqu'Ă quel point ses craintes, selon lui, Ă©taient fondĂ©es, il nous raconta ce qui s'Ă©tait passĂ© entre lui et l'hĂŽtesse, qui ne l'avait pas reconnu. - Eh bien ! lui avait-elle dit, avez-vous rencontrĂ© Bonaparte ? - Non, avait-il rĂ©pondu. - Je suis curieuse, continua-t-elle, de voir s'il pourra se sauver ; je crois toujours que le peuple va le massacrer aussi faut-il convenir qu'il l'a bien mĂ©ritĂ©, ce coquin-lĂ ! Dites-moi donc, on va l'embarquer pour son Ăźle ? - Mais oui . - On le noiera, n'est-ce pas ? - Je l ' espĂšre bien ! lui rĂ©pliqua NapolĂ©on. Vous voyez donc , ajouta-t-il, Ă quel danger je suis exposĂ© . " Alors il recommença Ă nous fatiguer de ses inquiĂ©tudes et de ses irrĂ©solutions. Il nous pria mĂȘme d'examiner s'il n'y avait pas quelque part une porte cachĂ©e par laquelle il pourrait s'Ă©chapper, ou si la fenĂȘtre dont il avait fait fermer les volets en arrivant, n'Ă©tait pas trop Ă©levĂ©e pour pouvoir sauter et s'Ă©vader ainsi. La fenĂȘtre Ă©tait grillĂ©e en dehors, et je le mis dans un embarras extrĂȘme en lui communiquant cette dĂ©couverte. Au moindre bruit il tressaillait et changeait de couleur. " AprĂšs dĂźner nous le laissĂąmes Ă ses rĂ©flexions ; et comme, de temps en temps nous entrions dans sa chambre, d'aprĂšs le dĂ©sir qu'il en avait tĂ©moignĂ©, nous le trouvions toujours en pleurs. ... " L'aide de camp du gĂ©nĂ©ral Schouwaloff vint dire que le peuple qui Ă©tait ameutĂ© dans la rue Ă©tait presque entiĂšrement retirĂ©. L'empereur rĂ©solut de partir Ă minuit. " Par une prĂ©voyance exagĂ©rĂ©e, il prit encore de nouveaux moyens pour n'ĂȘtre pas reconnu. " Il contraignit, par ses instances, l'aide de camp du gĂ©nĂ©ral Schouwaloff de se vĂȘtir de la redingote bleue et du chapeau rond avec lesquels il Ă©tait arrivĂ© dans l'auberge. " Bonaparte, qui alors voulut se faire passer pour un gĂ©nĂ©ral autrichien, mit l'uniforme du gĂ©nĂ©ral Kohler, se dĂ©cora de l'ordre de Sainte-ThĂ©rĂšse, que portait le gĂ©nĂ©ral, mit ma casquette de voyage sur sa tĂȘte, et se couvrit du manteau du gĂ©nĂ©ral Schouwaloff. " AprĂšs que les commissaires des puissances alliĂ©es l'eurent ainsi Ă©quipĂ©, les voitures s'avancĂšrent ; mais, avant de descendre, nous fĂźmes une rĂ©pĂ©tition dans notre chambre de l'ordre dans lequel nous devions marcher. Le gĂ©nĂ©ral Drouot ouvrait le cortĂšge ; venait ensuite le soi-disant empereur, l'aide de camp du gĂ©nĂ©ral Schouwaloff, ensuite le gĂ©nĂ©ral Kohler, l'empereur, le gĂ©nĂ©ral Schouwaloff et moi qui avais l'honneur de faire partie de l'arriĂšre-garde, Ă laquelle se joignit la suite de l'empereur. Nous traversĂąmes ainsi la foule Ă©bahie qui se donnait une peine extrĂȘme pour tĂącher de dĂ©couvrir parmi nous celui qu'elle appelait son tyran . L'aide de camp de Schouwaloff le major Olewieff prit la place de NapolĂ©on dans sa voiture, et NapolĂ©on partit avec le gĂ©nĂ©ral Kohler dans sa calĂšche. ... " Toutefois l'empereur ne se rassurait pas ; il restait toujours dans la calĂšche du gĂ©nĂ©ral autrichien, et il commanda au cocher de fumer, afin que cette familiaritĂ© pĂ»t dissimuler sa prĂ©sence. Il pria mĂȘme le gĂ©nĂ©ral Kohler de chanter, et comme celui-ci lui rĂ©pondit qu'il ne savait pas chanter, Bonaparte lui dit de siffler. " C'est ainsi qu'il poursuivit sa route cachĂ© dans un des coins de la calĂšche faisant semblant de dormir, bercĂ© par l'agrĂ©able musique du gĂ©nĂ©ral et encensĂ© par la fumĂ©e du cocher. A Saint-Maximin, il dĂ©jeuna avec nous. Comme il entendit dire que le sous-prĂ©fet d'Aix Ă©tait dans cet endroit, il le fit appeler, et l'apostropha en ces termes Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien ; j'ai dĂ» le prendre pour me mettre Ă l'abri des insultes des Provençaux. J'arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'aurais pu emmener avec moi six mille hommes de ma garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragĂ©s qui menacent ma vie. C'est une mĂ©chante race que les Provençaux ; ils ont commis toutes sortes d'horreurs et de crimes dans la RĂ©volution et sont tout prĂȘts Ă recommencer mais quand il s'agit de se battre avec courage, alors ce sont des lĂąches. Jamais la Provence ne m'a fourni un seul rĂ©giment dont j'aurais pu ĂȘtre content. Mais ils seront peut-ĂȘtre demain aussi acharnĂ©s contre Louis XVIII qu'ils le paraissent aujourd'hui contre moi , etc. " Ensuite, se tournant vers nous, il nous dit que Louis XVIII ne ferait jamais rien de la nation française s'il la traitait avec trop de mĂ©nagements. Puis , continua-t-il, il faut nĂ©cessairement qu'il lĂšve des impĂŽts considĂ©rables, et ces mesures lui attireront aussitĂŽt la haine de ses sujets . " Il nous raconta qu'il y avait dix-huit ans qu'il avait Ă©tĂ© envoyĂ© en ce pays, avec plusieurs milliers d'hommes, pour dĂ©livrer deux royalistes qui devaient ĂȘtre pendus pour avoir portĂ© la cocarde blanche. Je les sauvai avec beaucoup de peine des mains de ces enragĂ©s ; et aujourd'hui , continua-t-il, ces hommes recommenceraient les mĂȘmes excĂšs contre celui d'entre eux qui se refuserait Ă porter la cocarde blanche ! Telle est l'inconstance du peuple français ! Nous apprĂźmes qu'il y avait au Luc deux escadrons de hussards autrichiens ; et, d'aprĂšs la demande de NapolĂ©on, nous envoyĂąmes l'ordre au commandant d'y attendre notre arrivĂ©e pour escorter l'empereur jusqu'Ă FrĂ©jus. " Ici finit la narration du comte de Waldbourg ces rĂ©cits font mal Ă lire. Quoi ! les commissaires ne pouvaient-ils mieux protĂ©ger celui dont ils avaient l'honneur de rĂ©pondre ? Qu'Ă©taient-ils pour affecter des airs si supĂ©rieurs avec un pareil homme ? Bonaparte dit avec raison que s'il l'eĂ»t voulu, il aurait pu voyager accompagnĂ© d'une partie de sa garde. Il paraissait trop Ă©videmment qu'on Ă©tait indiffĂ©rent Ă son sort on jouissait de sa dĂ©gradation ; on consentait avec complaisance aux marques de mĂ©pris que la victime requĂ©rait pour sa sĂ»retĂ© il est si doux de tenir sous ses pieds la destinĂ©e de celui qui marchait sur les plus hautes tĂȘtes, de se venger de l'orgueil par l'insulte ! Aussi les commissaires ne trouvent pas un mot, mĂȘme un mot de sensibilitĂ© philosophique, sur un tel changement de fortune, pour avertir l'homme de son nĂ©ant et de la grandeur des jugements de Dieu ! Dans les rangs des alliĂ©s, les anciens adulateurs de NapolĂ©on avaient Ă©tĂ© nombreux quand on s'est mis Ă genoux devant la force, on n'est pas reçu Ă triompher du malheur. La Prusse, j'en conviens, avait besoin d'un effort de vertu pour oublier ce qu'elle avait souffert, elle, son roi et sa reine ; mais cet effort devait ĂȘtre fait. HĂ©las ! Bonaparte n'avait eu pitiĂ© de rien ; tous les coeurs s'Ă©taient refroidis pour lui. Le moment oĂč il s'est montrĂ© le plus cruel, c'est Ă Jaffa ; le plus petit, c'est sur la route de l'Ăźle d'Elbe dans le premier cas, les nĂ©cessitĂ©s militaires lui ont servi d'excuse ; dans le second, la duretĂ© des commissaires Ă©trangers donne le change aux sentiments des lecteurs et diminue son abaissement. Le gouvernement provisoire de France ne me semble pas lui-mĂȘme tout Ă fait irrĂ©prochable je rejette les calomnies de Maubreuil ; nĂ©anmoins, dans la terreur qu'inspirait NapolĂ©on Ă ses anciens domestiques, une catastrophe fortuite aurait pu ne se prĂ©senter Ă leurs yeux que comme un malheur. On voudrait douter de la vĂ©ritĂ© des faits rapportĂ©s par le comte de Waldbourg-Truchsess, mais le gĂ©nĂ©ral Kohler a confirmĂ©, dans une suite de l ' ItinĂ©raire de Waldbourg , une partie de la narration de son collĂšgue ; de son cĂŽtĂ©, le gĂ©nĂ©ral Schouwaloff m'a certifiĂ© l'exactitude des faits ses paroles contenues en disaient plus que les paroles expansives de Waldbourg. Enfin l' ItinĂ©raire de Fabry est composĂ© sur des documents français authentiques, fournis par des tĂ©moins oculaires. Maintenant que j'ai fait justice des commissaires et des alliĂ©s, est-ce bien le vainqueur du monde que l'on aperçoit dans l' ItinĂ©raire de Waldbourg ? Le hĂ©ros rĂ©duit Ă des dĂ©guisements et Ă des larmes, pleurant sous une veste de courrier au fond d'une arriĂšre-chambre d'auberge ! Etait-ce ainsi que Marius se tenait sur les ruines de Carthage, qu'Annibal mourut en Bithynie, CĂ©sar au SĂ©nat ? Comment PompĂ©e se dĂ©guisa-t-il ? en se couvrant la tĂȘte de sa toge. Celui qui avait revĂȘtu la pourpre se mettant Ă l'abri sous la cocarde blanche, poussant le cri de salut Vive le roi ! ce roi dont il avait fait fusiller un hĂ©ritier ! Le maĂźtre des peuples encourageant les humiliations que lui prodiguaient les commissaires afin de se mieux cacher, enchantĂ© que le gĂ©nĂ©ral Kohler sifflĂąt devant lui, qu'un cocher lui fumĂąt Ă la figure, forçant l'aide de camp du gĂ©nĂ©ral Schouwaloff Ă jouer le rĂŽle de l'empereur, tandis que lui Bonaparte portait l'habit d'un colonel autrichien et se couvrait du manteau d'un gĂ©nĂ©ral russe ! Il fallait cruellement aimer la vie ces immortels ne peuvent consentir Ă mourir. Moreau disait de Bonaparte " Ce qui le caractĂ©rise, c'est le mensonge et l'amour de la vie je le battrai et je le verrai Ă mes pieds me demander grĂące. " Moreau pensait de la sorte, ne pouvant comprendre la nature de Bonaparte ; il tombait dans la mĂȘme erreur que lord Byron. Au moins, Ă Sainte-HĂ©lĂšne, NapolĂ©on, grand par les Muses, bien que peu noble dans ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec le gouverneur anglais, n'eut Ă supporter que le poids de son immensitĂ©. En France, le mal qu'il avait fait lui apparut personnifiĂ© dans les veuves et les orphelins, et le contraignit de trembler sous les mains de quelques femmes. Tout cela est trop vrai ; mais Bonaparte ne doit pas ĂȘtre jugĂ© d'aprĂšs les rĂšgles que l'on applique aux grands gĂ©nies, parce que la magnanimitĂ© lui manquait. Il y a des hommes qui ont la facultĂ© de monter et qui n'ont pas la facultĂ© de descendre. Lui, NapolĂ©on, possĂ©dait les deux facultĂ©s comme l'ange rebelle, il pouvait raccourcir sa taille incommensurable pour la renfermer dans un espace mesurĂ© ; sa ductilitĂ© [QualitĂ© dont jouissent certains corps, et notamment les mĂ©taux, de s'Ă©tendre et de s'allonger sous le marteau, au laminoir et Ă la filiĂšre, et qui ne reprennent ni instantanĂ©ment, ni Ă la longue, la forme qu'ils avaient auparavant, ce en quoi ils se distinguent des corps Ă©lastiques.] lui fournissait des moyens de salut et de renaissance avec lui tout n'Ă©tait pas fini quand il semblait avoir fini. Changeant Ă volontĂ© de moeurs et de costume, aussi parfait dans le comique que dans le tragique, cet acteur savait paraĂźtre naturel sous la tunique de l'esclave comme sous le manteau de roi, dans le rĂŽle d'Attale ou dans le rĂŽle de CĂ©sar. Encore un moment, et vous verrez, du fond de sa dĂ©gradation, le nain relever sa tĂȘte de BriarĂ©e ; AsmodĂ©e sortira en fumĂ©e Ă©norme du flacon oĂč il s'Ă©tait comprimĂ©. NapolĂ©on estimait la vie pour ce qu'elle lui rapportait ; il avait l'instinct de ce qui lui restait encore Ă peindre ; il ne voulait pas que la toile lui manquĂąt avant d'avoir achevĂ© ses tableaux. Sur les frayeurs de NapolĂ©on, Walter Scott, moins injuste que les commissaires, remarque avec candeur que la fureur du peuple fit beaucoup d'impression sur Bonaparte, qu'il rĂ©pandit des larmes, qu'il montra plus de faiblesse que n'en admettait son courage reconnu ; mais il ajoute " Le danger Ă©tait d'une espĂšce particuliĂšrement horrible et propre Ă intimider ceux Ă qui la terreur des champs de bataille Ă©tait familiĂšre le plus brave soldat peut frĂ©mir devant la mort des de Witt. " NapolĂ©on fut soumis Ă ces angoisses rĂ©volutionnaires dans les mĂȘmes lieux oĂč il commença sa carriĂšre avec la Terreur. Le gĂ©nĂ©ral prussien, interrompant une fois son rĂ©cit, s'est cru obligĂ© de rĂ©vĂ©ler un mal que l'empereur ne cachait pas le comte de Waldbourg a pu confondre ce qu'il voyait avec les souffrances dont M. de SĂ©gur avait Ă©tĂ© tĂ©moin dans la campagne de Russie, lorsque Bonaparte, contraint de descendre de cheval, s'appuyait la tĂȘte contre des canons. Au nombre des infirmitĂ©s des guerriers illustres, la vĂ©ritable histoire ne compte que le poignard qui perça le coeur de Henri IV, ou le boulet qui emporta Turenne. AprĂšs le rĂ©cit de l'arrivĂ©e de Bonaparte Ă FrĂ©jus, Walter Scott, dĂ©barrassĂ© des grandes scĂšnes, retombe avec joie dans son talent ; il s'en va en bavardin , comme parle madame de SĂ©vignĂ© ; il devise du passage de NapolĂ©on Ă l'Ăźle d'Elbe, de la sĂ©duction exercĂ©e par Bonaparte sur les matelots anglais, exceptĂ© sur Hinton, qui ne pouvait entendre les louanges donnĂ©es Ă l'empereur sans murmurer le mot humbug . Quand NapolĂ©on partit, Hinton souhaita Ă Son Honneur bonne santĂ© et meilleure chance une autre fois. NapolĂ©on Ă©tait toutes les misĂšres et toutes les grandeurs de l'homme. Louis XVIII Ă CompiĂšgne. - Son entrĂ©e Ă Paris. - La vieille garde. - Faute irrĂ©parable. - DĂ©claration de Saint-Ouen. - TraitĂ© de Paris. - La Charte. - DĂ©part des alliĂ©s. Tandis que Bonaparte, connu de l'univers, s'Ă©chappait de France au milieu des malĂ©dictions, Louis XVIII, oubliĂ© partout, sortait de Londres sous une voĂ»te de drapeaux blancs et de couronnes. NapolĂ©on, en dĂ©barquant Ă l'Ăźle d'Elbe, y retrouva sa force. Louis XVIII, en dĂ©barquant Ă Calais, eĂ»t pu voir Louvel ; il y rencontra le gĂ©nĂ©ral Maison, chargĂ©, seize ans aprĂšs, d'embarquer Charles X Ă Cherbourg. Charles X, apparemment pour le rendre digne de sa mission future, donna dans la suite Ă M. Maison le bĂąton de marĂ©chal de France, comme un chevalier, avant de se battre, confĂ©rait la chevalerie Ă l'homme infĂ©rieur avec lequel il daignait se mesurer. Je craignais l'effet de l'apparition de Louis XVIII. Je me hĂątai de le devancer dans cette rĂ©sidence d'oĂč Jeanne d'Arc tomba aux mains des Anglais et oĂč l'on me montra un volume atteint d'un des boulets lancĂ©s contre Bonaparte. Qu'allait-on penser Ă l'aspect de l'invalide royal remplaçant le cavalier qui avait pu dire comme Attila " L'herbe ne croĂźt plus partout oĂč mon cheval a passĂ© " ? Sans mission et sans goĂ»t j'entrepris on m'avait jetĂ© un sort une tĂąche assez difficile, celle de peindre l ' arrivĂ©e Ă CompiĂšgne , de faire voir le fils de saint Louis tel que je l'idĂ©alisai Ă l'aide des Muses. Je m'exprimai ainsi " Le carrosse du Roi Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© des gĂ©nĂ©raux et des marĂ©chaux de France, qui Ă©taient allĂ©s au-devant de Sa MajestĂ©. Ce n'a plus Ă©tĂ© des cris de Vive le Roi ! mais des clameurs confuses dans lesquelles on ne distinguait rien que les accents de l'attendrissement et de la joie. Le Roi portait un habit bleu, distinguĂ© seulement par une plaque et des Ă©paulettes ; ses jambes Ă©taient enveloppĂ©es de larges guĂȘtres de velours rouge bordĂ©es d'un petit cordon d'or. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guĂȘtres Ă l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV Ă cinquante ans. ... " Les marĂ©chaux Macdonald, Ney, Moncey, Serrurier, Brune, le prince de NeuchĂątel, tous les gĂ©nĂ©raux, toutes les personnes prĂ©sentes, ont obtenu pareillement du Roi les paroles les plus affectueuses. Telle est en France la force du souverain lĂ©gitime, cette magie attachĂ©e au nom du Roi. Un homme arrive seul de l'exil dĂ©pouillĂ© de tout, sans suite, sans gardes, sans richesses ; il n'a rien Ă donner, presque rien Ă promettre. Il descend de sa voiture, appuyĂ© sur le bras d'une jeune femme ; il se montre Ă des capitaines qui ne l'ont jamais vu, Ă des grenadiers qui savent Ă peine son nom. Quel est cet homme ? c'est le Roi ! Tout le monde tombe Ă ses pieds. " Ce que je disais lĂ des guerriers, dans le but que je me proposais d'atteindre, Ă©tait vrai quant aux chefs ; mais je mentais Ă l'Ă©gard des soldats. J'ai prĂ©sent Ă la mĂ©moire comme si je le voyais encore, le spectacle dont je fus tĂ©moin lorsque Louis XVIII, entrant dans Paris le 3 mai, alla descendre Ă Notre-Dame on avait voulu Ă©pargner au Roi l'aspect des troupes Ă©trangĂšres ; c'Ă©tait un rĂ©giment de la vieille garde Ă pied qui formait la haie depuis le Pont-Neuf jusqu'Ă Notre-Dame, le long du quai des orfĂšvres. Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimĂ© quelque chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs tĂȘtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mĂȘmes hommes, privĂ©s de leur capitaine, Ă©taient forcĂ©s de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillĂ©s qu'ils Ă©taient par une armĂ©e de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens, dans la capitale envahie de NapolĂ©on. Les uns, agitant la peau de leur front, faisaient descendre leur large bonnet Ă poil sur leurs yeux comme pour ne pas voir ; les autres abaissaient les deux coins de leur bouche dans le mĂ©pris de la rage ; les autres, Ă travers leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme des tigres. Quand ils prĂ©sentaient les armes, c'Ă©tait avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir, hommes n'ont Ă©tĂ© mis Ă une pareille Ă©preuve et n'ont souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eussent Ă©tĂ© appelĂ©s Ă la vengeance, il aurait fallu les exterminer jusqu'au dernier, ou ils auraient mangĂ© la terre. Au bout de la ligne Ă©tait un jeune hussard, Ă cheval ; il tenait son sabre nu, il le faisait sauter et comme danser par un mouvement convulsif de colĂšre. Il Ă©tait pĂąle ; ses yeux pivotaient dans leur orbite ; il ouvrait la bouche et la fermait tour Ă tour en faisant claquer ses dents et en Ă©touffant des cris dont on n'entendait que le premier son. Il aperçut un officier russe le regard qu'il lui lança ne peut se dire. Quand la voiture du Roi passa devant lui, il fit bondir son cheval, et certainement il eut la tentation de se prĂ©cipiter sur le Roi. La Restauration, Ă son dĂ©but, commit une faute irrĂ©parable elle devait licencier l'armĂ©e en conservant les marĂ©chaux, les gĂ©nĂ©raux, les gouverneurs militaires, les officiers dans leurs pensions, honneurs et grades ; les soldats seraient rentrĂ©s ensuite successivement dans l'armĂ©e reconstituĂ©e, comme ils l'ont fait depuis dans la garde royale la lĂ©gitimitĂ© n'eĂ»t pas eu d'abord contre elle ces soldats de l'Empire organisĂ©s, embrigadĂ©s, dĂ©nommĂ©s comme ils l'Ă©taient aux jours de leurs victoires, sans cesse causant entre eux du temps passĂ©, nourrissant des regrets et des sentiments hostiles Ă leur nouveau maĂźtre. La misĂ©rable rĂ©surrection de la Maison-Rouge, ce mĂ©lange de militaires de la vieille monarchie et des soldats du nouvel empire, augmenta le mal croire que des vĂ©tĂ©rans illustrĂ©s sur mille champs de bataille ne seraient pas choquĂ©s de voir des jeunes gens, trĂšs braves sans doute, mais pour la plupart neufs au mĂ©tier des armes, de les voir porter, sans les avoir gagnĂ©es, les marques d'un haut grade militaire, c'Ă©tait ignorer la nature humaine. Pendant le sĂ©jour que Louis XVIII avait fait Ă CompiĂšgne, Alexandre Ă©tait venu le visiter. Louis XVIII le blessa par sa hauteur il rĂ©sulta de cette entrevue la dĂ©claration du 2 mai, de Saint-Ouen. Le Roi y disait qu'il Ă©tait rĂ©solu Ă donner pour base de la constitution qu'il destinait Ă son peuple les garanties suivantes le gouvernement reprĂ©sentatif divisĂ© en deux corps, l ' impĂŽt librement consenti, la libertĂ© publique et individuelle, la libertĂ© de la presse, la libertĂ© des cultes, les propriĂ©tĂ©s inviolables et sacrĂ©es, la vente des biens nationaux irrĂ©vocable, les ministres responsables, les juges inamovibles et le pouvoir judiciaire indĂ©pendant, tout Français admissible Ă tous les emplois etc., etc. Cette dĂ©claration, quoiqu'elle fĂ»t naturelle Ă l'esprit de Louis XVIII, n'appartenait nĂ©anmoins ni Ă lui, ni Ă ses conseillers ; c'Ă©tait tout simplement le temps qui partait de son repos ses ailes avaient Ă©tĂ© ployĂ©es, sa fuite suspendue depuis 1792 ; il reprenait son vol ou son cours. Les excĂšs de la Terreur, le despotisme de Bonaparte, avaient fait rebrousser les idĂ©es ; mais, sitĂŽt que les obstacles qu'on leur avait opposĂ©s furent dĂ©truits, elles affluĂšrent dans le lit qu'elles devaient Ă la fois suivre et creuser. On reprit les choses au point oĂč elles s'Ă©taient arrĂȘtĂ©es ; ce qui s'Ă©tait passĂ© fut comme non avenu l'espĂšce humaine, reportĂ©e au commencement de la RĂ©volution, avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or, qu'est-ce que quarante ans dans la vie gĂ©nĂ©rale de la sociĂ©tĂ© ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupĂ©s du temps se sont rejoints. Le 30 mai 1814 fut conclu le traitĂ© de Paris entre les alliĂ©s et la France. On convint que dans le dĂ©lai de deux mois toutes les puissances qui avaient Ă©tĂ© engagĂ©es de part et d'autre dans la prĂ©sente guerre enverraient des plĂ©nipotentiaires Ă Vienne pour rĂ©gler dans un congrĂšs gĂ©nĂ©ral les arrangements dĂ©finitifs. Le 4 juin, Louis XVIII parut en sĂ©ance royale dans une assemblĂ©e collective du Corps lĂ©gislatif et d'une fraction du SĂ©nat. Il prononça un noble discours ; vieux, passĂ©s, usĂ©s, ces fastidieux dĂ©tails ne servent plus que de fil historique. La Charte, pour la plus grande partie de la nation, avait l'inconvĂ©nient d'ĂȘtre octroyĂ©e c'Ă©tait remuer, par ce mot trĂšs inutile, la question brĂ»lante de la souverainetĂ© royale ou populaire. Louis XVIII aussi datait son bienfait de l'an de son rĂšgne, regardant Bonaparte comme non avenu, de mĂȘme que Charles II avait sautĂ© Ă pieds joints par-dessus Cromwell c'Ă©tait une espĂšce d'insulte aux souverains qui avaient tous reconnu NapolĂ©on, et qui dans ce moment mĂȘme se trouvaient dans Paris ; ce langage surannĂ© et ces prĂ©tentions des anciennes monarchies n'ajoutaient rien Ă la lĂ©gitimitĂ© du droit et n'Ă©taient que de puĂ©rils anachronismes. A cela prĂšs, la Charte remplaçant le despotisme, nous apportant la libertĂ© lĂ©gale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience. NĂ©anmoins, les royalistes qui en recueillaient tant d'avantages, qui, sortant ou de leur village, ou de leur foyer chĂ©tif, ou des places obscures dont ils avaient vĂ©cu sous l'Empire, Ă©taient appelĂ©s Ă une haute et publique existence, ne reçurent le bienfait qu'en grommelant ; les libĂ©raux, qui s'Ă©taient arrangĂ©s Ă coeur joie de la tyrannie de Bonaparte, trouvĂšrent la Charte un vĂ©ritable code d'esclaves. Nous sommes revenus au temps de Babel ; mais on ne travaille plus Ă un monument commun de confusion chacun bĂątit sa tour Ă sa propre hauteur, selon sa force et sa taille. Du reste, si la Charte parut dĂ©fectueuse, c'est que la rĂ©volution n'Ă©tait pas Ă son terme ; le principe de l'Ă©galitĂ© et de la dĂ©mocratie Ă©tait au fond des esprits et travaillait en sens contraire de l'ordre monarchique. Les princes alliĂ©s ne tardĂšrent pas Ă quitter Paris Alexandre en se retirant, fit cĂ©lĂ©brer un sacrifice religieux sur la place de la Concorde. Un autel fut Ă©levĂ© oĂč l'Ă©chafaud de Louis XVI avait Ă©tĂ© dressĂ©. Sept prĂȘtres moscovites cĂ©lĂ©brĂšrent l'office, et les troupes Ă©trangĂšres dĂ©filĂšrent devant l'autel. Le Te Deum fut chantĂ© sur un des beaux airs de l'ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bĂ©nĂ©diction. La pensĂ©e des Français se reportait Ă 1793 et Ă 1794, alors que les boeufs refusaient de passer sur des pavĂ©s que leur rendait odieux l'odeur du sang. Quelle main avait conduit Ă la fĂȘte des expiations ces hommes de tous les pays, ces fils des anciennes invasions barbares, ces Tartares dont quelques-uns habitaient des tentes de peaux de brebis au pied de la grande muraille de la Chine ? Ce sont lĂ des spectacles que ne verront plus les faibles gĂ©nĂ©rations qui suivront mon siĂšcle. PremiĂšre annĂ©e de la Restauration. Dans la premiĂšre annĂ©e de la Restauration, j'assistai Ă la troisiĂšme transformation sociale j'avais vu la vieille monarchie passer Ă la monarchie constitutionnelle et celle-ci Ă la rĂ©publique ; j'avais vu la rĂ©publique se convertir en despotisme militaire, je voyais le despotisme militaire revenir Ă une monarchie libre, les nouvelles idĂ©es et les nouvelles gĂ©nĂ©rations se reprendre aux anciens principes et aux vieux hommes. Les marĂ©chaux d'empire devinrent des marĂ©chaux de France ; aux uniformes de la garde de NapolĂ©on se mĂȘlĂšrent les uniformes des gardes du corps et de la Maison-Rouge exactement taillĂ©s sur les anciens patrons ; le vieux duc d'HavrĂ©, avec sa perruque poudrĂ©e et sa canne noire cheminait en branlant la tĂȘte, comme capitaine des gardes du corps, auprĂšs du marĂ©chal Victor, boiteux de la façon de Bonaparte ; le duc de Mouchy, qui n'avait jamais vu brĂ»ler une amorce, dĂ©filait Ă la messe auprĂšs du marĂ©chal Oudinot, criblĂ© de blessures ; le chĂąteau des Tuileries, si propre et si militaire sous NapolĂ©on, au lieu de l'odeur de la poudre, se remplissait de la fumĂ©e des dĂ©jeuners qui montait de toutes parts sous messieurs les gentilshommes de la chambre, avec messieurs les officiers de la bouche et de la garde-robe, tout reprenait un exercice de domesticitĂ©. Dans les rues, on voyait des Ă©migrĂ©s caducs avec des airs et des habits d'autrefois, hommes les plus respectables sans doute, mais aussi Ă©trangers parmi la foule moderne que l'Ă©taient les capitaines rĂ©publicains parmi les soldats de NapolĂ©on. Les dames de la cour impĂ©riale introduisaient au chĂąteau les douairiĂšres du faubourg Saint-Germain et leur enseignaient les dĂ©tours du palais. Arrivaient des dĂ©putations de Bordeaux ornĂ©es de brassards ; des capitaines de paroisse de la VendĂ©e, surmontĂ©s de chapeaux Ă la La Rochejaquelein. Ces personnages divers gardaient l'expression des sentiments, des pensĂ©es, des habitudes, des moeurs qui leur Ă©taient familiĂšres. La libertĂ©, qui Ă©tait au fond de cette Ă©poque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d'oeil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine Ă reconnaĂźtre cette libertĂ© parce qu'elle portait les couleurs de l'ancienne monarchie et du despotisme impĂ©rial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel ; les royalistes faisaient des fautes grossiĂšres en parlant Charte ; les impĂ©rialistes en Ă©taient encore moins instruits ; les Conventionnels, devenus tour Ă tour comtes, barons, sĂ©nateurs de NapolĂ©on et pairs de Louis XVIII, retombaient tantĂŽt dans le dialecte rĂ©publicain qu'ils avaient presque oubliĂ©, tantĂŽt dans l'idiome de l'absolutisme qu'ils avaient appris Ă fond. Des lieutenants gĂ©nĂ©raux Ă©taient promus Ă la garde des liĂšvres. On entendait des aides de camp du dernier tyran militaire discuter de la libertĂ© inviolable des peuples, et des rĂ©gicides soutenir le dogme sacrĂ© de la lĂ©gitimitĂ©. Ces mĂ©tamorphoses seraient odieuses, si elles ne tenaient en partie Ă la flexibilitĂ© du gĂ©nie français. Le peuple d'AthĂšnes gouvernait lui-mĂȘme ; des harangueurs s'adressaient Ă ses passions sur la place publique ; la foule souveraine Ă©tait composĂ©e de sculpteurs, de peintres, d'ouvriers, regardeurs de discours et auditeurs d ' actions , dit Thucydide. Mais quand, bon ou mauvais, le dĂ©cret Ă©tait rendu, qui, pour l'exĂ©cuter, sortait de cette masse incohĂ©rente et inexperte ? Socrate, Phocion, PĂ©riclĂšs, Alcibiade. Est-ce aux royalistes qu'il faut s'en prendre de la Restauration ? Est-ce aux royalistes qu'il faut s ' en prendre de la Restauration , comme on l'avance aujourd'hui ? Pas le moins du monde ne dirait-on pas que trente millions d'hommes Ă©taient consternĂ©s tandis qu'une poignĂ©e de lĂ©gitimistes accomplissaient, contre la volontĂ© de tous, une restauration dĂ©testĂ©e, en agitant quelques mouchoirs et en mettant Ă leur chapeau un ruban de leur femme ? L'immense majoritĂ© des Français Ă©tait, il est vrai, dans la joie ; mais cette majoritĂ© n'Ă©tait point lĂ©gitimiste dans le sens bornĂ© de ce mot, et comme ne s'appliquant qu'aux rigides partisans de la vieille monarchie. Cette majoritĂ© Ă©tait une foule prise dans toutes les nuances des opinions, heureuse d'ĂȘtre dĂ©livrĂ©e, et violemment animĂ©e contre l'homme qu'elle accusait de tous ses malheurs ; de lĂ le succĂšs de ma brochure. Combien comptait-on d'aristocrates avouĂ©s proclamant le nom du Roi ? MM. Matthieu et Adrien de Montmorency, MM. de Polignac, Ă©chappĂ©s de leur geĂŽle, M. Alexis de Noailles, M. SosthĂšne de La Rochefoucauld. Ces sept ou huit hommes, que le peuple mĂ©connaissait et ne suivait pas, faisaient-ils la loi Ă toute une nation ? Madame de Montcalm m'avait envoyĂ© un sac de douze cents francs pour les distribuer Ă la pure race lĂ©gitimiste je le lui renvoyai, n'ayant pas trouvĂ© Ă placer un Ă©cu. On attacha une ignoble corde au cou de la statue qui surmontait la colonne de la place VendĂŽme ; il y avait si peu de royalistes pour faire du train Ă la gloire et pour tirer sur la corde, que ce furent les autoritĂ©s, toutes bonapartistes, qui descendirent l'image de leur maĂźtre Ă l'aide d'une potence le colosse courba la tĂȘte de force ; il tomba aux pieds de ces souverains de l'Europe, tant de fois prosternĂ©s devant lui. Ce sont les hommes de la RĂ©publique et de l'Empire qui saluĂšrent avec enthousiasme la Restauration. La conduite et l'ingratitude des personnages Ă©levĂ©s par la RĂ©volution furent abominables envers celui qu'ils affectent aujourd'hui de regretter et d'admirer. ImpĂ©rialistes et libĂ©raux, c'est vous entre les mains desquels est Ă©chu le pouvoir, vous qui vous ĂȘtes agenouillĂ©s devant les fils de Henri IV ! Il Ă©tait tout naturel que les royalistes fussent heureux de retrouver leurs princes et de voir finir le rĂšgne de celui qu'ils regardaient comme un usurpateur ; il ne l'Ă©tait pas que vous, crĂ©atures de cet usurpateur, dĂ©passassiez en exagĂ©ration les sentiments des royalistes. Les ministres, les grands dignitaires, prĂȘtĂšrent Ă l'envi serment Ă la lĂ©gitimitĂ© ; toutes les autoritĂ©s civiles et judiciaires faisaient queue pour jurer haine Ă la nouvelle dynastie proscrite, amour Ă la race antique qu'elles avaient cent et cent fois condamnĂ©e. Qui composait ces proclamations, ces adresses accusatrices et outrageantes pour NapolĂ©on, dont la France Ă©tait inondĂ©e ? des royalistes ? Non les ministres, les gĂ©nĂ©raux, les autoritĂ©s, choisis et maintenus par Bonaparte. OĂč se tripotait la Restauration ? chez des royalistes ? Non chez M. de Talleyrand. Avec qui ? avec M. de Pradt, aumĂŽnier du dieu Mars et saltimbanque mitrĂ©. Avec qui et chez qui dĂźnait en arrivant le lieutenant gĂ©nĂ©ral du royaume ? chez des royalistes et avec des royalistes ? Non chez l'Ă©vĂȘque d'Autun, avec M. de Caulaincourt. OĂč donnait-on des fĂȘtes aux infĂąmes princes Ă©trangers ? aux chĂąteaux des royalistes ? Non Ă la Malmaison, chez l'impĂ©ratrice JosĂ©phine. Les plus chers amis de NapolĂ©on, Berthier, par exemple, Ă qui portaient-ils leur ardent dĂ©vouement ? Ă la lĂ©gitimitĂ©. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare ? les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, thĂ©ophilanthropes et autres ; ils en revenaient charmĂ©s, comblĂ©s d'Ă©loges et de tabatiĂšres. Quant Ă nous, pauvres diables de lĂ©gitimistes, nous n'Ă©tions admis nulle part ; on nous comptait pour rien. TantĂŽt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher ; tantĂŽt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le Roi ! d'autres s'Ă©tant chargĂ©s de ce soin. Loin de forcer aucun Ă ĂȘtre lĂ©gitimiste, les puissants dĂ©claraient que personne ne serait obligĂ© de changer de rĂŽle et de langage, que l'Ă©vĂȘque d'Autun ne serait pas plus contraint de dire la messe sous la royautĂ© qu'il n'avait Ă©tĂ© contraint d'y aller sous l'Empire. Je n'ai point vu de chĂątelaine, point de Jeanne d'Arc, proclamer le souverain de droit, un faucon sur le poing ou la lance Ă la main ; mais madame de Talleyrand, que Bonaparte avait attachĂ©e Ă son mari comme un Ă©criteau, parcourait les rues en calĂšche, chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bourbons. Quelques draps pendillants aux fenĂȘtres des familiers de la cour impĂ©riale faisaient croire aux bons Cosaques qu'il y avait autant de lis dans les coeurs des bonapartistes convertis que de chiffons blancs Ă leurs croisĂ©es. C'est merveille en France que la contagion, et l'on crierait A bas ma tĂȘte ! si on l'entendait crier Ă son voisin. Les impĂ©rialistes entraient jusque dans nos maisons et nous faisaient, nous autres bourbonistes, exposer en drapeau sans tache les restes de blanc renfermĂ©s dans nos lingeries, c'est ce qui arriva chez moi ; mais madame de Chateaubriand n'y voulut entendre, et dĂ©fendit vaillamment ses mousselines. Premier ministĂšre. - Je publie les RĂ©flexions politiques . - Madame la duchesse de Duras. - Je suis nommĂ© ambassadeur en SuĂšde. Le Corps lĂ©gislatif transformĂ© en Chambre des dĂ©putĂ©s, et la Chambre des pairs, composĂ©e de cent cinquante-deux membres, nommĂ©s Ă vie, dans lesquels on comptait plus de soixante sĂ©nateurs, formĂšrent les deux premiĂšres Chambres lĂ©gislatives. M. de Talleyrand, installĂ© au ministĂšre des affaires Ă©trangĂšres, partit pour le congrĂšs de Vienne, dont l'ouverture Ă©tait fixĂ©e au 3 de novembre, en exĂ©cution de l'article 32 du traitĂ© du 30 mai ; M. de Jaucourt eut le portefeuille pendant un intĂ©rim qui dura jusqu'Ă la bataille de Waterloo. L'abbĂ© de Montesquiou devint ministre de l'intĂ©rieur ayant pour secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral M. Guizot. M. MalouĂ«t entra Ă la marine ; il dĂ©cĂ©da et fut remplacĂ© par M. Beugnot ; le gĂ©nĂ©ral Dupont obtint le dĂ©partement de la guerre ; on lui substitua le marĂ©chal Soult, qui s'y distingua par l'Ă©rection du monument funĂšbre de Quiberon ; le duc de Blacas fut ministre de la maison du roi, M. AnglĂšs prĂ©fet de police, le chancelier d'Ambray ministre de la justice, l'abbĂ© Louis ministre des finances. Le 21 octobre, l'abbĂ© de Montesquiou prĂ©senta la premiĂšre loi au sujet de la presse ; elle soumettait Ă la censure tout Ă©crit de moins de vingt feuilles d'impression M. Guizot Ă©labora cette premiĂšre loi de libertĂ©. Carnot adressa une lettre au Roi il avouait que les Bourbons avaient Ă©tĂ© reçus avec joie ; mais, ne tenant aucun compte ni de la briĂšvetĂ© du temps ni de tout ce que la Charte accordait, il donnait, avec des conseils hasardĂ©s, des leçons hautaines tout cela ne vaut quand on doit accepter le rang de ministre et le titre de comte de l'Empire ; point ne convient de se montrer fier envers un prince faible et libĂ©ral quand on a Ă©tĂ© soumis devant un prince violent et despotique ; quand, machine usĂ©e de la Terreur, on s'est trouvĂ© insuffisant au calcul des proportions de la guerre napolĂ©onienne. Je fis imprimer en rĂ©ponse les RĂ©flexions politiques ; elles contiennent la substance de la Monarchie selon la Charte . M. LainĂ©, prĂ©sident de la Chambre des dĂ©putĂ©s, parla au Roi de cet ouvrage avec Ă©loge. Le Roi Ă©tait toujours charmĂ© des services que j'avais le bonheur de lui rendre ; le ciel paraissait m'avoir jetĂ© sur les Ă©paules la casaque de hĂ©raut de la lĂ©gitimitĂ© mais plus l'ouvrage avait de succĂšs, moins l'auteur plaisait Ă Sa MajestĂ©. Les RĂ©flexions politiques divulguĂšrent mes doctrines constitutionnelles la cour en reçut une impression que ma fidĂ©litĂ© aux Bourbons n'a pu effacer. Louis XVIII disait Ă ses familiers " Donnez-vous de garde d'admettre jamais un poĂšte dans vos affaires il perdra tout. Ces gens-lĂ ne sont bons Ă rien. " Une forte et vive amitiĂ© remplissait alors mon coeur la duchesse de Duras avait de l'imagination, et un peu mĂȘme dans le visage de l'expression de madame de StaĂ«l on a pu juger de son talent d'auteur par Ourika . RentrĂ©e de l'Ă©migration, renfermĂ©e pendant plusieurs annĂ©es dans son chĂąteau d'UssĂ©, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de MĂ©rĂ©ville que j'en entendis parler pour la premiĂšre fois, aprĂšs avoir passĂ© auprĂšs d'elle Ă Londres sans l'avoir rencontrĂ©e. Elle vint Ă Paris pour l'Ă©ducation de ses charmantes filles, FĂ©licie et Clara. Des rapports de famille, de province, d'opinions littĂ©raires et politiques, m'ouvrirent la porte de sa sociĂ©tĂ©. La chaleur de l'Ăąme, la noblesse du caractĂšre, l'Ă©lĂ©vation de l'esprit, la gĂ©nĂ©rositĂ© de sentiments, en faisaient une femme supĂ©rieure. Au commencement de la Restauration, elle me prit sous sa protection ; car, malgrĂ© ce que j'avais fait pour la monarchie lĂ©gitime et les services que Louis XVIII confessait avoir reçus de moi, j'avais Ă©tĂ© si fort mis Ă l'Ă©cart que je songeais Ă me retirer en Suisse. Peut-ĂȘtre eussĂ©-je bien fait dans ces solitudes que NapolĂ©on m'avait destinĂ©es comme Ă son ambassadeur aux montagnes, n'aurais-je pas Ă©tĂ© plus heureux qu'au chĂąteau des Tuileries ? Quand j'entrai dans ces salons au retour de la lĂ©gitimitĂ©, ils me firent une impression presque aussi pĂ©nible que le jour oĂč j'y vis Bonaparte prĂȘt Ă tuer le duc d'Enghien. Madame de Duras parla de moi Ă M. de Blacas. Il rĂ©pondit que j'Ă©tais bien libre d'aller oĂč je voudrais. Madame de Duras fut si orageuse, elle avait un tel courage pour ses amis, qu'on dĂ©terra une ambassade vacante, l'ambassade de SuĂšde. Louis XVIII, dĂ©jĂ fatiguĂ© de mon bruit, Ă©tait heureux de faire prĂ©sent de moi Ă son bon frĂšre le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on m'envoyait Ă Stockholm pour le dĂ©trĂŽner ? Eh ! bon Dieu ! princes de la terre, je ne dĂ©trĂŽne personne ; gardez vos couronnes, si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n ' en veux mie . Madame de Duras, femme excellente qui me permettait de l'appeler ma soeur, que j'eus le bonheur de revoir Ă Paris pendant plusieurs annĂ©es, est allĂ©e mourir Ă Nice encore une plaie rouverte. La duchesse de Duras connaissait beaucoup madame de StaĂ«l je ne puis comprendre comment je ne fus pas attirĂ© sur les traces de madame RĂ©camier, revenue d'Italie en France ; j'aurais saluĂ© le secours qui venait en aide Ă ma vie dĂ©jĂ je n'appartenais plus Ă ces matins qui se consolent eux-mĂȘmes, je touchais Ă ces heures du soir qui ont besoin d'ĂȘtre consolĂ©es. Exhumation des restes de Louis XVI. - Premier 21 janvier Ă Saint-Denis. Le 30 dĂ©cembre de l'annĂ©e 1814, les Chambres lĂ©gislatives furent ajournĂ©es au 1er mai 1815, comme si on les eĂ»t convoquĂ©es pour l'assemblĂ©e du Champ-de-Mai de Bonaparte. Le 18 janvier furent exhumĂ©s les restes de Marie-Antoinette et de Louis XVI. J'assistai Ă cette exhumation dans le cimetiĂšre oĂč Fontaine et Percier ont Ă©levĂ© depuis, Ă la pieuse voix de madame la Dauphine et Ă l'imitation d'une Ă©glise sĂ©pulcrale de Rimini, le monument peut-ĂȘtre le plus remarquable de Paris. Ce cloĂźtre, formĂ© d'un enchaĂźnement de tombeaux, saisit l'imagination et la remplit de tristesse. Dans le livre IV de ces MĂ©moires , j'ai parlĂ© des exhumations de 1815 au milieu des ossements, je reconnus la tĂȘte de la reine par le sourire que cette tĂȘte m'avait adressĂ© Ă Versailles. Le 21 janvier on posa la premiĂšre pierre des bases de la statue qui devait ĂȘtre Ă©levĂ©e sur la place Louis XV, et qui ne l'a jamais Ă©tĂ©. J'Ă©crivis la pompe funĂšbre du 21 janvier ; je disais " Ces religieux, qui vinrent avec l'oriflamme au-devant de la chĂąsse de saint Louis, ne recevront point le descendant du saint roi. Dans ces demeures souterraines oĂč dormaient ces rois et ces princes anĂ©antis, Louis XVI se trouvera seul ! ... Comment tant de morts se sont-ils levĂ©s ? Pourquoi Saint-Denis est-il dĂ©sert ? Demandons plutĂŽt pourquoi son toit est rĂ©tabli, pourquoi son autel est debout ? Quelle main a reconstruit la voĂ»te de ces caveaux, et prĂ©parĂ© ces tombeaux vides ? La main de ce mĂȘme homme qui Ă©tait assis sur le trĂŽne des Bourbons. O Providence ! il croyait prĂ©parer des sĂ©pulcres Ă sa race, et il ne faisait que bĂątir le tombeau de Louis XVI. " J'ai dĂ©sirĂ© assez longtemps que l'image de Louis XVI fĂ»t placĂ©e dans le lieu mĂȘme oĂč le martyr rĂ©pandit son sang je ne serais plus de cet avis. Il faut louer les Bourbons d'avoir dĂšs le premier moment de leur retour, songĂ© Ă Louis XVI ; ils devaient toucher leur front avec ses cendres, avant de mettre sa couronne sur leur tĂȘte. Maintenant je prĂ©sume qu'ils n'auraient pas dĂ» aller plus loin. Ce ne fut pas Ă Paris comme Ă Londres une commission qui jugea le monarque, ce fut la Convention entiĂšre ; de lĂ le reproche annuel qu'une cĂ©rĂ©monie funĂšbre rĂ©pĂ©tĂ©e semblait faire Ă la nation, en apparence reprĂ©sentĂ©e par une assemblĂ©e complĂšte. Tous les peuples ont fixĂ© des anniversaires Ă la cĂ©lĂ©bration de leurs triomphes, de leurs dĂ©sordres ou de leurs malheurs, car tous ont Ă©galement voulu garder la mĂ©moire des uns et des autres nous avons eu des solennitĂ©s pour les barricades, des chants pour la Saint-BarthĂ©lĂ©my, des fĂȘtes pour la mort de Capet ; mais n'est-il pas remarquable que la loi est impuissante Ă crĂ©er des jours de souvenir, tandis que la religion a fait vivre d'Ăąge en Ăąge le saint le plus obscur ? Si les jeĂ»nes et les priĂšres instituĂ©s pour le sacrifice de Charles 1er durent encore, c'est qu'en Angleterre l'Etat unit la suprĂ©matie religieuse Ă la suprĂ©matie politique, et qu'en vertu de cette suprĂ©matie le 30 janvier 1649 est devenu jour fĂ©riĂ©. En France, il n'en est pas de la sorte Rome seule a le droit de commander en religion ; dĂšs lors, qu'est-ce qu'une ordonnance qu'un prince publie, un dĂ©cret qu'une assemblĂ©e politique promulgue, si un autre prince, une autre assemblĂ©e, ont le droit de les effacer ? Je pense donc aujourd'hui que le symbole d'une fĂȘte qui peut ĂȘtre abolie, que le tĂ©moignage d'une catastrophe tragique non consacrĂ©e par le culte, n'est pas convenablement placĂ© sur le chemin de la foule allant insouciante et distraite Ă ses plaisirs. Par le temps actuel il serait Ă craindre qu'un monument Ă©levĂ© dans le but d'imprimer l'effroi des excĂšs populaires donnĂąt le dĂ©sir de les imiter le mal tente plus que le bien ; en voulant perpĂ©tuer la douleur, on en fait souvent perpĂ©tuer l'exemple. Les siĂšcles n'adoptent point les legs de deuil, ils ont assez de sujet prĂ©sent de pleurer sans se charger de verser encore des larmes hĂ©rĂ©ditaires. En voyant le catafalque qui partait du cimetiĂšre de Ducluzeau, chargĂ© des restes de la reine et du roi, je me sentis tout saisi ; je le suivais des yeux avec un pressentiment funeste. Enfin Louis XVI reprit sa couche Ă Saint-Denis ; Louis XVIII, de son cĂŽtĂ© dormit au Louvre, les deux frĂšres commençaient ensemble une autre Ăšre de rois et de spectres lĂ©gitimes vaine restauration du trĂŽne et de la tombe dont le temps a dĂ©jĂ balayĂ© la double poussiĂšre. Puisque j'ai parlĂ© de ces cĂ©rĂ©monies funĂšbres qui si souvent se rĂ©pĂ©tĂšrent, je vous dirai le cauchemar dont j'Ă©tais oppressĂ© quand, la cĂ©rĂ©monie finie, je me promenais le soir dans la basilique Ă demi dĂ©tendue que je songeasse Ă la vanitĂ© des grandeurs humaines parmi ces tombeaux dĂ©vastĂ©s, cela va de suite morale vulgaire qui sortait du spectacle mĂȘme ; mais mon esprit ne s'arrĂȘtait pas lĂ ; je perçais jusqu'Ă la nature de l'homme. Tout est-il vide et absence dans la rĂ©gion des sĂ©pulcres ? N'y a-t-il rien dans ce rien ? N'est-il point d'existences de nĂ©ant, des pensĂ©es de poussiĂšre ? Ces ossements n'ont-ils point des modes de vie qu'on ignore ? Qui sait les passions, les plaisirs, les embrassements de ces morts ? Les choses qu'ils ont rĂȘvĂ©es, crues, attendues, sont-elles comme eux des idĂ©alitĂ©s, engouffrĂ©es pĂȘle-mĂȘle avec eux ? Songes, avenirs, joies, douleurs, libertĂ©s et esclavages, puissances et faiblesses, crimes et vertus, honneurs et infamies, richesses et misĂšres, talents, gĂ©nies, intelligences, gloires, illusions, amours, ĂȘtes-vous des perceptions d'un moment, perceptions passĂ©es avec les crĂąnes dĂ©truits dans lesquels elles s'engendrĂšrent, avec le sein anĂ©anti oĂč jadis battit un coeur ? Dans votre Ă©ternel silence, ĂŽ tombeaux, si vous ĂȘtes des tombeaux, n'entend-on qu'un rire moqueur et Ă©ternel ? Ce rire est-il le Dieu, la seule rĂ©alitĂ© dĂ©risoire, qui survivra Ă l'imposture de cet univers ? Fermons les yeux, remplissons l'abĂźme dĂ©sespĂ©rĂ© de la vie par ces grandes et mystĂ©rieuses paroles du martyr " Je suis chrĂ©tien. " L'Ăźle d'Elbe. Bonaparte avait refusĂ© de s'embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu'elle Ă©tait victorieuse ; il avait oubliĂ© sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablĂ© la perfide Albion ; il ne voyait plus de digne de son admiration que le parti triomphant, et ce fut l' Undaunted qui le transporta au port de son premier exil ; il n'Ă©tait pas sans inquiĂ©tude sur la maniĂšre dont il serait reçu la garnison française lui remettrait-elle le territoire qu'elle gardait ? Des insulaires italiens, les uns voulaient appeler les Anglais, les autres demeurer libres de tout maĂźtre ; le drapeau tricolore et le drapeau blanc flottaient sur quelques caps rapprochĂ©s les uns des autres. Tout s'arrangea nĂ©anmoins. Quand on apprit que Bonaparte arrivait avec des millions, les opinions se dĂ©cidĂšrent gĂ©nĂ©reusement Ă recevoir l' auguste victime . Les autoritĂ©s civiles et religieuses furent ramenĂ©es Ă la mĂȘme conviction. Joseph-Philippe Arrighi, vicaire gĂ©nĂ©ral, publia un mandement " La divine Providence, disait la pieuse injonction, a voulu que nous fussions Ă l'avenir les sujets de NapolĂ©on le Grand. L'Ăźle d'Elbe, Ă©levĂ©e Ă un honneur aussi sublime, reçoit dans son sein l'oint du Seigneur. Nous ordonnons qu'un Te Deum solennel soit chantĂ© en actions de grĂąces etc. " L'empereur avait Ă©crit au gĂ©nĂ©ral Dalesme, commandant de la garnison française, qu'il eĂ»t Ă faire connaĂźtre aux Elbois qu'il avait fait choix de leur Ăźle pour son sĂ©jour, en considĂ©ration de la douceur de leurs moeurs et de leur climat. Il mit pied Ă terre Ă Porto-Ferrajo, au milieu du double salut de la frĂ©gate anglaise qui le portait et des batteries de la cĂŽte. De lĂ , il fut conduit sous le dais de la paroisse Ă l'Ă©glise oĂč l'on chanta le Te Deum . Le bedeau, maĂźtre des cĂ©rĂ©monies, Ă©tait un homme court et gros, qui ne pouvait pas joindre ses mains autour de sa personne. NapolĂ©on fut ensuite conduit Ă la mairie ; son logement y Ă©tait prĂ©parĂ©. On y dĂ©ploya le nouveau pavillon impĂ©rial, fond blanc, traversĂ© d'une bande rouge semĂ©e de trois abeilles d'or. Trois violons et deux basses le suivaient avec des raclements d'allĂ©gresse. Le trĂŽne, dressĂ© Ă la hĂąte dans la salle des bals publics, Ă©tait dĂ©corĂ© de papier dorĂ© et de loques d'Ă©carlate. Le cĂŽtĂ© comĂ©dien de la nature du prisonnier s'arrangeait de ces parades NapolĂ©on jouait Ă la chapelle, comme il amusait sa cour avec de vieux petits jeux dans l'intĂ©rieur de son palais aux Tuileries, allant aprĂšs tuer des hommes par passe-temps. Il forma sa maison elle se composait de quatre chambellans, de trois officiers d'ordonnance et de deux fourriers du palais. Il dĂ©clara qu'il recevrait les dames deux fois par semaine, Ă huit heures du soir. Il donna un bal. Il s'empara, pour y rĂ©sider, du pavillon destinĂ© au gĂ©nie militaire. Bonaparte retrouvait sans cesse dans sa vie les deux sources dont elle Ă©tait sortie, la dĂ©mocratie et le pouvoir royal ; sa puissance lui venait des masses citoyennes, son rang de son gĂ©nie ; aussi le voyez-vous passer sans effort de la place publique au trĂŽne, des rois et des reines qui se pressaient autour de lui Ă Erfurt, aux boulangers et aux marchands d'huile qui dansaient dans sa grange Ă Porto-Ferrajo. Il avait du peuple parmi les princes, du prince parmi les peuples. A cinq heures du matin, en bas de soie et en souliers Ă boucles, il prĂ©sidait ses maçons Ă l'Ăźle d'Elbe. Etabli dans son empire, inĂ©puisable en acier dĂšs les jours de Virgile, Insula inexhaustis Chalybum generosa metallis. Bonaparte n'avait point oubliĂ© les outrages qu'il venait de traverser ; il n'avait point renoncĂ© Ă dĂ©chirer son suaire ; mais il lui convenait de paraĂźtre enseveli, de faire seulement autour de son monument quelque apparition de fantĂŽme. C'est pourquoi, comme s'il n'eĂ»t pensĂ© Ă autre chose, il s'empressa de descendre dans ses carriĂšres de fer cristallisĂ© et d'aimant ; on l'eĂ»t pris pour l'ancien inspecteur des mines de ses ci-devant Etats. Il se repentit d'avoir affectĂ© jadis le revenu des forges d' Illua Ă la LĂ©gion d'honneur ; 500 000 fr. lui semblaient alors mieux valoir qu'une croix baignĂ©e dans le sang sur la poitrine de ses grenadiers " OĂč avais-je la tĂȘte ? dit-il ; mais j'ai rendu plusieurs stupides dĂ©crets de cette nature. " Il fit un traitĂ© de commerce avec Livourne et se proposait d'en faire un autre avec GĂȘnes. Vaille que vaille, il entreprit cinq ou six toises de grand chemin et traça l'emplacement de quatre grandes villes, de mĂȘme que Didon dessina les limites de Carthage. Philosophe revenu des grandeurs humaines, il dĂ©clara qu'il voulait vivre dĂ©sormais comme un juge de paix dans un comtĂ© d'Angleterre et pourtant, en gravissant un morne qui domine Porto-Ferrajo, Ă la vue de la mer qui s'avançait de tous cĂŽtĂ©s au pied des falaises, ces mots lui Ă©chappĂšrent " Diable ! il faut l'avouer, mon Ăźle est trĂšs petite. " Dans quelques heures il eut visitĂ© son domaine ; il y voulut joindre un rocher appelĂ© Pianosa . " L'Europe va m'accuser, dit-il en riant, d'avoir dĂ©jĂ fait une conquĂȘte. " Les puissances alliĂ©es se rĂ©jouissaient de lui avoir laissĂ© en dĂ©rision quatre cents soldats ; il ne lui en fallait pas davantage pour les rappeler tous sous le drapeau. La prĂ©sence de NapolĂ©on sur les cĂŽtes de l'Italie, qui avait vu commencer sa gloire et qui garde son souvenir, agitait tout. Murat Ă©tait voisin ; ses amis, des Ă©trangers, abordaient secrĂštement ou publiquement Ă sa retraite ; sa mĂšre et sa soeur, la princesse Pauline, le visitĂšrent ; on s'attendait Ă voir bientĂŽt arriver Marie-Louise et son fils. En effet parut une femme et un enfant reçue en grand mystĂšre, elle alla demeurer dans une villa retirĂ©e, au coin le plus Ă©cartĂ© de l'Ăźle sur le rivage d'Ogygie, Calypso parlait de son amour Ă Ulysse qui, au lieu de l'Ă©couter, songeait Ă se dĂ©faire des prĂ©tendants. AprĂšs deux jours de repos, le cygne du Nord reprit la mer pour aborder aux myrtes de BaĂŻes, emportant son petit dans sa yole blanche. Si nous eussions Ă©tĂ© moins confiants, il nous eĂ»t Ă©tĂ© facile de dĂ©couvrir l'approche d'une catastrophe. Bonaparte Ă©tait trop prĂšs de son berceau et de ses conquĂȘtes ; son Ăźle funĂšbre devait ĂȘtre plus lointaine et entourĂ©e de plus de flots. On ne s'explique pas comment les alliĂ©s avaient imaginĂ© de relĂ©guer NapolĂ©on sur les rochers oĂč il devait faire l'apprentissage de l'exil pouvait-on croire qu'Ă la vue des Apennins, qu'en sentant la poudre des champs de Montenotte, d'Arcole et de Marengo, qu'en dĂ©couvrant Venise, Rome et Naples, ses trois belles esclaves, les tentations les plus irrĂ©sistibles ne s'empareraient pas de son coeur ? Avait-on oubliĂ© qu'il avait remuĂ© la terre et qu'il avait partout des admirateurs et des obligĂ©s, les uns et les autres ses complices ? Son ambition Ă©tait déçue, non Ă©teinte ; l'infortune et la vengeance en ranimaient les flammes quand le prince des tĂ©nĂšbres du bord de l'univers créé aperçut l'homme et le monde, il rĂ©solut de les perdre. Avant d'Ă©clater, le terrible captif se contint pendant quelques semaines. AuprĂšs de l'immense pharaon public qu'il tenait, son gĂ©nie nĂ©gociait une fortune ou un royaume. Les FouchĂ©, les Guzman d'Alfarache, pullulaient. Le grand acteur avait Ă©tabli depuis longtemps le mĂ©lodrame Ă sa police et s'Ă©tait rĂ©servĂ© la haute scĂšne ; il s'amusait des victimes vulgaires qui disparaissaient dans les trappes de son théùtre. Le bonapartisme, dans la premiĂšre annĂ©e de la Restauration, passa du simple dĂ©sir Ă l'action, Ă mesure que ses espĂ©rances grandirent et qu'il eut mieux connu le caractĂšre faible des Bourbons. Quand l'intrigue fut nouĂ©e au dehors, elle se noua au dedans, et la conspiration devint flagrante. Sous l'habile administration de M. Ferrand, M. de Lavalette faisait la correspondance les courriers de la monarchie portaient les dĂ©pĂȘches de l'empire. On ne se cachait plus ; les caricatures annonçaient un retour souhaitĂ© on voyait des aigles rentrer par les fenĂȘtres du chĂąteau des Tuileries, d'oĂč sortait par les portes un troupeau de dindons ; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane . Les avertissements venaient de toutes parts, et l'on n'y voulait pas croire. Le gouvernement suisse s'Ă©tait inutilement empressĂ© de prĂ©venir le gouvernement du Roi des menĂ©es de Joseph Bonaparte, retirĂ© dans le pays de Vaud. Une femme arrivĂ©e de l'Ăźle d'Elbe donnait les dĂ©tails les plus circonstanciĂ©s de ce qui se passait Ă Porto-Ferrajo, et la police la fit jeter en prison. On tenait pour certain que NapolĂ©on n'oserait rien tenter avant la dissolution du congrĂšs, et que, dans tous les cas, ses vues se tourneraient vers l'Italie. D'autres, plus avisĂ©s encore, faisaient des voeux pour que le petit caporal , l' ogre , le prisonnier , abordĂąt les cĂŽtes de France cela serait trop heureux ; on en finirait d'un seul coup ! M. Pozzo di Borgo dĂ©clarait Ă Vienne que le dĂ©linquant serait accrochĂ© Ă une branche d'arbre. Si l'on pouvait avoir certains papiers, on y trouverait la preuve que dĂšs 1814 une conspiration militaire Ă©tait ourdie et marchait parallĂšlement avec la conspiration politique que le prince de Talleyrand conduisait Ă Vienne, Ă l'instigation de FouchĂ©. Les amis de NapolĂ©on lui Ă©crivirent que s'il ne hĂątait son retour, il trouverait sa place prise aux Tuileries par le duc d'OrlĂ©ans ils s'imaginent que cette rĂ©vĂ©lation servit Ă prĂ©cipiter le retour de l'empereur. Je crois Ă l'existence de ces menĂ©es, mais je crois aussi que la cause dĂ©terminante qui dĂ©cida Bonaparte Ă©tait tout simplement la nature de son gĂ©nie. La conspiration de Drouet d'Erlon et de Lefebvre-Desnouettes venait d'Ă©clater. Quelques jours avant la levĂ©e de boucliers de ces gĂ©nĂ©raux, je dĂźnais chez M. le marĂ©chal Soult, nommĂ© ministre de la guerre le 3 dĂ©cembre 1814 un niais racontait l'exil de Louis XVIII Ă Hartwell ; le marĂ©chal Ă©coutait ; Ă chaque circonstance rappelĂ©e il rĂ©pondait par ces deux mots " C'est historique. " - On apportait les pantoufles de Sa MajestĂ©. - " C'est historique ! " - Le Roi avalait, les jours maigres, trois oeufs frais avant de commencer son dĂźner. - " C'est historique ! " Cette rĂ©ponse me frappa. Quand un gouvernement n'est pas solidement Ă©tabli, tout homme dont la conscience ne compte pas, devient, selon le plus ou le moins d'Ă©nergie de son caractĂšre, un quart, une moitiĂ©, un trois quarts de conspirateur ; il attend la dĂ©cision de la fortune les Ă©vĂ©nements font plus de traĂźtres que les opinions. 2 L23 Livre vingt-troisiĂšme. 1. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'Ăźle d'Elbe. - 2. Torpeur de la lĂ©gitimitĂ©. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du marĂ©chal Soult. - SĂ©ance royale. - PĂ©tition de l'Ecole de droit Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. - 3. Projet de dĂ©fense de Paris. - 4. Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'OrlĂ©ans et le prince de CondĂ©. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrĂȘtĂ© Ă Gand m'appelle auprĂšs de lui. - 5. Les Cent-Jours Ă Gand. - Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intĂ©rieur par intĂ©rim . - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le marĂ©chal Victor. - L'abbĂ© Louis et le comte Beugnot. - L'abbĂ© de Montesquiou. - DĂźners du poisson blanc convives. - 6. Suite des Cent-Jours Ă Gand. - Moniteur de Gand . - Mon rapport au Roi effet de ce rapport Ă Paris. - Falsification. - 7. Suite des Cent-Jours Ă Gand. - Le BĂ©guinage. - Comment j'Ă©tais reçu. - Grand dĂźner. - Voyage de madame de Chateaubriand Ă Ostende. - Anvers. - Un bĂšgue. - Mort d'une jeune Anglaise. - 8. Suite des Cent-Jours Ă Gand. - Mouvement inaccoutumĂ© de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. - 9. Suite des Cent-Jours Ă Gand. - Souvenirs de l'histoire Ă Gand. - Madame la duchesse d'AngoulĂȘme arrive Ă Gand. - M. de SĂšze. - Madame la duchesse de LĂ©vis. - 10. Suite des Cent-Jours Ă Gand. - Pavillon Marsan Ă Gand. - M. Gaillard, conseiller Ă la cour royale. - Visite secrĂšte de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - FouchĂ©. - 11. Affaires Ă Vienne. - NĂ©gociations de M. de Saint-LĂ©on, envoyĂ© de FouchĂ©. - Proposition relative Ă M. le duc d'OrlĂ©ans. - M. de Talleyrand. - MĂ©contentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prĂ©tendants. - Rapport de La BesnardiĂšre. - Proposition inattendue d'Alexandre au CongrĂšs lord Clancarthy la fait Ă©chouer. - M. de Talleyrand se retourne sa dĂ©pĂȘche Ă Louis XVIII. - DĂ©claration de l'Alliance, tronquĂ©e dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchĂ©s du prince de BĂ©nĂ©vent Ă Vienne. - Il m'Ă©crit Ă Gand sa lettre. - 12. Les Cent-Jours Ă Paris. - Effet du passage de la lĂ©gitimitĂ© en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligĂ© de capituler avec les idĂ©es qu'il avait crues Ă©touffĂ©es. - Son nouveau systĂšme. - Trois Ă©normes joueurs restĂ©s. - ChimĂšres des libĂ©raux. - Clubs et fĂ©dĂ©rĂ©s. - Escamotage de la rĂ©publique l'Acte additionnel. - Chambre des reprĂ©sentants convoquĂ©e. - Inutile Champ-de-Mai. - 13. Suite des Cent-Jours Ă Paris. - Soucis et amertumes de Bonaparte. - 14. RĂ©solution Ă Vienne. - Mouvement Ă Paris. - 15. Ce que nous faisions Ă Gand. - M. de Blacas. - 16. Bataille de Waterloo. - 17. Confusion Ă Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. - 18. Retour de l'empereur. - RĂ©apparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - SĂ©ances orageuses Ă la Chambre des pairs. - PrĂ©sages menaçants pour la seconde Restauration. - 19. DĂ©part de Gand. - ArrivĂ©e Ă Mons. - Je manque ma premiĂšre occasion de fortune dans ma carriĂšre politique. - M. de Talleyrand Ă Mons. - ScĂšne avec le Roi. - Je m'intĂ©resse bĂȘtement Ă M. de Talleyrand. - 20. De Mons Ă Gonesse. - Je m'oppose avec M. le comte Beugnot Ă la nomination de FouchĂ© comme ministre mes raisons. - Le duc de Wellington l'emporte. - Arnouville. - Saint-Denis. - DerniĂšre conversation avec le Roi. Commencement des Cent-Jours. - Retour de l'Ăźle d'Elbe. Tout Ă coup le tĂ©lĂ©graphe annonça aux braves et aux incrĂ©dules le dĂ©barquement de l'homme Monsieur court Ă Lyon avec le duc d'OrlĂ©ans et le marĂ©chal Macdonald ; il en revient aussitĂŽt. Le marĂ©chal Soult, dĂ©noncĂ© Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s, cĂšde sa place le 2 mars au duc de Feltre. Bonaparte rencontra devant lui, pour ministre de la guerre de Louis XVIII, en 1815, le gĂ©nĂ©ral qui avait Ă©tĂ© son dernier ministre de la guerre en 1814. La hardiesse de l'entreprise Ă©tait inouĂŻe. Sous le point de vue politique, on pourrait regarder cette entreprise comme le crime irrĂ©missible et la faute capitale de NapolĂ©on. Il savait que les princes encore rĂ©unis en congrĂšs, que l'Europe encore sous les armes, ne souffriraient pas son rĂ©tablissement ; son jugement devait l'avertir qu'un succĂšs, s'il l'obtenait, ne pouvait ĂȘtre que d'un jour il immolait Ă sa passion de reparaĂźtre sur la scĂšne le repos d'un peuple qui lui avait prodiguĂ© son sang et ses trĂ©sors ; il exposait au dĂ©membrement la patrie dont il tenait tout ce qu'il avait Ă©tĂ© dans le passĂ© et tout ce qu'il sera dans l'avenir. Il y eut dans cette conception fantastique un Ă©goĂŻsme fĂ©roce, un manque effroyable de reconnaissance et de gĂ©nĂ©rositĂ© envers la France. Tout cela est vrai selon la raison pratique, pour un homme Ă entrailles plutĂŽt qu'Ă cervelle ; mais, pour les ĂȘtres de la nature de NapolĂ©on, une raison d'une autre sorte existe ; ces crĂ©atures Ă haut renom ont une allure Ă part les comĂštes dĂ©crivent des courbes qui Ă©chappent au calcul ; elles ne sont liĂ©es Ă rien, ne paraissent bonnes Ă rien ; s'il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abĂźmes du ciel ; leurs lois ne sont connues que de Dieu. Les individus extraordinaires sont les monuments de l'intelligence humaine ; ils n'en sont pas la rĂšgle. Bonaparte fut donc moins dĂ©terminĂ© Ă son entreprise par les faux rapports de ses amis que par la nĂ©cessitĂ© de son gĂ©nie il se croisa en vertu de la foi qu'il avait en lui. Ce n'est pas tout de naĂźtre, pour un grand homme il faut mourir. L'Ăźle d'Elbe Ă©tait-elle une fin pour NapolĂ©on ? Pouvait-il accepter la souverainetĂ© d'une tour, comme TibĂšre Ă CaprĂ©e, d'un carrĂ© de lĂ©gumes, comme DioclĂ©tien Ă Salone ? S'il eĂ»t attendu plus tard aurait-il eu plus de chances de succĂšs, alors qu'on eĂ»t Ă©tĂ© moins Ă©mu de son souvenir, que ses vieux soldats eussent quittĂ© l'armĂ©e, que les nouvelles positions sociales eussent Ă©tĂ© prises ? Eh bien ! il fit un coup de tĂȘte contre le monde Ă son dĂ©but, il dut croire ne s'ĂȘtre pas trompĂ© sur le prestige de sa puissance. Une nuit, entre le 25 et le 26 fĂ©vrier, au sortir d'un bal dont la princesse BorghĂšse faisait les honneurs, il s'Ă©vade avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade ; il franchit une mer couverte de nos flottes, rencontre deux frĂ©gates, un vaisseau de 74 et le brick de guerre le ZĂ©phyr qui l'accoste et l'interroge ; il rĂ©pond lui-mĂȘme aux questions du capitaine ; la mer et les flots le saluent, et il poursuit sa course. Le tillac de l' Inconstant , son petit navire, lui sert de promenoir et de cabinet ; il dicte au milieu des vents, et fait copier sur cette table agitĂ©e trois proclamations Ă l'armĂ©e et Ă la France ; quelques felouques, chargĂ©es de ses compagnons d'aventure, portent, autour de sa barque amirale, pavillon blanc semĂ© d'Ă©toiles. Le 1er mars, Ă trois heures du matin, il aborde la cĂŽte de France entre Cannes et Antibes, dans le golfe Juan il descend, parcourt la rive, cueille des violettes et bivouaque dans une plantation d'oliviers. La population stupĂ©faite se retire. Il manque Antibes et se jette dans les montagnes de Grasse, traverse Sernon, BarrĂȘme, Digne et Gap. A Sisteron, vingt hommes le peuvent arrĂȘter, et il ne trouve personne. Il s'avance sans obstacle parmi ces habitants qui, quelques mois auparavant, avaient voulu l'Ă©gorger. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraĂźnĂ©s par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinĂ©s le cherchent et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dĂ©rober aux regards des chasseurs Ă©blouis. EnveloppĂ©s dans une trombe ardente, les fantĂŽmes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'IĂ©na, de Friedland, d'Eylau, de la Moskowa, de LĂŒtzen, de Bautzen, lui font un cortĂšge avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuĂ©e, sortent Ă l'entrĂ©e des villes quelques coups de trompette mĂȘlĂ©s aux signaux du labarum tricolore et les portes des villes tombent. Lorsque NapolĂ©on passa le NiĂ©men Ă la tĂȘte de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux pour faire sauter le palais des czars Ă Moscou, il fut moins Ă©tonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes Ă Paris, coucher paisiblement aux Tuileries. Torpeur de la lĂ©gitimitĂ©. - Article de Benjamin Constant. - Ordre du jour du marĂ©chal Soult. - SĂ©ance royale. - PĂ©tition de l'Ecole de droit Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. AuprĂšs du prodige de l'invasion d'un seul homme, il en faut placer un autre qui fut le contre-coup du premier la lĂ©gitimitĂ© tomba en dĂ©faillance ; la pĂąmoison du coeur de l'Etat gagna les membres et rendit la France immobile. Pendant vingt jours, Bonaparte marche par Ă©tapes ; ses aigles volent de clocher en clocher, et, sur une route de deux cents lieues, le gouvernement maĂźtre de tout, disposant de l'argent et des bras, ne trouve ni le temps ni le moyen de couper un pont, d'abattre un arbre, pour retarder au moins d'une heure la marche d'un homme Ă qui les populations ne s'opposaient pas, mais qu'elles ne suivaient pas non plus. Cette torpeur du gouvernement semblait d'autant plus dĂ©plorable que l'opinion publique Ă Paris Ă©tait fort animĂ©e ; elle se fĂ»t prĂȘtĂ©e Ă tout, malgrĂ© la dĂ©fection du marĂ©chal Ney. Benjamin Constant Ă©crivait dans les gazettes " AprĂšs avoir versĂ© tous les flĂ©aux sur notre patrie, il a quittĂ© le sol de la France. Qui n'eĂ»t pensĂ© qu'il a quittĂ© pour toujours ? Tout Ă coup il se prĂ©sente et promet encore aux Français la libertĂ©, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait rĂ©gi la France, il parle aujourd'hui de libertĂ© ? Mais c'est lui qui, durant quatorze ans, a minĂ© et dĂ©truit la libertĂ©. Il n'avait pas l'excuse des souvenirs, l'habitude du pouvoir ; il n'Ă©tait pas nĂ© sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu'il a asservis, ses Ă©gaux qu'il a enchaĂźnĂ©s. Il n'avait pas hĂ©ritĂ© de la puissance ; il a voulu et mĂ©ditĂ© la tyrannie quelle libertĂ© peut-il promettre ? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissĂ© ses troupes, en Egypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d'armes Ă la triple agonie du froid, de la misĂšre et du dĂ©sespoir. Il a attirĂ© sur la France l'humiliation d'ĂȘtre envahie ; il a perdu les conquĂȘtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l'objet de la haine europĂ©enne ; son triomphe serait le commencement d'un combat Ă mort contre le monde civilisĂ©... Il n'a donc rien Ă rĂ©clamer ni Ă offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il sĂ©duire ? La guerre intestine, la guerre extĂ©rieure, voilĂ les prĂ©sents qu'il nous apporte. " L'ordre du jour du marĂ©chal Soult, datĂ© du 8 mars 1815, rĂ©pĂšte Ă peu prĂšs les idĂ©es de Benjamin Constant avec une effusion de loyautĂ© " Soldats, " Cet homme qui naguĂšre abdiqua aux yeux de l'Europe un pouvoir usurpĂ©, dont il avait fait un si fatal usage, est descendu sur le sol français qu'il ne devait plus revoir. " Que veut-il ? la guerre civile que cherche-t-il ? des traĂźtres oĂč les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi ces soldats qu'il a trompĂ©s et sacrifiĂ©s tant de fois, en Ă©garant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroi ? " Bonaparte nous mĂ©prise assez pour croire que nous pourrons abandonner un souverain lĂ©gitime et bien aimĂ© pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un aventurier. Il le croit, l'insensĂ© ! et son dernier acte de dĂ©mence achĂšve de le faire connaĂźtre. " Soldats, l'armĂ©e française est la plus brave armĂ©e de l'Europe, elle sera aussi la plus fidĂšle. " Rallions-nous autour de la banniĂšre des lis, Ă la voix de ce pĂšre du peuple, de ce digne hĂ©ritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracĂ© lui-mĂȘme les devoirs que vous avez Ă remplir. Il met Ă votre tĂȘte ce prince, modĂšle des chevaliers français, dont l'heureux retour dans notre patrie a dĂ©jĂ chassĂ© l'usurpateur, et qui aujourd'hui va dĂ©truire par sa prĂ©sence, son seul et dernier espoir. " Louis XVIII se prĂ©senta le 16 mars Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s ; il s'agissait du destin de la France et du monde. Quand Sa MajestĂ© entra, les dĂ©putĂ©s et les spectateurs dans les tribunes se dĂ©couvrirent et se levĂšrent ; une acclamation Ă©branla les murs de la salle. Louis XVIII monte lentement Ă son trĂŽne ; les princes, les marĂ©chaux et les capitaines des gardes se rangent aux deux cĂŽtĂ©s du Roi. Les cris cessent tout se tait dans cet intervalle de silence, on croyait entendre les pas lointains de NapolĂ©on. Sa MajestĂ©, assise, regarde un moment l'assemblĂ©e et prononce ce discours d'une voix ferme " Messieurs, " Dans ce moment de crise oĂč l'ennemi public a pĂ©nĂ©trĂ© dans une partie de mon royaume et qu'il menace la libertĂ© de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant avec moi, font la force de l'Etat ; je viens, en m'adressant Ă vous, exposer Ă toute la France mes sentiments et mes voeux. " J'ai revu ma patrie ; je l'ai rĂ©conciliĂ©e avec les puissances Ă©trangĂšres, qui seront, n'en doutez pas, fidĂšles aux traitĂ©s qui nous ont rendus Ă la paix ; j'ai travaillĂ© au bonheur de mon peuple ; j'ai recueilli, je recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pourrais-je Ă soixante ans mieux terminer ma carriĂšre qu'en mourant pour sa dĂ©fense ? " Je ne crains donc rien pour moi, mais je crains pour la France celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le flĂ©au de la guerre Ă©trangĂšre ; il vient remettre notre patrie sous son joug de fer, il vient enfin dĂ©truire cette Charte constitutionnelle que je vous ai donnĂ©e, cette Charte, mon plus beau titre aux yeux de la postĂ©ritĂ©, cette Charte que tous les Français chĂ©rissent et que je jure ici de maintenir rallions-nous donc autour d'elle. " Le Roi parlait encore quand un nuage rĂ©pandit l'obscuritĂ© dans la salle ; les yeux se tournĂšrent vers la voĂ»te pour chercher la cause de cette soudaine nuit. Lorsque le monarque lĂ©gislateur cessa de parler, les cris de Vive le Roi ! recommencĂšrent au milieu des larmes. " L'assemblĂ©e, dit avec vĂ©ritĂ© le Moniteur , Ă©lectrisĂ©e par les sublimes paroles du Roi, Ă©tait debout, les mains Ă©tendues vers le trĂŽne. On n'entendait que ces mots Vive le Roi ! mourir pour le Roi ! le Roi Ă la vie et Ă la mort ! rĂ©pĂ©tĂ©s avec un transport que tous les coeurs français partageront. " En effet, le spectacle Ă©tait pathĂ©tique un vieux roi infirme, qui, pour prix du massacre de sa famille et de vingt-trois annĂ©es d'exil, avait apportĂ© Ă la France la paix, la libertĂ©, l'oubli de tous les outrages et de tous les malheurs ; ce patriarche des souverains venant dĂ©clarer aux dĂ©putĂ©s de la nation qu'Ă son Ăąge, aprĂšs avoir revu sa patrie, il ne pouvait mieux terminer sa carriĂšre qu'en mourant pour la dĂ©fense de son peuple ! Les princes jurĂšrent fidĂ©litĂ© Ă la Charte ; ces serments tardifs furent clos par celui du prince de CondĂ© et par l'adhĂ©sion du pĂšre du duc d'Enghien. Cette hĂ©roĂŻque race prĂȘte Ă s'Ă©teindre, cette race d'Ă©pĂ©e patricienne cherchant derriĂšre la libertĂ© un bouclier contre une Ă©pĂ©e plĂ©bĂ©ienne plus jeune, plus longue et plus cruelle, offrait, en raison d'une multitude de souvenirs, quelque chose d'extrĂȘmement triste. Le discours de Louis XVIII, connu au dehors, excita des transports inexprimables. Paris Ă©tait tout royaliste et demeura tel pendant les Cent-Jours. Les femmes particuliĂšrement Ă©taient bourbonistes. La jeunesse adore aujourd'hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'elle est humiliĂ©e du rĂŽle que le gouvernement actuel fait jouer Ă la France en Europe ; la jeunesse, en 1814, saluait la Restauration, parce qu'elle abattait le despotisme et relevait la libertĂ©. Dans les rangs des volontaires royaux on comptait M. Odilon Barrot, grand nombre d'Ă©lĂšves de l'Ecole de mĂ©decine, et l'Ecole de droit tout entiĂšre ; celle-ci adressa la pĂ©tition suivante, le 13 mars, Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s " Messieurs, " Nous nous offrons au Roi et Ă la patrie ; l'Ecole de droit tout entiĂšre demande Ă marcher. Nous n'abandonnerons ni notre souverain, ni notre constitution. FidĂšles Ă l'honneur français, nous vous demandons des armes. Le sentiment d'amour que nous portons Ă Louis XVIII vous rĂ©pond de la constance de notre dĂ©vouement. Nous ne voulons plus de fers, nous voulons la libertĂ©. Nous l'avons, on vient nous l'arracher nous la dĂ©fendrons jusqu'Ă la mort. Vive le Roi ! vive la constitution ! " Dans ce langage Ă©nergique, naturel et sincĂšre, on sent la gĂ©nĂ©rositĂ© de la jeunesse et l'amour de la libertĂ©. Ceux qui viennent nous dire aujourd'hui que la Restauration fut reçue avec dĂ©goĂ»t et douleur par la France sont ou des ambitieux qui jouent une partie, ou des hommes naissants qui n'ont point connu l'oppression de Bonaparte, ou de vieux menteurs rĂ©volutionnaires impĂ©rialisĂ©s qui, aprĂšs avoir applaudi comme les autres au retour des Bourbons, insultent maintenant, selon leur coutume, ce qui est tombĂ©, et retournent Ă leur instinct de meurtre, de police et de servitude. Projet de dĂ©fense de Paris. Le discours du Roi m'avait rempli d'espoir. Des confĂ©rences se tenaient chez le prĂ©sident de la Chambre des dĂ©putĂ©s, M. LainĂ©. J'y rencontrai M. de La Fayette je ne l'avais jamais vu que de loin Ă une autre Ă©poque, sous l'AssemblĂ©e constituante. Les propositions Ă©taient diverses ; la plupart faibles, comme il advient dans le pĂ©ril les uns voulaient que le Roi quittĂąt Paris et se retirĂąt au Havre ; les autres parlaient de le transporter dans la VendĂ©e ; ceux-ci barbouillaient des phrases sans conclusion ; ceux-lĂ disaient qu'il fallait attendre et voir venir ce qui venait Ă©tait pourtant fort visible. J'exprimai une opinion diffĂ©rente chose singuliĂšre ! M. de La Fayette l'appuya, et avec chaleur [M. de La Layette confirme, dans des MĂ©moires prĂ©cieux pour les faits, que l'on a publiĂ©s depuis sa mort, la rencontre singuliĂšre de son opinion et de la mienne au retour de Bonaparte. M. de La Fayette aimait sincĂšrement l'honneur et la libertĂ©. Note de Paris, 1840. . M. LainĂ© et le marĂ©chal Marmont Ă©taient aussi de mon avis. Je disais donc " Que le Roi tienne parole ; qu'il reste dans sa capitale. La garde nationale est pour nous. Assurons-nous de Vincennes. Nous avons les armes et l'argent avec l'argent nous aurons la faiblesse et la cupiditĂ©. Si le Roi quitte Paris, Paris laissera entrer Bonaparte ; Bonaparte maĂźtre de Paris est maĂźtre de la France. L'armĂ©e n'est pas passĂ©e tout entiĂšre Ă l'ennemi ; plusieurs rĂ©giments, beaucoup de gĂ©nĂ©raux et d'officiers, n'ont point encore trahi leur serment demeurons fermes, ils resteront fidĂšles. Dispersons la famille royale, ne gardons que le Roi. Que Monsieur aille au Havre, le duc de Berry Ă Lille, le duc de Bourbon dans la VendĂ©e, le duc d'OrlĂ©ans Ă Metz ; madame la duchesse et M. le duc d'AngoulĂȘme sont dĂ©jĂ dans le Midi. Nos divers points de rĂ©sistance empĂȘcheront Bonaparte de concentrer ses forces. Barricadons-nous dans Paris. DĂ©jĂ les gardes nationales des dĂ©partements voisins viennent Ă notre secours. Au milieu de ce mouvement, notre vieux monarque, sous la protection du testament de Louis XVI, la Charte Ă la main, restera tranquille assis sur son trĂŽne aux Tuileries ; le corps diplomatique se rangera autour de lui ; les deux Chambres se rassembleront dans les deux pavillons du chĂąteau ; la maison du Roi campera sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Nous borderons de canons les quais et la terrasse de l'eau que Bonaparte nous attaque dans cette position ; qu'il emporte une Ă une nos barricades ; qu'il bombarde Paris, s'il le veut et s'il a des mortiers ; qu'il se rende odieux Ă la population entiĂšre, et nous verrons le rĂ©sultat de son entreprise ! RĂ©sistons seulement trois jours, et la victoire est Ă nous. Le Roi, se dĂ©fendant dans son chĂąteau, causera un enthousiasme universel. Enfin, s'il doit mourir, qu'il meure digne de son rang ; que le dernier exploit de NapolĂ©on soit l'Ă©gorgement d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'il aura livrĂ©e ; il la gagnera au profit de la libertĂ© du genre humain. " Ainsi je parlai on n'est jamais reçu Ă dire que tout est perdu quand on n'a rien tentĂ©. Qu'y aurait-il eu de plus beau qu'un vieux fils de saint Louis renversant avec des Français, en quelques moments, un homme que tous les rois conjurĂ©s de l'Europe avaient mis tant d'annĂ©es Ă abattre ? Cette rĂ©solution, en apparence dĂ©sespĂ©rĂ©e, Ă©tait au fond trĂšs raisonnable et n'offrait pas le moindre danger. Je resterai toujours convaincu que Bonaparte, trouvant Paris ennemi et le Roi prĂ©sent, n'aurait pas essayĂ© de les forcer. Sans artillerie, sans vivres, sans argent, il n'avait avec lui que des troupes rĂ©unies au hasard, encore flottantes, Ă©tonnĂ©es de leur brusque changement de cocarde, de leurs serments prononcĂ©s Ă la volĂ©e sur les chemins elles se seraient promptement divisĂ©es. Quelques heures de retard perdaient NapolĂ©on ; il suffisait d'avoir un peu de coeur. On pouvait mĂȘme dĂ©jĂ compter sur une partie de l'armĂ©e ; les deux rĂ©giments suisses gardaient leur foi le marĂ©chal Gouvion Saint-Cyr ne fit-il pas reprendre la cocarde blanche Ă la garnison d'OrlĂ©ans deux jours aprĂšs l'entrĂ©e de Bonaparte dans Paris ? De Marseille Ă Bordeaux, tout reconnut l'autoritĂ© du Roi pendant le mois de mars entier Ă Bordeaux, les troupes hĂ©sitaient ; elles seraient restĂ©es Ă madame la duchesse d'AngoulĂȘme, si l'on avait appris que le Roi Ă©tait aux Tuileries et que Paris se dĂ©fendait. Les villes de province eussent imitĂ© Paris. Le 10e de ligne se battit trĂšs bien sous le duc d'AngoulĂȘme ; MassĂ©na se montrait cauteleux et incertain ; Ă Lille, la garnison rĂ©pondit Ă la vive proclamation du marĂ©chal Mortier. Si toutes ces preuves d'une fidĂ©litĂ© possible eurent lieu en dĂ©pit d'une fuite, que n'auraient-elles point Ă©tĂ© dans le cas d'une rĂ©sistance ? Mon plan adoptĂ©, les Ă©trangers n'auraient point de nouveau ravagĂ© la France ; nos princes ne seraient point revenus avec les armĂ©es ennemies ; la lĂ©gitimitĂ© eĂ»t Ă©tĂ© sauvĂ©e par elle-mĂȘme. Une seule chose eĂ»t Ă©tĂ© Ă craindre aprĂšs le succĂšs la trop grande confiance de la royautĂ© dans ses forces, et par consĂ©quent des entreprises sur les droits de la nation. Pourquoi suis-je venu Ă une Ă©poque oĂč j'Ă©tais si mal placĂ© ? Pourquoi ai-je Ă©tĂ© royaliste contre mon instinct dans un temps oĂč une misĂ©rable race de cour ne pouvait ni m'entendre ni me comprendre ? Pourquoi ai-je Ă©tĂ© jetĂ© dans cette troupe de mĂ©diocritĂ©s qui me prenaient pour un Ă©cervelĂ©, quand je parlais courage ; pour un rĂ©volutionnaire, quand je parlais libertĂ© ? Il s'agissait bien de dĂ©fense ! Le Roi n'avait aucune frayeur, et mon plan lui plaisait assez par une certaine grandeur louis-quatorziĂšme ; mais d'autres figures Ă©taient allongĂ©es. On emballait les diamants de la couronne autrefois acquis des deniers particuliers des souverains, en laissant trente-trois millions Ă©cus au trĂ©sor et quarante-deux millions en effets. Ces soixante-quinze millions Ă©taient le fruit de l'impĂŽt que ne le rendait-on au peuple plutĂŽt que de le laisser Ă la tyrannie ! Une double procession montait et descendait les escaliers du pavillon de Flore ; on s'enquĂ©rait de ce qu'on avait Ă faire point de rĂ©ponse. On s'adressait au capitaine des gardes ; on interrogeait les chapelains, les chantres, les aumĂŽniers rien. De vaines causeries, de vains projets, de vains dĂ©bits de nouvelles. J'ai vu des jeunes gens pleurer de fureur en demandant inutilement des ordres et des armes ; j'ai vu des femmes se trouver mal de colĂšre et de mĂ©pris. Parvenir au Roi, impossible ; l'Ă©tiquette fermait la porte. La grande mesure dĂ©crĂ©tĂ©e contre Bonaparte fut un ordre de courir sus Louis XVIII, sans jambes, courir sus le conquĂ©rant qui enjambait la terre ! Cette formule des anciennes lois, renouvelĂ©e Ă cette occasion, suffit pour montrer la portĂ©e d'esprit des hommes d'Etat de cette Ă©poque. Courir sus en 1815 ! courir sus ! et sus qui ? sus un loup ? sus un chef de brigands ? sus un seigneur fĂ©lon ? Non sus NapolĂ©on qui avait couru sus les rois, les avait saisis et marquĂ©s pour jamais Ă l'Ă©paule de son N ineffaçable ! De cette ordonnance, considĂ©rĂ©e de plus prĂšs, sortait une vĂ©ritĂ© politique que personne ne voyait la race lĂ©gitime, Ă©trangĂšre Ă la nation pendant vingt-trois annĂ©es, Ă©tait restĂ©e au jour et Ă la place oĂč la RĂ©volution l'avait prise, tandis que la nation avait marchĂ© dans le temps et l'espace. De lĂ impossibilitĂ© de s'entendre et de se rejoindre ; religion, idĂ©es, intĂ©rĂȘts, langage, terre et ciel, tout Ă©tait diffĂ©rent pour le peuple et pour le Roi, parce qu'ils n'Ă©taient plus au mĂȘme point de la route, parce qu'ils Ă©taient sĂ©parĂ©s par un quart de siĂšcle Ă©quivalant Ă des siĂšcles. Mais si l'ordre de courir sus paraĂźt Ă©trange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abord l'intention d'agir mieux, tout en employant un nouveau langage ? Des papiers de M. d'Hauterive, inventoriĂ©s par M. Artaud, prouvent qu'on eut beaucoup de peine Ă empĂȘcher NapolĂ©on de faire fusiller le duc d'AngoulĂȘme, malgrĂ© la piĂšce officielle du Moniteur , piĂšce de parade qui nous reste il trouvait mauvais que ce prince se fĂ»t dĂ©fendu. Et pourtant le fugitif de l'Ăźle d'Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandĂ© aux soldats d'ĂȘtre fidĂšles au monarque que la France s'Ă©tait choisi. NapolĂ©on au moment oĂč il parlait de nouveau d'immoler un fils de France, Ă©tait-il autre chose que le double usurpateur de la nouvelle royautĂ© des Bourbons et des libertĂ©s populaires ? Quoi ! le sang du duc d'Enghien ne lui avait point suffi ? La famille de Bonaparte avait Ă©tĂ© respectĂ©e ; la reine Hortense avait obtenu de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu ; Caroline, qui rĂ©gnait encore Ă Naples, n'eut son royaume vendu par M. de Talleyrand que pendant le congrĂšs de Vienne. Cette Ă©poque, oĂč la franchise manque Ă tous, serre le coeur chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficultĂ© du jour ; quitte Ă changer de direction, la difficultĂ© franchie la jeunesse seule Ă©tait sincĂšre, parce qu'elle touchait Ă son berceau. Bonaparte dĂ©clare solennellement qu'il renonce Ă la couronne ; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son Ă©nergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces MĂ©moires , qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilitĂ© de sa nature ne lui permit pas de rester fidĂšle. Le marĂ©chal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine ; quelques jours aprĂšs il rit aux Ă©clats de sa proclamation dans le cabinet de NapolĂ©on, aux Tuileries, et devient major gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e Ă Waterloo ; le marĂ©chal Ney baise les mains du Roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermĂ© dans une cage de fer, et il livre Ă celui-ci tous les corps qu'il commande. HĂ©las ! et le Roi de France ?... Il dĂ©clare qu'Ă soixante ans il ne peut mieux terminer sa carriĂšre qu'en mourant pour la dĂ©fense de son peuple... et il fuit Ă Gand ! A cette impossibilitĂ© de vĂ©ritĂ© dans les sentiments, Ă ce dĂ©saccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dĂ©goĂ»t pour l'espĂšce humaine. Louis XVIII, au 20 mars, prĂ©tendait mourir au milieu de la France ; s'il eĂ»t tenu parole, la lĂ©gitimitĂ© pouvait encore durer un siĂšcle ; la nature mĂȘme semblait avoir ĂŽtĂ© au vieux Roi la facultĂ© de se retirer, en l'enchaĂźnant d'infirmitĂ©s salutaires ; mais les destinĂ©es futures de la race humaine eussent Ă©tĂ© entravĂ©es par l'accomplissement de la rĂ©solution de l'auteur de la Charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenir ; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit " Levez-vous et emportez votre lit ; surge, tolle lectum tuum . " Fuite du Roi. - Je pars avec madame de Chateaubriand. - Embarras de la route. - Le duc d'OrlĂ©ans et le prince de CondĂ©. - Tournai, Bruxelles. - Souvenirs. - Le duc de Richelieu. - Le Roi arrĂȘtĂ© Ă Gand m'appelle auprĂšs de lui. Il Ă©tait Ă©vident que l'on mĂ©ditait une escampative [Du verbe " escamper ", prendre la fuite] dans la crainte d'ĂȘtre retenu, on n'avertissait pas mĂȘme ceux qui, comme moi, auraient Ă©tĂ© fusillĂ©s une heure aprĂšs l'entrĂ©e de NapolĂ©on Ă Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans les Champs-ElysĂ©es " On nous trompe, me dit-il ; je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereur aux Tuileries. " Madame de Chateaubriand avait envoyĂ©, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'il aurait la certitude de la fuite du Roi. A minuit, le domestique n'Ă©tant pas rentrĂ©, je m'allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa MajestĂ© Ă©tait partie et qu'elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportait cette nouvelle de la part du Chancelier qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyait douze mille francs Ă reprendre sur mes appointements de ministre de SuĂšde. Je m'obstinai Ă rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sĂ»r du dĂ©mĂ©nagement royal. Le domestique envoyĂ© Ă la dĂ©couverte revint il avait vu dĂ©filer les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, Ă quatre heures du matin. J'Ă©tais dans un tel accĂšs de rage que je ne savais oĂč j'allais ni ce que je faisais. Nous sortĂźmes par la barriĂšre Saint-Martin. A l'aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin oĂč ils avaient passĂ© la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrasser de Louis XVIII et de NapolĂ©on ils n'Ă©taient pas, eux, obligĂ©s de quitter leur patrie, et, grĂące Ă leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route oĂč j'Ă©tais cahotĂ©. Vieux amis de Combourg ! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous dĂ©jeunions des mĂ»res de la ronce dans nos halliers de la Bretagne ! La chaussĂ©e Ă©tait dĂ©foncĂ©e, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand malade elle regardait Ă tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'Ă©tions pas poursuivis. Nous couchĂąmes Ă Amiens, oĂč naquit Du Cange ; ensuite Ă Arras, patrie de Robespierre lĂ , je fus reconnu. Ayant envoyĂ© demander des chevaux, le 22 au matin, le maĂźtre de poste les dit retenus pour un gĂ©nĂ©ral qui portait Ă Lille la nouvelle de l' entrĂ©e triomphante de l'empereur et roi Ă Paris ; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus Ă la poste et, avec de l'argent, je levai la difficultĂ©. ArrivĂ©s sous les remparts de Lille le 23, Ă deux heures du matin, nous trouvĂąmes les portes fermĂ©es ; ordre Ă©tait de ne les ouvrir Ă qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le Roi Ă©tait entrĂ© dans la ville. J'engageai le postillon pour quelques louis Ă gagner, en dehors des glacis, l'autre cĂŽtĂ© de la place et Ă nous conduire Ă Tournai ; j'avais, en 1792, fait Ă pied, pendant la nuit, ce mĂȘme chemin avec mon frĂšre. ArrivĂ© Ă Tournai, j'appris que Louis XVIII Ă©tait certainement entrĂ© dans Lille avec le marĂ©chal Mortier, et qu'il comptait s'y dĂ©fendre. Je dĂ©pĂȘchai un courrier Ă M. de Blacas, le priant de m'envoyer une permission pour ĂȘtre reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand Ă Tournai, je remontais en voiture pour me rendre Ă Lille lorsque le prince de CondĂ© arriva. Nous sĂ»mes par lui que le Roi Ă©tait parti et que le marĂ©chal Mortier l'avait fait accompagner jusqu'Ă la frontiĂšre. D'aprĂšs cette explication, il restait prouvĂ© que Louis XVIII n'Ă©tait plus Ă Lille lorsque ma lettre y parvint. Le duc d'OrlĂ©ans suivit de prĂšs le prince de CondĂ©. MĂ©content en apparence, il Ă©tait aise au fond de se trouver hors de la bagarre ; l'ambiguĂŻtĂ© de sa dĂ©claration et de sa conduite portait l'empreinte de son caractĂšre. Quant au vieux prince de CondĂ©, l'Ă©migration Ă©tait son dieu Lare. Lui n'avait pas peur de monsieur de Bonaparte ; il se battait si l'on voulait, il s'en allait si l'on voulait les choses Ă©taient un peu brouillĂ©es dans sa cervelle ; il ne savait pas trop s'il s'arrĂȘterait Ă Rocroi pour y livrer bataille, ou s'il irait dĂźner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le cafĂ© de l'auberge Ă ceux de sa maison qu'il avait laissĂ©s derriĂšre lui. Il ignorait que j'avais donnĂ© ma dĂ©mission Ă la mort de son petit-fils ; il n'Ă©tait pas bien sĂ»r d'avoir eu un petit-fils ; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir Ă quelque CondĂ© qu'il ne se rappelait plus. Vous souvient-il de mon premier passage Ă Tournai avec mon frĂšre, lors de ma premiĂšre Ă©migration ? Vous souvient-il, Ă ce propos, de l'homme mĂ©tamorphosĂ© en Ăąne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des Ă©pis de blĂ©, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout [Livre IX ? En 1815, nous Ă©tions bien nous-mĂȘmes une pluie de corbeaux ; mais nous ne mettions le feu nulle part. HĂ©las ! je n'Ă©tais plus avec mon malheureux frĂšre. Entre 1792 et 1815 la RĂ©publique et l'empire avaient passĂ© que de rĂ©volutions s'Ă©taient aussi accomplies dans ma vie ! Le temps m'avait ravagĂ© comme le reste. Et vous, jeunes gĂ©nĂ©rations du moment, laissez venir vingt-trois annĂ©es, et vous direz Ă ma tombe oĂč en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'hui. A Tournai Ă©taient arrivĂ©s les deux frĂšres Bertin M. Bertin de Vaux s'en retourna Ă Paris. l'autre Bertin, Bertin l'aĂźnĂ©, Ă©tait mon ami. Vous savez par le livre quatorziĂšme de ces MĂ©moires ce qui m'attachait Ă lui. De Tournai nous allĂąmes Ă Bruxelles lĂ je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la mĂȘme chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avait donnĂ© asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume ; de soldat j'Ă©tais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII ; il Ă©tait Ă Gand, oĂč l'avaient conduit MM. de Blacas et de Duras leur intention avait Ă©tĂ© d'abord d'embarquer le Roi pour l'Angleterre. Si le Roi avait consenti Ă ce projet, jamais il ne serait remontĂ© sur le trĂŽne. Etant entrĂ© dans un hĂŽtel garni pour examiner un appartement, j'aperçus le duc de Richelieu fumant Ă demi couchĂ© sur un sofa, au fond d'une chambre noire. Il me parla des princes de la maniĂšre la plus brutale, dĂ©clarant qu'il s'en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-lĂ . Madame la duchesse de Duras, arrivĂ©e Ă Bruxelles, eut la douleur d'y perdre sa niĂšce. La capitale du Brabant m'est en horreur ; elle n'a jamais servi que de passage Ă mes exils ; elle a toujours portĂ© malheur Ă moi ou Ă mes amis. Un ordre du Roi m'appela Ă Gand. Les volontaires royaux et la petite armĂ©e du duc de Berry avaient Ă©tĂ© licenciĂ©s Ă BĂ©thune, au milieu de la boue et des accidents d'une dĂ©bĂącle militaire on s'Ă©tait fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du Roi restĂšrent et furent cantonnĂ©s Ă Alost ; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps. Les Cent-Jours Ă Gand . Le Roi et son conseil. - Je deviens ministre de l'intĂ©rieur par intĂ©rim. - M. de Lally-Tolendal. - Madame la duchesse de Duras. - Le marĂ©chal Victor. - L'abbĂ© Louis et le comte Beugnot. - L'abbĂ© de Montesquiou. - DĂźners du poisson blanc convives. On m'avait donnĂ© un billet de logement dont je ne profitai pas une baronne dont j'ai oubliĂ© le nom vint trouver madame de Chateaubriand Ă l'auberge et nous offrit un appartement chez elle elle nous priait de si bonne grĂące ! " Vous ne ferez aucune attention, nous dit-elle, Ă ce que vous contera mon mari il a la tĂȘte... vous comprenez ? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire. elle a des moments terribles, la pauvre enfant ! mais elle est du reste douce comme un mouton. HĂ©las ! ce n'est pas celle-lĂ qui me cause le plus de chagrin ; c'est mon fils Louis, le dernier de mes enfants si Dieu n'y met la main, il sera pire que son pĂšre. " Madame de Chateaubriand refusa poliment d'aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables. Le Roi, bien logĂ©, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison Ă©tait situĂ©e dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait Ă©tĂ© le chef-lieu d'une prĂ©fecture de Bonaparte ; ces noms font entre eux un assez bon nombre d'Ă©vĂ©nements et de siĂšcles. L'abbĂ© de Montesquiou Ă©tant Ă Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intĂ©rieur par intĂ©rim . Ma correspondance avec les dĂ©partements ne me donnait pas grand'besogne ; je mettais facilement Ă jour ma correspondance avec les prĂ©fets, sous-prĂ©fets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du cĂŽtĂ© intĂ©rieur de nos frontiĂšres ; je ne rĂ©parais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers ; mon budget ne m'enrichissait guĂšre ; je n'avais point de fonds secrets ; seulement, par un abus criant, je cumulais ; j'Ă©tais toujours ministre plĂ©nipotentiaire de Sa MajestĂ© auprĂšs du roi de SuĂšde, qui, comme son compatriote Henri IV, rĂ©gnait par droit de conquĂȘte, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tolendal, qui Ă©tait, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne il citait ses illustres aĂŻeux les rois d'Irlande et embarbouillait le procĂšs de son pĂšre dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se dĂ©lassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versĂ©es au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son gĂ©nie ; il cherchait vertueusement Ă la guĂ©rir, mais son Ă©loquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant. Madame la duchesse de Duras Ă©tait venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passĂ© trois mois auprĂšs de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des coeurs droits peuvent trouver dans une conformitĂ© de goĂ»ts, d'idĂ©es, de principes et de sentiments. Madame de Duras Ă©tait ambitieuse pour moi elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique ; elle s'est toujours dĂ©solĂ©e de l'envie et de l'aveuglement qui m'Ă©cartaient des conseils du Roi ; mais elle se dĂ©solait encore bien davantage des obstacles que mon caractĂšre apportait Ă ma fortune elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naĂŻvetĂ©s et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-mĂȘme ne pouvait souffrir. Rien peut-ĂȘtre ne porte plus Ă l'attachement et Ă la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitiĂ© supĂ©rieure qui, en vertu de son ascendant sur la sociĂ©tĂ© fait passer vos dĂ©fauts pour des qualitĂ©s, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protĂšge par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez voilĂ pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux. Depuis que j'ai perdu cette personne si gĂ©nĂ©reuse, d'une Ăąme si noble, d'un esprit qui rĂ©unissait quelque chose de la force de la pensĂ©e de madame de StaĂ«l Ă la grĂące du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessĂ©, en la pleurant, de me reprocher les inĂ©galitĂ©s dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'Ă©taient dĂ©vouĂ©s. Veillons bien sur notre caractĂšre ! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachĂšterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de rĂ©parer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remĂšde aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimĂ© de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes aprĂšs leur mort. La charmante Clara madame la duchesse de Rauzan Ă©tait Ă Gand avec sa mĂšre. Nous faisions, Ă nous deux de mauvais couplets sur l'air de la Tyrolienne . J'ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'hui de jeunes grand-mĂšres. Quand vous avez quittĂ© une femme, mariĂ©e devant vous Ă seize ans, si vous revenez seize ans aprĂšs, vous la retrouvez au mĂȘme Ăąge " Ah ! madame, vous n'avez pas pris un jour ! " Sans doute mais c'est Ă la fille que vous contez cela, Ă la fille que vous conduirez encore Ă l'autel. Mais vous, triste tĂ©moin des deux hymens, vous encoffrez les seize annĂ©es que vous avez reçues Ă chaque union prĂ©sent de noces qui hĂątera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre. Le marĂ©chal Victor Ă©tait venu se placer auprĂšs de nous, Ă Gand, avec une simplicitĂ© admirable il ne demandait rien, n'importunait jamais le Roi de son empressement ; on le voyait Ă peine ; je ne sais si on lui fit jamais l'honneur et la grĂące de l'inviter une seule fois au dĂźner de Sa MajestĂ©. J'ai retrouvĂ© dans la suite le marĂ©chal Victor ; j'ai Ă©tĂ© son collĂšgue au ministĂšre, et toujours la mĂȘme excellente nature m'est apparue. A Paris, en 1823, M. le Dauphin fut d'une grande duretĂ© pour cet honnĂȘte militaire il Ă©tait bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dĂ©vouement si modeste une ingratitude si Ă l'aise ! La candeur m'entraĂźne et me touche, lors mĂȘme qu'en certaines occasions elle arrive Ă la derniĂšre expression de sa naĂŻvetĂ©. Ainsi le marĂ©chal m'a racontĂ© la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'a fait pleurer il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicitĂ©, qu'on aurait pu mĂȘme les Ă©crire. M. de Vaublanc et M. Capelle nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu ? en voici ; du Bossuet ? en voilĂ . A mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs. L'abbĂ© Louis et M. le comte Beugnot descendirent Ă l'auberge oĂč j'Ă©tais logĂ©. Madame de Chateaubriand avait des Ă©touffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installĂšrent dans une chambre sĂ©parĂ©e seulement de celle de ma femme par une mince cloison ; il Ă©tait impossible de ne pas entendre, Ă moins de se boucher les oreilles entre onze heures et minuit les dĂ©barquĂ©s Ă©levĂšrent la voix. l'abbĂ© Louis, qui parlait comme un loup et Ă saccades, disait Ă M. Beugnot " Toi, ministre ? tu ne le seras plus ! tu n'as fait que des sottises ! " Je n'entendis pas clairement la rĂ©ponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissĂ©s au trĂ©sor royal. L'abbĂ© poussa, apparemment de colĂšre, une chaise qui tomba. A travers le fracas, je saisis ces mots " Le duc d'AngoulĂȘme ? il faut qu'il achĂšte du bien national Ă la barriĂšre de Paris. Je vendrai le reste des forĂȘts de l'Etat. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-ElysĂ©es Ă quoi ça sert-il ? heim ! " La brutalitĂ© faisait le principal mĂ©rite de M. Louis ; son talent Ă©tait un amour stupide des intĂ©rĂȘts matĂ©riels. Si le ministre des finances entraĂźnait les forĂȘts Ă sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'OrphĂ©e, qui faisait aller aprĂšs soi les bois par son beau vieller . Dans l'argot du temps, on appelait M. Louis un homme spĂ©cial ; sa spĂ©cialitĂ© financiĂšre l'avait conduit Ă entasser l'argent des contribuables dans le trĂ©sor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, NapolĂ©on n'avait pas voulu de cet homme spĂ©cial, qui n'Ă©tait pas du tout un homme unique. L'abbĂ© Louis Ă©tait venu jusqu'Ă Gand rĂ©clamer son ministĂšre il Ă©tait fort bien auprĂšs de M. de Talleyrand avec lequel il avait officiĂ© solennellement Ă la premiĂšre fĂ©dĂ©ration du Champ-de-Mars l'Ă©vĂȘque faisait le prĂȘtre, l'abbĂ© Louis le diacre et l'abbĂ© Desrenaudes le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis " L'abbĂ©, tu Ă©tais bien beau en diacre au Champ-de-Mars ! " Nous avons supportĂ© cette honte derriĂšre la grande tyrannie de Bonaparte devions-nous la supporter plus tard ? Le Roi trĂšs-chrĂ©tien s'Ă©tait mis Ă l'abri de tout reproche de cagoterie il possĂ©dait dans son conseil un Ă©vĂȘque mariĂ©, M. de Talleyrand ; un prĂȘtre concubinaire, M. Louis ; un abbĂ© peu pratiquant, M. de Montesquiou. Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'une certaine facilitĂ© de parole, avait l'esprit Ă©troit et dĂ©nigrant, le coeur haineux, le caractĂšre aigre. Un jour que j'avais pĂ©rorĂ© au Luxembourg pour la libertĂ© de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'Ă©tait pas de bon goĂ»t ; je le lui rendis, ce qui n'Ă©tait pas poli nous jouions au coadjuteur et au duc de La Rochefoucauld. L'abbĂ© de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tolendal " un animal Ă l'anglaise ". On pĂȘche, dans les riviĂšres de Gand, un poisson blanc fort dĂ©licat nous allions, tutti quanti , manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous je l'avais rencontrĂ© pour la premiĂšre fois Ă Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenĂȘtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant Ă rendre des services comme d'autres aiment Ă les recevoir, il a Ă©tĂ© calomniĂ© la calomnie n'est pas l'accusation du calomniĂ©, c'est l'excuse du calomniateur. J'ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie Ă©tait riche ; mais pourquoi ? Les chimĂšres sont comme la torture ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent menĂ© en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espĂ©rances. Je vis aussi aux dĂźners du poisson blanc M. Mounier, homme de raison et de probitĂ©. M. Guizot daignait nous honorer de sa prĂ©sence. Suite des Cent-Jours Ă Gand. Moniteur de Gand. - Mon rapport au Roi effet de ce rapport Ă Paris. - Falsification. On avait Ă©tabli Ă Gand un Moniteur mon rapport au Roi du 12 mai, insĂ©rĂ© dans ce journal prouve que mes sentiments sur les libertĂ©s de la presse et sur la domination Ă©trangĂšre ont en tout temps et tout pays Ă©tĂ© les mĂȘmes. Je puis aujourd'hui citer ces passages ; ils ne dĂ©mentent point ma vie " Sire, vous vous apprĂȘtiez Ă couronner les institutions dont vous aviez posĂ© la base... Vous aviez dĂ©terminĂ© une Ă©poque pour le commencement de la pairie hĂ©rĂ©ditaire ; le ministĂšre eĂ»t acquis plus d'unitĂ© ; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres selon l'esprit mĂȘme de la Charte ; une loi eĂ»t Ă©tĂ© proposĂ©e afin qu'on pĂ»t ĂȘtre Ă©lu membre de la Chambre des dĂ©putĂ©s avant quarante ans et que les citoyens eussent une vĂ©ritable carriĂšre politique. On allait s'occuper d'un code pĂ©nal pour les dĂ©lits de la presse, aprĂšs l'adoption de laquelle loi la presse eĂ»t Ă©tĂ© entiĂšrement libre, car cette libertĂ© est insĂ©parable de tout gouvernement reprĂ©sentatif. " Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire la protestation solennelle tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachĂ©s aux principes d'une sage libertĂ© ; ils puisent auprĂšs de vous cet amour des lois, de l'ordre et de la justice, sans lesquels il n'est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prĂȘts Ă verser pour vous la derniĂšre goutte de notre sang, Ă vous suivre au bout de la terre, Ă partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnĂ©e Ă votre peuple, que le voeu le plus sincĂšre de votre Ăąme royale est la libertĂ© des Français. S'il en avait Ă©tĂ© autrement, sire, nous serions toujours morts Ă vos pieds pour la dĂ©fense de votre personne sacrĂ©e ; mais nous n'aurions plus Ă©tĂ© que vos soldats, nous aurions cessĂ© d'ĂȘtre vos conseillers et vos ministres. " Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse ; il n'y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnĂąt sa vie pour prĂ©venir l'invasion de la France. Sire, vous ĂȘtes Français, nous sommes Français ! Sensibles Ă l'honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'Ă la derniĂšre goutte de notre sang pour les ramener Ă leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes lĂ©gitimes. Nous ne voyons qu'avec la plus profonde douleur les maux prĂȘts Ă fondre sur notre pays. " Ainsi, Ă Gand, je proposais de donner Ă la Charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France je n'Ă©tais pourtant qu'un banni dont les voeux Ă©taient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages Ă©taient Ă©crites dans les Etats des souverains alliĂ©s, parmi des rois et des Ă©migrĂ©s qui dĂ©testaient la libertĂ© de la presse, au milieu des armĂ©es marchant Ă la conquĂȘte, et dont nous Ă©tions, pour ainsi dire, les prisonniers ces circonstances ajoutent peut-ĂȘtre quelque force aux sentiments que j'osais exprimer. Mon rapport, parvenu Ă Paris, eut un grand retentissement ; il fut rĂ©imprimĂ© par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'ai eu toutes les peines du monde Ă obtenir un brevet stĂ©rile d'imprimeur du Roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'une maniĂšre peu digne de lui Ă l'occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait Ă l'apparition des MĂ©moires de ClĂ©ry, on en falsifia des lambeaux j'Ă©tais censĂ© proposer Ă Louis XVIII des stupiditĂ©s pour le rĂ©tablissement des droits fĂ©odaux, pour les dĂźmes du clergĂ©, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impression de la piĂšce originale dans le Moniteur de Gand , Ă date fixe et connue, ne confondait pas l'imposture mais on avait besoin d'un mensonge d'une heure. Le pseudonyme chargĂ© d'un pamphlet sans sincĂ©ritĂ© Ă©tait un militaire d'un grade assez Ă©levĂ© il fut destituĂ© aprĂšs les Cent-Jours ; on motiva sa destitution sur la conduite qu'il avait tenue envers moi ; il m'envoya ses amis ; ils me priĂšrent de m'interposer afin qu'un homme de mĂ©rite ne perdĂźt pas ses seuls moyens d'existence j'Ă©crivis au ministre de la guerre, et j'obtins une pension de retraite pour cet officier. Il est mort la femme de cet officier est restĂ©e attachĂ©e Ă madame de Chateaubriand avec une reconnaissance Ă laquelle j'Ă©tais loin d'avoir des droits. Certains procĂ©dĂ©s sont trop estimĂ©s ; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces gĂ©nĂ©rositĂ©s. On se donne un renom de vertu Ă peu de frais l'Ăąme supĂ©rieure n'est pas celle qui pardonne ; c'est celle qui n'a pas besoin de pardon. Je ne sais oĂč Bonaparte, Ă Sainte-HĂ©lĂšne, a trouvĂ© que j ' avais rendu Ă Gand des services essentiels s'il jugeait trop favorablement mon rĂŽle, du moins il y avait dans son sentiment une apprĂ©ciation de ma valeur politique. Suite des Cent-Jours Ă Gand. Le bĂ©guinage. - Comment j'Ă©tais reçu. - Grand dĂźner. - Voyage de madame de Chateaubriand Ă Ostende. - Anvers. - Un bĂšgue. - Mort d'une jeune Anglaise. Je me dĂ©robais Ă Gand, le plus que je pouvais, Ă des intrigues antipathiques Ă mon caractĂšre et misĂ©rables Ă mes yeux ; car, au fond, dans notre mesquine catastrophe, j'apercevais la catastrophe de la sociĂ©tĂ©. Mon refuge contre les oisifs et les croquants Ă©tait l' enclos du BĂ©guinage je parcourais ce petit univers de femmes voilĂ©es ou aguimpĂ©es, consacrĂ©es aux diverses oeuvres chrĂ©tiennes ; rĂ©gion calme, placĂ©e comme les syrtes africaines au bord des tempĂȘtes. LĂ aucune disparate ne heurtait mes idĂ©es, car le sentiment religieux est si haut qu'il n'est jamais Ă©tranger aux plus graves rĂ©volutions ; les solitaires de la ThĂ©baĂŻde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluent. J'Ă©tais reçu gracieusement dans l'enclos comme l'auteur du GĂ©nie du Christianisme partout oĂč je vais, parmi les chrĂ©tiens, les curĂ©s m'arrivent ; ensuite les mĂšres m'amĂšnent leurs enfants ; ceux-ci me rĂ©citent mon chapitre sur la premiĂšre communion . Puis se prĂ©sentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncĂ© comme celui d'un missionnaire et d'un mĂ©decin. Je suis touchĂ© de cette double rĂ©putation c'est le seul souvenir agrĂ©able de moi que je conserve, je me dĂ©plais dans tout le reste de ma personne et de ma renommĂ©e. J'Ă©tais assez souvent invitĂ© Ă des festins dans la famille de M. et madame d'Ops, pĂšre et mĂšre vĂ©nĂ©rables entourĂ©s d'une trentaine d'enfants, petits-enfants et arriĂšre-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcĂ© d'accepter, se prolongea depuis une heure de l'aprĂšs-midi jusqu'Ă huit heures du soir. Je comptai neuf services on commença par les confitures et l'on finit par les cĂŽtelettes. Les Français seuls savent dĂźner avec mĂ©thode, comme eux seuls savent composer un livre. Mon ministĂšre me retenait Ă Gand ; madame de Chateaubriand, moins occupĂ©e, alla voir Ostende, oĂč je m'embarquai pour Jersey en 1792. J'avais descendu exilĂ© et mourant ces mĂȘmes canaux au bord desquels je me promenais exilĂ© encore, mais en parfaite santĂ© toujours des fables dans ma carriĂšre ! Les misĂšres et les joies de ma premiĂšre Ă©migration revivaient dans ma pensĂ©e ; je revoyais l'Angleterre, mes compagnons d'infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crĂ©e comme moi une sociĂ©tĂ© rĂ©elle en Ă©voquant des ombres ; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie rĂ©elle. Des personnes mĂȘmes dont je ne me suis jamais occupĂ©, si elles meurent, envahissent ma mĂ©moire on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passĂ© Ă travers la tombe, ce qui me porte Ă croire que je suis un mort. OĂč les autres trouvent une Ă©ternelle sĂ©paration, je trouve une rĂ©union Ă©ternelle ; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer Ă mes foyers ; il ne me quitte plus. A mesure que le monde prĂ©sent se retire, le monde passĂ© me revient. Si les gĂ©nĂ©rations actuelles dĂ©daignent les gĂ©nĂ©rations vieillies, elles perdent les frais de leur mĂ©pris en ce qui me touche je ne m'aperçois mĂȘme pas de leur existence. Ma toison d'or n'Ă©tait pas encore Ă Bruges, madame de Chateaubriand ne me l'apporta pas. A Bruges, en 1426, il y avait un homme appelĂ© Jean , lequel inventa ou perfectionna la peinture Ă l'huile remercions Jean de Bruges ; sans la propagation de sa mĂ©thode, les chefs-d'oeuvre de RaphaĂ«l seraient aujourd'hui effacĂ©s. OĂč les peintres flamands ont-ils dĂ©robĂ© la lumiĂšre dont ils Ă©clairent leurs tableaux ? Quel rayon de la GrĂšce s'est Ă©garĂ© au rivage de la Batavie ? AprĂšs son voyage d'Ostende, madame de Chateaubriand fit une course Ă Anvers. Elle y vit, dans un cimetiĂšre, des Ăąmes du purgatoire en plĂątre toutes barbouillĂ©es de noir et de feu. A Louvain elle me recruta un bĂšgue, savant professeur qui vint tout exprĂšs Ă Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit " Illus...ttt...rr... " ; sa parole manqua Ă son admiration et je le priai Ă dĂźner. Quand l'hellĂ©niste eut bu du curaçao, sa langue se dĂ©lia. Nous nous mĂźmes sur les mĂ©rites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eau. A force de tenir tĂȘte Ă mon hĂŽte, je finis, je crois, par parler hollandais, du moins je ne me comprenais plus. Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberge Ă Anvers une jeune Anglaise, nouvellement accouchĂ©e, se mourait ; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes ; puis sa voix s'affaiblit, et son dernier gĂ©missement, que saisit Ă peine une oreille Ă©trangĂšre se perdit dans un Ă©ternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnĂ©e, semblaient prĂ©luder aux mille voix de la mort prĂȘtes Ă s'Ă©lever Ă Waterloo. Suite des Cent-Jours Ă Gand . Mouvement inaccoutumĂ© de Gand. - Le duc de Wellington. - Monsieur. - Louis XVIII. La solitude accoutumĂ©e de Gand Ă©tait rendue plus sensible par la foule Ă©trangĂšre qui l'animait alors et qui tĂŽt s'allait Ă©couler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercice sur les places et sous les arbres des promenades ; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient Ă terre des trains d'artillerie, des troupeaux de boeufs, des chevaux qui se dĂ©battaient en l'air tandis qu'on les descendait suspendus dans des sangles ; des vivandiĂšres dĂ©barquaient avec les sacs, les enfants et les fusils de leurs maris tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intĂ©rĂȘt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donnĂ© Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'un canal, auprĂšs d'un pĂȘcheur immobile, des Ă©migrĂ©s trotter de chez le Roi chez Monsieur , de chez Monsieur chez le Roi. Le chancelier de France, M. d'Ambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la Charte ; le duc de LĂ©vis allait faire sa cour avec des savates dĂ©bordĂ©es qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait Ă©tĂ© blessĂ© au talon. Il Ă©tait plein d'esprit, on peut en juger sur le recueil de ses pensĂ©es. Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis XVIII sortait chaque aprĂšs-dĂźner dans un carrosse Ă six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tĂȘte de protection. Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau ; il Ă©tait roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crĂšche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession ; sa hauteur croissait en raison de son abaissement ; son diadĂšme Ă©tait son nom ; il avait l'air de dire " Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siĂšcles Ă©crits sur mon front. " Si l'on avait ratissĂ© ses armes au Louvre, peu lui importait n'Ă©taient-elles pas gravĂ©es sur le globe ? Avait-on envoyĂ© des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacĂ©es aux Indes, Ă PondichĂ©ry, en AmĂ©rique, Ă Lima et Ă Mexico ; dans l'orient, Ă Antioche, Ă JĂ©rusalem, Ă Saint-Jean d'Acre, au Caire, Ă Constantinople, Ă Rhodes, en MorĂ©e ; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voĂ»tes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'Ă©cusson de tous les rois ? Les avait-on arrachĂ©es Ă l'aiguille de la boussole, oĂč elles semblent annoncer le rĂšgne des lis aux diverses rĂ©gions de la terre ? L'idĂ©e fixe de la grandeur, de l'antiquitĂ©, de la dignitĂ©, de, la majestĂ© de sa race, donnait Ă Louis XVIII un vĂ©ritable empire. On en sentait la domination ; les gĂ©nĂ©raux mĂȘmes de Bonaparte le confessaient ils Ă©taient plus intimidĂ©s devant ce vieillard impotent que devant le maĂźtre terrible qui les avait commandĂ©s dans cent batailles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dĂźner Ă sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre ; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes Ă leur seigneur suzerain. En Europe, il n'est qu'une monarchie, celle de France ; le destin des autres monarchies est liĂ© au sort de celle-lĂ . Toutes les races royales sont d'hier auprĂšs de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal Ă©tait l'ancienne royautĂ© du monde du bannissement des Capets datera l'Ăšre de l'expulsion des rois. Plus cette superbe du descendant de saint Louis Ă©tait impolitique elle est devenue funeste Ă ses hĂ©ritiers plus elle plaisait Ă l'orgueil national les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient portĂ© les chaĂźnes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race. La foi inĂ©branlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance rĂ©elle qui lui rendit le sceptre ; c'est cette foi qui, Ă deux reprises, fit tomber sur sa tĂȘte une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prĂ©tendait pas Ă©puiser ses populations et ses trĂ©sors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrĂ©es. Louis XVIII Ă©tait la lĂ©gitimitĂ© incarnĂ©e ; elle a cessĂ© d'ĂȘtre visible quand il a disparu. Suite des Cent-Jours Ă Gand . Souvenirs de l'histoire Ă Gand. - Madame la duchesse d'AngoulĂȘme arrive Ă Gand. - M. de SĂšze. - Madame la duchesse de LĂ©vis. Je faisais Ă Gand, comme je fais en tous lieux, des courses Ă part. Les barques glissant sur d'Ă©troits canaux, obligĂ©es de traverser dix Ă douze lieues de prairies pour arriver Ă la mer, avaient l'air de voguer sur l'herbe ; elles me rappelaient les canaux sauvages dans les marais Ă folle avoine du Missouri. ArrĂȘtĂ© au bord de l'eau, tandis qu'on immergeait des zones de toile Ă©crue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville ; l'histoire m'apparaissait sur les nuages du ciel. Les Gantois s'insurgent contre Henri de ChĂątillon, gouverneur pour la France ; la femme d'Edouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre ; rĂšgne populaire d'Artevelle " Bonnes gens, qui vous meut ? Pourquoi ĂȘtes-vous si troublĂ©s sur moi ? En quoi puis-je vous avoir courroucĂ©s ? " - Il vous faut mourir ! criait le peuple c'est ce que le temps nous crie Ă tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne ; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les siĂšges et les prises de Gand. Quand j'avais rĂȘvĂ© parmi les siĂšcles, le son d'un petit clairon ou d'une musette Ă©cossaise me rĂ©veillait. J'apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie toujours destructions, puissances abattues ; et, en fin de compte, quelques ombres Ă©vanouies et des noms passĂ©s. La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes, fournissaient prĂšs d'un dixiĂšme des grenadiers de la vieille garde cette terrible milice fut tirĂ©e en partie du berceau de nos pĂšres, et elle s'est venue faire exterminer auprĂšs de ce berceau. La Lys a-t-elle donnĂ© sa fleur aux armes de nos rois ? Les moeurs espagnoles impriment leur caractĂšre les Ă©difices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues dĂ©sertes, des canaux aussi dĂ©serts que ces rues... vingt-six Ăźles formĂ©es par ces canaux, qui n'Ă©taient pas ceux de Venise, une Ă©norme piĂšce d'artillerie du moyen Ăąge, voilĂ ce qui remplaçait Ă Gand la citĂ© des Zegris, le Duero et le Xenil, le GĂ©nĂ©ralife et l'Alhambra mes vieux songes, vous reverrai-je jamais ? Madame la duchesse d'AngoulĂȘme, embarquĂ©e sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterre avec le gĂ©nĂ©ral Donnadieu et M. de SĂšze, qui avait traversĂ© l'ocĂ©an, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de LĂ©vis vinrent Ă la suite de la princesse ils s'Ă©taient jetĂ©s dans la diligence et sauvĂ©s de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique " Ce scĂ©lĂ©rat de Chateaubriand, disait l'un d'eux, n'est pas si bĂȘte ! depuis trois jours, sa voiture Ă©tait chargĂ©e dans sa cour l'oiseau a dĂ©nichĂ©. Ce n'est pas l'embarras, si NapolĂ©on l'avait attrapĂ© !... " Madame la duchesse de LĂ©vis Ă©tait une personne trĂšs belle, trĂšs bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras Ă©tait agitĂ©e. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand ; elle fut Ă Gand notre compagne assidue. Personne n'a rĂ©pandu dans ma vie plus de quiĂ©tude, chose dont j'ai grand besoin. Les moments les moins troublĂ©s de mon existence sont ceux que j'ai passĂ©s Ă Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraient dans votre Ăąme que pour y ramener la sĂ©rĂ©nitĂ©. Je les rappelle avec regret, ces moments Ă©coulĂ©s sous les grands marronniers de Noisiel ! L'esprit apaisĂ©, le coeur convalescent, je regardais les ruines de l'abbaye de Chelles, les petites lumiĂšres des barques arrĂȘtĂ©es parmi les saules de la Marne. Le souvenir de madame de LĂ©vis est pour moi celui d'une silencieuse soirĂ©e d'automne. Elle a passĂ© en peu d'heures ; elle s'est mĂȘlĂ©e Ă la mort comme Ă la source de tout repos. Je l'ai vue descendre sans bruit dans son tombeau, au cimetiĂšre du PĂšre-Lachaise ; elle est placĂ©e au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprĂšs de son fils Saint-Marcellin, tuĂ© en duel. C'est ainsi qu'en m'inclinant au monument de madame de LĂ©vis, je suis venu me heurter Ă deux autres sĂ©pulcres ; l'homme ne peut Ă©veiller une douleur sans en rĂ©veiller une autre pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrent qu'Ă l'ombre s'Ă©panouissent. A l'affectueuse bontĂ© de madame de LĂ©vis pour moi Ă©tait jointe l'amitiĂ© de M. le duc de LĂ©vis le pĂšre je ne dois plus compter que par gĂ©nĂ©rations. M. de LĂ©vis Ă©crivait bien ; il avait l'imagination variĂ©e et fĂ©conde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait Ă Quiberon dans son sang rĂ©pandu sur les grĂšves. Tout ne devait pas finir lĂ ; c'Ă©tait le mouvement d'une amitiĂ© qui passait Ă la seconde gĂ©nĂ©ration. M. le duc de LĂ©vis le fils, aujourd'hui attachĂ© Ă M. le comte de Chambord, s'est approchĂ© de moi ; mon affection hĂ©rĂ©ditaire ne lui manquera pas plus que ma fidĂ©litĂ© Ă son auguste maĂźtre. La nouvelle et charmante duchesse de LĂ©vis, sa femme, rĂ©unit au grand nom de d'Aubusson les plus brillantes qualitĂ©s du coeur et de l'esprit il y a de quoi vivre quand les grĂąces empruntent Ă l'histoire ses ailes infatigables ! Suite des Cent-Jours Ă Gand . Pavillon Marsan Ă Gand. - M. Gaillard, conseiller Ă la cour royale. - Visite secrĂšte de madame la baronne de Vitrolles. - Billet de la main de Monsieur. - FouchĂ©. A Gand, comme Ă Paris, le pavillon Marsan existait. Chaque jour apportait de France Ă Monsieur des nouvelles qu'enfantait l'intĂ©rĂȘt ou l'imagination. M. Gaillard, ancien oratorien, conseiller Ă la cour royale de Paris, ami intime de FouchĂ©, descendit au milieu de nous ; il se fit reconnaĂźtre et fut mis en rapport avec M. Capelle. Quand je me rendais chez Monsieur, ce qui Ă©tait rare, son entourage m'entretenait, Ă paroles couvertes et avec maints soupirs, d'un homme qui il fallait en convenir se conduisait Ă merveille il entravait tontes les opĂ©rations de l'empereur ; il dĂ©fendait le faubourg Saint-Germain , etc., etc. etc. Le fidĂšle marĂ©chal Soult Ă©tait aussi l'objet des prĂ©dilections de Monsieur, et, aprĂšs FouchĂ©, l'homme le plus loyal de France. Un jour, une voiture s'arrĂȘte Ă la porte de mon auberge, j'en vois descendre madame la baronne de Vitrolles elle arrivait chargĂ©e des pouvoirs du duc d'Otrante. Elle remporta un billet Ă©crit de la main de Monsieur, par lequel le prince dĂ©clarait conserver une reconnaissance Ă©ternelle Ă celui qui sauvait M. de Vitrolles. FouchĂ© n'en voulait pas davantage ; armĂ© de ce billet, il Ă©tait sĂ»r de son avenir en cas de restauration. DĂšs ce moment il ne fut plus question Ă Gand que des immenses obligations que l'on avait Ă l'excellent M. FouchĂ© de Nantes, que de l'impossibilitĂ© de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste l'embarras Ă©tait de faire goĂ»ter au Roi le nouveau rĂ©dempteur de la monarchie. AprĂšs les Cent-Jours, madame de Custine me força de dĂźner chez elle avec FouchĂ©. Je l'avais vu une fois, six ans auparavant, Ă propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancien ministre savait que je m'Ă©tais opposĂ© Ă sa nomination Ă Roye, Ă Gonesse, Ă Arnouville ; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'Ă©tait la mort de Louis XVI le rĂ©gicide Ă©tait son innocence. Bavard, ainsi que tous les rĂ©volutionnaires, battant l'air de phrases vides, il dĂ©bitait un ramas de lieux communs farcis de destin , de nĂ©cessitĂ© , de droit des choses , mĂȘlant Ă ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrĂšs et la marche de la sociĂ©tĂ©, d'impudentes maximes au profit du fort contre le faible ; ne se faisant faute d'aveux effrontĂ©s sur la justice des succĂšs, le peu de valeur d'une tĂȘte qui tombe, l'Ă©quitĂ© de ce qui prospĂšre, l'iniquitĂ© de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux dĂ©sastres avec lĂ©gĂšretĂ© et indiffĂ©rence, comme un gĂ©nie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui Ă©chappa, Ă propos de quoi que ce soit, une idĂ©e choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les Ă©paules au crime. M. FouchĂ© ne m'a jamais pardonnĂ© ma sĂ©cheresse et le peu d'effet qu'il produisit sur moi. Il avait pensĂ© me fasciner en faisant monter et descendre Ă mes yeux, comme une gloire du SinaĂŻ, le coutelas de l'instrument fatal ; il s'Ă©tait imaginĂ© que je tiendrais Ă colosse l'Ă©nergumĂšne qui, parlant du sol de Lyon, avait dit " Ce sol sera bouleversĂ© ; sur les dĂ©bris de cette ville superbe et rebelle s'Ă©lĂšveront des chaumiĂšres Ă©parses que les amis de l'Ă©galitĂ© s'empresseront de venir habiter. Nous aurons le courage Ă©nergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs. Il faut que leurs cadavres ensanglantĂ©s, prĂ©cipitĂ©s dans le RhĂŽne, offrent sur les deux rives et Ă son embouchure l'impression de l'Ă©pouvante et l'image de la toute-puissance du peuple. Nous cĂ©lĂ©brerons la victoire de Toulon ; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre. " Ces horribles pretintailles ne m'imposĂšrent point parce que M. de Nantes avait dĂ©layĂ© des forfaits rĂ©publicains dans de la boue impĂ©riale ; que le sans-culotte, mĂ©tamorphosĂ© en duc, avait enveloppĂ© la corde de la lanterne dans le cordon de la LĂ©gion d'honneur, il ne m'en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins dĂ©testent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocitĂ©s et qui mĂ©prisent leurs meurtres ; leur orgueil est irritĂ©, comme celui des auteurs dont on conteste le talent. Affaires Ă Vienne . NĂ©gociations de M. de Saint-LĂ©on, envoyĂ© de FouchĂ©. - Proposition relative Ă M. le duc d'OrlĂ©ans. - M. de Talleyrand. - MĂ©contentement d'Alexandre contre Louis XVIII. - Divers prĂ©tendants. - Rapport de La BesnadiĂšre. - Proposition inattendue d'Alexandre au congrĂšs Lord Clancarthy la fait Ă©chouer. - M. de Talleyrand se retourne sa dĂ©pĂȘche Ă Louis XVIII. - DĂ©claration de l'Alliance, tronquĂ©e dans le journal officiel de Francfort. - M. de Talleyrand veut que le Roi rentre en France par les provinces du sud-est. - Divers marchĂ©s du prince de BĂ©nĂ©vent Ă Vienne. - Il m'Ă©crit Ă Gand sa lettre. En mĂȘme temps que FouchĂ© envoyait Ă Gand M. Gaillard nĂ©gocier avec le frĂšre de Louis XVI, ses agents Ă BĂąle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de NapolĂ©on II, et M. de Saint-LĂ©on, dĂ©pĂȘchĂ© par ce mĂȘme FouchĂ©, arrivait Ă Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'OrlĂ©ans. Les amis du duc d'Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis au retour des princes lĂ©gitimes, il maintint sur la liste des exilĂ©s son ancien collĂšgue M. Thibaudeau, tandis que de son cĂŽtĂ© M. de Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avait-il pas bien raison de croire en M. FouchĂ© ? M. de Saint-LĂ©on Ă Vienne apportait trois billets dont l'un Ă©tait adressĂ© Ă M. de Talleyrand le duc d'Otrante proposait Ă l'ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trĂŽne, s'il y voyait jour, le fils d'EgalitĂ©. Quelle probitĂ© dans ces nĂ©gociations ! qu'on Ă©tait heureux d'avoir affaire Ă de si honnĂȘtes gens ! Nous avons pourtant admirĂ©, encensĂ©, bĂ©ni ces Cartouche ; nous leur avons fait la cour ; nous les avons appelĂ©s monseigneur ! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroĂźt aprĂšs M. de Saint-LĂ©on. M. le duc d'OrlĂ©ans ne conspirait pas de fait, mais de consentement ; il laissait intriguer les affinitĂ©s rĂ©volutionnaires douce sociĂ©tĂ© ! Au fond de ce bois, le plĂ©nipotentiaire du Roi de France prĂȘtait l'oreille aux ouvertures de FouchĂ©. A propos de l'arrestation de M. de Talleyrand Ă la barriĂšre d'Enfer, j'ai dit quelle avait Ă©tĂ© jusqu'alors l'idĂ©e fixe de M. de Talleyrand sur la rĂ©gence de Marie-Louise il fut obligĂ© de se ranger par l'Ă©vĂ©nement Ă l'Ă©ventualitĂ© des Bourbons ; mais il Ă©tait toujours mal Ă l'aise ; il lui semblait que, sous les hoirs [HĂ©ritier. Se dit ordinairement des enfants, des hĂ©ritiers en ligne directe, et ne s'emploie guĂšre qu'au pluriel.] de saint Louis, un Ă©vĂȘque mariĂ© ne serait jamais sĂ»r de sa place. L'idĂ©e de substituer la branche cadette Ă la branche aĂźnĂ©e lui sourit donc, et d'autant plus qu'il avait eu d'anciennes liaisons avec le Palais-Royal. Prenant parti, toutefois sans se dĂ©couvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de FouchĂ© Ă Alexandre. Le czar avait cessĂ© de s'intĂ©resser Ă Louis XVIII celui-ci l'avait blessĂ© Ă Paris par son affectation de supĂ©rioritĂ© de race ; il l'avait encore blessĂ© en rejetant le mariage du duc de Berry avec une soeur de l'empereur ; on refusait la princesse pour trois raisons elle Ă©tait schismatique ; elle n'Ă©tait pas d'une assez vieille souche ; elle Ă©tait d'une famille de fous raisons qu'on ne prĂ©sentait pas debout, mais de biais, et qui, entrevues, offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exil, le czar accusait l'alliance projetĂ©e entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Du reste, il semblait que la succession fĂ»t ouverte ; tout le monde prĂ©tendait hĂ©riter des fils de Louis XIV Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la soeur de NapolĂ©on croyait avoir au royaume de Naples ; Bernadotte jetait un regard lointain sur Versailles, apparemment parce que le roi de SuĂšde venait de Pau. La BesnardiĂšre, chef de division aux relations extĂ©rieures, passa Ă M. de Caulaincourt ; il brocha un rapport, des griefs et contredits de la France Ă l'endroit de la lĂ©gitimitĂ©. La ruade lĂąchĂ©e, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport Ă Alexandre mĂ©content et mobile, l'autocrate fut frappĂ© du pamphlet de La BesnardiĂšre. Tout Ă coup, en plein congrĂšs, Ă la stupĂ©faction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matiĂšre Ă dĂ©libĂ©ration d'examiner en quoi M. le duc d'OrlĂ©ans pourrait convenir comme roi Ă la France et Ă l'Europe. C'est peut-ĂȘtre une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-ĂȘtre est-il plus extraordinaire encore qu'on en ait si peu parlĂ© [Une brochure qui vient de paraĂźtre, intitulĂ©e Lettres de l ' Ă©tranger , et qui semble Ă©crite par un diplomate habile et bien instruit, indique cette Ă©trange nĂ©gociation russe Ă Vienne. Paris, note de 1840. . Lord Clancarthy fit Ă©chouer la proposition russe sa seigneurie dĂ©clara n'avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave " Quant Ă moi, " dit-il, en opinant comme simple particulier, " je pense que mettre M. le duc d'OrlĂ©ans sur le trĂŽne de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations. " Les membres du congrĂšs allĂšrent dĂźner et marquĂšrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fĂ©tu, le feuillet oĂč ils en Ă©taient restĂ©s dans leurs protocoles. Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face prĂ©voyant que le coup retentirait, il rendit compte Ă Louis XVIII dans une dĂ©pĂȘche que j'ai vue et qui portait le n o 25 ou 27 de l'Ă©trange sĂ©ance du congrĂšs [On prĂ©tend qu'en 1830, M. de Talleyrand a fait enlever des archives particuliĂšres de la couronne sa correspondance avec Louis XVIII, de mĂȘme qu'il avait fait enlever dans les archives de l'empire tout ce qu'il avait Ă©crit, lui, M. de Talleyrand, relativement Ă la mort du duc d'Enghien et aux affaires d'Espagne. Paris, note de 1840. il se croyait obligĂ© d'informer Sa MajestĂ© d'une dĂ©marche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du Roi singuliĂšre naĂŻvetĂ© pour M. le prince de Talleyrand. Il avait Ă©tĂ© question d'une dĂ©claration de l'Alliance, afin de bien avertir le monde qu'on n'en voulait qu'Ă NapolĂ©on ; qu'on ne prĂ©tendait imposer Ă la France ni une forme obligĂ©e de gouvernement, ni un souverain qui ne fĂ»t pas de son choix. Cette derniĂšre partie de la dĂ©claration fut supprimĂ©e, mais elle fut positivement annoncĂ©e dans le journal officiel de Francfort. L'Angleterre, dans ses nĂ©gociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libĂ©ral, qui n'est qu'une prĂ©caution contre la tribune parlementaire. On voit qu'Ă la seconde restauration, pas plus qu'Ă la premiĂšre, les alliĂ©s ne se souciaient point du rĂ©tablissement de la lĂ©gitimitĂ© l'Ă©vĂ©nement seul a tout fait. Qu'importait Ă des souverains dont la vue Ă©tait si courte que la mĂšre des monarchies de l'Europe fĂ»t Ă©gorgĂ©e ? Cela les empĂȘcherait-il de donner des fĂȘtes et d'avoir des gardes ? Aujourd'hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'Ă©pĂ©e dans l'autre ! M. de Talleyrand, dont les intĂ©rĂȘts Ă©taient alors Ă Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinion ne lui Ă©tait plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armĂ©es fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquĂźt ainsi la prĂ©pondĂ©rance c'est pourquoi il voulait amener le Roi Ă rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'il se trouvĂąt sous la tutelle des troupes de l'empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordre prĂ©cis de ne point commencer les hostilitĂ©s ; c'est donc NapolĂ©on qui a voulu la bataille de Waterloo on n'arrĂȘte point les destinĂ©es d'une telle nature. Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont Ă©tĂ© gĂ©nĂ©ralement ignorĂ©s, c'est encore de mĂȘme qu'on s'est formĂ© une opinion confuse des traitĂ©s de Vienne, relativement Ă la France on les a crus l'oeuvre inique d'une troupe de souverains victorieux acharnĂ©s Ă notre perte ; malheureusement, s'ils sont durs, ils ont Ă©tĂ© envenimĂ©s par une main française quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tĂŽt ou tard sera sa proie ; la France devait favoriser ce dĂ©sir, car la Saxe obtenant un dĂ©dommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves ; Coblentz et d'autres forteresses passaient Ă un petit Etat ami qui placĂ© entre nous et la Prusse, empĂȘchait les points de contact ; les clefs de la France n'Ă©taient point livrĂ©es Ă l'ombre de FrĂ©dĂ©ric. Pour trois millions qu'il en coĂ»ta Ă la Saxe, M. de Talleyrand s'opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin, mais, afin d'obtenir l'assentiment d'Alexandre Ă l'existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligĂ© d'abandonner la Pologne au czar, bien que les autres puissances dĂ©sirassent qu'une Pologne quelconque rendĂźt les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetĂšrent, comme le souverain de Dresde, Ă prix d'argent. M. de Talleyrand prĂ©tendait qu'il avait droit Ă une subvention en Ă©change de son duchĂ© de BĂ©nĂ©vent il vendait sa livrĂ©e en quittant son maĂźtre. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'aurait-il pu perdre aussi quelque chose ? BĂ©nĂ©vent, d'ailleurs, n'appartenait pas au grand chambellan en vertu du rĂ©tablissement des anciens traitĂ©s, cette principautĂ© dĂ©pendait des Etats de l'Eglise. Telles Ă©taient les transactions diplomatiques que l'on passait Ă Vienne, tandis que nous sĂ©journions Ă Gand. Je reçus, dans cette derniĂšre rĂ©sidence, cette lettre de M. de Talleyrand " Vienne, le 4 mai. " J'ai appris avec grand plaisir, Monsieur, que vous Ă©tiez Ă Gand, car les circonstances exigent que le Roi soit entourĂ© d'hommes forts et indĂ©pendants. " Vous aurez sĂ»rement pensĂ© qu'il Ă©tait utile de rĂ©futer par des publications fortement raisonnĂ©es toute la nouvelle doctrine que l'on veut Ă©tablir dans les piĂšces officielles qui paraissent en France. " Il y aurait de l'utilitĂ© Ă ce qu'il parĂ»t quelque chose dont l'objet serait d'Ă©tablir que la dĂ©claration du 31 mars, faite Ă Paris par les alliĂ©s, que la dĂ©chĂ©ance, que l'abdication, que le traitĂ© du 11 avril qui en a Ă©tĂ© la consĂ©quence, sont autant de conditions prĂ©liminaires, indispensables et absolues du traitĂ© du 30 mai ; c'est-Ă -dire que sans ces conditions prĂ©alables le traitĂ© n'eĂ»t pas Ă©tĂ© fait. Cela posĂ©, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traitĂ© a Ă©tablie. Ce sont donc lui et ses complices qui dĂ©clarent la guerre Ă l'Europe. " Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien ; il faut seulement qu'elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en. " AgrĂ©ez, Monsieur, l'hommage de mon sincĂšre attachement et de ma haute considĂ©ration, " " Talleyrand. " " J'espĂšre avoir l'honneur de vous voir Ă la fin du mois. " Notre ministre Ă Vienne Ă©tait fidĂšle Ă sa haine contre la grande chimĂšre Ă©chappĂ©e des ombres ; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand Ă©tait capable de faire, quand il Ă©crivait seul il avait la bontĂ© de m'enseigner le motif , s'en rapportant Ă mes fioritures. Il s'agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la dĂ©chĂ©ance, sur l'abdication, sur le traitĂ© du 11 avril et du 30 mai, pour arrĂȘter NapolĂ©on ! Je fus trĂšs reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d' homme fort , mais je ne les suivis pas ambassadeur in petto , je ne me mĂȘlais point en ce moment des affaires Ă©trangĂšres ; je ne m'occupais que de mon ministĂšre de l ' intĂ©rieur par intĂ©rim . Mais que se passait-il Ă Paris ? Les Cent-Jours Ă Paris . Effet du passage de la lĂ©gitimitĂ© en France. - Etonnement de Bonaparte. - Il est obligĂ© de capituler avec les idĂ©es qu'il avait crues Ă©touffĂ©es. - Son nouveau systĂšme. - Trois Ă©normes joueurs restĂ©s. - ChimĂšres des libĂ©raux. - Clubs et fĂ©dĂ©rĂ©s. - Escamotage de la rĂ©publique l'Acte additionnel. - Chambre des reprĂ©sentants convoquĂ©e. - Inutile Champ-de-Mai. Je vous fais voir l'envers des Ă©vĂ©nements que l'histoire ne montre pas ; l'histoire n'Ă©tale que l'endroit. Les MĂ©moires ont l'avantage de prĂ©senter l'un et l'autre cĂŽtĂ© du tissu sous ce rapport, ils peignent mieux l'humanitĂ© complĂšte en exposant, comme les tragĂ©dies de Shakespeare, les scĂšnes basses et hautes. Il y a partout une chaumiĂšre auprĂšs d'un palais, un homme qui pleure auprĂšs d'un homme qui rit, un chiffonnier qui porte sa hotte auprĂšs d'un roi qui perd son trĂŽne que faisait Ă l'esclave prĂ©sent Ă la bataille d'Arbelles la chute de Darius ? Gand n'Ă©tait donc qu'un vestiaire derriĂšre les coulisses du spectacle ouvert Ă Paris. Des personnages renommĂ©s restaient encore en Europe. J'avais en 1800 commencĂ© ma carriĂšre avec Alexandre et NapolĂ©on ; pourquoi n'avais-je pas suivi ces premiers acteurs, mes contemporains, sur le grand théùtre ? Pourquoi seul Ă Gand ? Parce que le ciel vous jette oĂč il veut. Des petits Cent-Jours Ă Gand, passons aux grands Cent-Jours Ă Paris. Je vous ai dit les raisons qui auraient dĂ» arrĂȘter Bonaparte Ă l'Ăźle d'Elbe, et les raisons primantes ou plutĂŽt la nĂ©cessitĂ© tirĂ©e de sa nature qui le contraignirent de sortir de l'exil. Mais la marche de Cannes Ă Paris Ă©puisa ce qui lui restait du vieil homme Ă Paris le talisman fut brisĂ©. Le peu d'instants que la lĂ©galitĂ© avait reparu avait suffi pour rendre impossible le rĂ©tablissement de l'arbitraire. Le despotisme muselle les masses, et affranchit les individus dans une certaine limite ; l'anarchie dĂ©chaĂźne les masses, et asservit les indĂ©pendances individuelles. De lĂ , le despotisme ressemble Ă la libertĂ©, quand il succĂšde Ă l'anarchie ; il reste ce qu'il est vĂ©ritablement quand il remplace la libertĂ© libĂ©rateur aprĂšs la constitution directoriale, Bonaparte Ă©tait oppresseur aprĂšs la Charte. Il le sentait si bien qu'il se crut obligĂ© d'aller plus loin que Louis XVIII et de retourner aux sources de la souverainetĂ© nationale. Lui, qui avait foulĂ© le peuple en maĂźtre, fut rĂ©duit Ă se refaire tribun du peuple, Ă courtiser la faveur des faubourgs, Ă parodier l'enfance rĂ©volutionnaire, Ă bĂ©gayer un vieux langage de libertĂ© qui faisait grimacer ses lĂšvres, et dont chaque syllabe mettait en colĂšre son Ă©pĂ©e. Sa destinĂ©e, comme puissance, Ă©tait en effet si bien accomplie, qu'on ne reconnut plus le gĂ©nie de NapolĂ©on pendant les Cent-Jours. Ce gĂ©nie Ă©tait celui du succĂšs et de l'ordre, non celui de la dĂ©faite et de la libertĂ© or, il ne pouvait rien par la victoire qui l'avait trahi, rien pour l'ordre, puisqu'il existait sans lui. Dans son Ă©tonnement il disait " Comme les Bourbons m'ont arrangĂ© la France en quelques mois ! il me faudra des annĂ©es pour la refaire. " Ce n'Ă©tait pas l'oeuvre de la lĂ©gitimitĂ© que le conquĂ©rant voyait, c'Ă©tait l'oeuvre de la Charte ; il avait laissĂ© la France muette et prosternĂ©e, il la trouvait debout et parlante dans la naĂŻvetĂ© de son esprit absolu, il prenait la libertĂ© pour le dĂ©sordre. Et pourtant Bonaparte est obligĂ© de capituler avec les idĂ©es qu'il ne peut vaincre de prime abord. A dĂ©faut de popularitĂ© rĂ©elle, des ouvriers, payĂ©s Ă quarante sous par tĂȘte, viennent, Ă la fin de leur journĂ©e, brailler au Carrousel Vive l'empereur ! cela s'appelait aller Ă la criĂ©e. Des proclamations annoncent d'abord une merveille d'oubli et de pardon ; les individus sont dĂ©clarĂ©s libres, la nation libre, la presse libre ; on ne veut que la paix, l'indĂ©pendance et le bonheur du peuple ; tout le systĂšme impĂ©rial est changĂ© ; l'Ăąge d'or va renaĂźtre. Afin de rendre la pratique conforme Ă la thĂ©orie, on partage la France en sept grandes divisions de police ; les sept lieutenants sont investis des mĂȘmes pouvoirs qu'avaient, sous le Consulat et l'empire, les directeurs gĂ©nĂ©raux on sait ce que furent Ă Lyon, Ă Bordeaux, Ă Milan, Ă Florence, Ă Lisbonne, Ă Hambourg, Ă Amsterdam, ces protecteurs de la libertĂ© individuelle. Au-dessus de ces lieutenants, Bonaparte Ă©lĂšve, dans une hiĂ©rarchie de plus en plus favorable Ă la libertĂ© , des commissaires extraordinaires, Ă la maniĂšre des reprĂ©sentants du peuple sous la Convention. La police que dirige FouchĂ© apprend au monde, par des proclamations solennelles, qu'elle ne va plus servir qu'Ă rĂ©pandre la philosophie, qu'elle n'agira plus que d'aprĂšs des principes de vertu. Bonaparte rĂ©tablit, par un dĂ©cret, la garde nationale du royaume, dont le nom seul lui donnait jadis des vertiges. Il se voit forcĂ© d'annuler le divorce prononcĂ© sous l'empire entre le despotisme et la dĂ©magogie, et de favoriser leur nouvelle alliance de cet hymen doit naĂźtre, au Champ-de-Mai, une libertĂ©, le bonnet rouge et le turban sur la tĂȘte, le sabre du mameluk Ă la ceinture et la hache rĂ©volutionnaire Ă la main, libertĂ© entourĂ©e des ombres de ces milliers de victimes sacrifiĂ©es sur les Ă©chafauds ou dans les campagnes brĂ»lantes de l'Espagne et les dĂ©serts glacĂ©s de la Russie. Avant le succĂšs, les mameluks sont jacobins ; aprĂšs le succĂšs, les jacobins deviendront mameluks Sparte est pour l'instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe. Bonaparte aurait bien voulu ressaisir Ă lui seul l'autoritĂ©, mais cela ne lui Ă©tait pas possible ; il trouvait des hommes disposĂ©s Ă la lui disputer d'abord les rĂ©publicains de bonne foi, dĂ©livrĂ©s des chaĂźnes du despotisme et des lois de la monarchie, dĂ©siraient garder une indĂ©pendance qui n'est peut-ĂȘtre qu'une noble erreur ; ensuite les furieux de l'ancienne faction de la montagne ces derniers, humiliĂ©s de n'avoir Ă©tĂ© sous l'empire que les espions de police d'un despote, semblaient rĂ©solus Ă reprendre, pour leur propre compte, cette libertĂ© de tout faire dont ils avaient cĂ©dĂ© pendant quinze annĂ©es le privilĂšge Ă un maĂźtre. Mais ni les rĂ©publicains, ni les rĂ©volutionnaires, ni les satellites de Bonaparte, n'Ă©taient assez forts pour Ă©tablir leur puissance sĂ©parĂ©e, ou pour se subjuguer mutuellement. MenacĂ©s au dehors d'une invasion, poursuivis au dedans par l'opinion publique, ils comprirent que s'ils se divisaient, ils Ă©taient perdus afin d'Ă©chapper au danger, ils ajournĂšrent leur querelle ; les uns apportaient Ă la dĂ©fense commune leurs systĂšmes et leurs chimĂšres, les autres leur terreur et leur perversitĂ©. Nul n'Ă©tait de bonne foi dans ce pacte ; chacun, la crise passĂ©e, se promettait de le tourner Ă son profit ; tous cherchaient d'avance Ă s'assurer les rĂ©sultats de la victoire. Dans cet effrayant trente et un, trois Ă©normes joueurs tenaient la banque tour Ă tour la libertĂ©, l'anarchie, le despotisme, tous trois trichant et s'efforçant de gagner une partie perdue pour tous. Pleins de cette pensĂ©e, ils ne sĂ©vissaient point contre quelques enfants perdus qui pressaient les mesures rĂ©volutionnaires des fĂ©dĂ©rĂ©s s'Ă©taient formĂ©s dans les faubourgs et des fĂ©dĂ©rations s'organisaient sous de rigoureux serments dans la Bretagne, l'Anjou, le Lyonnais et la Bourgogne ; on entendait chanter la Marseillaise et la Carmagnole ; un club, Ă©tabli Ă Paris, correspondait avec d'autres clubs dans les provinces ; on annonçait la rĂ©surrection du Journal des Patriotes . Mais, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , quelle confiance pouvaient inspirer les ressuscitĂ©s de 1793 ? Ne savait-on pas comment ils expliquaient la libertĂ©, l'Ă©galitĂ©, les droits de l'homme ? Etaient-ils plus moraux, plus sages, plus sincĂšres aprĂšs qu'avant leurs Ă©normitĂ©s ? Est-ce parce qu'ils s'Ă©taient souillĂ©s de tous les vices qu'ils Ă©taient devenus capables de toutes les vertus ? on n'abdique pas le crime aussi facilement qu'une couronne ; le front que ceignit l'affreux bandeau en conserve des marques ineffaçables. L'idĂ©e de faire descendre un ambitieux de gĂ©nie du rang d'empereur Ă la condition de gĂ©nĂ©ralissime ou de prĂ©sident de la RĂ©publique Ă©tait une chimĂšre le bonnet rouge, dont on chargeait la tĂȘte de ses bustes pendant les Cent-Jours, n'aurait annoncĂ© Ă Bonaparte que la reprise du diadĂšme, s'il Ă©tait donnĂ© Ă ces athlĂštes qui parcourent le monde de fournir deux fois la mĂȘme carriĂšre. Toutefois, des libĂ©raux de choix se promettaient la victoire des hommes fourvoyĂ©s, comme Benjamin Constant, des niais, comme M. Simonde-Sismondi, parlaient de placer le prince de Canino au ministĂšre de l'intĂ©rieur, le lieutenant gĂ©nĂ©ral comte Carnot au ministĂšre de la guerre, le comte Merlin Ă celui de la justice. En apparence abattu, Bonaparte ne s'opposait point Ă des mouvements dĂ©mocratiques qui, en dernier rĂ©sultat fournissaient des conscrits Ă son armĂ©e. Il se laissait attaquer dans des pamphlets ; des caricatures lui rĂ©pĂ©taient Ile d'Elbe , comme les perroquets criaient Ă Louis XI PĂ©ronne . On prĂȘchait Ă l'Ă©chappĂ© de prison, en le tutoyant, la libertĂ© et l'Ă©galitĂ© ; il Ă©coutait ces remontrances d'un air de componction. Tout Ă coup, rompant les liens dont on avait prĂ©tendu l'envelopper, il proclame de sa propre autoritĂ©, non une constitution plĂ©bĂ©ienne, mais une constitution aristocratique, un Acte additionnel aux constitutions de l'empire. La rĂ©publique rĂȘvĂ©e se change par cet adroit escamotage dans le vieux gouvernement impĂ©rial, rajeuni de fĂ©odalitĂ©. L' Acte additionnel enlĂšve Ă Bonaparte le parti rĂ©publicain et fait des mĂ©contents dans presque tous les autres partis. La licence rĂšgne Ă Paris, l'anarchie dans les provinces ; les autoritĂ©s civiles et militaires se combattent ; ici on menace de brĂ»ler les chĂąteaux et d'Ă©gorger les prĂȘtres ; lĂ on arbore le drapeau blanc et on crie Vive le Roi ! AttaquĂ©, Bonaparte recule ; il retire Ă ses commissaires extraordinaires la nomination des maires des communes et rend cette nomination au peuple. EffrayĂ© de la multiplicitĂ© des votes nĂ©gatifs contre l' Acte additionnel , il abandonne sa dictature de fait et convoque la Chambre des reprĂ©sentants en vertu de cet acte qui n'est point encore acceptĂ©. Errant d'Ă©cueil en Ă©cueil, Ă peine dĂ©livrĂ© d'un danger, il heurte contre un autre souverain d'un jour, comment instituer une pairie hĂ©rĂ©ditaire que l'esprit d'Ă©galitĂ© repousse ? Comment gouverner les deux Chambres ? Montreront-elles une obĂ©issance passive ? Quels seront les rapports de ces Chambres avec l'assemblĂ©e projetĂ©e du Champ-de-Mai, laquelle n'a plus de vĂ©ritable but, puisque l' Acte additionnel est mis Ă exĂ©cution avant que les suffrages eussent Ă©tĂ© comptĂ©s ? Cette assemblĂ©e, composĂ©e de trente mille Ă©lecteurs, ne se croira-t-elle pas la reprĂ©sentation nationale ? Ce Champ-de-Mai, si pompeusement annoncĂ© et cĂ©lĂ©brĂ© le 1er juin, se rĂ©sout en un simple dĂ©filĂ© de troupes et une distribution de drapeaux devant un autel mĂ©prisĂ©, NapolĂ©on, entourĂ© de ses frĂšres, des dignitaires de l'Etat, des marĂ©chaux, des corps civils et judiciaires, proclame la souverainetĂ© du peuple Ă laquelle il ne croyait pas. Les citoyens s'Ă©taient imaginĂ© qu'ils fabriqueraient eux-mĂȘmes une constitution dans ce jour solennel ; les paisibles bourgeois s'attendaient qu'on y dĂ©clarerait l'abdication de NapolĂ©on en faveur de son fils ; abdication manigancĂ©e Ă BĂąle entre les agents de FouchĂ© et du prince Metternich il n'y eut rien qu'une ridicule attrape politique. L' Acte additionnel se prĂ©sentait au reste comme un hommage Ă la lĂ©gitimitĂ© ; Ă quelques diffĂ©rences prĂšs, et surtout moins l' abolition de la confiscation , c'Ă©tait la Charte. Suite des Cent-Jours Ă Paris . Soucis et amertumes de Bonaparte. Ces changements subits, cette confusion de toutes choses, annonçaient l'agonie du despotisme la tyrannie conservait l'instinct du mal et n'en avait plus la puissance. Toutefois l'empereur ne peut recevoir du dedans l'atteinte mortelle, car le pouvoir qui le combat est aussi extĂ©nuĂ© que lui ; le Titan rĂ©volutionnaire, que NapolĂ©on avait jadis terrassĂ©, n'a point recouvrĂ© son Ă©nergie native ; les deux gĂ©ants se portent maintenant d'inutiles coups ; ce n'est plus que la lutte de deux ombres. A ces impossibilitĂ©s gĂ©nĂ©rales se joignent pour Bonaparte des tribulations domestiques et des soucis de palais il annonçait Ă la France le retour de l'impĂ©ratrice et du roi de Rome, et l'une et l'autre ne revenaient point. Il disait Ă propos de la reine de Hollande, devenue par Louis XVIII duchesse de Saint-Leu " Quand on a acceptĂ© les prospĂ©ritĂ©s d'une famille, il faut en embrasser les adversitĂ©s. " Joseph, accouru de la Suisse ne lui demandait que de l'argent ; Lucien l'inquiĂ©tait par ses liaisons libĂ©rales ; Murat, d'abord conjurĂ© contre son beau-frĂšre, s'Ă©tait trop hĂątĂ©, en revenant Ă lui, d'attaquer les Autrichiens dĂ©pouillĂ© du royaume de Naples et fugitif de mauvais augure, il attendait aux arrĂȘts, prĂšs de Marseille, la catastrophe que je vous raconterai plus tard. Et puis l'empereur pouvait-il se fier Ă ses anciens partisans et ses prĂ©tendus amis ? ne l'avaient-ils pas indignement abandonnĂ© au moment de sa chute ? Ce SĂ©nat qui rampait Ă ses pieds, maintenant blotti dans la pairie n'avait-il pas dĂ©crĂ©tĂ© la dĂ©chĂ©ance de son bienfaiteur ? Pouvait-il les croire, ces hommes, lorsqu'ils venaient lui dire " L'intĂ©rĂȘt de la France est insĂ©parable du vĂŽtre. Si la fortune trompait vos efforts, des revers, sire, n'affaibliraient pas notre persĂ©vĂ©rance et redoubleraient notre attachement pour vous. " Votre persĂ©vĂ©rance ! votre attachement redoublĂ© par l'infortune ! Vous disiez ceci le 11 juin 1815 qu'aviez-vous dit le 2 avril 1814 ? que direz-vous quelques semaines aprĂšs, le 19 juillet 1815 ? Le ministre de la police impĂ©riale, ainsi que vous l'avez vu, correspondait avec Gand, Vienne et BĂąle ; les marĂ©chaux auxquels Bonaparte Ă©tait contraint de donner le commandement de ses soldats avaient naguĂšre prĂȘtĂ© serment Ă Louis XVIII ; ils avaient fait contre lui Bonaparte, les proclamations les plus violentes [Voyez plus haut celle du marĂ©chal Soult. depuis ce moment, il est vrai, ils avaient réépousĂ© leur sultan ; mais s'il eĂ»t Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă Grenoble, qu'en auraient-ils fait ? Suffit-il de rompre un serment pour rendre Ă un autre serment violĂ© toute sa force ? Deux parjures Ă©quivalent-ils Ă la fidĂ©litĂ© ? Encore quelques jours, et ces jureurs du Champ-de-Mai rapporteront leur dĂ©vouement Ă Louis XVIII dans les salons des Tuileries ; ils s'approcheront de la sainte table du Dieu de paix, pour se faire nommer ministres aux banquets de la guerre ; hĂ©rauts d'armes et brandisseurs des insignes royaux au sacre de Bonaparte, ils rempliront les mĂȘmes fonctions au sacre de Charles X ; puis commissaires d'un autre pouvoir, ils mĂšneront ce roi prisonnier Ă Cherbourg, trouvant Ă peine un petit coin libre dans leur conscience pour y accrocher la plaque de leur nouveau serment. Il est dur de naĂźtre aux Ă©poques d'improbitĂ©, dans ces jours oĂč deux hommes causant ensemble s'Ă©tudient Ă retrancher des mots de la langue, de peur de s'offenser et de se faire rougir mutuellement. Ceux qui n'avaient pu s'attacher Ă NapolĂ©on par sa gloire, qui n'avaient pu tenir par la reconnaissance au bienfaiteur duquel ils avaient reçu leurs richesses, leurs honneurs et jusqu'Ă leurs noms, s'immoleraient-ils maintenant Ă ses indigentes espĂ©rances ? S'enchaĂźneraient-ils Ă une fortune prĂ©caire et recommençante, les ingrats que ne fixa point une fortune consolidĂ©e par des succĂšs inouĂŻs et par une possession de seize annĂ©es de victoires ? Tant de chrysalides qui, entre deux printemps, avaient dĂ©pouillĂ© et revĂȘtu, quittĂ© et repris la peau du lĂ©gitimiste et du rĂ©volutionnaire, du napolĂ©onien et du bourboniste ; tant de paroles donnĂ©es et faussĂ©es ; tant de croix passĂ©es de la poitrine du chevalier Ă la queue du cheval, et de la queue du cheval Ă la poitrine du chevalier ; tant de preux changeant de bandiĂšres, et semant la lice de leurs gages de foi-mentie ; tant de nobles dames, tour Ă tour suivantes de Marie-Louise et de Marie-Caroline, ne devaient laisser au fond de l'Ăąme de NapolĂ©on que dĂ©fiance horreur et mĂ©pris ; ce grand homme vieilli Ă©tait seul au milieu de tous ces traĂźtres hommes et sort, sur une terre chancelante, sous un ciel ennemi, en face de sa destinĂ©e accomplie et du jugement de Dieu. RĂ©solution Ă Vienne. - Mouvement Ă Paris. NapolĂ©on n'avait trouvĂ© de fidĂšles que les fantĂŽmes de sa gloire passĂ©e ; ils l'escortĂšrent, ainsi que je vous l'ai dit, du lieu de son dĂ©barquement jusqu'Ă la capitale de la France. Mais les aigles, qui avaient volĂ© de clocher en clocher de Cannes Ă Paris, s'abattirent fatiguĂ©es sur les cheminĂ©es des Tuileries, sans pouvoir aller plus loin. NapolĂ©on ne se prĂ©cipite point, avec les populations Ă©mues, sur la Belgique, avant qu'une armĂ©e anglo-prussienne s'y fĂ»t rassemblĂ©e il s'arrĂȘte ; il essaie de nĂ©gocier avec l'Europe et de maintenir humblement les traitĂ©s de la lĂ©gitimitĂ©. Le congrĂšs de Vienne oppose Ă M. le duc de Vicence l'abdication du 11 avril 1814 par cette abdication Bonaparte reconnaissait qu'il Ă©tait le seul obstacle au rĂ©tablissement de la paix en Europe , et en consĂ©quence renonçait, pour lui et ses hĂ©ritiers, aux trĂŽnes de France et d'Italie . Or, puisqu'il vient rĂ©tablir son pouvoir, il viole manifestement le traitĂ© de Paris, et se replace dans la situation politique antĂ©rieure au 31 mars 1814 donc c'est lui Bonaparte qui dĂ©clare la guerre Ă l'Europe et non l'Europe Ă Bonaparte. Ces arguties logiques de procureurs diplomates, comme je l'ai fait remarquer Ă propos de la lettre de M. de Talleyrand, valaient ce qu'elles pouvaient avant le combat. La nouvelle du dĂ©barquement de Bonaparte Ă Cannes Ă©tait arrivĂ©e Ă Vienne le 3 mars, au milieu d'une fĂȘte oĂč l'on reprĂ©sentait l'assemblĂ©e des divinitĂ©s de l'Olympe et du Parnasse. Alexandre venait de recevoir le projet d'alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre il hĂ©sita un moment entre les deux nouvelles, puis il dit " II ne s'agit pas de moi, mais du salut du monde. " Et une estafette porte Ă Saint-PĂ©tersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les armĂ©es qui se retiraient s'arrĂȘtent ; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France. Bonaparte se prĂ©pare Ă la guerre ; il est attendu Ă de nouveaux champs catalauniques Dieu l'a ajournĂ© Ă la bataille qui doit mettre fin au rĂšgne des batailles. Il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommĂ©e de Marengo et d'Austerlitz pour faire Ă©clore des armĂ©es dans cette France qui n'est qu'un grand nid de soldats. Bonaparte avait rendu Ă ses lĂ©gions leurs surnoms d' invincible , de terrible , d' incomparable ; sept armĂ©es reprenaient le titre d'armĂ©es des PyrĂ©nĂ©es, des Alpes, du Jura, de la Moselle, du Rhin grands souvenirs qui servaient de cadre Ă des troupes supposĂ©es, Ă des triomphes en espĂ©rance. Une armĂ©e vĂ©ritable Ă©tait rĂ©unie Ă Paris et Ă Laon ; cent cinquante batteries attelĂ©es, dix mille soldats d'Ă©lite entrĂ©s dans la garde ; dix-huit mille marins illustrĂ©s Ă LĂŒtzen et Ă Bautzen ; trente mille vĂ©tĂ©rans, officiers et sous-officiers, en garnison dans les places fortes ; sept dĂ©partements du nord et de l'est prĂȘts Ă se lever en masse ; cent quatre-vingt mille hommes de la garde nationale rendus mobiles ; des corps francs dans la Lorraine, l'Alsace et la Franche-ComtĂ© ; des fĂ©dĂ©rĂ©s offrant leurs piques et leurs bras ; Paris fabriquant par jour trois mille fusils telles Ă©taient les ressources de l'empereur. Peut-ĂȘtre aurait-il encore une fois bouleversĂ© le monde, s'il avait pu se rĂ©soudre, en affranchissant la patrie, Ă appeler les nations Ă©trangĂšres Ă l'indĂ©pendance. Le moment Ă©tait propice les rois qui promirent Ă leurs sujets des gouvernements constitutionnels venaient de manquer honteusement Ă leur parole. Mais la libertĂ© Ă©tait antipathique Ă NapolĂ©on depuis qu'il avait bu Ă la coupe du pouvoir ; il aimait mieux ĂȘtre vaincu avec des soldats que de vaincre avec des peuples. Les corps qu'il poussa successivement vers les Pays-Bas se montaient Ă soixante-dix mille hommes. Ce que nous faisions Ă Gand. - M. de Blacas. Nous autres Ă©migrĂ©s, nous Ă©tions dans la ville de Charles-Quint comme les femmes de cette ville assises derriĂšre leurs fenĂȘtres, elles voient dans un petit miroir inclinĂ© les soldats passer dans la rue. Louis XVIII Ă©tait lĂ dans un coin complĂštement oubliĂ© ; Ă peine recevait-il de temps en temps un billet du prince de Talleyrand revenant de Vienne, quelques lignes des membres du corps diplomatique rĂ©sidant auprĂšs du duc de Wellington en qualitĂ© de commissaires, MM. Pozzo di Borgo, de Vincent, etc., etc. On avait bien autre chose Ă faire qu'Ă songer Ă nous ! Un homme Ă©tranger Ă la politique n'aurait jamais cru qu'un impotent cachĂ© au bord de la Lys serait rejetĂ© sur le trĂŽne par le choc des milliers de soldats prĂȘts Ă s'Ă©gorger soldats dont il n'Ă©tait ni le roi ni le gĂ©nĂ©ral, qui ne pensaient pas Ă lui, qui ne connaissaient ni son nom ni son existence. De deux points si rapprochĂ©s, Gand et Waterloo, jamais l'un ne parut si obscur, l'autre si Ă©clatant la lĂ©gitimitĂ© gisait au dĂ©pĂŽt comme un vieux fourgon brisĂ©. Nous savions que les troupes de Bonaparte s'approchaient ; nous n'avions pour nous couvrir que nos deux petites compagnies sous les ordres du duc de Berry, prince dont le sang ne pouvait nous servir, car il Ă©tait dĂ©jĂ demandĂ© ailleurs. Mille chevaux dĂ©tachĂ©s de l'armĂ©e française, nous auraient enlevĂ©s en quelques heures. Les fortifications de Gand Ă©taient dĂ©molies ; l'enceinte qui reste eĂ»t Ă©tĂ© d'autant plus facilement forcĂ©e que la population belge ne nous Ă©tait pas favorable. La scĂšne dont j'avais Ă©tĂ© tĂ©moin aux Tuileries se renouvela on prĂ©parait secrĂštement les voitures de Sa MajestĂ© ; les chevaux Ă©taient commandĂ©s. Nous, fidĂšles ministres, nous aurions pataugĂ© derriĂšre ; Ă la grĂące de Dieu. Monsieur partit pour Bruxelles, chargĂ© de surveiller de plus prĂšs les mouvements. M. de Blacas Ă©tait devenu soucieux et triste ; moi, pauvre homme, je le solaciais [Consoler, soulager.] . A Vienne on ne lui Ă©tait pas favorable ; M. de Talleyrand s'en moquait ; les royalistes l'accusaient d'ĂȘtre la cause du retour de Bonaparte. Ainsi, dans l'une ou l'autre chance, plus d'exil honorĂ© pour lui en Angleterre, plus de premiĂšres places possibles en France j'Ă©tais son unique appui. Je le rencontrais assez souvent au MarchĂ© aux chevaux, oĂč il trottait seul ; m'attelant Ă son cĂŽtĂ©, je me conformais Ă sa triste pensĂ©e . Cet homme que j'ai dĂ©fendu Ă Gand et en Angleterre, que je dĂ©fendis en France aprĂšs les Cent-Jours, et jusque dans la prĂ©face de la Monarchie selon la Charte , cet homme m'a toujours Ă©tĂ© contraire cela ne serait rien s'il n'eĂ»t Ă©tĂ© un mal pour la monarchie. Je ne me repens pas de ma niaiserie passĂ©e ; mais je dois redresser dans ces MĂ©moires les surprises faites Ă mon jugement ou Ă mon bon coeur. Bataille de Waterloo. Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles ; j'allai seul achever ma promenade sur la grande route. J'avais emportĂ© les Commentaires de CĂ©sar et je cheminais lentement, plongĂ© dans ma lecture. J'Ă©tais dĂ©jĂ Ă plus d'une lieue de la ville, lorsque je crus ouĂŻr un roulement sourd je m'arrĂȘtai, regardai le ciel assez chargĂ© de nuĂ©es, dĂ©libĂ©rant en moi-mĂȘme si je continuerais d'aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d'un orage. Je prĂȘtai l'oreille ; je n'entendis plus que le cri d'une poule d'eau dans des joncs et le son d'une horloge de village. Je poursuivis ma route je n'avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantĂŽt bref, tantĂŽt long et Ă intervalles inĂ©gaux ; quelquefois il n'Ă©tait sensible que par une trĂ©pidation de l'air, laquelle se communiquait Ă la terre sur ces plaines immenses, tant il Ă©tait Ă©loignĂ©. Ces dĂ©tonations moins vastes, moins onduleuses, moins liĂ©es ensemble que celles de la foudre, firent naĂźtre dans mon esprit l'idĂ©e d'un combat. Je me trouvais devant un peuplier plantĂ© Ă l'angle d'un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m'appuyai debout contre le tronc de l'arbre, le visage tournĂ© du cĂŽtĂ© de Bruxelles. Un vent du sud s'Ă©tant levĂ© m'apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j'Ă©coutais les Ă©chos au pied d'un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funĂ©railles inconnues, Ă©tait la bataille de Waterloo ! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrĂȘt des destinĂ©es, j'aurais Ă©tĂ© moins Ă©mu si je m'Ă©tais trouvĂ© dans la mĂȘlĂ©e le pĂ©ril, le feu, la cohue de la mort ne m'eussent pas laissĂ© le temps de mĂ©diter ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des rĂ©flexions m'accablait Quel Ă©tait ce combat ? Etait-il dĂ©finitif ? NapolĂ©on Ă©tait-il lĂ en personne ? Le monde comme la robe du Christ, Ă©tait-il jetĂ© au sort ? SuccĂšs ou revers de l'une ou de l'autre armĂ©e, quelle serait la consĂ©quence de l'Ă©vĂ©nement pour les peuples, libertĂ© ou esclavage ? Mais quel sang coulait ! chaque bruit parvenu Ă mon oreille n'Ă©tait-il pas le dernier soupir d'un Français ? Etait-ce un nouveau CrĂ©cy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'Ă©tait-elle pas perdue ? Si NapolĂ©on l'emportait que devenait notre libertĂ© ? Bien qu'un succĂšs de NapolĂ©on m'ouvrit un exil Ă©ternel, la patrie l'emportait dans ce moment dans mon coeur ; mes voeux Ă©taient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher Ă la domination Ă©trangĂšre. Wellington triomphait-il ? La lĂ©gitimitĂ© rentrerait donc dans Paris derriĂšre ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royautĂ© aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilĂ©s ! Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices ?... Ce n'est lĂ qu'une bien petite partie des idĂ©es qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste monument funĂšbre croissant de minute en minute Ă Waterloo comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j'Ă©tendais vainement mes mains vers les Pyramides. Aucun voyageur ne paraissait ; quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de lĂ©gumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que j'Ă©coutais. Mais voici venir un courrier je quitte le pied de mon arbre et je me place au milieu de la chaussĂ©e ; j'arrĂȘte le courrier et l'interroge. Il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost. Il me dit " Bonaparte est entrĂ© hier 17 juin dans Bruxelles, aprĂšs un combat sanglant. La bataille a dĂ» recommencer aujourd'hui 18 juin. On croit Ă la dĂ©faite dĂ©finitive des alliĂ©s, et l'ordre de la retraite est donnĂ©. " Le courrier continua sa route. Je le suivis en me hĂątant je fus dĂ©passĂ© par la voiture d'un nĂ©gociant qui fuyait en poste avec sa famille ; il me confirma le rĂ©cit du courrier. Confusion Ă Gand. - Quelle fut la bataille de Waterloo. Tout Ă©tait dans la confusion quand je rentrai Ă Gand on fermait les portes de la ville ; les guichets seuls demeuraient entre-baillĂ©s ; des bourgeois mal armĂ©s et quelques soldats de dĂ©pĂŽt faisaient sentinelle. Je me rendis chez le Roi. Monsieur venait d'arriver par une route dĂ©tournĂ©e il avait quittĂ© Bruxelles sur la fausse nouvelle que Bonaparte y allait entrer, et qu'une premiĂšre bataille perdue ne laissait aucune espĂ©rance du gain d'une seconde. On racontait que les Prussiens ne s'Ă©tant pas trouvĂ©s en ligne, les Anglais avaient Ă©tĂ© Ă©crasĂ©s. Sur ces bulletins, le sauve qui peut devint gĂ©nĂ©ral les possesseurs de quelques ressources partirent ; moi, qui ai la coutume de n'avoir jamais rien, j'Ă©tais toujours prĂȘt et dispos. Je voulais faire dĂ©mĂ©nager avant moi madame de Chateaubriand, grande bonapartiste, mais qui n'aime pas les coups de canon elle ne me voulut pas quitter. Le soir, conseil auprĂšs de S. M. nous entendĂźmes de nouveau les rapports de Monsieur et les on dit recueillis chez le commandant de la place ou chez le baron d'Eckstein. Le fourgon des diamants de la couronne Ă©tait attelĂ© je n'avais pas besoin de fourgon pour emporter mon trĂ©sor. J'enfermai le mouchoir de soie noire dont j'entortille ma tĂȘte la nuit dans mon flasque portefeuille de ministre de l'intĂ©rieur, et je me mis Ă la disposition du prince, avec ce document important des affaires de la lĂ©gitimitĂ©. J'Ă©tais plus riche dans ma premiĂšre Ă©migration, quand mon havresac me tenait lieu d'oreiller et servait de maillot Ă Atala mais en 1815 Atala Ă©tait une grande petite fille dĂ©gingandĂ©e de treize Ă quatorze ans, qui courait le monde toute seule, et qui pour l'honneur de son pĂšre, avait fait trop parler d'elle. Le 19 juin, Ă une heure du matin, une lettre de M. Pozzo, transmise au Roi par estafette, rĂ©tablit la vĂ©ritĂ© des faits. Bonaparte n'Ă©tait point entrĂ© dans Bruxelles ; il avait dĂ©cidĂ©ment perdu la bataille de Waterloo. Parti de Paris le 12 juin, il rejoignit son armĂ©e le 14. Le 15, il force les lignes de l'ennemi sur la Sambre. Le 16, il bat les Prussiens dans ces champs de Fleurus oĂč la victoire semble Ă jamais fidĂšle aux Français. Les villages de Ligny et de Saint-Amand sont emportĂ©s. Aux Quatre-Bras, nouveau succĂšs le duc de Brunswick reste parmi les morts. BlĂŒcher en pleine retraite se rabat sur une rĂ©serve de trente mille hommes, aux ordres du gĂ©nĂ©ral de Bulow ; le duc de Wellington, avec les Anglais et les Hollandais, s'adosse Ă Bruxelles. Le 18 au matin, avant les premiers coups de canon, le duc de Wellington dĂ©clara qu'il pourrait tenir jusqu'Ă trois heures ; mais qu'Ă cette heure, si les Prussiens ne paraissaient pas, il serait nĂ©cessairement Ă©crasĂ© acculĂ© sur Planchenois et Bruxelles, toute retraite lui Ă©tait interdite. Surpris par NapolĂ©on, sa position militaire Ă©tait dĂ©testable ; il l'avait acceptĂ©e et ne l'avait pas choisie. Les Français emportĂšrent d'abord, Ă l'aile gauche de l'ennemi, les hauteurs qui dominent le chĂąteau d'Hougoumont jusqu'aux fermes de la Haie-Sainte et de Papelotte ; Ă l'aile droite ils attaquĂšrent le village de Mont-Saint-Jean ; la ferme de la Haie-Sainte est enlevĂ©e au centre par le prince JĂ©rĂŽme. Mais la rĂ©serve prussienne paraĂźt vers Saint-Lambert Ă six heures du soir une nouvelle et furieuse attaque est donnĂ©e au village de la Haie-Sainte ; BlĂŒcher survient avec des troupes fraĂźches et isole du reste de nos troupes dĂ©jĂ rompues les carrĂ©s de la garde impĂ©riale. Autour de cette phalange immobile, le dĂ©bordement des fuyards entraĂźne tout parmi des flots de poussiĂšre, de fumĂ©e ardente et de mitraille, dans des tĂ©nĂšbres sillonnĂ©es de fusĂ©es Ă la congrĂšve, au milieu des rugissements de trois cents piĂšces d'artillerie et du galop prĂ©cipitĂ© de vingt-cinq mille chevaux c'Ă©tait comme le sommaire de toutes les batailles de l'empire. Deux fois les Français ont criĂ© Victoire ! deux fois leurs cris sont Ă©touffĂ©s sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'Ă©teint ; les cartouches sont Ă©puisĂ©es ; quelques grenadiers blessĂ©s, au milieu de trente mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobĂ©s Ă leurs pieds, restent debout appuyĂ©s sur leur mousquet, baĂŻonnette brisĂ©e, canon sans charge. Non loin d'eux l'homme des batailles Ă©coutait, l'oeil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Dans ces champs de carnage, son frĂšre JĂ©rĂŽme combattait encore avec ses bataillons expirants accablĂ©s par le nombre, mais son courage ne peut ramener la victoire. Le nombre des morts du cĂŽtĂ© des alliĂ©s Ă©tait estimĂ© Ă dix-huit mille hommes, du cĂŽtĂ© des Français Ă vingt-cinq mille ; douze cents officiers anglais avaient pĂ©ri ; presque tous les aides de camp du duc de Wellington Ă©taient tuĂ©s ou blessĂ©s ; il n'y eut pas en Angleterre une famille qui ne prĂźt le deuil. Le prince d'Orange avait Ă©tĂ© atteint d'une balle Ă l'Ă©paule ; le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, avait eu la main percĂ©e. Les Anglais furent redevables du succĂšs aux Irlandais et Ă la brigade des montagnards Ă©cossais que les charges de notre cavalerie ne purent rompre. Le corps du gĂ©nĂ©ral Grouchy, ne s'Ă©tant pas avancĂ©, ne se trouva point Ă l'affaire. Les deux armĂ©es croisĂšrent le fer et le feu avec une bravoure et un acharnement qu'animait une inimitiĂ© nationale de dix siĂšcles. Lord Castlereagh, rendant compte de la bataille Ă la Chambre des lords, disait " Les soldats anglais et les soldats français, aprĂšs l'affaire, lavaient leurs mains sanglantes dans un mĂȘme ruisseau, et d'un bord Ă l'autre se congratulaient mutuellement sur leur courage. " Wellington avait toujours Ă©tĂ© funeste Ă Bonaparte ou plutĂŽt le gĂ©nie rival de la France, le gĂ©nie anglais, barrait le chemin Ă la victoire. Aujourd'hui les Prussiens rĂ©clament contre les Anglais l'honneur de cette affaire dĂ©cisive ; mais, Ă la guerre, ce n'est pas l'action accomplie, c'est le nom qui fait le triomphateur ce n'est pas Bonaparte qui a gagnĂ© la vĂ©ritable bataille d'IĂ©na. Les fautes des Français furent considĂ©rables ils se trompĂšrent sur des corps ennemis ou amis ; ils occupĂšrent trop tard la position des Quatre-Bras ; le marĂ©chal Grouchy, qui Ă©tait chargĂ© de contenir les Prussiens avec ses trente-six mille hommes, les laissa passer sans les voir de lĂ des reproches que nos gĂ©nĂ©raux se sont adressĂ©s. Bonaparte attaqua de front selon sa coutume, au lieu de tourner les Anglais, et s'occupa, avec la prĂ©somption du maĂźtre, de couper la retraite Ă un ennemi qui n'Ă©tait pas vaincu. Beaucoup de menteries et quelques vĂ©ritĂ©s assez curieuses ont Ă©tĂ© dĂ©bitĂ©es sur cette catastrophe. Le mot La garde meurt et ne se rend pas , est une invention qu'on n'ose plus dĂ©fendre. Il paraĂźt certain qu'au commencement de l'action, Soult fit quelques observations stratĂ©giques Ă l'empereur " Parce que Wellington vous a battu, lui rĂ©pondit sĂšchement NapolĂ©on, vous croyez toujours que c'est un grand gĂ©nĂ©ral. " A la fin du combat, M. de Turenne pressa Bonaparte de se retirer pour Ă©viter de tomber entre les mains de l'ennemi Bonaparte, sorti de ses pensĂ©es comme d'un rĂȘve, s'emporta d'abord ; puis tout Ă coup, au milieu de sa colĂšre, il s'Ă©lance sur son cheval et fuit. Retour de l'empereur. - RĂ©apparition de La Fayette. - Nouvelle abdication de Bonaparte. - SĂ©ances orageuses Ă la Chambre des pairs. - PrĂ©sages menaçants pour la seconde Restauration. Le 19 juin cent coups de canon des Invalides avaient annoncĂ© les succĂšs de Ligny, de la Sambre, de Charleroi, des Quatre-Bras ; on cĂ©lĂ©brait des victoires mortes la veille Ă Waterloo. Le premier courrier qui transmit Ă Paris la nouvelle de cette dĂ©faite, une des plus grandes de l'histoire par ses rĂ©sultats, fut NapolĂ©on lui-mĂȘme il rentra dans les barriĂšres la nuit du 21 ; on eĂ»t dit de ses mĂąnes revenant pour apprendre Ă ses amis qu'il n'Ă©tait plus. Il descendit Ă l'ElysĂ©e-Bourbon lorsqu'il arriva de l'Ăźle d'Elbe, il Ă©tait descendu aux Tuileries - ces deux asiles, instinctivement choisis, rĂ©vĂ©laient le changement de sa destinĂ©e. TombĂ© Ă l'Ă©tranger dans un noble combat, NapolĂ©on eut Ă supporter Ă Paris les assauts des avocats qui voulaient mettre Ă sac ses malheurs il regrettait de n'avoir pas dissous la Chambre avant son dĂ©part pour l'armĂ©e ; il s'est souvent aussi repenti de n'avoir pas fait fusiller FouchĂ© et Talleyrand. Mais il est certain que Bonaparte, aprĂšs Waterloo, s'interdit toute violence, soit qu'il obéßt au calme habituel de son tempĂ©rament, soit qu'il fĂ»t domptĂ© par la destinĂ©e ; il ne dit plus comme avant sa premiĂšre abdication " On verra ce que c'est que la mort d'un grand homme . " Cette verve Ă©tait passĂ©e. Antipathique Ă la libertĂ©, il songea Ă casser cette Chambre des reprĂ©sentants que prĂ©sidait Lanjuinais, de citoyen devenu sĂ©nateur, de sĂ©nateur devenu pair, de pair redevenu citoyen, de citoyen allant redevenir pair. Le gĂ©nĂ©ral La Fayette, dĂ©putĂ©, lut Ă la tribune une proposition qui dĂ©clarait " la Chambre en permanence, crime de haute trahison toute tentative pour la dissoudre, traĂźtre Ă la patrie, et jugĂ© comme tel, quiconque s'en rendrait coupable ". 21 juin 1815. Le discours du gĂ©nĂ©ral commençait par ces mots " Messieurs, lorsque pour la premiĂšre fois depuis bien des annĂ©es j'Ă©lĂšve une voix que les vieux amis de la libertĂ© reconnaĂźtront encore, je me sens appelĂ© Ă vous parler du danger de la patrie. ... Voici l'instant de nous rallier autour du drapeau tricolore, de celui de 89, celui de la libertĂ©, de l'Ă©galitĂ© et de l'ordre public. " L'anachronisme de ce discours causa un moment d'illusion ; on crut voir la RĂ©volution, personnifiĂ©e dans La Fayette, sortir du tombeau et se prĂ©senter pĂąle et ridĂ©e Ă la tribune. Mais ces motions d'ordre, renouvelĂ©es de Mirabeau, n'Ă©taient plus que des armes hors d'usage, tirĂ©es d'un vieil arsenal. Si La Fayette rejoignait noblement la fin et le commencement de sa vie, il n'Ă©tait pas en son pouvoir de souder les deux bouts de la chaĂźne rompue du temps. Benjamin Constant se rendit auprĂšs de l'empereur Ă l'ElysĂ©e-Bourbon ; il le trouva dans son jardin. La foule remplissait l'avenue de Marigny et criait Vive l'empereur ! cri touchant Ă©chappĂ© des entrailles populaires ; il s'adressait au vaincu ! Bonaparte dit Ă Benjamin Constant " Que me doivent ceux-ci ? je les ai trouvĂ©s, je les ai laissĂ©s pauvres. " C'est peut-ĂȘtre le seul mot qui lui soit sorti du coeur, si toutefois l'Ă©motion du dĂ©putĂ© n'a pas trompĂ© son oreille. Bonaparte prĂ©voyant l'Ă©vĂ©nement, vint au-devant de la sommation qu'on se prĂ©parait Ă lui faire ; il abdiqua pour n'ĂȘtre pas contraint d'abdiquer " Ma vie politique est finie, dit-il je dĂ©clare mon fils, sous le nom de NapolĂ©on II, empereur des Français. " Inutile disposition, telle que celle de Charles X en faveur de Henri V on ne donne des couronnes que lorsqu'on les possĂšde, et les hommes cassent le testament de l'adversitĂ©. D'ailleurs l'empereur n'Ă©tait pas plus sincĂšre en descendant du trĂŽne une seconde fois qu'il ne l'avait Ă©tĂ© dans sa premiĂšre retraite ; aussi lorsque les commissaires français allĂšrent apprendre au duc de Wellington que NapolĂ©on avait abdiquĂ©, il leur rĂ©pondit " Je le savais depuis un an. " La Chambre des reprĂ©sentants, aprĂšs quelques dĂ©bats oĂč Manuel prit la parole, accepta la nouvelle abdication de son souverain, mais vaguement et sans nommer de rĂ©gence. Une commission exĂ©cutive est créée le duc d'Otrante la prĂ©side ; trois ministres, un conseiller d'Etat et un gĂ©nĂ©ral de l'empereur la composent et dĂ©pouillent de nouveau leur maĂźtre c'Ă©tait FouchĂ©, Caulaincourt, Carnot, Quinette et Grenier. Pendant ces transactions, Bonaparte retournait ses idĂ©es dans sa tĂȘte " Je n'ai plus d'armĂ©e, disait-il, je n'ai plus que des fuyards. La majoritĂ© de la Chambre des dĂ©putĂ©s est bonne ; je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais et quelques autres. Si la nation se lĂšve, l'ennemi sera Ă©crasĂ© ; si, au lieu d'une levĂ©e, on dispute, tout sera perdu. La nation n'a pas envoyĂ© les dĂ©putĂ©s pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point, quelque chose qu'ils fassent ; je serai toujours l'idole du peuple et de l'armĂ©e si je disais un mot, ils seraient assommĂ©s. Mais si nous nous querellons au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire. " Une dĂ©putation de la Chambre des reprĂ©sentants Ă©tant venue le fĂ©liciter sur sa nouvelle abdication, il rĂ©pondit " Je vous remercie je dĂ©sire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espĂšre pas. " Il se repentit bientĂŽt aprĂšs, lorsqu'il apprit que la Chambre des reprĂ©sentants avait nommĂ© une commission de gouvernement composĂ©e de cinq membres. Il dit aux ministres " Je n'ai point abdiquĂ© en faveur d'un nouveau Directoire ; j'ai abdiquĂ© en faveur de mon fils si on ne le proclame point, mon abdication est nulle et non avenue. Ce n'est point en se prĂ©sentant devant les alliĂ©s l'oreille basse et le genou en terre que les Chambres les forceront Ă reconnaĂźtre l'indĂ©pendance nationale. " Il se plaignait que La Fayette, SĂ©bastiani, PontĂ©coulant, Benjamin Constant, avaient conspirĂ© contre lui, que d'ailleurs les Chambres n'avaient pas assez d'Ă©nergie. Il disait que lui seul pouvait tout rĂ©parer, mais que les meneurs n'y consentiraient jamais, qu'ils aimeraient mieux s'engloutir dans l'abĂźme que de s'unir avec lui, NapolĂ©on, pour le fermer. Le 27 juin, Ă la Malmaison, il Ă©crivit cette sublime lettre " En abdiquant le pouvoir, je n'ai pas renoncĂ© au plus noble droit du citoyen, au droit de dĂ©fendre mon pays. Dans ces graves circonstances, j'offre mes services comme gĂ©nĂ©ral, me regardant encore comme le premier soldat de la patrie. " Le duc de Bassano lui ayant reprĂ©sentĂ© que les Chambres ne seraient pas pour lui " Alors je le vois bien, dit-il, il faut toujours cĂ©der. Cet infĂąme FouchĂ© vous trompe, il n'y a que Caulaincourt et Carnot qui valent quelque chose ; mais que peuvent-ils faire, avec un traĂźtre, FouchĂ©, et deux niais, Quinette et Grenier, et deux Chambres qui ne savent ce qu'elles veulent. Vous croyez tous comme des imbĂ©ciles aux belles promesses des Ă©trangers ; vous croyez qu'ils vous mettront la poule au pot, et qu'ils vous donneront un prince de leur façon, n'est-ce pas ? Vous vous trompez [Voyez les Oeuvres de NapolĂ©on , tome Ier, derniĂšres pages. . " Des plĂ©nipotentiaires furent envoyĂ©s aux alliĂ©s. NapolĂ©on requit le 29 juin deux frĂ©gates, stationnĂ©es Ă Rochefort, pour le transporter hors de France ; en attendant il s'Ă©tait retirĂ© Ă la Malmaison. Les discussions Ă©taient vives Ă la Chambre des pairs. Longtemps ennemi de Bonaparte, Carnot qui signait l'ordre des Ă©gorgements d'Avignon sans avoir le temps de le lire, avait eu le temps, pendant les Cent-Jours, d'immoler son rĂ©publicanisme au titre de comte. Le 22 juin, il avait lu au Luxembourg une lettre du ministre de la guerre, contenant un rapport exagĂ©rĂ© sur les ressources militaires de la France. Ney, nouvellement arrivĂ©, ne put entendre ce rapport sans colĂšre. NapolĂ©on, dans ses bulletins, avait parlĂ© du marĂ©chal avec un mĂ©contentement mal dĂ©guisĂ©, et Gourgaud accusa Ney d'avoir Ă©tĂ© la principale cause de la perte de la bataille de Waterloo. Ney se leva et dit " Ce rapport est faux, faux de tous points Grouchy ne peut avoir sous ses ordres que vingt Ă vingt-cinq mille hommes tout au plus. Il n'y a plus un seul soldat de la garde Ă rallier je la commandais ; je l'ai vu massacrer tout entiĂšre avant de quitter le champ de bataille. L'ennemi est Ă Nivelle avec quatre-vingt mille hommes ; il peut ĂȘtre Ă Paris dans six jours vous n'avez d'autre moyen de sauver la patrie que d'ouvrir des nĂ©gociations. " L'aide de camp Flahaut voulut soutenir le rapport du ministre de la guerre ; Ney rĂ©pliqua avec une nouvelle vĂ©hĂ©mence " Je le rĂ©pĂšte, vous n'avez d'autre voie de salut que la nĂ©gociation. Il faut que vous rappeliez les Bourbons. Quant Ă moi, je me retirerai aux Etats-Unis. " A ces mots, Lavalette et Carnot accablĂšrent le marĂ©chal de reproches ; Ney leur rĂ©pondit avec dĂ©dain " Je ne suis pas de ces hommes pour qui leur intĂ©rĂȘt est tout que gagnerai-je au retour de Louis XVIII ? d'ĂȘtre fusillĂ© pour crime de dĂ©sertion ; mais je dois la vĂ©ritĂ© Ă mon pays. " Dans la sĂ©ance des pairs du 23, le gĂ©nĂ©ral Drouot, rappelant cette scĂšne, dit " J'ai vu avec chagrin ce qui fut dit hier pour diminuer la gloire de nos armes, exagĂ©rer nos dĂ©sastres et diminuer nos ressources. Mon Ă©tonnement a Ă©tĂ© d'autant plus grand que ces discours Ă©taient prononcĂ©s par un gĂ©nĂ©ral distinguĂ© Ney, qui, par sa grande valeur et ses connaissances militaires, a tant de fois mĂ©ritĂ© la reconnaissance de la nation. " Dans la sĂ©ance du 22, un second orage avait Ă©clatĂ© Ă la suite du premier il s'agissait de l'abdication de Bonaparte ; Lucien insistait pour qu'on reconnĂ»t son neveu empereur. M. de PontĂ©coulant interrompit l'orateur, et demanda de quel droit Lucien, Ă©tranger et prince romain, se permettait de donner un souverain Ă la France. " Comment, ajouta-t-il, reconnaĂźtre un enfant qui rĂ©side en pays Ă©tranger ? " A cette question, La BĂ©doyĂšre s'agitant devant son siĂšge " J'ai entendu des voix autour du trĂŽne du souverain heureux ; elles s'en Ă©loignent aujourd'hui qu'il est dans le malheur. Il y a des gens qui ne veulent pas reconnaĂźtre NapolĂ©on II, parce qu'ils veulent recevoir la loi de l'Ă©tranger, Ă qui ils donnent le nom d'alliĂ©s. L'abdication de NapolĂ©on est indivisible. Si l'on ne veut pas reconnaĂźtre son fils, il doit tenir l'Ă©pĂ©e, environnĂ© de Français qui ont versĂ© leur sang pour lui, et qui sont encore tout couverts de blessures. Il sera abandonnĂ© par de vils gĂ©nĂ©raux qui l'ont dĂ©jĂ trahi. Mais si l'on dĂ©clare que tout Français qui quittera son drapeau sera couvert d'infamie, sa maison rasĂ©e, sa famille proscrite, alors plus de traĂźtres, plus de manoeuvres qui ont occasionnĂ© les derniĂšres catastrophes et dont peut-ĂȘtre quelques auteurs siĂšgent ici. " La Chambre se lĂšve en tumulte " A l'ordre ! Ă l'ordre ! Ă l'ordre ! " mugit-on blessĂ© du coup " Jeune homme, vous vous oubliez ! " s'Ă©cria MassĂ©na. " Vous vous croyez encore au corps de garde ? " disait Lameth. Tous les prĂ©sages de la seconde Restauration furent menaçants Bonaparte Ă©tait revenu Ă la tĂȘte de quatre cents Français, Louis XVIII revenait derriĂšre quatre cent mille Ă©trangers ; il passa prĂšs de la mare de sang de Waterloo, pour aller Ă Saint-Denis comme Ă sa sĂ©pulture. C'Ă©tait pendant que la lĂ©gitimitĂ© s'avançait ainsi que retentissaient les interpellations de la Chambre des pairs ; il y avait lĂ je ne sais quoi de ces terribles scĂšnes rĂ©volutionnaires aux grands jours de nos malheurs, quand le poignard circulait au tribunal entre les mains des victimes. Quelques militaires dont la funeste fascination avait amenĂ© la ruine de la France, en dĂ©terminant la seconde invasion de l'Ă©tranger, se dĂ©battaient sur le seuil du palais ; leur dĂ©sespoir prophĂ©tique, leurs gestes, leurs paroles de la tombe, semblaient annoncer une triple mort mort Ă eux-mĂȘmes, mort Ă l'homme qu'ils avaient bĂ©ni, mort Ă la race qu'ils avaient proscrite. DĂ©part de Gand. - ArrivĂ©e Ă Mons. - Je manque ma premiĂšre occasion de fortune dans ma carriĂšre politique. - M. de Talleyrand Ă Mons. - ScĂšne avec le Roi. - Je m'intĂ©resse bĂȘtement Ă M. de Talleyrand. Tandis que Bonaparte se retirait Ă la Malmaison avec l'empire fini, nous, nous partions de Gand avec la monarchie recommençante. Pozzo, qui savait combien il s'agissait peu de la lĂ©gitimitĂ© en haut lieu, se hĂąta d'Ă©crire Ă Louis XVIII de partir et d'arriver vite, s'il voulait rĂ©gner avant que la place fĂ»t prise c'est Ă ce billet que Louis XVIII dut sa couronne en 1815. A Mons, je manquai la premiĂšre occasion de fortune de ma carriĂšre politique ; j'Ă©tais mon propre obstacle et je me trouvais sans cesse sur mon chemin. Cette fois, mes qualitĂ©s me jouĂšrent le mauvais tour que m'auraient pu faire mes dĂ©fauts. M. de Talleyrand, dans tout l'orgueil d'une nĂ©gociation qui l'avait enrichi, prĂ©tendait avoir rendu Ă la lĂ©gitimitĂ© les plus grands services et il revenait en maĂźtre. EtonnĂ© que dĂ©jĂ on n'eĂ»t point suivi pour le retour Ă Paris la route qu'il avait tracĂ©e, il fut bien plus mĂ©content de retrouver M. de Blacas avec le Roi. Il regardait M. de Blacas comme le flĂ©au de la monarchie ; mais ce n'Ă©tait pas lĂ le vrai motif de son aversion il considĂ©rait dans M. de Blacas le favori, par consĂ©quent le rival ; il craignait aussi Monsieur et s'Ă©tait emportĂ© lorsque, quinze jours auparavant, Monsieur lui avait fait offrir son hĂŽtel sur la Lys. Demander l'Ă©loignement de M. de Blacas, rien de plus naturel ; l'exiger, c'Ă©tait trop se souvenir de Bonaparte. M. de Talleyrand entra dans Mons vers les six heures du soir, accompagnĂ© de l'abbĂ© Louis M. de RicĂ©, M. de Jaucourt et quelques autres commensaux, volĂšrent Ă lui. Plein d'une humeur qu'on ne lui avait jamais vue, l'humeur d'un roi qui croit son autoritĂ© mĂ©connue, il refusa de prime abord d'aller chez Louis XVIII, rĂ©pondant Ă ceux qui l'en pressaient par sa phrase ostentatrice " Je ne suis jamais pressĂ© ; il sera temps demain. " Je l'allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il sĂ©duisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s'appuya sur moi en me parlant familiaritĂ©s de haute faveur, calculĂ©es pour me tourner la tĂȘte, et qui Ă©taient, avec moi, tout Ă fait perdues ; je ne comprenais mĂȘme pas. Je l'invitai Ă venir chez le Roi oĂč je me rendais. Louis XVIII Ă©tait dans ses grandes douleurs il s'agissait de se sĂ©parer de M. de Blacas ; celui-ci ne pouvait rentrer en France ; l'opinion Ă©tait soulevĂ©e contre lui ; bien que j'eusse eu Ă me plaindre du favori Ă Paris, je ne lui en avais tĂ©moignĂ© Ă Gand aucun ressentiment. Le Roi m'avait su grĂ© de ma conduite ; dans son attendrissement, il me traita Ă merveille. On lui avait dĂ©jĂ rapportĂ© les propos de M. de Talleyrand " Il se vante, me dit-il, de m'avoir remis une seconde fois la couronne sur la tĂȘte et il me menace de reprendre le chemin de l'Allemagne qu'en pensez-vous, monsieur de Chateaubriand ? " Je rĂ©pondis " On aura mal instruit Votre MajestĂ© ; M. de Talleyrand est seulement fatiguĂ©. Si le Roi y consent, je retournerai chez le ministre. " Le Roi parut bien aise ; ce qu'il aimait le moins, c'Ă©taient les tracasseries ; il dĂ©sirait son repos aux dĂ©pens mĂȘme de ses affections. M. de Talleyrand au milieu de ses flatteurs Ă©tait plus montĂ© que jamais. Je lui reprĂ©sentai qu'en un moment aussi critique il ne pouvait songer Ă s'Ă©loigner. Pozzo le prĂȘcha dans ce sens bien qu'il n'eut pas la moindre inclination pour lui, il aimait dans ce moment Ă le voir aux affaires comme une ancienne connaissance ; de plus il le supposait en faveur prĂšs du czar. Je ne gagnai rien sur l'esprit de M. de Talleyrand, les habituĂ©s du prince me combattaient ; M. Mounier mĂȘme pensait que M. de Talleyrand devait se retirer. L'abbĂ© Louis, qui mordait tout le monde, me dit en secouant trois fois sa mĂąchoire " Si j'Ă©tais le prince, je ne resterais pas un quart d'heure Ă Mons. " Je lui rĂ©pondis " Monsieur l'abbĂ©, vous et moi nous pouvons nous en aller oĂč nous voulons ; personne ne s'en apercevra ; il n'en est pas de mĂȘme de M. de Talleyrand. " J'insistai encore et je dis au prince " Savez-vous que le Roi continue son voyage ? " M. de Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le BalafrĂ© Ă ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III " Il n'osera ! " Je revins chez le Roi oĂč je trouvai M. de Blacas. Je dis Ă S. M., pour excuser son ministre, qu'il Ă©tait malade, mais qu'il aurait trĂšs certainement l'honneur de faire sa cour au Roi le lendemain. " Comme il voudra, rĂ©pliqua Louis XVIII je pars Ă trois heures " ; et puis il ajouta affectueusement ces paroles " Je vais me sĂ©parer de M. de Blacas ; la place sera vide, monsieur de Chateaubriand. " C'Ă©tait la maison du Roi mise Ă mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisĂ© aurait fait attacher ses chevaux Ă sa voiture pour suivre ou prĂ©cĂ©der le Roi je demeurai sottement dans mon auberge. M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le Roi s'en irait, s'Ă©tait couchĂ© Ă trois heures on le rĂ©veille pour lui dire que le Roi part ; il n'en croit pas ses oreilles " JouĂ© ! trahi ! " s'Ă©cria-t-il. On le lĂšve et le voilĂ , pour la premiĂšre fois de sa vie, Ă trois heures du matin dans la rue, appuyĂ© sur le bras de M. de RicĂ©. Il arrive devant l'hĂŽtel du Roi ; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient dĂ©jĂ la moitiĂ© du corps hors de la porte cochĂšre. On fait signe de la main au postillon de s'arrĂȘter ; le Roi demande ce que c'est. On lui crie " Sire, c'est M. de Talleyrand. - Il dort, dit Louis XVIII. - Le voilĂ , sire. - Allons ! " rĂ©pondit le Roi. Les chevaux reculent avec la voiture ; on ouvre la portiĂšre, le Roi descend, rentre en se traĂźnant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. LĂ M. de Talleyrand commence en colĂšre une explication. Sa MajestĂ© l'Ă©coute et lui rĂ©pond " Prince de BĂ©nĂ©vent, vous nous quittez ? Les eaux vous feront du bien vous nous donnerez de vos nouvelles. " Le Roi laisse le prince Ă©bahi, se fait reconduire Ă sa berline et part. M. de Talleyrand bavait de colĂšre ; le sang-froid de Louis XVIII l'avait dĂ©montĂ© lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, ĂȘtre battu sur son propre terrain, plantĂ© lĂ , sur une place Ă Mons, comme l'homme le plus insignifiant il n'en revenait pas ! Il demeure muet, regarde s'Ă©loigner le carrosse, puis saisissant le duc de LĂ©vis par un bouton de son spencer " Allez, monsieur le duc, allez dire comme on me traite ! J'ai remis la couronne sur la tĂȘte du Roi il en revenait toujours Ă cette couronne, et je m'en vais en Allemagne commencer la nouvelle Ă©migration. " M. de LĂ©vis Ă©coutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit " Prince, je pars, il faut qu'il y ait au moins un grand seigneur avec le Roi. " M. de LĂ©vis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France les deux grandeurs de la monarchie capĂ©tienne s'en allĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte la rejoindre, Ă moitiĂ© frais, dans une benne mĂ©rovingienne. J'avais priĂ© M. de Duras de travailler Ă la rĂ©conciliation et de m'en donner les premiĂšres nouvelles. " Quoi ! m'avait dit M. de Duras, vous restez aprĂšs ce que vous a dit le Roi ? " M. de Blacas, en partant de Mons de son cĂŽtĂ©, me remercia de l'intĂ©rĂȘt que je lui avais montrĂ©. Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassĂ© ; il en Ă©tait au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tĂȘte, refusĂ© d'aller le soir chez le Roi ; il craignait que des arrangements eussent lieu sans lui, qu'il ne pĂ»t participer Ă la puissance politique et profiter des tripotages d'argent qui se prĂ©paraient. Je lui dis que, bien que je diffĂ©rasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attachĂ©, comme un ambassadeur Ă son ministre ; qu'au surplus j'avais des amis auprĂšs du Roi, et que j'espĂ©rais bientĂŽt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand Ă©tait une vraie tendresse, il se penchait sur mon Ă©paule ; certainement il me croyait dans ce moment un trĂšs grand homme. Je ne tardai point Ă recevoir un billet de M. de Duras ; il m'Ă©crivait de Cambrai que l'affaire Ă©tait arrangĂ©e, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route cette fois le prince ne manqua pas d'obĂ©ir. Quel diable me poussait ? Je n'avais point suivi le Roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutĂŽt donnĂ© le ministĂšre de sa maison et qui fut blessĂ© de mon obstination Ă rester Ă Mons je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais Ă peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point ; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphĂšre de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer ! Ce fut de Mons mĂȘme, au milieu de tous ses embarras que le prince de BĂ©nĂ©vent envoya M. Duperey toucher Ă Naples les millions d'un de ses marchĂ©s de Vienne. M. de Blacas cheminait en mĂȘme temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le gĂ©nĂ©reux exilĂ© de Gand lui avait donnĂ©s Ă Mons. Je m'Ă©tais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, prĂ©cisĂ©ment parce que tout le monde le dĂ©testait ; j'avais encouru l'amitiĂ© de M. de Talleyrand pour ma fidĂ©litĂ© Ă un caprice de son humeur ; le Roi m'avait positivement appelĂ© auprĂšs de sa personne ; et je prĂ©fĂ©rai la turpitude d'un homme sans foi Ă la faveur de Sa MajestĂ© il Ă©tait trop juste que je reçusse la rĂ©compense de ma stupiditĂ©, que je fusse abandonnĂ© de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trĂ©sors pleuvaient sur les disgraciĂ©s je mĂ©ritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassĂ© d'or ; mais encore ne faut-il pas faire des fautes Ă©normes moi demeurĂ© auprĂšs du Roi, la combinaison du ministĂšre Talleyrand et FouchĂ© devenait presque impossible ; la Restauration commençait par un ministĂšre moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits la plupart des hommes ont le dĂ©faut de se trop compter ; j'ai le dĂ©faut de ne me pas compter assez je m'enveloppai dans le dĂ©dain habituel de ma fortune ; j'aurais dĂ» voir que la fortune de la France se trouvait liĂ©e dans ce moment Ă celle de mes petites destinĂ©es ce sont de ces enchevĂȘtrements historiques fort communs. De Mons Ă Gonesse. - Je m'oppose avec M. le Comte Beugnot Ă la nomination de FouchĂ© comme ministre mes raisons. - Le duc de Wellington l BonjourĂ tous, Bienvenue sur mon blog de " Les enfants de Timpelbach ". . ï»żAprĂšs mĂ»res rĂ©flexions, j'ai dĂ©cidĂ© de crĂ©er mon blog et vous faire partager ma fiction sur le film "Les enfants de Timpelbach RĂ©sumĂ© : Tout Ă©tait redevenu normal dans le petit village de Timpelbach. Tout ? Pas tout Ă fait, la cousine de Willy revenait dans le village aprĂšs 5ans d'absence.